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Kitabı oku: «La chartreuse de Parme», sayfa 32

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Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette démarche qui peut le conduire en prison. Pour tout prévoir, si, pendant qu’il est sous les verrous, Rassi, trop impatient, me fait empoisonner, Fabrice peut courir des dangers. Mais la chose est peu probable; vous savez que j’ai fait venir un cuisinier français, qui est le plus gai des hommes, et qui fait des calembours; or, le calembour est incompatible avec l’assassinat. J’ai déjà dit à notre ami Fabrice que j’ai retrouvé tous les témoins de son action belle et courageuse; ce fut évidemment ce Giletti qui voulut l’assassiner. Je ne vous ai pas parlé de ces témoins, parce que je voulais vous faire une surprise, mais ce plan a manqué; le prince n’a pas voulu signer. J’ai dit à notre Fabrice que, certainement, je lui procurerai une grande place ecclésiastique; mais j’aurai bien de la peine si ses ennemis peuvent objecter en cour de Rome une accusation d’assassinat.

Sentez-vous madame que, s’il n’est pas jugé de la façon la plus solennelle, toute sa vie le nom de Giletti sera désagréable pour lui? Il y aurait une grande pusillanimité à ne pas se faire juger, quand on est sûr d’être innocent. D’ailleurs, fût-il coupable, je le ferais acquitter. Quand je lui ai parlé, le bouillant jeune homme ne m’a pas laissé achever, il a pris l’almanach officiel, et nous avons choisi ensemble les douze juges les plus intègres et les plus savants; la liste est faite, nous avons effacé six noms, que nous avons remplacés par six jurisconsultes, mes ennemis personnels, et, comme nous n’avons pu trouver que deux ennemis, nous y avons suppléé par quatre coquins dévoués à Rassi.

Cette proposition du comte inquiéta mortellement la duchesse, et non sans cause, enfin, elle se rendit à la raison, et, sous la dictée du ministre, écrivit l’ordonnance qui nommait les juges.

Le comte ne la quitta qu’à six heures du matin; elle essaya de dormir, mais en vain. A neuf heures, elle déjeuna avec Fabrice, qu’elle trouva brûlant d’envie d’être jugé; à dix heures, elle était chez la princesse, qui n’était point visible; à onze heures elle vit le prince, qui tenait son lever, et qui signa l’ordonnance sans la moindre objection. La duchesse envoya l’ordonnance au comte, et se mit au lit.

Il serait peut-être plaisant de raconter la fureur de Rassi, quand le comte l’obligea à contresigner, en présence du prince, l’ordonnance signée du matin par celui-ci; mais les événements nous pressent.

Le comte discuta le mérite de chaque juge, et offrit de changer les noms. Mais le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails de procédure, non moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l’homme qui approche de la cour compromet son bonheur, s’il est heureux, et, dans tous les cas, fait dépendre son avenir des intrigues d’une femme de chambre.

D’un autre côté, en Amérique, dans la république, il faut s’ennuyer toute la journée à faire une cour sérieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir aussi bête qu’eux; et là, pas d’Opéra.

La duchesse, à son lever du soir, eut un moment de vive inquiétude: on ne trouvait plus Fabrice; enfin, vers minuit, au spectacle de la cour, elle reçut une lettre de lui. Au lieu de se constituer prisonnier à la prison de la ville, où le comte était le maître, il était allé reprendre son ancienne chambre à la citadelle, trop heureux d’habiter à quelques pas de Clélia.

Ce fut un événement d’une immense conséquence: en ce lieu il était exposé au poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au désespoir; elle en pardonna la cause, un fol amour pour Clélia, parce que décidément dans quelques jours elle allait épouser le riche marquis Crescenzi. Cette folie rendit à Fabrice toute l’influence qu’il avait eue jadis sur l’âme de la duchesse.

