Kitabı oku: «La vie de Rossini, tome I», sayfa 3
II
DIFFÉRENCE DE LA MUSIQUE ALLEMANDE ET DE LA MUSIQUE D'ITALIE
En musique, on ne se rappelle bien que les choses que l'on peut répéter; or un homme seul se retirant chez lui le soir, ne peut pas répéter de l'harmonie avec sa voix seule.
Voilà sur quoi est basée l'extrême différence de la musique allemande et de la musique italienne. Un jeune Italien plein d'une passion, après y avoir réfléchi quelque temps en silence, pendant qu'elle est plus poignante, se met à chanter à mi-voix un air de Rossini, et il choisit, sans y songer, parmi les airs de sa connaissance, celui qui a quelque rapport à la situation de son âme; bientôt, au lieu de le chanter à mi-voix, il le chante tout haut, et lui donne, sans s'en douter, l'expression particulière de la nuance de passion qu'il endure. Cet écho de son âme le console; son chant est, si l'on veut, comme un miroir dans lequel il s'observe: son âme était irritée contre le destin, il n'y avait que de la colère; elle va finir par avoir pitié d'elle-même.
A mesure que le jeune Italien se distrait par son chant, il remarque cette couleur nouvelle qu'il donne à l'air qu'il a choisi; il s'y complaît, il s'attendrit. De cet état de l'âme à écrire un air nouveau, il n'y a qu'un pas; et comme le climat et leurs habitudes ont donné aux habitants de l'Italie méridionale une voix très-forte, le plus souvent ils n'ont pas besoin de piano pour composer7. J'ai connu vingt jeunes gens à Naples qui écrivent un air avec aussi peu de prétention qu'à Londres on fait une lettre ou à Paris un couplet. Souvent en rentrant chez eux le soir, ils se mettent au piano, et, sous ce délicieux climat, passent une partie de la nuit à chanter et à improviser. Leur esprit est à mille lieues de songer à écrire et à la gloriole d'auteur; ils ont donné jour à la passion qui les anime, voilà tout leur secret, voilà tout leur bonheur. En Angleterre, un jeune homme, dans des circonstances semblables, aurait lu jusqu'à une heure ou deux quelque auteur favori, mais il aurait moins créé que le Napolitain, son âme aurait été moins active; donc il a eu moins de plaisir. Il n'y a plus de distraction possible dès qu'on improvise au piano, et l'on ne songe qu'à l'expression; il est inutile de s'occuper de la justesse des sons.
Pour bien jouer du violon, il faut faire des gammes trois heures par jour, pendant huit ans. Alors il vient des durillons énormes au bout des doigts de la main gauche, durillons qui la déforment entièrement; mais l'on parvient à tirer de l'instrument des sons parfaits. Si le plus habile joueur de violon passe trois ou quatre jours sans faire deux heures de gammes, ses sons ont déjà moins de pureté et ses passages moins de brillant. Le degré de patience et de constance nécessaire pour ce genre de talent est fort rare dans les pays du midi, et ne s'allie guère à une tête ardente. Tout le temps que l'on joue du violon ou de la flûte, l'on est attentif à la beauté ou à la justesse des sons, et non pas à ce qu'ils expriment. Notez ce mot, il explique encore le secret des deux musiques.
Il y a eu des pères en Italie qui, dans le siècle dernier, ont condamné leur fils à devenir un bon violon ou un bon hautbois, à peu près comme d'autres faisaient de leurs enfants des castrats; mais de nos jours, le talent de la musique instrumentale s'est tout à fait réfugié dans la tranquille et patiente Allemagne. Au milieu des forêts de la Germanie, il suffit à ces âmes rêveuses, de la beauté des sons, même sans mélodie, pour redoubler l'activité et les plaisirs de leur imagination vagabonde.
Il y a une vingtaine d'années qu'à Rome on entreprit de donner Don Juan; les symphonistes essayèrent, pendant quinze jours, de faire aller ensemble les trois orchestres qui se trouvent au dernier acte de cet opéra, pendant le souper de don Juan. Jamais les musiciens de Rome n'en purent venir à bout. Ils étaient pleins d'âme, et n'avaient nulle patience. Par contre, j'ai vu, il y a quinze jours, l'orchestre de l'Opéra, rue Le Peletier, jouer admirablement, à la première vue, une symphonie diabolique de Cherubini, et ne pouvoir accompagner le duo d'Armide, chanté par madame Pasta et Bordogni. J'ai vu à l'Opéra de superbes talents, cultivés avec une patience à toute épreuve, et pas de génie musical.
A Rome, il y a vingt ans, on déclara, d'une voix unanime, que les étrangers vantaient beaucoup trop l'œuvre de Mozart, et que le morceau des trois orchestres, en particulier, était tout à fait absurde, et digne de la barbarie tudesque.
Le despotisme minutieux8 qui depuis deux siècles enlace et étouffe le génie italien, a fait tomber la critique permise par la censure dans les journaux, au dernier degré de grossièreté et de bassesse; on appelle un homme un scélérat, un âne, un voleur, etc., à peu près comme à Londres9, et bientôt à Paris, pour peu que la liberté de la presse continue à nous apprendre à mépriser un homme vulgaire, même lorsqu'il imprime. Ordinairement en Italie le journaliste est lui-même l'un des principaux espions de la police, et celui par lequel elle fait injurier tout ce qui acquiert une notabilité quelconque, et par là lui fait peur. Or, en Italie comme en France, comme partout, l'opinion publique sur les spectacles ne peut se former que par les journaux; c'est une pensée qui s'évapore si personne ne se présente pour la recueillir, et, faute d'avoir noté la première chaîne du raisonnement, jamais l'on n'arrive à la seconde.
Je demande pardon d'avoir présenté une idée odieuse, mais je serais au désespoir qu'on jugeât de la belle Italie, de la terre sublime qui recouvre les cendres, encore chaudes, des Canova et des Vigano, par les turpitudes de sa presse périodique, ou sur les phrases vides d'idées des livres que la peur ose encore imprimer. Jusqu'à ce que l'Italie ait un gouvernement modéré, comme celui dont on jouit en Toscane depuis dix-huit mois, je demande en grâce, et je puis dire en justice, qu'on ne la juge que sur cette partie de son âme qu'elle peut révéler par les beaux-arts. Aujourd'hui il n'y a que les espions ou les nigauds qui impriment.
Je me trouvais il y a quelques années (1816) dans une des plus grandes villes de Lombardie. Des amateurs riches, qui y avaient établi un théâtre bourgeois, monté avec le plus grand luxe, eurent l'idée de célébrer l'arrivée dans leurs murs, de la princesse Béatrix d'Este, belle-mère de l'empereur François. Ils firent composer, en son honneur, un opéra entièrement nouveau, paroles et musique; c'est le plus grand honneur qu'on puisse rendre en Italie. Le poëte imagina d'arranger en opéra une comédie de Goldoni, intitulée Torquato Tasso. On fait la musique en huit jours, la pièce est mise en répétition, tout marche rapidement; la veille même de la représentation, le chambellan de la princesse vint dire aux citoyens distingués qui tenaient à honneur de chanter devant elle, qu'il était peu respectueux de rappeler, devant une princesse de la maison d'Este, le nom du Tasse, d'un homme qui a eu des torts envers cette illustre famille.
Ce trait ne surprit personne, on substitua le nom de Lope de Vega à celui du Tasse.
La musique ne peut, ce me semble, avoir d'effet sur les hommes qu'en excitant leur imagination à produire certaines images analogues aux passions dont ils sont agités. Vous voyez par quel mécanisme indirect, mais sûr, la musique d'un pays doit prendre la nuance du gouvernement qui forme les âmes en ce pays. De toutes les passions généreuses, la tyrannie ne permettant en Italie que l'amour, la musique n'a commencé à être belliqueuse que dans Tancrède, postérieur de dix ans aux prodiges d'Arcole et de Rivoli. Avant que ces grandes journées eussent réveillé l'Italie10, le nom de la guerre et des armes n'était employé en musique que pour faire valoir les sacrifices faits à l'amour. Comment des gens à qui la gloire était défendue, et qui ne voyaient dans les armes qu'un instrument d'insolence et d'oppression, auraient-ils pu trouver du charme à rêver aux sensations guerrières?
