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Kitabı oku: «La vie de Rossini, tome I», sayfa 13

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Ici je ne puis m'expliquer, même à demi-mot; j'en appelle aux voyageurs qui ont passé un hiver à Rome, ou qui savent, par exemple, les anecdotes de l'avancement de Pie VI et de Pie VII. Ce sont de telles gens que l'on craint de corrompre par les paroles d'un libretto d'opéra. Eh morbleu! levez quatre compagnies de gendarmes de plus, pendez les vingt juges les plus prévaricateurs tous les ans, et vous aurez fait mille fois plus pour les mœurs. Mettant à part les vols, la justice vendue et autres bagatelles de ce genre, songez à ce que peuvent être les mœurs d'un pays où toute la cour, où tous les employés de l'État sont célibataires, et sous un tel climat, et avec de telles facilités! Depuis les plaisanteries de Voltaire, nous ne voyons plus, il est vrai, arriver au cardinalat que des vieillards prudents et discrets; mais ces vieillards ont été prêtres dès l'âge de vingt ans, et ils ont eu dans la maison paternelle l'exemple séduisant du bonheur donné par les passions fortes. Les pauvres Romains ont été tellement façonnés par quelques siècles de ce gouvernement que je n'ose décrire87, qu'ils ont perdu jusqu'à la faculté de s'étonner de pareilles choses, et que leur seule vertu est leur férocité. Plusieurs des plus intrépides officiers de Napoléon sont sortis de Rome; un Jules II y trouverait encore une excellente armée: mais deux siècles du despotisme de Napoléon ne réussiraient peut-être pas à y établir les mœurs décentes et pures d'une petite ville d'Angleterre, de Nottingham ou de Norwich. Mais revenons au Barbier; c'est revenir de loin, dit-on! Pas de si loin qu'on pense; une source d'eau limpide, et pleine de vertus singulières pour la santé, jaillit au pied d'une chaîne de hautes montagnes. Savez-vous comment elle a été formée dans le sein de la montagne? Jusqu'à ce qu'on nous démontre le comment, je prétends que chacune des circonstances de ces montagnes, la forme des vallons, le gisement des forêts, etc., tout a influé sur cette source délicieuse et limpide, auprès de laquelle le chasseur vient se rafraîchir et prendre une vigueur qui tient du miracle. Tous les gouvernements de l'Europe établissent des conservatoires; plusieurs princes aiment réellement la musique, et lui sacrifient tout leur budget; créent-ils pour cela des êtres comme Rossini ou Davide, des compositeurs ou des chanteurs?

Il y a donc quelque circonstance inconnue et pourtant nécessaire dans l'ensemble des mœurs de la belle Italie et de l'Allemagne. Il fait moins froid dans la rue Le Peletier qu'à Dresde ou à Darmstadt. Pourquoi y est-on plus barbare? Pourquoi l'orchestre de Dresde ou de Reggio exécute-t-il divinement un crescendo de Rossini, chose impossible à Paris? Pourquoi surtout ces orchestres savent-ils accompagner88?

L'air de Bartholo

 
A un dottor della mia sorte,
 

est fort bien. Je voudrais l'entendre chanter par Zuchelli ou Lablache. Je ne puis que répéter ce que j'ai dit trop souvent peut-être de ces airs dans le genre de Cimarosa; plus d'esprit, un style plus piquant, infiniment moins de verve, de passion et d'idées comiques. Je vois dans le libretto ce vers:

 
Ferma olà! non mi toccate.
 

A qui connaît les mœurs de Rome, il y a là dedans toute la méfiance de la Romagne, et des malheureux pays soumis depuis trois siècles au génie du christianisme89: je parierais bien que l'auteur du libretto n'habita jamais la douce Lombardie.

L'entrée du comte Almaviva déguisé en soldat, et le commencement du finale du premier acte, sont un modèle de légèreté et d'esprit. Il y a un joli contraste entre la lourde vanité du Bartholo qui répète trois fois, d'une manière si marquée,

 
Dottor Bartolo!
Dottor Bartolo!
 

et l'aparté du comte:

 
Ah! venisse il caro oggetto!
 

Ce souhait du jeune amant est d'une galanterie délicieuse. Rien de plus léger et de plus piquant que ce finale; il y a dans ce seul morceau les idées nécessaires pour faire tout un opéra de Feydeau. Peu à peu, et à mesure qu'on avance vers la catastrophe, ce finale prend une teinte de sérieux fort marquée; il y en a déjà beaucoup dans l'avertissement de Figaro au comte:

 
Signor, giudizio, per carità.
 

L'effet du chœur

 
La forza,
Aprite quà,
 

est pittoresque et frappant. On trouve ici un grand moment de silence et de repos, dont l'oreille sent vivement le besoin, après le déluge de jolies petites notes qu'elle vient d'entendre.

Le chant à trois et ensuite à cinq, qui explique la raison du tapage au commandant de la gendarmerie de Séville, est le seul passage de cet opéra décidément mal exécuté à Paris. La coupe de ce morceau rappelle un peu l'explication donnée à Geronimo, à la fin du premier acte du Matrimonio segreto. C'est là la grande critique que l'on peut faire du Barbier de Rossini; le spectateur un peu instruit n'y trouve pas le sentiment du nouveau; on croit toujours entendre une nouvelle édition corrigée et plus piquante, de quelque partition de Cimarosa, qu'on a jadis admirée, et vous savez que rien ne coupe les ailes à l'imagination comme l'appel à la mémoire.

L'arrestation du comte, suivie de sa prompte mise en liberté, et du salut que la gendarmerie lui adresse, me rappelle la justice telle qu'elle s'exerçait à Palerme il y a peu d'années. Un Français, fort joli homme, point fat, et plus connu encore par son amabilité douce, que par sa parfaite bravoure, est insulté grossièrement au spectacle par un homme puissant; il l'en punit. On avertit le jeune Français de prendre garde à lui à la sortie du théâtre. En effet, le seigneur sicilien l'attaque. Le Français, fort adroit les armes à la main, le désarme sans le tuer, et, se croyant à Paris, appelle la garde. Cette garde avait été témoin de l'attaque, et s'empresse d'arrêter l'assassin; il se nomme avec hauteur, la garde s'éloigne en lui faisant mille excuses basses; s'il eût dit un mot de plus, elle arrêtait le Français. Il n'y a donc aucune invraisemblance à ce que nous voyons se passer dans le finale du Barbier; ce qui est invraisemblable, c'est l'immobilité dans laquelle tombe le tuteur, à la vue de la justice de son pays; il doit y être accoutumé de reste: les caractères secs et injustes tels que Bartholo, profitent de la tyrannie de leur pays, loin de la craindre; ces gens là mangent au budget.

J'ai toujours vu l'immobilité du tuteur, pendant que tout le monde chante

 
Freddo e immobile
Come una statua,
 

produire un mauvais effet. Dès que le spectateur a le temps de s'apercevoir que le ridicule est outré, il ne rit plus, et partant la farce est mauvaise. Il faut étourdir le spectateur comme Molière ou Cimarosa; c'est là une des entraves de la musique bouffe. En sa qualité de musique, elle ne peut pas aller vite, et les évolutions d'une farce, pour être bonnes, doivent être rapides comme l'éclair. La musique doit vous donner directement le rire que ferait naître une bonne comédie jouée avec feu.

SECOND ACTE

Le duetto que le comte, déguisé en abbé, chante avec Bartholo, me semble languissant. Voilà le désavantage pour un maestro d'être sans passion; dès qu'il n'est pas piquant, il tombe dans le genre ennuyeux. Le comte répète trop souvent:

 
Pace e gioja.
 

Le spectateur finit par être presque aussi impatienté que le tuteur. En Italie, on chante, pour la leçon de musique de Rosine, cet air délicieux qui a le malheur d'être trop connu:

 
La biondina in gondoletta.
 

Il y aurait mille choses à dire sur le style de la musique vénitienne; ce serait un livre dans un livre. C'est comme, en peinture, le style du Parmigianino opposé au style sage et sévère du Dominiquin ou du Poussin; cette musique est comme l'écho affaibli du bonheur voluptueux dont on jouissait à Venise vers l'an 1760. En suivant et vérifiant, par des exemples, les conséquences de cet aperçu, je ferais un traité de politique90. On a vu à Paris madame Nina Vigano, la personne du monde qui chante le mieux les airs vénitiens; sa vocalisation était l'opposé du genre français. Si nous avions du naturel dans les arts, c'est cependant ainsi que nous devrions chanter, et non pas comme madame Branchu.

Dans un théâtre bien réglé, Rosine changerait l'air de sa leçon à toutes les deux ou trois représentations. A Paris, madame Fodor, qui du reste chantait ce rôle à ravir, et comme probablement il ne l'a jamais été, nous donnait toujours l'air de Tancrède:

 
Di tanti palpiti,
 

arrangé en contredanse, ce qui ravissait les têtes à perruque; on voyait à cet air toutes les têtes poudrées de la salle s'agiter en cadence.

Rossini raconte lui-même qu'il a voulu donner un échantillon de la musique ancienne, dans l'air du tuteur:

 
Quando mi sei vicina.
 

Et parbleu je lui ai rendu plus que justice, ajoute-t-il. Probablement il est de bonne foi. C'est en effet de la musique de Pergolèse ou de Logroscino, moins le génie et la passion. Rossini voit ces grands maîtres comme, du temps de Métastase (1760), on voyait le Dante, dont la gloire succombait alors sous les efforts des jésuites.

Le grand quintetto de l'arrivée et du renvoi de Basile est un morceau capital. Le quintetto de Paisiello est un chef-d'œuvre de grâce et de simplicité, et Rossini savait bien en quelle vénération il était par toute l'Italie. A la dernière reprise du Barbier de Paisiello, à la Scala, en 1814, ce morceau fut encore applaudi avec transport, mais ce fut le seul. J'engage les amateurs à chanter ces deux morceaux dans la même soirée; ils liront plus de vérités musicales, dans leur âme, en un quart d'heure, que je ne puis leur en dire en vingt chapitres. Le morceau du vieux maître montre, sous un jour comique et nouveau, l'unanimité du conseil que l'on donne à Basile, allez vous coucher, et c'est ce qui provoque un rire délicieux et inextinguible comme celui des dieux. Il y a beaucoup de vérité dramatique dans:

 
Ehì, dottore, una parola,
 

de Rossini; dans

 
Siete giallo come un morto;
 

dans

 
Questa è febbre scarlatina.
 

Remarquez que ce n'est jamais ou presque jamais dans les moments de sentiment que l'on peut faire compliment à Rossini sur la vérité dramatique; c'est peut-être une des causes de son grand succès. Il est piquant et nouveau de voir les romans de Walter Scott réussir sans les scènes d'amour qui, depuis deux cents ans, sont l'unique base du succès de tous les romans.

Le fameux bouffe Bassi jouait, avec un art si singulier, la fin de cette scène où Figaro se défend, à coups de serviette, de la fureur du tuteur, qu'on finissait par avoir pitié de ce pauvre tuteur si malheureux et si trompé.

Il y a beaucoup d'esprit dans l'air de la vieille gouvernante Berta:

 
Il vecchiotto cerca moglie.
 

C'est un des airs que Rossini chante avec le plus de grâce et de comique. Peut-être y a-t-il un peu de coquetterie dans son fait; il aime à faire ressortir un bel air que personne ne remarque, et qui ferait la fortune d'un opéra de Morlachi91, ou de tel autre de ses rivaux.

Je trouve la tempête du second acte du Barbier, fort inférieure à celle de la Cenerentola. Pendant la tempête, le comte Almaviva pénètre chez Bartholo; on le voit arriver par le balcon. Rosine le croit un scélérat et avec raison, puisqu'il a remis sa lettre à Bartholo. Almaviva la détrompe en tombant à ses pieds; et Rossini ne trouve que des roulades plus insignifiantes encore que de coutume pour exprimer un tel moment. J'hésitais à dire que le chef-d'œuvre de la pièce est, à mes yeux, la fin de ce terzetto, dont la première partie est comme les scènes d'amour de Quentin Durward:

 
Zitti, zitti, piano, piano.
 

J'apprends qu'à Vienne, où l'on a eu le bonheur d'entendre à la fois Davide, madame Fodor et Lablache (1823) on fait toujours répéter ce petit morceau. J'ai le respect le plus senti pour le goût musical des Viennois; ils ont eu la gloire de former Haydn et Mozart. Métastase, qui habita quarante ans parmi eux, porta le grand goût des arts dans la haute société; enfin les grands seigneurs les plus riches de l'Europe, et les plus réellement grands seigneurs, ne dédaignent pas d'être directeurs de l'Opéra.

Le seul défaut de ce petit terzetto, écrit avec génie et défaut bien futile, c'est qu'il fait perdre un temps infini dans un moment où l'action force les personnages à courir. Mettons ce terzetto sur d'autres paroles et ailleurs, et il sera sublime de tous points. Il exprime admirablement un parti pris dans une affaire de galanterie; il conviendrait à un libretto extrait d'une des jolies comédies de Lope de Vega.

J'espère bien que si cette brochure existe encore en 1840, on ne manquera pas de la jeter au feu. Voyez le cas que l'on fait aujourd'hui des écrits de théorie politique publiés en 1789. Tout ce que je viens de dire depuis une heure paraîtra faible et commun dans le salon de Mérilde, cette jolie petite fille de dix ans qui aime tant Rossini, mais qui lui préfère Cimarosa. La révolution qui commence en musique sera l'éclipse totale du bon vieux goût français: quel dommage! les progrès faits depuis quatre ans par le public de Louvois, sont fort alarmants; j'en juge par des témoins irrécusables et mathématiques, les livres de vente de MM. Pacini, Carli, etc. Ce qui paraît obscur et hasardé dans cette brochure, sera faible et commun dès l'an 1833. Le parti des vieilleries n'a qu'une ressource, c'est de chasser les Italiens ou de les recruter avec des Françaises. De belles voix ne sachant pas chanter, perdraient bientôt la musique.

CHAPITRE XVII
DU PUBLIC, RELATIVEMENT AUX BEAUX-ARTS

Il y a deux peuples en France pour la musique comme pour tout le reste, c'est ce qui fait que jamais la faculté du mépris n'y a été en plus grand exercice. Les gens qui ont plus de quarante ans, qui ont fait leur fortune dans les affaires, qui portent de la poudre, qui admirent Cicéron, qui sont abonnés à la Quotidienne, etc., etc., auront beau dire, ils ne me persuaderont jamais qu'ils aiment d'autre musique que les refrains vulgaires et sautillants d'un pont-neuf. Ces gens, qui me sont précieux comme les restes vénérables et curieux d'une génération qui disparaît et de mœurs qui s'éteignent, sont à jamais perdus pour la musique italienne. Paris, c'est-à-dire le public qui juge souverainement en France des arts et de la musique, Paris était, avant la révolution, une vaste réunion d'oisifs. Je supplie qu'on arrête sa pensée pour un seul instant sur cette considération unique, mais d'une immense conséquence: le roi, avant 1789, ne nommait à aucune place.

Le droit d'ancienneté le plus rigoureux réglait l'état militaire, et trente ans de paix avaient fait des oisifs de tous les militaires. On achetait une charge de judicature ou de conseiller au parlement, et l'on était classé pour la vie. Après les premiers pas d'un jeune homme entrant dans le monde, ou plutôt après son installation dans la place que son père lui avait achetée, tout était terminé pour lui, il n'avait plus qu'à chercher des plaisirs; sa carrière était réglée, invariable, immuable; son habit faisait partie de sa personne et décidait tout pour lui. Si quelque chose pouvait, par impossible, altérer cet arrangement, c'était la considération personnelle que ce jeune homme parvenait quelquefois à conquérir; ainsi M. Caron, fils d'un horloger, devint le fameux M. de Beaumarchais; mais il avait montré la guitare à Mesdames de France.

Toute la vie se passait en public; on vivait, on mourait en public. Le Français de 1780 ne savait exister qu'au milieu d'un salon92; celui d'aujourd'hui se cache toujours au fond de son ménage. Chez un peuple qui passait sa journée à parler ou à écouter, l'esprit devint naturellement le premier des avantages; un jeune homme en entrant dans le monde, ne désirait pas d'être maréchal de France, mais d'être d'Alembert93.

Le gouvernement, fort doux, se fût bien gardé d'enchaîner M. Magallon au bras d'un galérien; on eût cru tout perdu. Ce gouvernement étant un amas de parties incohérentes et de contradictions, restes plus ou moins bien conservés du moyen âge et des coutumes féodales et militaires, il s'établit dans les arts un goût factice et faux94. Comme la passion ou l'intérêt vif pour quelque chose ou pour quelqu'un, devenait tous les jours plus rare, on ne demanda bientôt plus à une phrase de dire vite et clairement quelque chose, mais bien d'être agréable par elle-même et d'offrir un tour piquant. Dès qu'il ne se rencontra plus dans la nation de goût vif pour rien, on put s'apercevoir que l'attention avait perdu de sa force en France. On donnait des batailles ou des fêtes avec une égale légèreté95. Aussitôt qu'il y avait à faire la moindre combinaison raisonnable, on échouait de la manière la plus singulière. Rappelez-vous la bagarre des Champs-Élysées le jour du feu d'artifice à l'occasion du mariage de Louis XVI (1770). Le lendemain, le prévôt des marchands, directeur de la fête, n'en alla pas moins étaler son cordon bleu à l'Opéra. On racontait en riant le mot du maréchal de Richelieu, qui, la veille, au milieu de la presse et de deux mille personnes qui périssaient, s'écriait d'un ton piteux: «Messieurs, Messieurs, sauvez un maréchal de France96

Voulez-vous un exemple plus récent, examinez les précautions prises pour l'évasion de Louis XVI à Varennes, et la manière dont on s'y comporta. Il est impossible de douter du zèle, il faut admirer la légèreté du siècle.

Ce siècle élégant et frivole donnait des éloges à l'énergie des Bossuet et des Montesquieu; mais les admirateurs les plus exclusifs de ces grands écrivains auraient reculé devant la familiarité de leurs expressions, et n'eussent jamais osé s'en servir97. La société n'accordait, en apparence, que le second rang dans son estime aux Delille, aux La Harpe, aux Dorat, aux Thomas, aux abbé Barthélemy; mais, dans le fait, c'étaient là les hommes dont les ouvrages lui donnaient le plus de ce plaisir piquant, le seul dont son goût dédaigneux et froid fût encore susceptible. Le monstre qui eût paru le plus ridicule au milieu de cette société brillante et singulière, dont nous n'avons plus d'idée, c'eût été un cœur simple, susceptible d'une passion sincère et forte. M. Turgot, qui se trouva pour le bien public une passion de ce genre, eut besoin d'avoir l'intérêt d'une des femmes les plus spirituelles de France et du plus haut rang, pour échapper au ridicule; et encore est-ce un problème, dans le faubourg Saint-Germain, de savoir s'il put y échapper.

Les cœurs passionnés et sincères étant poursuivis dès l'enfance par les sarcasmes et l'ironie, je laisse à penser ce que devint chez les Français la faculté nommée imagination.

On se moqua d'elle dès qu'elle fut hardie. Elle dut se réduire à s'exercer sur de petits détails jolis, et surtout, avant de se passionner, elle dut toujours regarder autour d'elle dans le salon, pour voir si son enthousiasme ferait un spectacle piquant pour les voisins.

L'imagination étant tombée à ce point de marasme dans la France de 1770, on voit aisément ce que pouvait être la musique. Son office principal était de faire danser au bal et d'étonner à l'Opéra, par de grands cris et la propreté98 du chant français. Pour la musique, il y eut un petit événement de détail; une reine jeune et séduisante nous arriva de Vienne. Les Allemands sont un peuple de bonne foi; comme tels, ils ont de l'imagination, et par conséquent une musique. Marie-Antoinette nous valut Gluck et Piccini, et les excellentes disputes du coin du Roi et du coin de la Reine. Ces disputes donnèrent de l'importance à la musique sans la faire sentir davantage; car encore une fois, il aurait fallu créer une imagination à ce peuple.

Je reprends la suite de mon raisonnement. Le public de 1780 était une réunion d'oisifs; aujourd'hui, non-seulement il n'y a pas vingt oisifs au milieu de toute la société de Paris, mais encore, grâce aux partis qui se fortifient depuis quatre ans, nous sommes peut-être à la veille de devenir passionnés: ce changement extrême décide toute la question.

Mon ambition est de détourner un bien petit filet d'eau de cette cascade immense, que je viens de dérouler sous les yeux du lecteur; je ne vous prie de jeter un regard que sur les variations qu'un si prodigieux changement dans la manière d'être du public doit amener dans les arts, et encore, pas dans tous les arts, dans la musique seulement99.

La musique va se relever en France, par les petites filles de douze ans, élèves de Mademoiselle Weltz et de M. Massimino, et qui vont passer huit mois chaque année dans la solitude de la campagne. Il n'y a pas de vanité à avoir avec ses frères et sœurs, ils connaissent également et la jolie robe écossaise, et votre grande fantaisie sur le piano. Si le ciel nous donne un peu de guerre civile, nous redeviendrons les français énergiques du siècle de Henri IV et de d'Aubigné; nous prendrons les mœurs passionnées des romans de Walter Scott. Au milieu du fléau de la guerre, la légèreté française se renfermera dans de justes bornes, l'imagination renaîtra, et bientôt sera suivie par la musique. Toutes les fois que l'on trouve solitude et imagination dans un coin du monde, l'on ne tarde guère à y voir paraître le goût pour la musique100, tout comme il serait contradictoire de demander une passion bien vive pour cet art à un peuple qui passe sa vie en public, et qui se croit ennuyé et presque ridicule dès qu'il se trouve seul un instant101. Ce n'est donc pas la faute de nos amateurs à ailes de pigeon s'ils n'aiment dans les grands morceaux de Tancrède et d'Otello que les délicieuses contredanses qu'une aimable industrie sait en tirer pour les orchestres de Beaujon ou de Tivoli. Comment un homme s'y prendrait-il pour n'être pas de son siècle? Ce qui me fait croire le triomphe de la musique inévitable en France, quelles que soient les manœuvres de Feydeau et de l'Opéra, c'est que les jeunes femmes de vingt ans, élevées dans nos mœurs nouvelles, dès que le nom de Rossini est prononcé, osent se moquer des vénérables admirateurs de Gluck et de Grétry102. Le succès fou du Barbier ne vient pas tant de la voix délicieuse et légère de madame Fodor que des valses et contredanses dont il fournit nos orchestres. Après cinq ou six bals, on finit par comprendre le Barbier et trouver un vrai plaisir à Louvois103.

J'aurais à parler de la province, mais j'hésite à attaquer un sujet si imposant. La solitude produite par la peur de se compromettre en paraissant dans la rue ou au café, devrait y créer des passions véritables et y former des imaginations hardies. Il n'en est pas ainsi; ce que le provincial redoute encore le plus, renfermé seul dans son cabinet, c'est le ridicule; le grand objet de sa profonde et haineuse jalousie comme de son respect sans bornes, c'est toujours Paris. Les idées prétentieuses nées du goût singulier des brillants salons de 1770 sont encore dans toute leur gloire en province. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que jamais, et pas même en 1770, ces idées n'y furent naturelles, et filles des sentiments réels et actuels de l'habitant d'Issoudun ou de Montbrison104.

Un musicien savant, M. Castil-Blaze, a eu l'heureuse idée de mettre des paroles françaises sur la musique des opéras de Rossini. Cette musique pleine de feu, rapide, légère, peu passionnée, et si éminemment française, aurait été aussi ennuyeuse qu'elle est piquante, qu'elle eût trouvé le même succès fou sur les théâtres de province. Pour les hommes, n'est-ce pas là ce Barbier qui fait courir tout Paris? Quant aux femmes, représentant en France le goût sincère pour la musique, les airs de Rossini se trouvent sur leurs pianos depuis cinq ans. Je crois que les provinciaux seront respectables comme citoyens bien des années avant de l'être comme gens de goût, jugeant bien des arts, et surtout leur devant des jouissances un peu vives. Chose singulière! des gens si peu exempts de vanité et, à les voir, si remplis d'assurance, sont, dans le fait, les hommes qui se méfient le plus de leur propre manière de sentir, et qui osent le moins se demander avec simplicité si telle chose leur a fait peine ou plaisir. Uniquement attentif au rôle qu'il joue dans un salon, ce que le provincial redoute le plus au monde, c'est de se trouver seul de son avis; et il n'est pas sûr qu'il fasse froid au mois de janvier ou que le Renégat l'ennuie, s'il n'en voit la nouvelle dans les Feuilles de Paris105.

Je ne sais s'il est dans les probabilités que cette pusillanimité en matière de goût quitte de si tôt les gens de province. Ils seront plutôt des héros comme Desaix ou Barnave, Drouot ou Carnot, que des gens d'un goût simple, uniquement fondé sur leurs sensations personnelles, et sur la vue sincère de ce qui leur fait peine ou plaisir.

Dans cet état des esprits relativement à la musique et aux Beaux-Arts, l'idée lucrative de M. Castil-Blaze déterminera la même révolution musicale en province que l'enseignement de M. Massimino a opérée à Paris. Feydeau tombera dans dix ans et le grand Opéra vingt ans plus tard. Le gouvernement mettra rue Le Peletier l'Opéra italien, et entre les deux actes nos délicieux ballets dansés par les premiers danseurs de l'Europe. C'est alors que le grand Opéra de Paris sera un spectacle unique au monde. Figurez-vous Otello chanté par madame Pasta, Garcia et Davide; et entre les deux actes, le ballet des Pages du duc de Vendôme, dansé par mademoiselle Bigottini, madame Anatole, mesdemoiselles Noblet, Legallois et par Paul, Albert et Coulon.

J'ai substitué le chapitre qu'on vient de lire à un autre chapitre dans lequel j'avais cherché à donner l'histoire exacte de la lutte des deux Barbiers de Séville à Paris et de la victoire de Rossini, le tout d'après les journaux du temps et le dire de personnes qui suivirent toutes les représentations, soit lorsque le rôle de Rosine était joué par la jolie madame de Begnis, soit lorsque madame Fodor lui succéda, et y eut un succès si brillant et si mérité. Au lieu de raconter des détails peut-être ennuyeux, j'ai cherché à remonter aux sources du goût musical en France, et à indiquer le sens de la révolution qui s'opère dans cette branche de nos plaisirs106; et si par hasard nos adversaires sont un peu pédants, tâchons de ne pas devenir exagérés.


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87.Burckhardt, Mémoires de la cour du pape, dont il était majordome; de Potter, Histoire de l'Eglise; Gorani.
88.Peut-être amour et bonne foi d'un côté; de l'autre, vanité et continuelle attention aux autres.
89.La religion est la seule loi vivante dans les États du pape. Comparez Velletri ou Rimini au premier pays protestant que vous traverserez. Le génie froid du protestantisme tue les arts; voir Genève et la Suisse. Mais les arts ne sont que le luxe de la vie; l'honnêteté, la raison, la justice, en sont le nécessaire.
90.Voir les Mémoires de Carlo Gozzi, et son éternelle querelle avec le signor Gratarol; rien de plus opposé à Giacopo Ortiz. Voir les Œuvres de madame Albrizzi.
91.Voir une brochure fort plaisante d'un M. Majer, de Venise, qui nous apprend que M. Morlachi di Perugia est le grand maître de l'époque. Un homme d'esprit, de Paris, fort accrédité dans les journaux depuis que Rossini a refusé son poëme des Athéniennes, nous assure, de son côté, que le grand maître de l'époque, c'est M. Spontini. Que va dire M. Berton de l'Institut?
92.Un homme, s'il n'est pas marié, dîne trois cents fois par an chez le restaurateur; en 1780, il n'y eût pas paru deux fois par mois. Un jeune homme se déconsidérait en allant au café. Le quart de la vie se passait à souper, et l'on ne soupe plus.
93.Mémoires de Marmontel, de Morellet. Lettres de madame Du Deffant et de mademoiselle de Lespinasse.
94.Nous l'appelons factice et faux en 1823, mais il était fort naturel et fort réel en 1780. Tout ce que l'on peut dire, c'est que la quantité d'émotion possible dans chaque homme (ce qui fait le domaine des arts) était fort restreinte.
95.Voir les Mémoires de Bezenval, bataille de Fillinghausen. Batailles des princes de Clermont et de Soubise. Mémoires de Lauzun, détails de son expédition en Amérique.
96.Mémoires de madame du Hausset, femme de chambre de madame de Pompadour. Mémoires de madame Campan, dans la partie supprimée par des éditeurs prudents.
97.«Sylla, en prenant cette mesure, en connaissait bien le fort et le faible», dit Montesquieu, Grandeur des Romains. Jamais Marmontel n'aurait eu le courage d'écrire un tel mot; les littérateurs de la vieille école ne l'oseraient pas même aujourd'hui. Voyez les querelles que l'on a faites à M. Courier pour son admirable Hérodote. Les savants craignent pour Hérodote.
98.Mémoires de madame d'Épinay: détail de la matinée de M. d'Épinay.
99.Voir Racine et Shakspeare, 1823.
100.Zurich. Solitude et chant à l'église, voilà les sources du goût pour l'opéra buffa.
101.Tableau des États-Unis, par Volney, page 490.
102.Qui s'en vengent bien. Voir les Annales littéraires, c'est le journal des bons hommes de lettres; ils traitent Rossini comme Voltaire. Les Français d'autrefois sentent extrêmement peu la musique; et comme d'ailleurs ils ne manquent pas de prétentions, il n'est sorte d'absurdités qu'on ne parvienne à leur débiter avec succès, pour peu qu'on y mette d'adresse. C'est ainsi que les Débats, un de leurs journaux les plus accrédites, en parlant de Monsigny, donnait à ce bonhomme le titre de premier musicien de l'Europe, et soutenait son dire par quatre colonnes de feuilleton. Il est fâcheux pour l'Europe qu'elle ne se soit jamais doutée du nom de son premier musicien. Je prie de croire que j'estime les journaux autant que je le dois, mais ils sont précieux comme thermomètre indiquant l'état actuel de l'opinion de Paris. Un public qui supporte patiemment, et l'on peut dire avec joie trois théâtres tels que les Variétés, le Vaudeville et le Gymnase, qui se soutiennent et font fortune en chantant faux quatre heures de suite chaque soir, ne peut pas, en conscience, prétendre à une grande délicatesse d'oreille. (Mais ce sont les hommes de cinquante ans, et non les jeunes femmes de la haute société qui font les succès du Vaudeville.)
  La patrie de Voltaire et de Molière est, ce me semble, la première ville du monde pour l'esprit. On jetterait pêle-mêle dans un alambic l'Italie, l'Angleterre et l'Allemagne, que l'on ne parviendrait jamais à faire Candide, ou les chansons de Collé ou de Béranger. Ce dernier mot explique le peu de génie pour la musique. Le Français d'autrefois est attentif à la parole chantée, et jamais à la cantilène sur laquelle on la chante; pour lui, c'est la parole qui peint le sentiment, et non le chant.
103.Si jamais on introduit un ballet entre les deux actes de l'opéra italien à Louvois, le mal à la tête, et l'état nerveux du second acte étant prévenus, Louvois amusera autant qu'il intéresse, et Feydeau est perdu. Quel dommage pour la gloire nationale!
104.Le Spleen, conte de M. de Bezenval, mœurs de Besançon.
105.J'apprends qu'un grand nombre de petite villes ont eu le malheur de prendre à la lettre les louanges ironiques données à la Caroléîde et à Ipsiboé.
106.Sans les aristarques de profession, la révolution des arts se ferait mieux et plus vite; mais, puisque nous sommes condamnés à avoir une Académie française, estimons-la juste ce qu'elle vaut. Tâchons de ne pas nous laisser irriter par une contradiction doctorale et donnée de haut129129
  Paroles des Débats en racontant les injures élégants adressées au romantiques par le célèbre M. Villemain, à la clôture ou à l'ouverture de son cours, mars 1823.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
271 s. 2 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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