C’est ce maudit papier que je suis allée faire signer qui lui donnera la mort! Que ces hommes sont fous avec leurs idées d’honneur! Comme s’il fallait songer à l’honneur dans les gouvernements absolus, dans les pays où un Rassi est ministre de la justice! Il fallait bel et bien accepter la grâce que le prince eût signée tout aussi facilement que la convocation de ce tribunal extraordinaire. Qu’importe, après tout, qu’un homme de la naissance de Fabrice soit plus ou moins accusé d’avoir tué lui-même, et l’épée au poing, un histrion tel que Giletti!»

A peine le billet de Fabrice reçu, la duchesse courut chez le comte, qu’elle trouva tout pâle.

– Grand Dieu! chère amie, j’ai la main malheureuse avec cet enfant, et vous allez encore m’en vouloir. Je puis vous prouver que j’ai fait venir hier soir le geôlier de la prison de la ville tous les jours, votre neveu serait venu prendre du thé chez vous. Ce qu’il y a d’affreux, c’est qu’il est impossible à vous et à moi de dire au prince que l’on craint le poison, et le poison administré par Rassi; ce soupçon lui semblerait le comble de l’immoralité. Toutefois si vous l’exigez, je suis prêt à monter au palais; mais je suis sûr de la réponse. Je vais vous dire plus; je vous offre un moyen que je n’emploierais pas pour moi. Depuis que j’ai le pouvoir en ce pays, je n’ai pas fait périr un seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce côté-là, que quelquefois, à la chute du jour, je pense encore à ces deux espions que je fis fusiller un peu légèrement en Espagne. Eh bien! voulez-vous que je vous défasse de Rassi? Le danger qu’il fait courir à Fabrice est sans bornes; il tient là un moyen sûr de me faire déguerpir.

Cette proposition plut extrêmement à la duchesse; mais elle ne l’adopta pas.

– Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce beau ciel de Naples, vous ayez des idées noires le soir.

– Mais, chère amie, il me semble que nous n’avons que le choix des idées noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-même, si Fabrice est emporté par une maladie?

La discussion reprit de plus belle sur cette idée, et la duchesse la termina par cette phrase:

– Rassi doit la vie à ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne veux pas empoisonner toutes les soirées de la vieillesse que nous allons passer ensemble.

La duchesse courut à la forteresse; le général Fabio Conti fut enchanté d’avoir à lui opposer le texte formel des lois militaires: personne ne peut pénétrer dans une prison d’Etat sans un ordre signé du prince.

– Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour à la citadelle?

– C’est que j’ai obtenu pour eux un ordre du prince.

La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le général Fabio Conti s’était regardé comme personnellement déshonoré par la fuite de Fabrice: lorsqu’il le vit arriver à la citadelle, il n’eût pas dû le recevoir, car il n’avait aucun ordre pour cela. «Mais, se dit-il, c’est le Ciel qui me l’envoie pour réparer mon honneur et me sauver du ridicule qui flétrirait ma carrière militaire. Il s’agit de ne pas manquer à l’occasion: sans doute on va l’acquitter, et je n’ai que peu de jours pour me venger.

CHAPITRE XXV

L’arrivée de notre héros mit Clélia au désespoir: la pauvre fille, pieuse et sincère avec elle-même, ne pouvait se dissimuler qu’il n’y aurait jamais de bonheur pour elle loin de Fabrice, mais elle avait fait voeu à la Madone, lors du demi-empoisonnement de son père, de faire à celui-ci le sacrifice d’épouser le marquis Crescenzi. Elle avait fait le voeu de ne jamais revoir Fabrice, et déjà elle était en proie aux remords les plus affreux, pour l’aveu auquel elle avait été entraînée dans la lettre qu’elle avait écrite à Fabrice la veille de sa fuite. Comment peindre ce qui se passa dans ce triste coeur lorsque, occupée mélancoliquement à voir voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par habitude et avec tendresse vers la fenêtre de laquelle autrefois Fabrice la regardait, elle l’y vit de nouveau qui la saluait avec un tendre respect.