Voyez, au contraire, la musique à peine née en France, produire sur-le-champ le sublime: Allons, enfants de la patrie, et le Chant du départ. Depuis trente ans que nos compositeurs imitent les Italiens, ils n'ont rien fait d'égal; c'est qu'ils copient, à l'aveugle, l'expression de l'amour et que l'amour, en France, n'est qu'une passion secondaire que la vanité et l'esprit se chargent d'étouffer.
Quoi qu'il en soit de la vérité de cette remarque impertinente, je pense que tout le monde est d'accord que la musique n'a d'effet que par l'imagination. Or il est une chose qui paralyse sûrement l'imagination, c'est la mémoire. A l'instant qu'en entendant un bel air, je me rappelle les illusions et le petit roman qu'il avait fait naître en moi à la dernière fois que j'en fus ravi, tout est perdu, mon imagination est glacée, et la musique n'est plus une fée toute-puissante sur mon cœur. Si je la sens, ce ne sera que pour admirer quelque effet secondaire, quelque mérite subalterne, la difficulté de l'exécution par exemple.
Un de mes amis écrivait, il y a un an, à une dame qui se trouvait à la campagne: «L'on va donner Tancrède au théâtre Louvois; ce n'est qu'à la trois ou quatrième représentation que nous sentirons bien les finesses de cette musique si fraîche et si belliqueuse. Après l'avoir comprise, elle s'emparera de plus en plus de notre imagination, et sera dans la plénitude de sa puissance durant vingt ou trente représentations, après quoi elle sera usée pour nous. Plus vif aura été notre amour dans le commencement, plus souvent il nous aura engagés à chanter cette musique sublime en sortant du spectacle, plus complète sera notre saturation, si j'ose m'exprimer ainsi.» On ne saurait, en musique, être fidèle à ses anciennes admirations. Si Tancrède ravit encore après quarante représentations, ce sera un autre public; une autre classe de la société sera venue à Louvois, attirée par les articles des journaux; ou bien, c'est que l'on est si mal à ce théâtre, le corps éprouve un tel supplice pendant que les oreilles sont charmées, que la fatigue se montre bien vite, et qu'on ne peut guère goûter à chaque soirée qu'un acte d'un opéra; au lieu de quarante représentations, il en faudra quatre-vingts pour apprécier Tancrède.
Une chose fort triste, qui est peut-être une vérité, c'est que le beau idéal change tous les trente ans, en musique. De là vient que cherchant à donner une idée de la révolution opérée par Rossini, il a été inutile de remonter beaucoup au delà de Cimarosa et de Paisiello11.
Lorsque, vers l'an 1800, ces grands hommes cessèrent de travailler, ils fournissaient de nouveautés, depuis vingt ans, tous les théâtres d'Italie et du monde. Leur style, leur manière de faire, n'avaient plus le charme de l'imprévu. Le vieux et aimable Pachiarotti me contait, à Padoue, en me faisant admirer son jardin anglais, la tour du cardinal Bembo, et ses beaux meubles, curieusement apportés de Londres, qu'autrefois, à Milan, on lui faisait répéter chaque soirée, jusqu'à cinq fois, un certain air de Cimarosa; j'avoue que pour ajouter foi à un tel excès d'amour et de folie chez tout un peuple, j'ai eu besoin que cette anecdote me fût confirmée par une foule de témoins oculaires. Comment le cœur humain pourrait-il aimer toujours ce qu'il aime avec cette fureur?
Si un air que nous avons entendu il y a dix ans, nous fait encore plaisir, c'est d'une autre manière, c'est en nous rappelant les idées agréables dont alors notre imagination était heureuse; mais ce n'est plus en produisant une ivresse nouvelle. Une tige de pervenche rappelait aussi à Jean-Jacques Rousseau les beaux jours de sa jeunesse.
Ce qui fait de la musique le plus entraînant des plaisirs de l'âme, et lui donne une supériorité marquée sur la plus belle poésie, sur Lalla-Rook, ou la Jérusalem, c'est qu'il s'y mêle un plaisir physique extrêmement vif. Les mathématiques font un plaisir toujours égal, qui n'est pas susceptible de plus ou de moins; à l'autre extrémité de nos moyens de jouissance, je vois la musique. Elle donne un plaisir extrême, mais de peu de durée, et de peu de fixité. La morale, l'histoire, les romans, la poésie, qui occupent, sur le clavier de nos plaisirs, tout l'intervalle entre les mathématiques et l'Opéra-Buffa, donnent des jouissances d'autant moins vives, qu'elles sont plus durables, et qu'on peut y revenir davantage, avec la certitude de les éprouver encore.
Tout est, au contraire, incertitude et imagination en musique; l'opéra qui vous a fait le plus vif plaisir, vous pouvez y revenir trois jours après, et n'y plus trouver que l'ennui le plus plat, ou un agacement désagréable de nerfs. C'est qu'il y a dans la loge voisine une femme à voix glapissante; ou il fait étouffant dans la salle; ou l'un de vos voisins, en se balançant agréablement, communique à votre chaise un mouvement continu et presque régulier. La musique est une jouissance tellement physique, que l'on voit que j'arrive à des conditions de plaisir presque triviales à écrire.
C'est souvent une cause d'un genre pas plus relevé qui gâte une soirée où l'on a le bonheur d'entendre madame Pasta et d'avoir une loge commode. On va chercher bien loin une belle raison métaphysique ou littéraire pour expliquer pourquoi l'Elisabetta ne fait aucun plaisir; c'est tout simplement qu'on étouffait dans la salle, et qu'on était mal à son aise. La salle de Louvois est excellente pour donner au plaisir musical cette espèce de draw-back (difficulté de naître); ensuite on écoute avec pédanterie; on se fait un devoir de tout entendre. Se faire un devoir! quelle phrase anglaise, quelle idée anti-musicale! C'est comme se faire un devoir d'avoir soif.
Le plaisir tout physique et machinal que la musique donne aux nerfs de l'oreille, en les forçant de prendre un certain degré de tension (par exemple, durant le premier final de Così fan tutte de Mozart), ce plaisir physique met apparemment le cerveau dans un certain état de tension ou d'irritation qui le force à produire des images agréables, et à sentir avec vingt fois plus d'ivresse les images qui, dans un autre moment, ne lui auraient donné qu'un plaisir vulgaire; c'est ainsi que quelques baies de bella-dona cueillies par erreur dans un jardin, le forcent à être fou.
Cotugno, le premier médecin de Naples, me disait lors du succès fou de Moïse: «Entre autres louanges que l'on peut donner à votre héros, mettez celle d'assassin. Je puis vous citer plus de quarante attaques de fièvre cérébrale nerveuse, ou de convulsions violentes, chez des jeunes femmes trop éprises de la musique, qui n'ont pas d'autre cause que la prière des Hébreux au troisième acte, avec son superbe changement de ton.»
Le même philosophe, car ce grand médecin Cotugno était digne de ce titre, disait que le demi-jour était nécessaire à la musique. La lumière trop vive irrite le nerf optique; or la vie ne peut pas se trouver à la fois présente au nerf optique et au nerf auditif. Vous avez le choix des deux plaisirs; mais la force du cerveau humain ne suffit pas aux deux à la fois. Je soupçonne une autre circonstance, ajoutait Cotugno, qui tient peut-être au galvanisme. Pour trouver des sensations délicieuses en musique, il faut être isolé de tout autre corps humain. Notre oreille est peut-être environnée d'une atmosphère musicale de laquelle je ne puis dire autre chose, sinon que peut-être elle existe. Mais pour avoir des plaisirs parfaits, il faut être en quelque sorte isolé comme pour les expériences électriques, et qu'il y ait au moins un intervalle d'un pied entre vous et le corps humain le plus voisin. La chaleur animale d'un corps étranger me semble fatale au plaisir musical.
Je suis bien loin de prétendre affirmer cette théorie du philosophe napolitain, je n'ai peut-être pas même assez de science pour la répéter correctement.
Tout ce que je sais par l'expérience de quelques amis intimes, c'est qu'une suite de belles mélodies napolitaines force l'imagination du spectateur à lui présenter certaines images, et en même temps met son âme dans la situation la plus propre à sentir tout le charme de ces images.
Lorsqu'on commence seulement à aimer la musique, on est étonné de ce qui se passe en soi, et l'on ne songe qu'à goûter le nouveau plaisir dont on vient de faire la découverte.
Lorsqu'on aime déjà depuis longtemps cet art enchanteur, la musique, lorsqu'elle est parfaite, ne fait que fournir à notre imagination des images séduisantes relatives à la passion qui nous occupe dans le moment. On voit bien que tout le plaisir n'est qu'en illusion, et que plus un homme est solidement raisonnable, moins il en est susceptible.
Il n'y a de réel dans la musique que l'état où elle laisse l'âme, et j'accorderai aux moralistes que cet état la dispose puissamment à la rêverie et aux passions tendres.
III
HISTOIRE DE L'INTERRÈGNE APRÈS CIMAROSA ET AVANT ROSSINI, DE 1800 A 1812
Après Cimarosa, et lorsque Paisiello eut cessé de travailler, la musique languit en Italie jusqu'à ce qu'il parût un génie original. Je devrais dire le plaisir musical languit; il y avait bien toujours des transports et de l'admiration folle dans les salles de spectacle, mais c'est comme il y a des larmes dans de beaux yeux de dix-huit ans, même en lisant les romans de Ducray-Duminil, ou des mouchoirs agités et des vivat pour la joyeuse entrée même des plus mauvais souverains.
Rossini a écrit avant 1812; mais ce n'est qu'en cette année-là qu'il obtint la faveur de composer pour le grand théâtre de Milan.
Pour apprécier ce génie brillant, il faut de toute nécessité voir dans quel état il trouva la musique, et jeter un coup d'œil sur les compositeurs qui eurent des succès de 1800 à 1812.
Je remarquerai en passant que la musique est un art vivant en Italie, uniquement parce que tous les grands théâtres ont l'obligation de donner des opéras nouveaux à certaines époques de l'année; sans quoi, sous prétexte d'admirer les anciens compositeurs, les pédants du pays n'auraient pas manqué d'étouffer et de proscrire tous les génies naissants; ils n'eussent laissé prospérer que de plats copistes.
L'Italie n'est le pays du beau dans tous les genres que parce qu'on y éprouve le besoin du nouveau dans le beau idéal, et que chacun n'écoutant que son propre cœur, les pédants y jouissent de tout le mépris qu'ils méritent.
Après Cimarosa et avant Rossini, deux noms se présentent, Mayer et Paër.
Mayer, Allemand perfectionné en Italie, et qui depuis quarante ans s'est fixé à Bergame, a donné une cinquantaine d'opéras, de 1795 à 1820. Il eut du succès, parce qu'il présentait au public une petite nouveauté qui surprenait, et attachait l'oreille. Son talent consistait à mettre dans l'orchestre, et dans les ritournelles et les accompagnements des airs, les richesses d'harmonie qu'à la même époque Haydn et Mozart créaient en Allemagne. Il ne savait guère faire chanter la voix humaine, mais il faisait parler les instruments.
Sa Lodoïska, donnée en 1800, enleva tous les suffrages. Je l'ai vue admirablement chantée à Schoenbrunn en 1809, par la charmante Balzamini, qui mourut bientôt après, au moment où elle allait devenir une des cantatrices les plus distinguées de l'Italie. Madame Balzamini devait son talent à sa laideur.
Les due Gironate de Mayer sont de 1801; en 1802, il donna I Misteri Eleusini, qui se firent la réputation qu'a aujourd'hui Don Juan. Don Juan n'existait pas alors pour l'Italie, comme trop difficile à lire. I Misteri Eleusini passèrent pour l'œuvre musicale la plus forte et la plus énergique de l'époque. La marche de l'art était frappante, on allait de la mélodie à l'harmonie.
Les maîtres italiens quittaient le facile et le simple pour le composé et le savant. MM. Mayer et Paër osant faire en grand, avec hardiesse, avec une science profonde, ce que tous les autres maestri essayaient timidement, et en commettant à chaque instant des fautes contre la grammaire de la langue, ces messieurs eurent un faux air de génie; ce qui acheva de compléter l'illusion, c'est qu'ils avaient réellement beaucoup de talent.
Leur malheur a été que Rossini soit venu dix ans trop tôt. La vie d'une musique d'opéra devant, à ce qu'il paraît, se borner à trente ans, ces maîtres ont à se plaindre au sort de ce qu'il ne les a pas tranquillement laissés achever leur temps. Si Rossini n'avait paru qu'en 1820 MM. Mayer et Paër figureraient dans les annales de la musique au rang des Leo, des Durante, des Scarlatti, etc., grands maîtres du premier ordre, qui ne sont passés de mode qu'après leur mort. Ginevra di Scozia est de 1803; c'est l'épisode d'Ariodant, qui forme l'un des chants les plus admirables du délicieux Orlando, de l'Arioste. L'Arioste excite tant de transports en Italie, précisément parce qu'il a écrit comme il faut écrire pour un peuple musicien; à l'autre extrémité du clavier poétique, je vois le petit abbé Delille.
Ainsi qu'on pouvait s'y attendre de la part d'un Allemand, tous les airs de passion et de jalousie d'Ariodant et de la belle Ecossaise, qu'il croit infidèle, sont forts presque uniquement en effets d'harmonie et en accompagnements. Ce n'est pas que les Allemands manquent de sentiment, à Dieu ne plaise que je sois injuste à ce point envers la patrie de Mozart; mais en 1823, par exemple, ce sentiment leur fait voir l'histoire de toute la révolution française et de ses suites, dans l'Apocalypse12.
Le sentiment des Allemands, trop dégagé des liens terrestres, et trop nourri d'imagination, tombe facilement dans ce que nous appelons en France le genre niais13. Les têtes qui éprouvent des passions en Allemagne, manquant de logique, supposent bientôt l'existence de ce dont elles ont besoin.
Le sujet d'Ariodant est si beau pour la musique, que Mayer a trouvé trois ou quatre inspirations; par exemple, le chœur chanté par les pieux solitaires, au milieu desquels Ariodant, au désespoir, vient chercher un asile. Ce chœur réclamant des effets d'harmonie, des oppositions de voix plutôt que de beaux chants, est magnifique. On se souvient encore à Naples du duetto entre Ariodant, qui a la visière de son casque baissée, et sa maîtresse, qui ne le reconnaît pas. Ariodant va se battre contre son propre frère pour essayer de sauver sa maîtresse; il est sur le point de lui avouer tous ses soupçons, et de lui dire qu'il est Ariodant, quand la trompette sonne et l'appelle au combat. La situation, une des plus touchantes, peut-être, que puisse fournir la plus touchante des passions de l'homme, est tellement belle, qu'il fallait qu'une musique fût bien dure à l'oreille, fût bien peu musique, pour ne pas mettre des larmes dans tous les yeux. Celle-ci est un chef-d'œuvre.
Il est odieux de critiquer ce duetto en Italie, tant les cœurs tendres l'ont pris sous leur protection. Je ne ferai qu'une réflexion: qu'eût-il été avec l'énergie de Cimarosa, ou la mélancolie de Mozart? Nous aurions eu une seconde scène de Sara, dans l'oratorio d'Abraham. Cette scène de Sara avec les pasteurs, auxquels elle demande des nouvelles de son fils Isaac, qui est parti pour la montagne du sacrifice, est le chef-d'œuvre de Cimarosa dans le genre pathétique. Cela est supérieur aux plus beaux airs de Grétry et de Dalayrac.
Chaque année Mayer donnait deux ou trois opéras nouveaux, et était applaudi sur les premiers théâtres. Comment ne pas se croire l'égal des grands maîtres? L'opéra de 1807, Adelasia ed Aleramo, parut supérieur à tout ce que le compositeur bavarois avait encore donné. La Rosa bianca e la Rosa rossa, sujet superbe tiré de l'histoire des guerres civiles d'Angleterre, eut un grand succès en 1812. Walter Scott n'avait pas encore révélé quelle quantité de sublime renferme, pour un peuple, l'histoire de ses guerres civiles de la fin du moyen âge. Le ténor Bonoldi fit admirer, dans la Rosa bianca, une voix charmante.
Le premier allegro de l'ouverture de cet opéra montre dans quel abîme de trivialité tombe d'ordinaire un compositeur allemand qui prétend trouver des chants gais.
La reconnaissance d'Enrico et de son ami Vanoldo est remplie d'une grâce naïve que n'a jamais rencontrée Rossini, parce qu'elle tient à l'absence de certaines qualités plus sublimes. Ce duo est de Paër.
Le même genre de mérite brille dans le fameux duetto E de serto il bosco intorno. C'est le chef-d'œuvre de Mayer, et ce serait un des chefs-d'œuvre de la musique s'il y avait quelques traits de force vers la fin. Le poëte a fourni au maestro une manière délicieuse, et vraiment digne de Métastase, d'excuser la trahison de Vanoldo envers son ami Enrico. Enrico en apprenant que son ami a cherché à plaire à celle qu'il aime, s'écrie:
Ah chi puô mirarla in volto
E non ardere d'amor!
Mayer a eu la bonne fortune de trouver une mélodie italienne pour exprimer cette idée charmante. Toutes les âmes tendres et douces plutôt qu'énergiques préféreront ce duetto, je n'en fais aucun doute, aux traits les plus vifs de Rossini et de Cimarosa.
Dans le genre bouffe, Mayer a eu la grosse gaieté d'un bonhomme sans esprit.
Gli Originali font plaisir lorsqu'on n'a pas entendu depuis longtemps de vraie musique italienne. C'est la Mélomanie. Lorsque cet opéra parut (1799), il fit cruellement sentir l'absence de Cimarosa, retenu alors dans les prisons de Naples, et que le bruit public disait pendu. On se demandait: Quels airs délicieux dans le genre de
Sei morelli e quatro baj,
de
Mentr'io ero un mascalzone,
de
Amicone del mio core,
Cimarosa n'eût-il pas faits sur un tel sujet?
Le Mélomane véritable, ridicule assez rare en France, où d'ordinaire il n'est qu'une prétention de la vanité, se trouve à chaque pas en Italie.
Lorsque j'étais en garnison à Brescia, l'on me fit faire la connaissance de l'homme du pays qui était peut-être le plus sensible à la musique. Il était fort doux et fort poli; mais quand il se trouvait à un concert, et que la musique lui plaisait à un certain point, il ôtait ses souliers sans s'en apercevoir. Arrivait-on à un passage sublime, il ne manquait jamais de lancer ses souliers derrière lui sur les spectateurs.
J'ai vu à Bologne le plus avare des hommes jeter ses écus à terre, et faire une mine de possédé, quand la musique lui plaisait au plus haut degré.
Le Mélomane de Mayer ne fait que répéter sur la scène des actions que l'on voit tous les jours dans la salle. Du reste, la forme seule des regrets qu'inspirait l'absence de Cimarosa, indiquait que ce grand homme allait cesser d'être à la mode. S'il eût fait de nouveaux airs, au lieu de s'en laisser charmer avec naïveté, les amateurs eussent appelé la mémoire pour troubler l'empire de l'imagination, on se fût rappelé mal à propos le souvenir des chefs-d'œuvre qui venaient, pendant vingt ans de suite, de charmer tous les cœurs.
Mayer est le maestro le plus savant de l'interrègne, comme il en est le plus fécond; tout chez lui est correct. Vous pouvez examiner dans tous les sens les partitions de Medea, de Cora, d'Adelazia, d'Eliza, vous n'y trouverez pas une faute; c'est la perfection désespérante de Despréaux: vous ne savez pourquoi vous n'êtes pas plus ému. Passez à un opéra de Rossini, vous sentez tout à coup l'air pur et frais des hautes Alpes; vous vous sentez respirer plus à l'aise; on croit renaître; vous aviez besoin de génie. Le jeune compositeur jette à pleines mains les idées nouvelles; tantôt il réussit, souvent il manque son objet. Tout est entassé, tout est pêle-mêle, tout est négligence; c'est la profusion et l'insouciance de la richesse sans bornes. On redit: Mayer est le compositeur le plus correct, Rossini est le grand artiste.
Je ne disconviendrai pas que Mayer n'ait huit ou dix morceaux qui, pendant trois ou quatre soirées, ont un faux air de génie; par exemple, le sestetto d'Elena. Je me souviens que dans un temps aussi je trouvais que Dalayrac avait de jolies idées, quoique mal arrangées. Depuis, j'ai étudié un peu sérieusement Cimarosa, où j'ai retrouvé la plupart des jolies idées de Dalayrac: peut-être, si l'on étudiait Sacchini, Piccini, Buranello, y trouverait-on une raison suffisante pour les éclairs de génie du bon Mayer. Seulement, comme l'Allemand a un grand talent, et qu'il est aussi savant que Dalayrac est écolier, il aura admirablement déguisé ses emprunts.
Le bon Mayer, voyant un jour Cherubini à Venise, ne déguisait rien, et dit tout bonnement au copiste du théâtre: «Voilà la Faniska de Cherubini, vous allez copier depuis telle page jusqu'à telle autre.» C'était un morceau de vingt-sept pages, où il ne changea pas un bémol.
Mayer fut pour la musique ce que Johnson a été pour la prose anglaise; il créa un genre emphatique et lourd, qui s'écartait beaucoup du beau naturel, mais qui cependant n'était pas sans mérite, surtout une fois qu'on avait pu s'y accoutumer. Cette emphase a été cause que la réputation de Mayer a été anéantie par Rossini en un clin d'œil; c'est le sort qui attend toutes les affectations dans les arts. Le beau naturel paraît un jour, et l'on s'étonne d'avoir pu être dupe si longtemps. On voit que nos classiques ont bien leurs raisons pour empêcher qu'on ne joue Shakspeare, et pour lancer contre lui la jeunesse libérale. Le jour où l'on jouera Macbeth, que deviendront nos tragédies modernes?
Je crois qu'après Mayer, M. Paër, musicien né à Parme, malgré son nom allemand, est celui de tous les compositeurs de l'interrègne qui a eu le succès le plus européen. Cela tient peut-être à ce que M. Paër, outre un talent incontestable et très remarquable, est un homme très-fin, de beaucoup d'esprit, et fort agréable dans le monde. On dit qu'une des preuves les plus frappantes de cet esprit a été de tenir huit ans de suite Rossini caché aux Parisiens. Notez que s'il y eut jamais un homme fait pour plaire à des Français, c'est Rossini, Rossini le Voltaire de la musique.
Toutes les premières pièces de Rossini jouées à Paris, ont été montées d'une manière ridicule. Il me souvient encore de la première représentation de l'Italiana in Algeri. Lorsque peu après l'on donna la Pietra del Paragone, on eut l'attention de supprimer les deux morceaux qui ont fait la fortune de ce chef-d'œuvre en Italie: l'air Eco pietosa, et le finale sigillara. Il n'est pas jusqu'au chœur délicieux du second acte de Tancrède, chanté sur le pont, dans la forêt, par les chevaliers de Syracuse, qu'on n'ait trouvé prudent de raccourcir de moitié.