Kitabı oku: «La chartreuse de Parme», sayfa 33
– Et moi, madame la duchesse, s’écria le prince, je vous demande quatre de ces huit minutes.
L’aide de camp avait disparu, c’était un homme qui n’avait pas d’autre mérite que celui de monter à cheval. A peine eut-il refermé la porte, que le jeune prince, qui semblait avoir du caractère, saisit la main de la duchesse.
– Daignez, madame, lui dit-il avec passion, venir avec moi à la chapelle.
La duchesse, interdite pour la première fois de sa vie, le suivit sans mot dire. Le prince et elle parcoururent en courant toute la longueur de la grande galerie du palais, la chapelle se trouvant à l’autre extrémité. Entré dans la chapelle, le prince se mit à genoux, presque autant devant la duchesse que devant l’autel.
– Répétez le serment, dit-il avec passion; si vous aviez été juste, si cette malheureuse qualité de prince ne m’eût pas nui, vous m’eussiez accordé par pitié pour mon amour ce que vous me devez maintenant parce que vous l’avez juré.
– Si je revois Fabrice non empoisonné, s’il vit encore dans huit jours, si Son Altesse le nomme coadjuteur avec future succession de l’archevêque Landriani, mon honneur, ma dignité de femme, tout par moi sera foulé aux pieds, et je serai à Son Altesse.
– Mais, chère amie, dit le prince avec une timide anxiété et une tendresse mélangées et bien plaisantes, je crains quelque embûche que je ne comprends pas, et qui pourrait détruire mon bonheur, j’en mourrais. Si l’archevêque m’oppose quelqu’une de ces raisons ecclésiastiques qui font durer les affaires des années entières, qu’est-ce que je deviens? Vous voyez que j’agis avec une entière bonne foi; allez-vous être avec moi un petit jésuite?
– Non: de bonne foi, si Fabrice est sauvé, si, de tout votre pouvoir, vous le faites coadjuteur et futur archevêque, je me déshonore et je suis à vous.
Votre Altesse s’engage à mettre approuvé en marge d’une demande que Mgr l’archevêque vous présentera d’ici à huit jours.
– Je vous signe un papier en blanc, régnez sur moi et sur mes Etats, s’écria le prince rougissant de bonheur et réellement hors de lui.
Il exigea un second serment. Il était tellement ému, qu’il en oubliait la timidité qui lui était si naturelle, et, dans cette chapelle du palais où ils étaient seuls, il dit à voix basse à la duchesse des choses qui, dites trois jours auparavant, auraient changé l’opinion qu’elle avait de lui. Mais chez elle le désespoir que lui causait le danger de Fabrice avait fait place à l’horreur de la promesse qu’on lui avait arrachée.
La duchesse était bouleversée de ce qu’elle venait de faire. Si elle ne sentait pas encore toute l’affreuse amertume du mot prononcé, c’est que son attention était occupée à savoir si le général Fontana pourrait arriver à temps à la citadelle.
Pour se délivrer des propos follement tendres de cet enfant et changer un peu le discours, elle loua un tableau célèbre du Parmesan, qui était au maître-autel de cette chapelle.
– Soyez assez bonne pour me permettre de vous l’envoyer, dit le prince.
– J’accepte, reprit la duchesse; mais souffrez que je coure au-devant de Fabrice.
D’un air égaré, elle dit à son cocher de mettre ses chevaux au galop. Elle trouva sur le pont du fossé de la citadelle le général Fontana et Fabrice qui sortaient à pied.
– As-tu mangé?
– Non, par miracle.
La duchesse se jeta au cou de Fabrice et tomba dans un évanouissement qui dura une heure et donna des craintes d’abord pour sa vie, et ensuite pour sa raison.
Le gouverneur Fabio Conti avait pâli de colère à la vue du général Fontana: il avait apporté de telles lenteurs à obéir à l’ordre du prince, que l’aide de camp, qui supposait que la duchesse allait occuper la place de maîtresse régnante, avait fini par se fâcher. Le gouverneur comptait faire durer la maladie de Fabrice deux ou trois jours,”et voilà, se disait-il, que le général, un homme de la cour, va trouver cet insolent se débattant dans les douleurs qui me vengent de sa faite”.
Fabio Conti, tout pensif, s’arrêta dans le corps de garde du rez-de-chaussée de la tour Farnèse d’où il se hâta de renvoyer les soldats; il ne voulait pas de témoins à la scène qui se préparait. Cinq minutes après il fut pétrifié d’étonnement en entendant parler Fabrice, et le voyant vif et alerte, faire au général Fontana la description de la prison. Il disparut.
Fabrice se montra un parfait gentleman dans son entrevue avec le prince. D’abord il ne voulut point avoir l’air d’un enfant qui s’effraie à propos de rien. Le prince lui demandant avec bonté comment il se trouvait:
– Comme un homme, Altesse Sérénissime, qui meurt de faim, n’ayant par bonheur ni déjeuné, ni dîné.
Après avoir eu l’honneur de remercier le prince, il sollicita la permission de voir l’archevêque avant de se rendre à la prison de la ville. Le prince était devenu prodigieusement pâle, lorsque arriva dans sa tête d’enfant l’idée que le poison n’était point tout à fait une chimère de l’imagination de la duchesse. Absorbé dans cette cruelle pensée, il ne répondit pas d’abord à la demande de voir l’archevêque, que Fabrice lui adressait, puis il se crut obligé de réparer sa distraction par beaucoup de grâces.
– Sortez seul, monsieur, allez dans les rues de ma capitale sans aucune garde. Vers les dix ou onze heures vous vous rendrez en prison, où j’ai l’espoir que vous ne resterez pas longtemps.
Le lendemain de cette grande journée, la plus remarquable de sa vie, le prince se croyait un petit Napoléon; il avait lu que ce grand homme avait été bien traité par plusieurs des jolies femmes de sa cour. Une fois Napoléon par les bonnes fortunes, il se rappela qu’il l’avait été devant les balles. Son coeur était encore tout transporté de la fermeté de sa conduite avec la duchesse. La conscience d’avoir fait quelque chose de difficile en fit un tout autre homme pendant quinze jours; il devint sensible aux raisonnements généraux; il eut quelque caractère.
Il débuta ce jour-là par brûler la patente de comte dressée en faveur de Rassi, qui était sur son bureau depuis un mois. Il destitua le général Fabio Conti, et demanda au colonel Lange’, son successeur, la vérité sur le poison. Lange, brave militaire polonais, fit peur aux geôliers, et dit au prince qu’on avait voulu empoisonner le déjeuner de M. del Dongo; mais il eût fallu mettre dans la confidence un trop grand nombre de personnes. Les mesures furent mieux prises pour le dîner; et, sans l’arrivée du général Fontana, M. del Dongo était perdu. Le prince fut consterné; mais, comme il était réellement fort amoureux, ce fut une consolation pour lui de pouvoir se dire: «Il se trouve que j’ai réellement sauvé la vie à M. del Dongo, et la duchesse n’osera pas manquer à la parole qu’elle m’a donnée. «Il arriva à une autre idée: «Mon métier est bien plus difficile que je ne le pensais; tout le monde convient que la duchesse a infiniment d’esprit, la politique est ici d’accord avec mon coeur. Il serait divin pour moi qu’elle voulût être mon premier ministre.
Le soir, le prince était tellement irrité des horreurs qu’il avait découvertes, qu’il ne voulut pas se mêler de la comédie.
– Je serais trop heureux, dit-il à la duchesse, si vous vouliez régner sur mes Etats comme vous régnez sur mon coeur. Pour commencer, je vais vous dire l’emploi de ma journée.
Alors il lui conta tout fort exactement: la brûlure de la patente de comte de Rassi, la nomination de Lange, son rapport sur l’empoisonnement, etc.
– Je me trouve bien peu d’expérience pour régner. Le comte m’humilie par ses plaisanteries, il plaisante même au conseil, et, dans le monde, il tient des propos dont vous allez contester la vérité; il dit que je suis un enfant qu’il mène où il veut. Pour être prince, madame, on n’en est pas moins homme, et ces choses-là fâchent. Afin de donner de l’invraisemblance aux histoires que peut faire M. Mosca, l’on m’a fait appeler au ministère ce dangereux coquin Rassi, et voilà ce général Conti qui le croit encore tellement puissant, qu’il n’ose avouer que c’est lui ou la Raversi qui l’ont engagé à faire périr votre neveu; j’ai bonne envie de renvoyer tout simplement par-devant les tribunaux le général Fabio Conti; les juges verront s’il est coupable de tentative d’empoisonnement.
– Mais, mon prince, avez-vous des juges?
– Comment! dit le prince étonné.
– Vous avez des jurisconsultes savants et qui marchent dans la rue d’un air grave; du reste, ils jugeront toujours comme il plaira au parti dominant dans votre coeur.
Pendant que le jeune prince, scandalisé, prononçait des phrases qui montraient sa candeur bien plus que sa sagacité, la duchesse se disait: a Me convient-il bien de laisser déshonorer Conti? Non, certainement, car alors le mariage de sa fille avec ce plat honnête homme de marquis Crescenzi devient impossible?»
Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse et le prince. Le prince fut ébloui d’admiration. En faveur du mariage de Clélia Conti avec le marquis Crescenzi, mais avec cette condition expresse, par lui déclarée avec colère à l’ex-gouverneur, il lui fit grâce sur sa tentative d’empoisonnement; mais, par l’avis de la duchesse, il l’exila jusqu’à l’époque du mariage de sa fille. La duchesse croyait n’aimer plus Fabrice d’amour, mais elle désirait encore passionnément le mariage de Clélia Conti avec le marquis; il y avait là le vague espoir que peu à peu elle verrait disparaître la préoccupation de Fabrice.
Le prince, transporté de bonheur, voulait, ce soir-là, destituer avec scandale le ministre Rassi. La duchesse lui dit en riant:
– Savez-vous un mot de Napoléon? Un homme placé dans un lieu élevé, et que tout le monde regarde, ne doit point se permettre de mouvements violents. Mais ce soir il est trop tard, renvoyons les affaires à demain.
Elle voulait se donner le temps de consulter le comte, auquel elle raconta fort exactement tout le dialogue de la soirée, en supprimant, toutefois, les fréquentes allusions faites par le prince à une promesse qui empoisonnait sa vie. La duchesse se flattait de se rendre tellement nécessaire qu’elle pourrait obtenir un ajournement indéfini en disant au prince: «Si vous avez la barbarie de vouloir me soumettre à cette humiliation, que je ne vous pardonnerais point, le lendemain je quitte vos Etats.
Consulté par la duchesse sur le sort de Rassi, le comte se montra très philosophe. Le général Fabio Conti et lui allèrent voyager en Piémont.
Une singulière difficulté s’éleva pour le procès de Fabrice: les juges voulaient l’acquitter par acclamation, et dès la première séance. Le comte eut besoin d’employer la menace pour que le procès durât au moins huit Jours, et que les Juges se donnassent la peine d’entendre tous les témoins. «Ces gens sont toujours les mêmes», se dit-il.
Le lendemain de son acquittement, Fabrice del Dongo prit enfin possession de la place de grand vicaire du bon archevêque Landriani. Le même jour, le prince signa les dépêches nécessaires pour obtenir que Fabrice fût nommé coadjuteur avec future succession, et, moins de deux mois après, il fut installé dans cette place.
Tout le monde faisait compliment à la duchesse sur l’air grave de son neveu; le fait est qu’il était au désespoir. Dès le lendemain de sa délivrance, suivie de la destitution et de l’exil du général Fabio Conti, et de la haute faveur de la duchesse, Clélia avait pris refuge chez la comtesse Contarini, sa tante, femme fort riche, fort âgée, et uniquement occupée des soins de sa santé. Clélia eût pu voir Fabrice: mais quelqu’un qui eût connu ses engagements antérieurs, et qui l’eût vue agir maintenant, eût pu penser qu’avec les dangers de son amant son amour pour lui avait cessé. Non seulement Fabrice passait le plus souvent qu’il le pouvait décemment devant le palais Contarini mais encore il avait réussi, après des peines infinies, à louer un petit appartement vis-à-vis les fenêtres du premier étage. Une fois, Clélia s’étant mise à la fenêtre à l’étourdie, pour voir passer une procession, se retira à l’instant, et comme frappée de terreur; elle avait aperçu Fabrice, vêtu de noir mais comme un ouvrier fort pauvre, qui la regardait d’une des fenêtres de ce taudis qui avait des vitres de papier huilé, comme sa chambre à la tour Farnèse. Fabrice eût bien voulu pouvoir se persuader que Clélia le fuyait par suite de la disgrâce de son père, que la voix publique attribuait à la duchesse; mais il connaissait trop une autre cause à cet éloignement, et rien ne pouvait le distraire de sa mélancolie.
Il n’avait été sensible ni à son acquittement, ni à son installation dans de belles fonctions les premières qu’il eût eues à remplir dans sa vie, ni à sa belle position dans le monde, ni enfin à la cour assidue que lui faisaient tous les ecclésiastiques et tous les dévots du diocèse. Le charmant appartement qu’il avait au palais Sanseverina ne se trouva plus suffisant. A son extrême plaisir, la duchesse fut obligée de lui céder tout le second étage de son palais et deux beaux salons au premier, lesquels étaient toujours remplis de personnages attendant l’instant de faire leur cour au jeune coadjuteur. La clause de future succession avait produit un effet surprenant dans le pays; on faisait maintenant des vertus à Fabrice de toutes ces qualités fermes de son caractère, qui autrefois scandalisaient si fort les courtisans pauvres et nigauds.
Ce fut une grande leçon de philosophie pour Fabrice que de se trouver parfaitement insensible à tous ces honneurs, et beaucoup plus malheureux dans cet appartement magnifique, avec dix laquais portant sa livrée, qu’il n’avait été dans sa chambre de bois de la tour Farnèse, environné de hideux geôliers, et craignant toujours pour sa vie. Sa mère et sa soeur, la duchesse V…, qui vinrent à Parme pour le voir dans sa gloire, furent frappées de sa profonde tristesse. La marquise del Dongo, maintenant la moins romanesque des femmes, en fut si profondément alarmée, qu’elle crut qu’à la tour Farnèse on lui avait fait prendre quelque poison lent. Malgré son extrême discrétion elle crut devoir lui parler de cette tristesse si extraordinaire, et Fabrice ne répondit que par des larmes.
Une foule d’avantages, conséquence de sa brillante position, ne produisaient chez lui d’autre effet que de lui donner de l’humeur. Son frère cette âme vaniteuse et gangrenée par le plus vii égoïsme, lui écrivit une lettre de congratulation presque officielle, et à cette lettre était joint un mandat de 50000 francs, afin qu’il pût, disait le nouveau marquis, acheter des chevaux et une voiture dignes de son nom. Fabrice envoya cette somme à sa soeur cadette, mal mariée.
Le comte Mosca avait fait faire une belle traduction, en italien, de la généalogie de la famille Valserra del Dongo, publiée jadis en latin par l’archevêque de Parme, Fabrice. Il la fit imprimer magnifiquement avec le texte latin en regard; les gravures avaient été traduites par de superbes lithographies faites à Paris. La duchesse avait voulu qu’un beau portrait de Fabrice fût placé vis-à-vis celui de l’ancien archevêque. Cette traduction fut publiée comme étant l’ouvrage de Fabrice pendant sa première détention. Mais tout était anéanti chez notre héros, même la vanité si naturelle à l’homme; il ne daigna pas lire une seule page de cet ouvrage qui lui était attribué. Sa position dans le monde lui fit une obligation d’en présenter un exemplaire magnifiquement relié au prince, qui crut lui devoir un dédommagement pour la mort cruelle dont il avait été si près, et lui accorda les grandes entrées de sa chambre, faveur qui donne l’excellence.
CHAPITRE XXVI
Les seuls instants pendant lesquels Fabrice eut quelque chance de sortir de sa profonde tristesse étaient ceux qu’il passait caché derrière un carreau de, vitre, par lequel il avait fait remplacer un carreau de papier huilé à la fenêtre de son appartement vis-à-vis le palais Contarini, où, comme on sait, Clélia s’était réfugiée; le petit nombre de fois qu’il l’avait vue depuis qu’il était sorti de la citadelle, il avait été profondément affligé d’un changement frappant, et qui lui semblait du plus mauvais augure. Depuis sa faute, la physionomie de Clélia avait pris un caractère de noblesse et de sérieux vraiment remarquable; on eût dit qu’elle avait trente ans. Dans ce changement si extraordinaire, Fabrice aperçut le reflet de quelque ferme résolution. «A chaque instant de la journée, se disait-il, elle se jure à elle-même d’être fidèle au voeu qu’elle a fait à la Madone, et de ne jamais me revoir.
Fabrice ne devinait qu’en partie les malheurs de Clélia; elle savait que son père tombé dans une profonde disgrâce, ne pouvait rentrer à Parme et reparaître à la cour (chose sans laquelle la vie était impossible pour lui) que le jour de son mariage avec le marquis Crescenzi, elle écrivit à son père qu’elle désirait ce mariage. Le général était alors réfugié à Turin, et malade de chagrin. A la vérité, le contrecoup de cette grande résolution avait été de la vieillir de dix ans.
Elle avait fort bien découvert que Fabrice avait une fenêtre vis-à-vis le palais Contarini; mais elle n’avait eu le malheur de le regarder qu’une fois; dès qu’elle apercevait un air de tête ou une tournure d’homme ressemblant un peu à la sienne, elle fermait les yeux à l’instant. Sa piété profonde et sa confiance dans le secours de la Madone étaient désormais ses seules ressources. Elle avait la douleur de ne pas avoir d’estime pour son père; le caractère de son futur mari lui semblait parfaitement plat et à la hauteur des façons de sentir du grand monde; enfin, elle adorait un homme qu’elle ne devait jamais revoir, et qui pourtant avait des droits sur elle. Cet ensemble de destinée lui semblait le malheur parfait, et nous avouerons qu’elle avait raison: Il eût fallu, après son mariage, aller vivre à deux cents lieues de Parme.
Fabrice connaissait la profonde modestie de Clélia; il savait combien toute entreprise extraordinaire, et pouvant faire anecdote, si elle était découverte, était assurée de lui déplaire. Toutefois, poussé à bout par l’excès de sa mélancolie et par ces regards de Clélia qui constamment se détournaient de lui, il osa essayer de gagner deux domestiques de Mme Contarini, sa tante. Un jour à la tombée de la nuit, Fabrice, habillé comme un bourgeois de campagne, se présenta à la porte du palais, où l’attendait l’un des domestiques gagnés par lui, il s’annonça comme arrivant de Turin, et ayant pour Clélia des lettres de son père. Le domestique alla porter le message, et le fit monter dans une immense antichambre, au premier étage du palais. C’est en ce lieu que Fabrice passa peut-être le quart d’heure de sa vie le plus rempli d’anxiété. Si Clélia le repoussait, il n’y avait plus pour lui d’espoir de tranquillité. «Afin de couper court aux soins importuns dont m’accable ma nouvelle dignité, j’ôterai à l’Eglise un mauvais prêtre, et, sous un nom supposé, j’irai me réfugier dans quelque chartreuse’. «Enfin, le domestique vint lui annoncer que Mlle Clélia Conti était disposée à le recevoir. Le courage manqua tout à fait à notre héros; il fut sur le point de tomber de peur en montant l’escalier du second étage.
Clélia était assise devant une petite table qui portait une seule bougie. A peine elle eut reconnu Fabrice sous son déguisement, qu’elle prit la fuite et alla se cacher au fond du salon.
– Voilà comment vous êtes soigneux de mon salut, lui cria-t-elle, en se cachant la figure avec les mains. Vous le savez pourtant, lorsque mon père fut sur le point de périr par suite du poison, je fis voeu à la Madone de ne jamais vous voir. Je n’ai manqué à ce voeu que ce jour, le plus malheureux de ma vie, où je crus en conscience devoir vous soustraire à la mort. C’est déjà beaucoup que, par une interprétation forcée et sans doute criminelle, je consente à vous entendre.
Cette dernière phrase étonna tellement Fabrice qu’il lui fallut quelques secondes pour s’en réjouir. Il s’était attendu à la plus vive colère, et à voir Clélia s’enfuir; enfin la présence d’esprit lui revint et il éteignit la bougie unique. Quoiqu’il crût avoir bien compris les ordres de Clélia, il était tout tremblant en avançant vers le fond du salon où elle s’était réfugiée derrière un canapé; il ne savait s’il ne l’offenserait pas en lui baisant la main; elle était toute tremblante d’amour, et se jeta dans ses bras.
– Cher Fabrice, lui dit-elle, combien tu as tardé de temps à venir! Je ne puis te parler qu’un instant, car c’est sans doute un grand péché; et lorsque je promis de ne te voir jamais, sans doute j’entendais aussi promettre de ne te point parler. Mais comment as-tu pu poursuivre avec tant de barbarie l’idée de vengeance qu’a eue mon pauvre père? car enfin c’est lui d’abord qui a été presque empoisonné pour faciliter ta faite. Ne devrais-tu pas faire quelque chose pour moi qui ai tant exposé ma bonne renommée afin de te sauver? Et d’ailleurs te voilà tout à fait lié aux ordres sacrés tu ne pourrais plus m’épouser quand même je trouverais un moyen d’éloigner cet odieux marquis. Et puis comment as-tu osé, le soir de la procession, prétendre me voir en plein jour, et violer ainsi, de la façon la plus criante, la sainte promesse que j’ai faite à la Madone?
Fabrice la serrait dans ses bras, hors de lui de surprise et de bonheur.
Un entretien qui commençait avec cette quantité de choses à se dire ne devait pas finir de longtemps. Fabrice lui raconta l’exacte vérité sur l’exil de son père; la duchesse ne s’en était mêlée en aucune sorte, par la grande raison qu’elle n’avait pas cru un seul instant que l’idée du poison appartînt au général Conti; elle avait toujours pensé que c’était un trait d’esprit de la faction Raversi qui voulait chasser le comte Mosca. Cette vérité historique longuement développée rendit Clélia fort heureuse, elle était désolée de devoir haïr quelqu’un qui appartenait à Fabrice. Maintenant elle ne voyait plus la duchesse d’un oeil jaloux.
Le bonheur que cette soirée établit ne dura que quelques jours.
L’excellent don Cesare arriva de Turin; et, puisant de la hardiesse dans la parfaite honnêteté de son coeur, il osa se faire présenter à la duchesse. Après lui avoir demandé sa parole de ne point abuser de la confidence qu’il allait lui faire, il avoua que son frère, abusé par un faux point d’honneur, et qui s’était cru bravé et perdu dans l’opinion par la fuite de Fabrice, avait cru devoir se venger.
Don Cesare n’avait pas parlé deux minutes, que son procès était gagné: sa vertu parfaite avait touché la duchesse, qui n’était point accoutumée à un tel spectacle. Il lui plut comme nouveauté.
– Hâtez le mariage de la fille du général avec le marquis Crescenzi, et je vous donne ma parole que je ferai tout ce qui est en moi pour que le général soit reçu comme s’il revenait de voyage. Je l’inviterai à dîner; êtes-vous content? Sans doute il y aura du froid dans les commencements, et le général ne devra point se hâter de demander sa place de gouverneur de la citadelle. Mais vous savez que j’ai de l’amitié pour le marquis, et je ne conserverai point de rancune contre son beau-père.
Armé de ces paroles, don Cesare vint dire à sa nièce qu’elle tenait en ses mains la vie de son père, malade de désespoir. Depuis plusieurs mois il n’avait paru à aucune cour.
Clélia voulut aller voir son père, réfugié, sous un nom supposé, dans un village près de Turin; car il s’était figuré que la cour de Parme demandait son extradition à celle de Turin, pour le mettre en jugement. Elle le trouva malade et presque fou. Le soir même elle écrivit à Fabrice, une lettre d’éternelle rupture. En recevant cette lettre Fabrice, qui développait un caractère tout à fait semblable à celui de sa maîtresse, alla se mettre en retraite au couvent de Velleja, situé dans les montagnes, à dix lieues de Parme. Clélia lui écrivait une lettre de dix pages: elle lui avait juré jadis de ne jamais épouser le marquis sans son consentement; maintenant elle le lui demandait et Fabrice le lui accorda du fond de sa retraite dé Velleja, par une lettre remplie de l’amitié la plus pure.
En recevant cette lettre dont, il faut l’avouer, l’amitié l’irrita, Clélia fixa elle-même le jour de son mariage, dont les fêtes vinrent encore augmenter l’éclat dont brilla cet hiver la cour de Parme.
Ranuce-Ernest V était avare au fond, mais il était éperdument amoureux, et il espérait fixer la duchesse à sa cour; il pria sa mère d’accepter une somme fort considérable, et de donner des fêtes . La grande maîtresse sut tirer un admirable parti de cette augmentation de richesses; les fêtes de Parme, cet hiver-là, rappelèrent les beaux jours de la cour de Milan et de cet aimable Prince Eugène vice-roi d’Italie, dont la bonté laisse un si long souvenir.
Les devoirs du coadjuteur l’avaient rappelé à Parme; mais il déclara que, par des motifs de piété, il continuerait sa retraite dans le petit appartement que son protecteur, Mgr Landriani l’avait forcé de prendre à l’archevêché; et il alla s’y enfermer, suivi d’un seul domestique. Ainsi il n’assista à aucune des fêtes si brillantes de la cour ce qui lui valut à Parme et dans son futur diocèse une immense réputation de sainteté. Par un effet inattendu de cette retraite qu’inspirait seule à Fabrice sa tristesse profonde et sans espoir, le bon archevêque Landriani, qui l’avait toujours aimé, et qui, dans le fait, avait eu l’idée de le faire coadjuteur, conçut contre lui un peu de jalousie. L’archevêque croyait avec raison devoir aller à toutes les fêtes de la cour, comme il est d’usage en Italie. Dans ces occasions, il portait son costume de grande cérémonie, qui, à peu de chose près, est le même que celui qu’on lui voyait dans le choeur de sa cathédrale. Les centaines de domestiques réunis dans l’antichambre en colonnade du palais ne manquaient pas de se lever et de demander sa bénédiction à Monseigneur, qui voulait bien s’arrêter et la leur donner. Ce fut dans un de ces moments de silence solennel que Mgr Landriani entendit une voix qui disait:
– Notre archevêque va au bal, et monsignore del Dongo ne sort pas de sa chambre!
De ce moment prit fin à l’archevêché l’immense faveur dont Fabrice y avait joui, mais il pouvait voler de ses propres ailes. Toute cette conduite, qui n’avait été inspirée que par le désespoir où le plongeait le mariage de Clélia, passa pour l’effet d’une piété simple et sublime, et les dévotes lisaient, comme un livre d’édification, la traduction de la généalogie de sa famille, où perçait la vanité la plus folle. Les libraires firent une édition lithographiée de son portrait, qui fut enlevée en quelques jours, et surtout par les gens du peuple; le graveur, par ignorance, avait reproduit autour du portrait de Fabrice plusieurs des ornements qui ne doivent se trouver qu’aux portraits des évêques, et auxquels un coadjuteur ne saurait prétendre. L’archevêque vit un de ces portraits, et sa fureur ne connut plus de bornes; il fit appeler Fabrice, et lui adressa les choses les plus dures, et dans des termes que la passion rendit quelquefois fort grossiers. Fabrice n’eut aucun effort à faire, comme on le pense bien, pour se conduire comme l’eût fait Fénelon en pareille occurrence; il écouta l’archevêque avec toute l’humilité et tout le respect possibles; et, lorsque ce prélat eut cessé de parler, il lui raconta toute l’histoire de la traduction de cette généalogie faite par les ordres du comte Mosca, à l’époque de sa première prison. Elle avait été publiée dans des fins mondaines, et qui toujours lui avaient semblé peu convenables pour un homme de son état. Quant au portrait, il avait été parfaitement étranger à la seconde édition, comme à la première; et le libraire lui ayant adressé à l’archevêché, pendant sa retraite, vingt-quatre exemplaires de cette seconde édition, il avait envoyé son domestique en acheter un vingt-cinquième; et, ayant appris par ce moyen que ce portrait se vendait trente sous, il avait envoyé cent francs comme paiement des vingt-quatre exemplaires.
Toutes ces raisons, quoique exposées du ton le plus raisonnable par un homme qui avait bien d’autres chagrins dans le coeur, portèrent jusqu’à l’égarement la colère de l’archevêque; il alla jusqu’à accuser Fabrice d’hypocrisie.
Voilà ce que c’est que les gens du commun, se dit Fabrice, même quand ils ont de l’esprit!»
Il avait alors un souci plus sérieux; c’étaient les lettres de sa tante, qui exigeait absolument qu’il vînt reprendre son appartement au palais Sanseverina, ou que du moins il vînt la voir quelquefois. Là Fabrice était certain d’entendre parler des fêtes splendides données par le marquis Crescenzi à l’occasion de son mariage: or, c’est ce qu’il n’était pas sûr de pouvoir supporter sans se donner en spectacle.
Lorsque la cérémonie du mariage eut lieu, il y avait huit jours entiers que Fabrice s’était voué au silence le plus complet, après avoir ordonné à son domestique et aux gens de l’archevêché avec lesquels il avait des rapports de ne jamais lui adresser la parole.
Monsignore Landriani ayant appris cette nouvelle affectation, fit appeler Fabrice beaucoup plus souvent qu’à l’ordinaire, et voulut avoir avec lui de fort longues conversations; il l’obligea même à des conférences avec certains chanoines de campagne, qui prétendaient que l’archevêché avait agi contre leurs privilèges. Fabrice prit toutes ces choses avec l’indifférence parfaite d’un homme qui a d’autres pensées. «Il vaudrait mieux pour moi, pensait-il, me faire chartreux; je souffrirais moins dans les rochers de Velleja.
Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en l’embrassant. Elle le trouva tellement changé, ses yeux, encore agrandis par l’extrême maigreur, avaient tellement l’air de lui sortir de la tête, et lui-même avait une apparence tellement chétive et malheureuse, avec son petit habit noir et râpé de simple prêtre, qu’à ce premier abord la duchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes; mais un instant après, lorsqu’elle se fut dit que tout ce changement dans l’apparence de ce beau jeune homme était causé par le mariage de Clélia, elle eut des sentiments presque égaux en véhémence à ceux de l’archevêque, quoique plus habilement contenus. Elle eut la barbarie de parler longuement de certains détails pittoresques qui avaient signalé les fêtes charmantes données par le marquis Crescenzi. Fabrice ne répondait pas; mais ses yeux se fermèrent un peu par un mouvement convulsif, et il devint encore plus pâle qu’il ne l’était, ce qui d’abord eût semblé impossible. Dans ces moments de vive douleur, sa pâleur prenait une teinte verte.