Elle crut à une vision que le ciel permettait pour la punir; puis l’atroce réalité apparut à sa raison. «Ils l’ont repris, se dit-elle, et il est perdu!» Elle se rappelait les propos tenus dans la forteresse après la fuite; les derniers des geôliers s’estimaient mortellement offensés. Clélia regarda Fabrice, et malgré elle ce regard peignit en entier la passion qui la mettait au désespoir.

Croyez-vous, semblait-elle dire à Fabrice, que je trouverai le bonheur dans ce palais somptueux qu’on prépare pour moi? Mon père me répète à satiété que vous êtes aussi pauvre que nous; mais, grand Dieu! avec quel bonheur je partagerais cette pauvreté! Mais, hélas! nous ne devons jamais nous revoir.

Clélia n’eut pas la force d’employer les alphabets: en regardant Fabrice elle se trouva mal et tomba sur une chaise à côté de la fenêtre. Sa figure reposait sur l’appui de cette fenêtre; et, comme elle avait voulu le voir jusqu’au dernier moment, son visage était tourné vers Fabrice, qui pouvait l’apercevoir en entier. Lorsque après quelques instants elle rouvrit les yeux, son premier regard fut pour Fabrice: elle vit des larmes dans ses yeux; mais ces larmes étaient l’effet de l’extrême bonheur, il voyait que l’absence ne l’avait point fait oublier. Les deux pauvres jeunes gens restèrent quelque temps comme enchantés dans la vue l’un de l’autre. Fabrice osa chanter, comme s’il s’accompagnait de la guitare, quelques mots improvisés et qui disaient: C’est pour vous revoir que je suis revenu en prison; on va me juger.

Ces mots semblèrent réveiller toute la vertu de Clélia: elle se leva rapidement, se cacha les yeux et, par les gestes les plus vifs, chercha à lui exprimer qu’elle ne devait jamais le revoir; elle l’avait promis à la Madone, et venait de le regarder par oubli. Fabrice osant encore exprimer son amour, Clélia s’enfuit indignée et se jurant à elle-même que jamais elle ne le reverrait, car tels étaient les termes précis de son voeu à la Madone: Mes yeux ne le reverront jamais. Elle les avait inscrits dans un petit papier que son oncle Cesare lui avait permis de brûler sur l’autel au moment de l’offrande tandis qu’il disait la messe.

Mais, malgré tous les serments, la présence de Fabrice dans la tour Farnèse avait rendu à Clélia toutes ses anciennes façons d’agir. Elle passait ordinairement toutes ses journées seule, dans sa chambre. A peine remise du trouble imprévu où l’avait jetée la vue de Fabrice, elle se mit à parcourir le palais, et pour ainsi dire à renouveler connaissance avec tous ses amis subalternes. Une vieille femme très bavarde employée à la cuisine lui dit d’un air de mystère:

– Cette fois-ci, le seigneur Fabrice ne sortira pas de la citadelle.

– Il ne commettra plus la faute de passer pardessus les murs, dit Clélia; mais il sortira par la porte, s’il est acquitté.

– Je dis et je puis dire à Votre Excellence qu’il ne sortira que les pieds les premiers de la citadelle.

Clélia pâlit extrêmement, ce qui fut remarqué de la vieille femme, et arrêta tout court son éloquence. Elle se dit qu’elle avait commis une imprudence en parlant ainsi devant la fille du gouverneur, dont le devoir allait être de dire à tout le monde que Fabrice était mort de maladie. En remontant chez elle, Clélia rencontra le médecin de la prison, sorte d’honnête homme timide qui lui dit d’un air tout effaré que Fabrice était bien malade. Clélia pouvait à peine se soutenir; elle chercha partout son oncle, le bon abbé don Cesare, et enfin le trouva à la chapelle, où il priait avec ferveur; il avait la figure renversée. Le dîner sonna. A table, il n’y eut pas une parole d’échangée entre les deux frères; seulement, vers la fin du repas, le général adressa quelques mots fort aigres à son frère. Celui-ci regarda les domestiques, qui sortirent.

– Mon général, dit don Cesare au gouverneur, j’ai l’honneur de vous prévenir que je vais quitter la citadelle: je donne ma démission.

– Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!… Et la raison, s’il vous plaît?

– Ma conscience.

– Allez, vous n’êtes qu’un calotin! vous ne connaissez rien à l’honneur.

Fabrice est mort, se dit Clélia; on l’a empoisonné à dîner ou c’est pour demain. «Elle courut à la volière, résolue de chanter en s’accompagnant avec le piano. «Je me confesserai, se dit-elle, et l’on me pardonnera d’avoir violé mon voeu pour sauver la vie d’un homme. «Quelle ne fut pas sa consternation lorsque, arrivée à la volière, elle vit que les abat-jour venaient d’être remplacés par des planches attachées aux barreaux de fer! Eperdue, elle essaya de donner un avis au prisonnier par quelques mots plutôt criés que chantés. Il n’y eut de réponse d’aucune sorte; un silence de mort régnait déjà dans la tour Farnèse. «Tout est consommé», se dit-elle. Elle descendit hors d’elle-même, puis remonta afin de se munir du peu d’argent qu’elle avait et de petites boucles d’oreilles en diamants; elle prit aussi, en passant, le pain qui restait du dîner, et qui avait été placé dans un buffet. «S’il vit encore, mon devoir est de le sauver. «Elle s’avança d’un air hautain vers la petite porte de la tour; cette porte était ouverte, et l’on venait seulement de placer huit soldats dans la pièce aux colonnes du rez-de-chaussée. Elle regarda hardiment ces soldats; Clélia comptait adresser la parole au sergent qui devait les commander: cet homme était absent. Clélia s’élança sur le petit escalier de fer qui tournait en spirale autour d’une colonne; les soldats la regardèrent d’un air fort ébahi, mais, apparemment à cause de son châle de dentelle et de son chapeau, n’osèrent rien lui dire. Au premier étage il n’y avait personne; mais, en arrivant au second, à l’entrée du corridor qui, si le lecteur s’en souvient, était fermé par trois portes en barreaux de fer et conduisait à la chambre de Fabrice, elle trouva un guichetier à elle inconnu, et qui lui dit d’un air effaré:

– Il n’a pas encore dîné.

– Je le sais bien, dit Clélia avec hauteur.

Cet homme n’osa l’arrêter. Vingt pas plus loin, Clélia trouva assis sur la première des six marches en bois qui conduisaient à la chambre de Fabrice un autre guichetier fort âgé et fort rouge qui lui dit résolument:

– Mademoiselle, avez-vous un ordre du gouverneur?

– Est-ce que vous ne me connaissez pas?

Clélia, en ce moment, était animée d’une force surnaturelle, elle était hors d’elle-même. «Je vais sauver mon mari», se disait-elle.

Pendant que le vieux guichetier s’écriait: a Mais mon devoir ne me permet pas… «Clélia montait rapidement les six marches; elle se précipita contre la porte: une clef énorme était dans la serrure, elle eut besoin de toutes ses forces pour la faire tourner. A ce moment, le vieux guichetier à demi ivre saisissait le bas de sa robe; elle entra vivement dans la chambre, referma la porte en déchirant sa robe, et, comme le guichetier la poussait pour entrer après elle, elle la ferma avec un verrou qui se trouvait sous sa main. Elle regarda dans la chambre et vit Fabrice assis devant une fort petite table où était son dîner. Elle se précipita sur la table, la renversa, et, saisissant le bras de Fabrice. lui dit:

– As-tu mangé?

Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Clélia oubliait pour la première fois la retenue féminine, et laissait voir son amour.

Fabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la couvrit de baisers. «Ce dîner était empoisonné, pensa-t-il: si je lui dis que je n’y ai pas touché, la religion reprend ses droits et Clélia s’enfuit. Si elle me regarde au contraire comme un mourant, j’obtiendrai d’elle qu’elle ne me quitte point. Elle désire trouver un moyen de rompre son exécrable mariage, le hasard nous le présente: les geôliers vont s’assembler, ils enfonceront la porte, et voici un esclandre tel que peut-être le marquis Crescenzi en sera effrayé, et le mariage rompu.

Pendant l’instant de silence occupé par ces réflexions, Fabrice sentit que déjà Clélia cherchait à se dégager de ses embrassements.

– Je ne sens point encore de douleurs, lui dit-il, mais bientôt elles me renverseront à tes pieds; aide-moi à mourir.

– O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi.

Elle le serrait dans ses bras, comme par un mouvement convulsif.

Elle était si belle, à demi vêtue et dans cet état d’extrême passion, que Fabrice ne put résister à un mouvement presque involontaire. Aucune résistance ne fut opposée’.

Dans l’enthousiasme de passion et de générosité qui suit un bonheur extrême, il lui dit étourdiment:

– Il ne faut pas qu’un indigne mensonge vienne souiller les premiers instants de notre bonheur: sans ton courage je ne serais plus qu’un cadavre, ou je me débattrais contre d’atroces douleurs; mais j’allais commencer à dîner lorsque tu es entrée, et je n’ai point touché à ces plats.

Fabrice s’étendait sur ces images atroces pour conjurer l’indignation qu’il lisait déjà dans les yeux de Clélia. Elle le regarda quelques instants, combattue par deux sentiments violents et opposés, puis elle se jeta dans ses bras. On entendit un grand bruit dans le corridor, on ouvrait et on fermait avec violence les trois portes de fer, on parlait en criant.

– Ah! si j’avais des armes! s’écria Fabrice; on me les a fait rendre pour me permettre d’entrer. Sans doute ils viennent pour m’achever! Adieu ma Clélia, je bénis ma mort puisqu’elle a été l’occasion de mon bonheur.

Clélia l’embrassa et lui donna un petit poignard à manche d’ivoire, dont la lame n’était guère plus longue que celle d’un canif.

– Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et défends-toi jusqu’au dernier moment; si mon oncle l’abbé entend le bruit, il a du courage et de la vertu, il te sauvera; je vais leur parler.

En disant ces mots elle se précipita vers la porte.

– Si tu n’es pas tué, dit-elle avec exaltation, en tenant le verrou de la porte, et tournant la tête de son côté, laisse-toi mourir de faim plutôt que de toucher à quoi que ce soit. Porte ce pain toujours sur toi.

Le bruit s’approchait, Fabrice la saisit à bras le corps, prit sa place auprès de la porte, et ouvrant cette porte avec fureur, il se précipita sur l’escalier de bois de six marches. Il avait à la main le petit poignard à manche d’ivoire, et fut sur le point d’en percer le gilet du général Fontana, aide de camp du prince, qui recula bien vite, en s’écriant tout effrayé:

– Mais je viens vous sauver, monsieur del Dongo.

Fabrice remonta les six marches, dit dans la chambre:

– Fontana vient me sauver.

Puis, revenant près du général sur les marches de bois, s’expliqua froidement avec lui. Il le pria fort longuement de lui pardonner un premier mouvement de colère.

– On voulait m’empoisonner; ce dîner qui est là devant moi, est empoisonné; j’ai eu l’esprit de ne pas y toucher, mais je vous avouerai que ce procédé m’a choqué. En vous entendant monter j’ai cru qu’on venait m’achever à coups de dague… Monsieur le général, je vous requiers d ordonner que personne n’entre dans ma chambre: on ôterait le poison et notre bon prince doit tout savoir.

Le général, fort pâle et tout interdit, transmit les ordres indiqués par Fabrice aux geôliers d’élite qui le suivaient: ces gens, tout penauds de voir le poison découvert, se hâtèrent de descendre; ils prenaient les devants, en apparence pour ne pas arrêter dans l’escalier si étroit l’aide de camp du prince, et en effet pour se sauver et disparaître. Au grand étonnement du général Fontana, Fabrice s’arrêta un gros quart d’heure au petit escalier de fer au tour de la colon ne du rez-de-chaussée; il voulait donner le temps à Clélia de se cacher au premier étage.

C’était la duchesse qui, après plusieurs démarches folles, était parvenue à faire envoyer le général Fontana à la citadelle; elle y réussit par hasard. En quittant le comte Mosca aussi alarmé qu’elle, elle avait couru au palais. La princesse, qui avait une répugnance marquée pour l’énergie, qui lui semblait vulgaire, la crut folle, et ne parut pas du tout disposée à tenter en sa faveur quelque démarche insolite. La duchesse, hors d’elle-même, pleurait à chaudes larmes, elle ne savait que répéter à chaque instant:

– Mais, madame, dans un quart d’heure Fabrice sera mort par le poison!

En voyant le sang-froid parfait de la princesse, la duchesse devint folle de douleur. Elle ne fit point cette réflexion morale, qui n’eût pas échappé à une femme élevée dans une de ces religions du Nord qui admettent l’examen personnel: «J’ai employé le poison la première, et je péris par le poison. «En Italie, ces sortes de réflexions, dans les moments passionnés, paraissent de l’esprit fort plat, comme ferait à Paris un calembour en pareille circonstance.

La duchesse, au désespoir, hasarda d’aller dans le salon où se tenait le marquis Crescenzi, de service ce jour-là. Au retour de la duchesse à Parme il l’avait remerciée avec effusion de la place dé chevalier d’honneur à laquelle, sans elle, il n’eût jamais pu prétendre. Les protestations de dévouement sans bornes n’avaient pas manqué de sa part. La duchesse l’aborda par ces mots:

– Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est à la citadelle. Prenez dans votre poche du chocolat et une bouteille d’eau que je vais vous donner. Montez à la citadelle, et donnez-moi la vie en disant au général Fabio Conti que vous rompez avec sa fille s’il ne vous permet pas de remettre vous-même à Fabrice cette eau et ce chocolat.

Le marquis pâlit, et sa physionomie, loin d’être animée par ces mots, peignit l’embarras le plus plat; il ne pouvait croire à un crime si épouvantable dans une ville aussi morale que Parme, et où régnait un si grand prince, etc.; et encore, ces platitudes, il les disait lentement. En un mot la duchesse trouva un homme honnête, mais faible au possible et ne pouvant se déterminer à agir. Après vingt phrases semblables interrompues par les cris d’impatience de Mme Sanseverina, il tomba sur une idée excellente: le serment qu’il avait prêté comme chevalier d’honneur lui défendait de se mêler de manoeuvres contre le gouvernement.

Qui pourrait se figurer l’anxiété et le désespoir de la duchesse, qui sentait que le temps volait?

– Mais, du moins, voyez le gouverneur, dites-lui que je poursuivrai jusqu’aux enfers les assassins de Fabrice!…

Le désespoir augmentait l’éloquence naturelle de la duchesse, mais tout ce feu ne faisait qu’effrayer davantage le marquis et redoubler son irrésolution; au bout d’une heure, il était moins disposé à agir qu’au premier moment.

Cette femme malheureuse, parvenue aux dernières limites du désespoir, et sentant bien que le gouverneur ne refuserait rien à un gendre aussi riche, alla jusqu’à se jeter à ses genoux: alors la pusillanimité du marquis Crescenzi sembla augmenter encore; lui-même, à la vue de ce spectacle étrange, craignit d’être compromis sans le savoir; mais il arriva une chose singulière: le marquis, bon homme au fond, fut touché des larmes et de la position, à ses pieds, d’une femme aussi belle et surtout puissante.

Moi-même, si noble et si riche, se dit-il, peut-être un jour je serai aussi aux genoux de quelque républicain!» Le marquis se mit à pleurer, et enfin il fut convenu que la duchesse, en sa qualité de grande maîtresse, le présenterait à la princesse, qui lui donnerait la permission de remettre à Fabrice un petit panier dont il déclarerait ignorer le contenu.

La veille au soir, avant que la duchesse sût la folie faite par Fabrice d’aller à la citadelle, on avait joué à la cour une comédie dell’arte; et le prince, qui se réservait toujours les rôles d’amoureux à jouer avec la duchesse, avait été tellement passionné en lui parlant de sa tendresse, qu’il eût été ridicule, si, en Italie, un homme passionné ou un prince pouvait l’être!

Le prince, fort timide, mais toujours prenant fort au sérieux les choses d’amour, rencontra dans l’un des corridors du château la duchesse qui entraînait le marquis Crescenzi, tout troublé, chez la princesse. Il fut tellement surpris et ébloui par la beauté pleine d’émotion que le désespoir donnait à la grande maîtresse, que, pour la première fois de sa vie, il eut du caractère. D’un geste plus qu’impérieux il renvoya le marquis et se mit à faire une déclaration d’amour dans toutes les règles à la duchesse. Le prince l’avait sans doute arrangée longtemps à l’avance, car il y avait des choses assez raisonnables.

– Puisque les convenances de mon rang me défendent de me donner le suprême bonheur de vous épouser, je vous jurerai sur la sainte hostie consacrée, de ne jamais me marier sans votre permission par écrit. Je sens bien, ajoutait-il, que je vous fais perdre la main d’un premier ministre, homme d’esprit et fort aimable; mais enfin il a cinquante-six ans, et moi je n’en ai pas encore vingt-deux. Je croirais vous faire injure et mériter vos refus si je vous parlais des avantages étrangers à l’amour; mais tout ce qui tient à l’argent dans ma cour parle avec admiration de la preuve d’amour que le comte vous donne, en vous laissant la dépositaire de tout ce qui lui appartient. Je serai trop heureux de l’imiter en ce point. Vous ferez un meilleur usage de ma fortune que moi-même, et vous aurez l’entière disposition de la somme annuelle que mes ministres remettent à l’intendant général de ma couronne; de façon que ce sera vous, madame la duchesse, qui déciderez des sommes que je pourrai dépenser chaque mois.

La duchesse trouvait tous ces détails bien longs; les dangers de Fabrice lui perçaient le coeur.

– Mais vous ne savez donc pas, mon prince, s’écria-t-elle, qu’en ce moment, on empoisonne Fabrice dans votre citadelle! Sauvez-le! je crois tout.

L’arrangement de cette phrase était d’une maladresse complète. Au seul mot de poison, tout l’abandon, toute la bonne foi que ce pauvre prince moral apportait dans cette conversation disparurent en un clin d’oeil; la duchesse ne s’aperçut de cette maladresse que lorsqu’il n’était plus temps d’y remédier, et son désespoir fut augmenté, chose qu’elle croyait impossible. «Si je n’eusse pas parlé de poison, se dit-elle, il m’accordait la liberté de Fabrice. _ cher Fabrice! ajouta-t-elle, il est donc écrit que c’est moi qui dois te percer le coeur par mes sottises!»

La duchesse eut besoin de beaucoup de temps et de coquetteries pour faire revenir le prince à ses propos d’amour passionné; mais il resta profondément effarouché. C’était son esprit seul qui parlait; son âme avait été glacée par l’idée du poison d’abord, et ensuite par cette autre idée, aussi désobligeante que la première était terrible: on administre du poison dans mes Etats, et cela sans me le dire! Rassi veut donc me déshonorer aux yeux de l’Europe! Et Dieu sait ce que je lirai le mois prochain dans les journaux de Paris!

Tout à coup l’âme de ce jeune homme si timide se taisant, son esprit arriva à une idée.

– Chère duchesse! vous savez si je vous suis attaché. Vos idées atroces sur le poison ne sont pas fondées, j’aime à le croire; mais enfin elles me donnent aussi à penser, elles me font presque oublier pour un instant la passion que j’ai pour vous, et qui est la seule que de ma vie j’ai éprouvée. Je sens que je ne suis pas aimable; je ne suis qu’un enfant bien amoureux; mais enfin mettez-moi à l’épreuve.

Le prince s’animait assez en tenant ce langage.

– Sauvez Fabrice, et je crois tout! Sans doute je suis entraînée par les craintes folles d’une âme de mère, mais envoyez à l’instant chercher Fabrice à la citadelle, que je le voie. S’il vit encore envoyez-le du palais à la prison de la ville, où ii restera des mois entiers, si Votre Altesse l’exige, et jusqu’à son jugement.

La duchesse vit avec désespoir que le prince, au lieu d’accorder d’un mot une chose aussi simple, était devenu sombre; il était fort rouge, il regardait la duchesse, puis baissait les yeux et ses joues pâlissaient. L’idée de poison, mal à propos mise en avant, lui avait suggéré une idée digne de son père ou de Philippe II: mais il n’osait l’exprimer.

– Tenez, madame, lui dit-il enfin comme se faisant violence, et d’un ton fort peu gracieux, vous me méprisez comme un enfant, et de plus, comme un être sans grâces: eh bien! je vais vous dire une chose horrible, mais qui m’est suggérée à l’instant par la passion profonde et vraie que j’ai pour vous. Si je croyais le moins du monde au poison, j’aurais déjà agi, mon devoir m’en faisait une loi; mais je ne vois dans votre demande qu’une fantaisie passionnée, et dont peut-être, je vous demande la permission de le dire, je ne vois pas toute la portée. Vous voulez que j’agisse sans consulter mes ministres, moi qui règne depuis trois mois à peine! vous me demandez une grande exception à ma façon d’agir ordinaire, et que je crois fort raisonnable, je l’avoue. C’est vous, madame, qui êtes ici en ce moment le souverain absolu, vous me donnez des espérances pour l’intérêt qui est tout pour moi; mais, dans une heure, lorsque cette imagination de poison, lorsque ce cauchemar aura disparu, ma présence vous deviendra importune, vous me disgracierez, madame. Eh bien! il me faut un serment: jurez, madame, que si Fabrice vous est rendu sain et sauf, j’obtiendrai de vous, d’ici à trois mois, tout ce que mon amour peut désirer de plus heureux; vous assurerez le bonheur de ma vie entière en mettant à ma disposition une heure de la vôtre, et vous serez toute à moi!

En cet instant, l’horloge du château sonna deux heures. «Ah! il n’est plus temps peut-être», se dit la duchesse.

– Je le jure, s’écria-t-elle avec des yeux égarés.

Aussitôt le prince devint un autre homme; il courut à l’extrémité de la galerie où se trouvait le salon des aides de camp.

– Général Fontana, courez à la citadelle ventre à terre, montez aussi vite que possible à la chambre où l’on garde M. del Dongo et amenez-le-moi, il faut que je lui parle dans vingt minutes, et dans quinze s’il est possible.

– Ah! général, s’écria la duchesse qui avait suivi le prince, une minute peut décider de ma vie. Un rapport faux sans doute me fait craindre le poison pour Fabrice: criez-lui dès que vous serez à portée de la voix, de ne pas manger. S’il a touché à son repas, faites-le vomir, dites-lui que c’est moi qui le veux, employez la force s’il le faut; dites-lui que je vous suis de bien près, et croyez-moi votre obligée pour la vie.

– Madame la duchesse, mon cheval est sellé, je passe pour savoir manier un cheval, et je cours ventre à terre, je serai à la citadelle huit minutes avant vous…

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
670 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain