Читайте только на Литрес

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «La vie de Rossini, tome I», sayfa 6

Yazı tipi:

A chaque instant Walter Scott interrompt et soutient le dialogue par la description, quelquefois même d'une manière impatientante, comme lorsque la charmante petite muette Fenella de Peveril du Pic, veut empêcher Julian de sortir du château de Holm-Peel dans l'île de Man. Ici la description impatiente à peu près comme l'harmonie allemande choque les cœurs italiens; mais lorsqu'elle est bien placée, elle laisse l'âme dans un état d'émotion qui la prépare merveilleusement à se laisser toucher par le plus simple dialogue; et c'est, à l'aide de ses admirables descriptions que Walter Scott a pu avoir l'audace d'être simple, abandonner le ton de rhéteur que Jean-Jacques et tant d'autres avaient mis à la mode dans le roman, et enfin oser risquer des dialogues aussi vrais que la nature.

Peut-être aurai-je réussi par cette longue digression à donner une idée un peu nette des diverses positions qu'occupent sur le Parnasse musical, Pergolèse, Mayer, Mozart et Rossini. Du temps de Pergolèse, on n'avait pas encore songé à employer dans le roman les descriptions des aspects sublimes ou gais de la nature; Mozart fut le Walter Scott de la musique. Il se servit de la description d'une manière ravissante; quelquefois mais fort rarement, il l'employa d'une façon un peu exagérée. Mayer, Winter, Weigl, comme M. l'abbé Delille, jettent à pleines mains des descriptions peu intéressantes et fort savantes (très-fortes en grammaire et en mécanisme de langue). Rossini les a employées d'une manière qui plaît au public; sa couleur est vive, sa lumière est singulièrement pittoresque; il arrête toujours les yeux, mais quelquefois il les fatigue.

A chaque instant dans la Gazza ladra, par exemple, on voudrait faire taire l'orchestre pour avoir un peu plus de chant. L'effet est dur et fort, il convient aux gens sensibles; les dilettanti voudraient plus de charme, plus de suavité, plus de chant simple et doux confié aux voix humaines.

Rossini était bien loin de ce défaut quand il créa la divine partition de Tancrède; il trouva ce juste milieu de richesses et de luxe qui pare la beauté sans la cacher, sans lui nuire, sans la surcharger de vains ornements. Il faudra en revenir au style charmant de Tancrède toutes les fois que l'on sera lassé de trop de bruit, ou ennuyé de trop de simplicité.

Ce qui excita des transports si vifs à Venise, ce fut la nouveauté de ce style, ce furent des chants délicieux garnis, si j'ose m'exprimer ainsi, d'accompagnements singuliers, imprévus, nouveaux, qui réveillaient sans cesse l'oreille, et jetaient du piquant dans les choses les plus communes en apparence; et cependant les accompagnements produisaient des effets si séduisants sans jamais nuire à la voix. Fanno col canto conversazione rispettosa26, dit l'un des amateurs les plus spirituels de Venise, le célèbre Buratti (l'auteur de l'Uomo, et de l'Elefanteide, satires délicieuses).

Il y a des fautes dans le premier final de Tancrède, me disait un soir à Brescia l'aimable Pellico (le premier poëte tragique de l'Italie, aujourd'hui en prison pour quinze ans dans la forteresse du Spielberg); il y a des sauts d'un son à l'autre dans ce final, qui étonnent l'oreille. – Mais l'oreille, lui répondais-je, ne doit-elle absolument jamais être étonnée? Si vous voulez qu'on fasse des découvertes, laissez un peu courir au hasard vos vaisseaux sur les mers. Si l'on n'avait jamais voulu permettre d'étonner l'oreille, le fougueux et singulier Beethoven aurait-il jamais succédé au sage et noble Haydn?

Si, dans le premier acte de Tancrède, Rossini ne fait pas encore usage de tout le luxe de l'harmonie allemande, il a de ces phrases charmantes d'une mélodie périodique et délicieuse, à la Cimarosa, que nous verrons plus tard devenir de plus en plus rares dans ses ouvrages successifs. Remarquez dans le superbe quintette du premier acte la phrase qu'Aménaïde adresse successivement à son père, à Tancrède, à Orbassan:

 
Deh! tu almen.
 

Le quatuor sans accompagnement, dans cet acte, repose l'oreille de la fatigue de l'harmonie; ces morceaux sont d'un effet sûr. La partie de ce quatuor, chantée à mi-voix par Orbassan, est délicieuse; il semble que les sentiments sont conduits comme par la main par cette belle voix de basse: on ne sait où l'on va, mais l'on se sent marcher avec volupté.

Dès le commencement du second acte, on rencontre une phrase charmante:

 
No; che il morir non è.
 

Mais on l'oublie bientôt pour le délicieux duetto dont le caractère fier et chevaleresque fait un si beau contraste avec ce qu'on vient d'entendre.

 
Ah! se de'mali miei,
 

L'expression marquante de cette délicieuse partition de Tancrède est l'ardeur belliqueuse et chevaleresque, cette touchante et délicieuse folie du moyen âge qui, chez les esprits élevés, faisait une chose d'âme de la guerre et des dangers que nous avons réduits à n'être plus qu'une vilenie méthodique et mathématique27. Ici il ne doit plus être question des moyens physiques de l'art choisis par Rossini, et par lui employés avec plus ou moins de succès; nous sommes bien au-dessus de telles considérations. Il faut remarquer qu'il peint une chose nouvelle. La partie de Tancrède dans le duo Ah! se de'mali miei, qui commence par la profonde mélancolie d'un héros,

 
Nemico il ciel provai,
Fin da prim'anni ognor.
 
 
Ah! son si misero.
 

finit par l'éclatant triomphe du courage qui sait se raidir contre tous les malheurs. Après ce petit mouvement de faiblesse et d'amour, si naturel et si touchant, nous avons de l'honneur moderne dans toute sa pureté, et voilà ce qu'aucun maestro italien n'aurait eu l'idée de faire avant Arcole et Lodi. Ces mots sont les premiers que Rossini ait entendu prononcer autour de son berceau; ces noms sublimes sont de 1796. Rossini avait cinq ans, il put voir passer à Pesaro ces immortelles demi-brigades de 1796, qui, animées du pur enthousiasme guerrier, sans croix, sans luxe, sans grands cordons, allaient nous conquérir à Tolentino ces tableaux, ces statues, ces monuments qui, depuis, quand les oripeaux monarchiques nous eurent énervés, nous furent enlevés si facilement. En entendant les accents sublimes que l'honneur inspire à Tancrède, jurons de nous venger un jour et d'aller les reprendre.

Pendant ce duo guerrier, les trompettes sont employées avec une adresse infinie et digne d'un maître consommé. Rossini devinait par instinct, à dix-sept ans, ce que d'autres parviennent à peine à comprendre et à sentir à la suite d'études longues et pénibles.

Le mouvement de mélodie au moment où Tancrède tire son épée, me semble la plus belle chose que Rossini ait jamais faite. Cela est parfaitement noble, parfaitement vrai, parfaitement neuf.

 
Il vivo lampo,
 

Je conseillerais à tous les chanteurs, et même à madame Pasta, d'être économes de roulades dans les moments si courts de passion extrême, tels que celui qui fait dire à Tancrède:

 
Odiarla! o ciel non so.
 

Ce personnage n'a qu'une faible émotion, ce me semble, qui, dans les transports d'une passion, songe à être élégant, c'est-à-dire songe qu'il existe d'autres êtres, et bien plus, songe à ce qu'ils peuvent penser de lui, et veut être bien à leurs yeux. L'homme passionné ne peut plus garder que ce degré d'élégance involontaire qui, chez lui, est devenue habitude. Les roulades, au contraire, sont divinement placées sur les mots:

 
Di quella spada.
 

J'observerai en passant que les gens de lettres qui se figurent plaisamment qu'à force de lire Boileau on apprend à se connaître en chants italiens, sont des ennemis mortels des roulades et des agréments. Ils vantent surtout le style sévère:

 
Non raggioniam di loro, ma guarda e passa28.
 

Les douze mesures que chante Tancrède, quand on le ramène sur le char de triomphe, sont délicieuses: c'est un repos pour l'âme. Le chœur des chevaliers qui cherchent Tancrède dans la forêt, Regna il terror, est presque aussi beau, dans un autre genre, que l'air Il vivo lampo. C'est, suivant moi, la perfection de l'union de la mélodie italienne à l'harmonie allemande. Là devrait s'arrêter la révolution qui nous précipite vers l'harmonie compliquée.

La force de cette révolution vient de ce que, dans les pays du nord, sur vingt jolies petites filles à qui l'on enseigne la musique, dix-neuf apprennent le piano; c'est à une seule qu'on montre à chanter, et les dix-neuf autres finissent par ne trouver beau que le difficile. En Italie, tout le monde cherche à arriver au beau musical par la voix.

Je deviendrais infini, si je cédais au plaisir de dire ce que je pense de chacun des morceaux de Tancrède, ou plutôt ce qu'on en pensait à Naples, à Florence, à Brescia, où j'ai vu cet opéra: car je me méfie plus que personne des sentiments personnels; ces sentiments, quand ils sont sincères, sont tout au monde pour qui les éprouve, mais fort indifférents et même ridicules aux yeux du voisin qui ne les partage pas. Je prie le lecteur de croire que le Je, dans cette brochure, n'est qu'une tournure qui pourrait être remplacée par: On disait à Naples, dans la société du marquis Berio… ou: M. Peruchini, de Venise, cet amateur si instruit, dont les sentiments font loi, nous disait un jour chez madame Bensoni… ou: J'ai vu, ce soir, au cercle qui se réunit autour du fauteuil de M. l'avocat Antonini, à Bologne, M. Agguchi soutenir que l'harmonie allemande…; le comte Giraud était de son avis, que M. Gherardi, l'ami de Rossini, a combattu à outrance.

Le petit nombre de sentiments tout à fait personnels qui se rencontrent dans cette brochure sont présentés avec les formes dubitatives qui conviennent à l'auteur plus qu'à personne, et il avoue ici que pour faire cette Vie de Rossini il a pris de toutes mains, et, par exemple, dans tous les journaux allemands et italiens les jugements sur ce grand homme et ses ouvrages.

Ainsi, j'entendis dire un soir à l'aimable Gherardi, dans la loge de madame Z***, à Bologne: «Ce qui me frappe dans la musique de Tancrède, c'est la jeunesse. L'audace fait certainement l'un des traits les plus frappants de la musique de Rossini, comme de son caractère. Mais dans Tancrède, je ne trouve pas cette audace qui me transporte et m'étonne dans la Gazza ladra ou le Barbier. Tout y est simple et pur. Il n'y a point de luxe; c'est le génie dans toute sa naïveté, et, si l'on me permet cette expression, c'est le génie vierge encore. J'aime de Tancrède jusqu'à je ne sais quel air d'ancienneté qui me frappe dans la coupe de plusieurs de ses chants; ce sont encore les formes employées par Paisiello et Cimarosa, ces phrases longues et périodiques, et qui cependant échappent encore trop tôt à l'attention qu'elles captivent, et à l'âme qu'elles enchantent. En un mot, j'aime Tancrède comme j'aime le Rinaldo du Tasse, parce qu'il offre la manière de sentir d'un grand homme dans sa candeur virginale.»

Rossini, qui venait, dans son opéra avec accompagnements de réverbères de fer-blanc, d'offenser le public de Venise, se garda bien d'avoir recours aux lieux communs de mélodie et d'harmonie qui remplissaient les partitions de la plupart de ses rivaux. Je ne distingue pas dans Tancrède, du moins en l'écoutant à la scène, un seul de ces lieux communs d'harmonie qui forment comme le corps de réserve des compositeurs allemands, et que, plus tard, Rossini n'a que trop employés dans ses opéras à l'allemande, tels que Mosè, Otello, la Gazza ladra, Ermione, etc.

A Naples, accusé d'ignorance par les Zingarelli et les Paisiello, grands artistes qui, sur leurs vieux jours, finissaient par la pédanterie et l'envie, Rossini ambitionna le suffrage des amateurs du style sévère. Style sévère dans la bouche des artistes charlatans, et dans celle des amateurs qui répètent leurs phrases, sans trop s'en rendre compte, veut presque toujours dire emploi des lieux communs de l'harmonie, emploi qui fait souvent illusion aux ignorants, et dont, par exemple, je fus tout à fait dupe en 1817, dans la Testa di Bronzo, de Soliva, à Milan.

Il y aurait une remarque de vingt lignes à faire sur chacun des airs ou des morceaux d'ensemble de Tancrède. Ces réflexions sont agréables à côté d'un piano; en nous expliquant ce que nous venons d'éprouver, elles redoublent la force de nos sensations, et surtout en fixent un peu le souvenir et les font entrer dans le domaine de la mémoire. Transportées dans un livre, et loin d'un piano, ces réflexions pourraient fatiguer. Il faut tout le tragique de cette terrible parole ennui pour me forcer à cesser de louer Tancrède.

On sent bien que, dans un pays comme Venise, Rossini fut aussi heureux comme homme qu'il était glorieux comme compositeur. Bientôt la Marcolini, charmante cantatrice bouffe, alors dans toute la fleur du génie et de la jeunesse, l'arracha aux grandes dames ses premières protectrices. Il fut fort ingrat, dit-on; il y eut bien des larmes répandues. On raconte, à ce sujet, une anecdote assez compliquée et surtout fort plaisante, qui met dans un jour parfait le caractère audacieux et gai de Rossini, et sa facilité à prendre des partis décisifs: mais, en vérité, je ne puis imprimer cette anecdote-là. Quelques changements que je misse dans les noms, pour dépayser les curieux, cette histoire a des circonstances si extraordinaires, que tout le monde en Italie nommerait les acteurs: attendons quelques années. On dit que la Marcolini, pour n'être pas en reste avec Rossini, lui sacrifia le prince Lucien Bonaparte.

C'est pour la Marcolini, c'est pour sa délicieuse voix de contralto, c'est pour son admirable jeu comique qu'il composa le rôle si plaisant de l'Italiana in Algeri, que nous voyons si noblement défigurer dans le Nord. Telle actrice que je ne veux pas nommer, parce qu'elle est jolie, nous traduit une jeune femme du Midi, gaie, folle, heureuse, passionnée, et, il faut bien l'avouer, ne songeant guère au qu'en dira-t-on, en une respectable miss de l'Yorkshire, qui songe toujours, et avant tout, à mériter les suffrages des commères de sa paroisse, sans lesquels suffrages elle ne trouvera pas de mari. La vertu nous poursuivra-t-elle partout? Est-ce bien pour avoir la majestueuse vision (the noble prospect) d'une femme parfaite que j'entre à l'Opéra-Buffa? Serait-ce offenser la gravité de notre siècle, blesser les convenances, etc., etc., que d'oser penser que plus les mœurs sont tristes, collets-montés et hypocrites, plus les délassements devraient être gais?

CHAPITRE III
L'ITALIANA IN ALGERI

Mais parlons de l'Italiana, non pas telle que des gens adroits nous l'ont fait voir à Paris, afin de nous dégoûter un peu de Rossini, mais telle qu'elle parut en Italie, lorsqu'elle vint placer son jeune auteur au premier rang des maestri.

Les reflets de l'arc-en-ciel ne sont pas plus délicats et plus faciles à s'évanouir que les effets de la musique; comme tout le charme dépend de l'imagination, et que la musique en soi n'a rien de réel, il suffit d'une association involontaire d'idées désagréables pour empêcher à jamais l'effet d'un chef-d'œuvre dans un pays. Tel est le sort de l'Italiana à Paris; elle y a été tellement gâtée qu'elle n'y fera jamais un certain plaisir. Tout le monde arrivera au spectacle avec l'idée qu'on va voir quelque chose de médiocre. Ce seul préjugé serait fatal partout à la meilleure musique du monde; que sera-ce chez un peuple où chacun dirait volontiers à son voisin: «Monsieur, faites-moi l'amitié de me dire si j'ai du plaisir?»

L'ouverture de l'Italiana est délicieuse, mais elle est trop gaie; c'est un grand défaut.

L'introduction est admirable; elle peint juste, et avec profondeur, la douleur d'une pauvre femme délaissée. Le chant qui fixe les yeux sur cet état de l'âme, est délicieux, et cette douleur n'a rien de tragique.

 
Il mio sposo non più m'ama,
 

Arrêtons-nous sur ce peu de mots: c'est tout simplement la perfection du genre bouffe. Aucun autre compositeur vivant ne mérite cette louange, et Rossini lui-même a bientôt cessé d'y prétendre. Quand il écrivait l'Italiana in Algeri, il était dans la fleur du génie et de la jeunesse: il ne craignait pas de se répéter; il ne cherchait pas à faire de la musique forte; il vivait dans cet aimable pays de Venise, le plus gai de l'Italie et peut-être du monde, et certainement le moins pédant. Le résultat de ce caractère des Vénitiens29, c'est qu'ils veulent avant tout, en musique, des chants agréables et plus légers que passionnés. Ils furent servis à souhait dans l'Italiana; jamais peuple n'a joui d'un spectacle plus conforme à son caractère; et de tous les opéras qui ont jamais existé, c'est celui qui devait plaire le plus à des Vénitiens.

Aussi, voyageant dans le pays de Venise en 1817, je trouvai qu'on jouait en même temps l'Italiana in Algeri à Brescia, à Vérone, à Venise, à Vicence et à Trévise.

Il faut avouer que dans plusieurs de ces villes, à Vicence par exemple, cette musique était chantée par des acteurs auxquels on ferait beaucoup d'honneur en les comparant aux plus faibles des nôtres; mais il y avait une certaine verve dans l'exécution, un brio, un entraînement général que l'on ne trouve jamais à l'Opéra dans nos climats raisonneurs. Je voyais cette espèce de folie musicale s'emparer de l'orchestre et des spectateurs, dès le commencement du premier acte, au premier accès d'applaudissements un peu vif, et donner à tous les plaisirs les plus entraînants. Je prenais ma part de cette folie qui faisait naître tant de joie dans un chétif théâtre où rien assurément n'était au-dessus du médiocre. Je ne saurais expliquer le comment de tout cela. Rien n'était fait dans ce charmant spectacle pour rappeler le réel et le triste de la vie. Il n'y avait certainement pas une tête dans la salle qui s'avisât de juger ce qu'on voyait. Le chant, les décorations, l'exécution vive de l'orchestre, le jeu des acteurs rempli d'improvisations, rien n'était fait pour arrêter ici-bas l'imagination du spectateur, qui, pour peu qu'il fût bien disposé, se trouvait bientôt dans un autre monde que le nôtre, et dans un monde bien autrement gai. Mais tout cela veut être vu, et a fort mauvaise grâce dans un récit.

Nous étions tous livrés aux plus folles illusions de la musique. Les acteurs, enhardis, inspirés par les applaudissements excessifs et par les cris des spectateurs, se permettaient des choses que, par exemple, ils n'auraient jamais osé hasarder le lendemain. J'ai vu le délicieux bouffe Paccini, qui jouait messer Taddeo à San-Benedetto, à Venise, nous avouer, à la fin d'une soirée de grand succès et de haute folie, que la plus délicieuse partie de gondole, le meilleur repas, tout ce qu'il y a de plus gai au monde, n'était rien pour lui, mis en parallèle avec une telle représentation.

Après le chant plaintif de la pauvre Elvire que le bey abandonne, rien de plus gai, de moins cruel, de plus expressif, et surtout de plus naturel en Italie que le chant de Mustafa:

 
Cara, m'hai rotto il timpano.
 

C'est bien là un amant lassé de sa maîtresse; mais il n'y a rien d'humiliant pour l'amour-propre, rien de moqueur.

Remarquez que je parle toujours de la musique et jamais des paroles, que je ne connais pas. Je refais toujours, pour mon compte, les paroles d'un opéra. Je prends la situation du poëte, et ne lui demande qu'un seul mot, un seul, pour me nommer le sentiment; par exemple, je vois dans Mustafa un homme ennuyé de sa maîtresse et de ses grandeurs, et en sa qualité de souverain ne manquant pas de vanité. Peut-être que l'ensemble des paroles me gâterait tout cela. Qu'y faire? Il vaudrait mieux sans doute que Voltaire ou Beaumarchais eussent fait le libretto, il serait charmant comme la musique; on pourrait le lire sans se désenchanter le moins du monde. Mais comme les Voltaire sont rares, il est heureux que l'art charmant qui nous occupe puisse se passer si bien d'un grand poëte. Seulement, il ne faut pas avoir l'imprudence de lire le libretto. A Vicence, je vis qu'on le parcourait la première soirée pour prendre une idée de l'action. A chaque morceau on lisait le premier vers qui nomme la passion ou la nuance de sentiment que la musique doit peindre. Jamais, durant les quarante représentations suivantes, il ne vint à l'idée de personne d'ouvrir ce petit volume couvert de papier d'or.

Madame B***, à Venise, redoutant encore l'effet désagréable du libretto, ne l'admettait pas dans sa loge, même à la première représentation. On lui faisait un sommaire de l'action en quarante lignes, et ensuite, par nos 1, 2, 3, 4, etc., on lui donnait en quatre ou cinq mots le sujet de chaque air, duetto ou morceau d'ensemble; par exemple, jalousie de ser Taddeo, amour passionné de Lindor, coquetterie d'Isabelle à l'égard du bey, et ce petit extrait était suivi du premier vers de l'air ou du duetto. Je vis que tout le monde trouvait cette idée fort commode. C'est ainsi qu'on devrait imprimer des libretti pour les amateurs… en vérité, je ne sais quel mot prendre pour éviter l'orgueil… pour les amateurs qui aiment la musique comme on l'aime à Venise.

La cavatine de Lindor, l'amant aimé, dans l'Italiana in Algeri, est d'une fraîcheur parfaite. L'effet est puissant et la musique est simple. Cette cavatine est une des plus jolies choses que Rossini ait jamais écrites pour une véritable voix de ténor. Je n'oublierai jamais l'effet qu'y produisait Davide, le premier ou pour mieux dire le seul ténor qui existe aujourd'hui. C'était un des plus grands triomphes de la musique. Entraînés par les badinages de cette voix élégante, pure, sonore, les spectateurs oubliaient tout au monde. Le grand avantage de cette cavatine, c'est qu'il n'y a pas trop de passion; elle n'est pas trop dramatique. L'action commence seulement. Nous ne sommes point obligés de penser à des circonstances plus ou moins compliquées, nous sommes tout entiers au plaisir entraînant qui s'empare de nous. C'est la musique la plus physique que je connaisse.

 
Languir per una bella,
 

Ce moment délicieux est renouvelé un instant après; mais si le plaisir qu'on nous propose était exactement de même nature, de toute nécessité il serait moins vif.

Le duetto entre Lindor et Mustafa est aussi agréable que la cavatine; mais déjà il a une nuance de plus de dramatique et de sérieux; Lindor se défend de prendre la femme que le bey veut lui transmettre. Nos graves littérateurs des Débats ont trouvé l'action de la pièce folle, sans voir, les pauvres gens, que si elle n'était pas folle, elle ne conviendrait plus à ce genre de musique, qui n'est elle-même qu'une folie organisée et complète30. Si nos littérateurs estimables veulent du raisonnable et du passionné, renvoyons-les à Mozart. Dans le véritable opéra buffa, la passion ne se présente que de temps à autre, comme pour nous délasser de la gaieté, et c'est alors, pour le dire en passant, que l'effet de la peinture d'un sentiment tendre est irrésistible; il a les charmes réunis de l'imprévu et du contraste. Comme à l'Opéra, quand la musique est bonne, l'âme ne peut pas être à demi occupée d'une passion, la passion continue nous occuperait trop, nous fatiguerait, et adieu pour toujours le plaisir fou de l'opéra buffa.

 
Se inclinassi a prender moglie
 

La réplique de Mustafa

 
Son due stelle
 

à Lindor, qui exige de beaux yeux dans la femme qu'il pourrait aimer, est à mourir de rire. La réflexion de Lindor

 
D'ogni parte io qui m'inciampo
 

est de la plus belle musique que l'on ait jamais faite. On ne saurait trouver plus de fraîcheur. La contre-partie de Mustafa

 
Caro amico, non c'è scampo
 

est le premier signe que Rossini ait jamais donné de son plus grand défaut musical. Ce chant de Mustafa est un chant de clarinette; ce ne sont autre chose que des batteries destinées uniquement à faire briller la cantilène délicieuse confiée au ténor. Cimarosa avait l'art de rendre ces sortes de secondes parties agréables pour l'oreille, si par hasard l'attention s'égarait jusqu'à s'en occuper. Ici, si, à une quatrième ou cinquième représentation, l'oreille songe à la seconde partie exécutée par Mustafa, elle ne trouve qu'une musique de concert par trop insignifiante, et le charme décroît. Je note ce défaut de Rossini avec le même regret qu'on remarque, dans une jolie figure de dix-huit ans, un léger pli de la peau, près de l'œil, qui deviendra une ride dix ans plus tard.

Rossini, au lieu de faire de la musique dramatique, eut pour la première fois, dans ce duetto, la fatale paresse ou la fatale méfiance de ne faire que de la musique de concert.

L'air d'Isabelle

 
Cruda sorte! amor tiranno
 

est faible et sans génie. En revanche, où trouver des louanges dignes du fameux duetto

 
Ai capricci della sorte?
 

J'y vois une élégance que peut-être l'on chercherait en vain dans Cimarosa; c'est cette élégance noble et simple qui fait de Rossini le musicien par excellence d'un auditoire français. Ce genre de mérite, tout à fait nouveau en musique, tient peut-être à ce qu'il y a moins de passion dans ce duetto que Cimarosa n'en eût mis, La transition est délicieuse.

 
Messer Taddeo…
Ride il babbeo
 

Après un tel accès de folie, il fallait un repos pour les spectateurs. Le libretto est bien fait, en ce qu'il nous donne deux scènes de récitatif pour essuyer les larmes que le rire fou avait mises dans nos yeux.

Il y a un repos admirable dans la grande scène où le bey Mustafa reçoit Isabelle, c'est le chant du chœur:

 
Oh! che rara beltà.
 

Voilà un trait de génie, un instant de musique d'église dans un opéra buffa; mais Rossini ayant peur d'ennuyer, l'a fait bien court.

La cantilène

 
Maltrattata dalla sorte
 

est un chef-d'œuvre de coquetterie; c'est suivant moi, la première fois que la coquetterie a été peinte en Italie avec ses vraies couleurs. Cimarosa est un peu sujet à mettre les accents de l'amour véritable dans la bouche de ses coquettes. C'est peut-être la seule faute que ce grand homme ait à se reprocher en peignant les cœurs de femmes. Il fallait dans l'air d'Isabelle qu'il y eût à la fois assez d'amour pour tromper la dupe, et assez de gaieté pour amuser le public.

Le quartetto de Taddeo, dans le finale du premier acte, est excellent. Remarquez le trait:

 
Ah! chi sa mai Taddeo?
 

Voilà le véritable style bouffe, voilà le comique dont la musique est capable, et il est peint avec toute la largeur de pinceau possible.

Jamais, au contraire, il n'y eut de chant plus frais et plus délicat que celui de Lindor qui entre à l'instant, avec la femme délaissée et son amie:

 
Pria di dividerci da voi, signore.
 

Voilà une opposition admirable, voilà un effet rapide et entraînant que Mozart et Cimarosa peuvent envier.

Je crois que les plus grands sots pourraient envier à nos littérateurs estimables la critique qu'ils ont faite de la fin de ce finale.

Il est bien vrai que le bey dit:

 
Come scoppio di cannone
La mia testa fa bumbùm;
 

que Taddeo dit aussi:

 
Sono come una cornacchia
Che spennata fa crà, crà31.
 

Comment ces pauvres gens ne se sont-ils pas dit que Marmontel ou M. Etienne auraient pu écrire huit ou dix vers délicieux, délicats, charmants pour ce finale, et la musique cependant être comme celle de Dalayrac ou de Mondonville? C'est comme si l'on s'avisait de louer, dans la Transfiguration, le soin qu'a pris Raphaël de peindre ce tableau sur une toile très-fine et de première qualité de Hollande.

A Venise, à la fin de ce finale chanté par Paccini, Galli et la Marcolini, les spectateurs ne pouvaient plus respirer, et s'essuyaient les yeux.

L'impression est bien celle que les gens de goût attendent d'un opéra buffa; elle est extrêmement forte, c'est donc un chef-d'œuvre. On n'était pas obligé à Venise ou à Vicence, de descendre jusqu'à exprimer les détails de ce raisonnement; tout le monde s'écriait en mourant de rire: Sublime! divin!

Ce qui caractérise ce chef-d'œuvre, c'est l'extrême rapidité et l'absence de l'emphase. Il est impossible de dire plus en moins de mots; mais comment faire entendre ces choses à des gens qui font attention aux paroles? Rousseau s'est chargé de la réponse. On trouve cette phrase italienne dans un certain endroit de ses Œuvres: Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica32.

SECOND ACTE

Dans le second acte, rien de plus vif que l'entrée de Taddeo:

 
Ah! signor Mustafa!
 

L'auteur du libretto fait preuve de talent en cet endroit; la situation est forte, elle est expliquée en peu de mots, fort clairement et d'une manière comique. Il serait difficile de trouver quelque chose de plus gai que l'air et la pantomime

 
Viva il gran Kaïmakan!
 

mais il faut pour cela que l'on ose exécuter la pantomime, et c'est ce qu'on n'a pas fait à Paris. Rien cependant de plus inoffensif; mais la dignité!

La fin de l'air

 
Quà bisogna far il conto
 

égale les plus jolies idées bouffes de Cimarosa, et cependant c'est un style tout à fait différent, beaucoup plus d'esprit, et beaucoup moins de chaleur.

Je vous engage à étudier l'accompagnement et la cantilène du raisonnement que fait le pauvre Taddeo réduit à la dure extrémité de choisir entre le pal et son amour pour Isabelle. L'expression des paroles

 
Se ricuso… il palo è pronto,
E se accetto… è mio dovere,
Di portagi il candeliere
Kaïmakan, signore, io resto.
 

est admirable. Voilà de ces choses pour lesquelles il faut du génie, et que l'étude et l'application empêchent de trouver, loin de les fournir à l'imagination d'un maestro; voilà de ces choses qu'on ne voit jamais chez les Allemands.

Il n'y avait qu'une manière de finir un air aussi gai. La poétique de l'art aurait dit à tous les compositeurs vulgaires: il faut un moment de tristesse; mais comment être profondément triste, en même temps très-simple, et de toute nécessité fort rapide? Rossini a répondu par la phrase sublime et si facile en apparence:

 
Ah Taddeo! quant'era meglio
Che tu andassi in fondo al mar!
 

Il n'est personne qui ait été à la cour, et à qui ces félicitations reçues sur un avancement qui désole et avec une politesse forcée, ne rappellent les souvenirs les plus gais de ce pays-là. L'effet est si profond, qu'il y a des jours où l'on a pitié de Taddeo, en dépit de sa qualité si ridicule d'amant non préféré.

Après un air et un chœur si comiques, il fallait un long repos, et il a été ménagé avec beaucoup d'art par l'auteur du libretto.

L'air d'Isabelle

 
Per lui che adoro
 

devait peindre la coquetterie, cette fois Rossini n'a pas été aussi heureux que dans le duetto du premier acte. Les roulades élégantes et redoublées d'Isabelle laissent tranquille et froide l'imagination du spectateur. Le fond de l'étoffe est si pauvre, que l'on voit malgré soi que les broderies sont mises pour la cacher, et non pour en augmenter la magnificence et l'effet.

26.Les accompagnements ne sortent jamais des bornes d'une conversation respectueuse à l'égard du chant, ils ont soin de se taire dès que le chant paraît avoir quelque chose à dire; dans la musique allemande, au contraire, les accompagnements sont insolents.
27.Voir la Tactique de M. de Guibert. Bayard ne voulut jamais être général en chef.
28.Paroles adressées par Virgile au Dante, en traversant l'enfer des tièdes: A quoi bon discourir de ces gens? donne leur un regard et passons.
29.Le caractère vénitien est esquisse avec toute la grâce et l'effet possible dans un roman de Schiller, intitulé Mémoires du comte d'O. Voici un problème moral digne de toute l'attention des philosophes. Le pays le plus gai, le plus naturel, le plus heureux de l'Europe était celui qui avait les lois écrites les plus atroces. Voir les constitutions de l'inquisition d'État dans l'Histoire de Venise de M. Daru. Le pays le moins gai du monde, c'est assurément Boston, justement celui où le gouvernement est à peu près parfait. Le mot de l'énigme ne serait-il pas Religion?
30.Voir l'effet analogue cherché par Métastase dans le drame sérieux. Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, p. 374.
31.Telle que le retentissement du canon, ma tête fait bon… bon.
  Taddeo. – Je suis comme une corneille qui, après avoir perdu ses plumes fait crà, crà. – Il faut juste autant d'esprit pour critiquer ces paroles que pour les faire.
32.Pauvre Jacques, ne pense plus aux femmes, et étudie les mathématiques.
  (Confessions.)
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
271 s. 2 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 5, 1 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 5, 2 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 3, 1 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 5, 1 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre