Kitabı oku: «La vie de Rossini, tome I», sayfa 5
CHAPITRE PREMIER
SES PREMIÈRES ANNÉES
Le 29 février 1792, Joachim Rossini naquit à Pesaro17, jolie petite ville de l'État du pape, sur le golfe de Venise. C'est un port assez fréquenté. Pesaro s'élève au milieu de collines couvertes de bois, et les bois s'étendent précisément jusqu'au rivage de la mer. Rien de désolé, rien de stérile, rien de brûlé par le vent de mer. Les rivages de la Méditerranée, et en particulier ceux du golfe de Venise, n'ont rien de l'aspect sauvage et sombre que les vagues immenses et les vents puissants de l'Océan donnent à ses bords. Là, comme sur la frontière d'un grand empire despotique, tout est pouvoir irrésistible et désolation; tout est douce volupté et beauté touchante vers les rives ombragées de la Méditerranée. On reconnaît sans peine le berceau de la civilisation du monde. C'est là que, il y a quarante siècles, les hommes s'avisèrent, pour la première fois, qu'il y avait du plaisir à cesser d'être féroces. La douce volupté les civilisa; ils reconnurent qu'aimer valait mieux que tuer: c'est encore l'erreur de la pauvre Italie, c'est pour cela qu'elle fut tant de fois conquise et malheureuse. Ah! si le bon Dieu en avait fait une île!
Son état politique n'est point à envier; toutefois, c'est de l'ensemble de sa civilisation que nous avons vu sortir, depuis quelques siècles, tous les grands hommes qui ont fait les plaisirs du monde. Depuis Raphaël jusqu'à Canova, depuis Pergolèse jusqu'à Rossini et Vigano, tous les hommes de génie destinés à charmer l'univers par les beaux-arts, sont nés au pays où l'on aime.
Les défauts mêmes des gouvernements singuliers sous lesquels gémit l'Italie, servent aux beaux-arts et à l'amour.
Le gouvernement papal ne demandant pour toute soumission à ses sujets que de payer l'impôt et d'aller à la messe, laisse beaucoup de danger en circulation dans la société. Chacun est maître de faire et de dire tout ce qui lui vient à la tête, pour son bonheur particulier, que ce bonheur consiste à empoisonner son rival ou à adorer sa maîtresse. Le gouvernement, abhorré et méprisé de temps immémorial, n'est à la tête d'aucune opinion, d'aucune influence; il est au travers de la société, mais il n'est point dans la société. (Tout cela est changé depuis vingt ans.)
Je me figure un monstre terrible, un dragon de la fable, gonflé de venin, qui sort de la fange de marais immenses; il paraît tout à coup au milieu des campagnes riantes et couvertes de fleurs; la volupté fait place à la terreur; c'est un être malfaisant, fort, irrésistible, dont il n'y a que mal à attendre, qu'on laisse passer, qu'on se range bien vite pour éviter lorsqu'il se montre, mais que personne ne s'avise de regarder; c'est un tremblement de terre, c'est la grêle, c'est un mal nécessaire, personne ne s'en irrite.
Le jour où l'on s'avisera de s'en irriter, les beaux-arts auront cessé de vivre en Italie, et l'on aura à leur place de belles discussions politiques comme à Londres ou à Washington.
L'aimable petit gouvernement dont je viens de donner une idée calomnieuse18, est bien plus favorable à l'énergie des passions que les gouvernements plus sages de France et d'Angleterre, qui visent à l'opinion, et paient des gens de lettres pour prouver qu'ils ont raison.
Or les beaux-arts ne vivent que de passions; c'est une des raisons pour lesquelles ils ne peuvent prospérer dans le nord, où la haute société est juge de tout (la haute société, nécessairement sans passions, et d'ailleurs dévastée par l'ironie et la terreur du ridicule poussée jusqu'à la poltronnerie la plus amusante).
Il faut avoir senti le feu dévorant des passions pour exceller dans les beaux-arts. Sans cette condition indispensable, d'avoir encouru des ridicules effroyables dans sa jeunesse, l'homme d'ailleurs le plus spirituel et le plus fin n'aperçoit les beaux-arts que comme au travers d'un voile. Il voit et ne voit pas ce qui en fait le principe. Plein de finesse et d'une admirable sagacité pour tous les autres objets de l'attention humaine, dès qu'il arrive aux beaux-arts, il n'aperçoit plus que le matériel de la chose; il ne voit que la toile dans la peinture, et que le physique des sons et leurs combinaisons diverses dans la musique. Tel est Voltaire parlant musique ou peinture. S'agit-il d'un tableau de Raphaël, l'homme du nord en fera consister la sublimité dans le talent matériel d'appliquer la couleur sur la toile. Parle-t-on musique… Voyez ce qu'on disait tous les jours dans le Miroir.
Je hasarde ces phrases satiriques, parce que j'ai l'espoir d'être jugé précisément par ces gens si fins dont je viens de médire; leur supériorité intellectuelle est telle qu'ils sont les meilleurs juges du monde, même des descriptions de ces choses qui ne leur sont visibles qu'à demi. Si j'avais à faire une histoire de la musique ou de la peinture, je la sentirais en Italie, mais c'est à Paris que je la publierais.
Dès qu'il s'agit de la vérité d'une pensée ou de la justesse d'une expression, les gens du nord, formés par deux cents ans d'une discussion plus ou moins libre, reprennent toute cette supériorité qui les avait quittés à l'aspect d'une statue, ou à la ritournelle d'un grand air agitato.
En France, le peintre ou le musicien trouve la place de toutes les passions occupée par la peur de manquer aux mille convenances, ou le projet de lancer un calembour heureux.
En Angleterre, c'est l'orgueil ou la religion biblique qui se présentent comme ennemis acharnés des beaux-arts. Toutes les passions sont comprimées dans les hautes classes par une timidité souffrante qui n'est encore qu'une des formes de l'orgueil, ou anéanties chez la plupart des jeunes gens par l'horrible nécessité de consacrer quinze heures de chaque journée à un dur travail, et ce sous peine de manquer de pain et de mourir au milieu de la rue.
On voit pourquoi la fertile Italie, patrie du dolce far niente, et de l'amour, est aussi la patrie des beaux-arts, et pourquoi cependant, grâce à ses petits tyrans soupçonneux, c'est dans le nord seulement que l'on peut trouver des juges éclairés pour les dissertations sur les beaux-arts.
La Romagne, qui donna le jour à Rossini, est au nombre des contrées les plus sauvages et les plus féroces de toute la péninsule. Il y a longtemps que le gouvernement astucieux des prêtres pèse sur ce pays; il y a longtemps aussi que toute générosité y est le comble de l'absurde.
Le père de Rossini était un pauvre joueur de cor de troisième ordre, de ces symphonistes ambulants qui, pour vivre, courent les foires de Sinigaglia, de Fermo, de Forli et autres petites villes de la Romagne ou voisines de la Romagne. Ils vont faire partie des petits orchestres impromptus qu'on réunit pour l'opéra de la foire. Sa mère, qui a été une beauté, était une seconda donna passable. Ils allaient de ville en ville et de troupe en troupe, le mari jouant dans l'orchestre, la femme chantant sur la scène; pauvres par conséquent: et Rossini leur fils, couvert de gloire, avec un nom qui retentit dans toute l'Europe, fidèle à la pauvreté paternelle, n'avait pas mis de côté, pour tout capital, il y a deux ans, lorsqu'il est allé à Vienne, une somme égale à la paie annuelle d'une des actrices qui le chantent à Paris ou à Lisbonne.
On vit pour rien à Pesaro, et cette famille, quoique subsistant sur une industrie bien incertaine n'était pas triste, et surtout ne s'inquiétait guère de l'avenir.
En 1799, les parents de Rossini l'amenèrent de Pesaro à Bologne; mais il ne commença à étudier la musique qu'à l'âge de douze ans, en 1804; son maître fut D. Angelo Tesei. Au bout de quelques mois, le jeune Gioacchino gagnait déjà quelques paoli en allant chanter dans les églises. Sa belle voix de soprano et la vivacité de ses petites manières le faisaient bien venir des prêtres directeurs des Funzioni. Sous le professeur Angelo Tesei, Gioacchino apprit fort bien le chant, l'art d'accompagner et les règles du contrepoint. Dès l'année 1806, il était en état de chanter, à la première vue, quelque morceau de musique que ce fût, et l'on commença à concevoir de lui de grandes espérances; sa jolie figure faisait penser à en faire un ténor.
Le 27 août 1806, il quitta Bologne pour faire une tournée musicale en Romagne. Il tint le piano comme directeur d'orchestre à Lugo, Ferrare, Forli, Sinigaglia et autres petites villes. Ce ne fut qu'en 1807 que le jeune Rossini cessa de chanter dans les églises. Le 20 mars de cette année, il entra au lycée de Bologne, et prit des leçons de musique du père Stanislao Mattei.
Un an après (le 11 août 1808), Rossini fut en état de composer une symphonie et une cantate intitulée: Il pianto d'Armonia. C'est son premier ouvrage de musique vocale. Immédiatement après il fut élu directeur de l'académie des Concordi (réunion musicale existant alors dans le sein du lycée de Bologne).
Rossini était si savant à dix-neuf ans, qu'il fut choisi pour diriger, comme chef d'orchestre, les Quatre Saisons de Haydn, que l'on exécuta à Bologne; la Création, que l'on donna en même temps (mai 1811), fut dirigée par le célèbre soprano Marchesi. Quand les parents de Rossini n'avaient point d'engagement, ils revenaient habiter leur pauvre petite maison à Pesaro. Quelques amateurs riches de cette ville, je crois de la famille Perticari, prirent le jeune Rossini sous leur protection. Une femme aimable, et que j'ai encore connue fort jolie, eut l'heureuse idée de l'envoyer à Venise; il y composa, pour le théâtre San-Mosè, un petit opéra en un acte intitulé la Cambiale di Matrimonio (1810). Après un joli petit succès, il revint à Bologne, et l'automne de l'année suivante (1811) il y fit jouer l'Equivoco stravagante. Il retourna à Venise, et donna, pour le carnaval de 1812, l'Inganno felice.
Ici le génie éclate de toutes parts. Un œil exercé reconnaît sans peine, dans cet opéra en un acte, les idées mères de quinze ou vingt morceaux capitaux qui, plus tard ont fait la fortune des chefs-d'œuvre de Rossini.
Il y a un beau terzetto, celui du paysan Tarabotto, du seigneur féodal et de la femme que le seigneur a exilée, qu'il adore et qu'il ne reconnaît pas.
L'Inganno felice est comme les premiers tableaux de Raphaël sortant de l'école du Pérugin; on y trouve tous les défauts et toutes les timidités de la première jeunesse. Rossini, effrayé de ses vingt ans, n'osait pas encore chercher uniquement à se plaire à soi-même. Un grand artiste se compose de deux choses: une âme exigeante, tendre, passionnée, dédaigneuse, et un talent qui s'efforce de plaire à cette âme, et de lui donner des jouissances en créant des beautés nouvelles. Les protecteurs de Rossini lui procurèrent un engagement pour Ferrare. Il y donna durant le saint temps de carême de 1812 un oratorio intitulé: Ciro in Babilonia (Cyrus à Babylone), ouvrage rempli de grâces, mais inférieur, ce me semble, pour l'énergie, à l'Inganno felice. Rossini fut appelé de nouveau à Venise; mais l'imprésario de San-Mosè, non content d'avoir pour quelques sequins un compositeur aimable, chéri des dames, et dont le génie naissant allait procurer la vogue à son théâtre, le voyant pauvre, se permit de le traiter légèrement. Rossini donna sur-le-champ une marque de ce caractère original qui l'a toujours mis à son rang, et que peut-être il n'eût jamais eu s'il fût né dans un pays moins sauvage.
En sa qualité de compositeur, Rossini était maître absolu de faire exécuter tout ce qui lui passerait par la tête aux instruments de son orchestre. Il réunit dans l'opéra nouveau, la Scala di seta (l'Échelle de soie), qu'il fit pour l'imprésario insolent, toutes les extravagances et les bizarreries qui, on peut le croire, n'ont jamais manqué dans cette tête-là. Par exemple, à l'allegro de l'ouverture, les violons devaient s'interrompre à chaque mesure pour donner un petit coup avec l'archet sur le réverbère en fer-blanc dans lequel est placée la chandelle qui les éclaire. Qu'on se figure l'étonnement et la colère d'un public immense accouru de tous les quartiers de Venise et même de la Terre-Ferme pour l'opéra du jeune maestro. Ce public, qui deux heures avant l'ouverture, assiégeait les portes, et qui ensuite avait été forcé d'attendre deux heures dans la salle, se crut personnellement insulté, et siffla comme un public italien en colère. Rossini, loin d'être affligé, demanda en riant à l'imprésario ce qu'il avait gagné à le traiter avec légèreté, et partit pour Milan, où ses amis lui avaient procuré un engagement. Rossini reparut un mois après à Venise; il donna successivement deux farze (opéras en un acte) au théâtre San Mosè: l'Occasione fa il ladro (1812) et il Figlio per azzardo (carnaval de 1813). Ce fut dans ce même carnaval de 1813 que Rossini fit Tancrède.
On peut juger du succès qu'eut cette œuvre céleste à Venise, le pays d'Italie où l'on juge le mieux de la beauté des chants. L'empereur et roi Napoléon eût honoré Venise de sa présence, que son arrivée n'y eût pas distrait de Rossini. C'était une folie, une vraie fureur, comme dit cette belle langue italienne créée pour les arts. Depuis le gondolier jusqu'au plus grand seigneur, tout le monde répétait:
Ti rivedro, mi rivedrai.
Au tribunal où l'on plaide, les juges furent obligés d'imposer silence à l'auditoire, qui chantait:
Ti rivedro!
ceci est un fait certain dont j'ai trouvé des centaines de témoins dans les salons de madame Benzoni.
Les dilettanti se disaient en s'abordant: Notre Cimarosa est revenu au monde19; C'était bien mieux, c'étaient de nouveaux plaisirs, c'étaient des effets nouveaux. Avant Rossini, il y avait souvent bien de la langueur et de la lenteur dans l'opéra seria; les morceaux admirables étaient clair-semés, souvent ils se trouvaient séparés par quinze ou vingt minutes de récitatif et d'ennui: Rossini venait de porter dans ce genre de composition le feu, la vivacité, la perfection de l'opéra buffa.
Le véritable opéra buffa, celui dont les libretti furent écrits en napolitain par Tita di Lorenzi, a atteint sa perfection par Paisiello, Cimarosa et Fioravanti. Il est inutile de chercher au monde un ouvrage d'art où il y ait plus de feu, plus de génie, plus de vie: on serait prêt à commencer le dialogue avec lui: c'est l'œuvre, jusqu'ici, où l'homme s'est le plus approché de la perfection. Il n'y a donc rien à faire dans ce genre qu'à mourir de rire ou de plaisir, quand on entend un bon opéra buffa et qu'on n'est pas né flegmatique20. Le succès de Rossini est d'avoir transporté une partie de ce feu du ciel, fixé dans l'opéra buffa, de l'avoir transporté, dis-je, dans l'opéra di mezzo carattere, comme le Barbier de Séville, et dans l'opéra séria, comme Tancrède; car ne vous figurez pas que le Barbier de Séville tout gai qu'il vous semble, soit encore l'opéra buffa; il n'est qu'au second degré de gaieté.
On ne connaît guère l'opéra buffa hors de Naples, à peine, depuis les progrès de la musique instrumentale, pourrait-on ajouter quelque trait de hautbois ou de basson aux chefs-d'œuvre des Fioravanti et des Paisiello. Rossini s'est bien gardé de toucher à ce genre; c'est comme qui voudrait faire de la terreur d'assassinat après Macbeth. Il a entrepris la besogne faisable de porter la vie dans l'opéra seria.
CHAPITRE II
TANCRÈDE
Ce charmant opéra a fait le tour de l'Europe en quatre ans. A quoi bon analyser et juger Tancrède? Chaque lecteur ne sait-il pas déjà tout ce qu'il en doit penser, et au lieu de juger Tancrède avec moi, ne va-t-il pas me juger avec Tancrède? Grâce à madame Pasta, Paris ne voit-il pas Tancrède comme il n'a jamais été donné nulle part?
Quel prodige qu'une jeune femme qui, à peine arrivée à l'âge des passions, nous présente, avec un chant suave, un talent tragique aussi remarquable peut-être que Talma, et surtout un talent différent, et un talent plus simple!
Pour faire mon devoir d'historien, et ne pas encourir le reproche d'être incomplet, je vais essayer une analyse rapide de Tancrède.
Les premières mesures de l'ouverture ne manquent ni de charme ni de noblesse; mais, suivant moi, le génie ne commence qu'à l'allegro. Il y a là un caractère de nouveauté et de hardiesse qui à Venise, le soir de la première représentation, entraîna tous les cœurs. Rossini n'avait point osé venir se placer au piano, comme c'est l'usage et comme son engagement l'y obligeait; il avait peur d'être accueilli par des sifflets. L'honneur national du public de Venise avait encore sur le cœur l'accompagnement obligé avec réverbères de fer-blanc de son précédent opéra. Le compositeur enfant s'était caché sous le théâtre, dans le passage qui conduit à l'orchestre. Après l'avoir cherché partout, le premier violon, voyant que l'heure avançait, et que le public commençait à donner des marques de cette impatience toujours si ridicule aux yeux des acteurs, excepté les jours de première représentation, se détermina à commencer l'opéra. Le premier allegro de l'ouverture plut tellement, que pendant les applaudissements et les bravos universels Rossini sortit de sa cachette, et osa se glisser à sa place au piano.
Cet allegro est plein de fierté et d'élégance. C'est bien là ce qui convient au nom chevaleresque de Tancrède; voilà bien l'amant d'une femme à grand caractère; c'est bien là, enfin, le génie de Rossini dans sa pureté. Quand il est lui-même, il a de l'élégance comme un jeune héros français, comme un Gaston de Foix, et non de la force comme Haydn. Il faut de la force pour le beau idéal antique. Cimarosa trouva cette force dans les airs des Horaces et des Curiaces. Rossini, suivant, sans s'en douter, les traces de Canova, a substitué de l'élégance à cette force, si utile et si estimée dans la Grèce antique; il a compris la tendance de son siècle, il s'est écarté du beau idéal de Cimarosa, précisément comme Canova a osé s'écarter du beau idéal antique21.
Quand, plus tard, Rossini a voulu avoir de la force comme Cimarosa, quelquefois il a été lourd: c'est qu'il a eu recours à ces lieux communs d'harmonie, éternelle ressource des Mayer, des Winter, des Weigl, et autres compositeurs allemands, et qu'il n'a pas eu de la force dans la mélodie.
Quoi qu'il en soit de mon explication, un peu métaphysique, quand Rossini est lui-même, il a de l'élégance et de l'esprit, et non de la force comme Haydn, ou de la fougue à la Michel-Ange, comme Beethoven.
Cette réflexion m'a été suggérée surtout par cet allegro de l'ouverture de Tancrède. Le motif principal renferme des tours neufs, pleins d'une grâce et d'une finesse tout à fait françaises; mais il n'y a point de pathétique.
L'ouverture finit, la toile se lève, nous voyons entrer des chevaliers syracusains. Ils chantent en chœur:
Pace, onore… fede, amore.
Ce chœur est fort agréable, mais est-ce bien là le mot qu'il devrait nous faire trouver? Ne manque-t-il pas évidemment de cette force dont je viens de parler, et que l'on remarque presque à chaque pas dans les œuvres de Haydn? Ce chœur a un air doucereux assez déplacé partout, et plus qu'ailleurs parmi les chevaliers du moyen âge.
Cinq chevaliers français conquirent la Sicile,
dit le poëte, et ce sont ces chevaliers farouches, j'ai presque dit féroces, dont Walter Scott vient de nous donner un portrait, d'après nature, dans le templier Boisguilbert d'Ivanhoe, ce sont ces chevaliers qui vont bientôt envoyer à une mort cruelle l'aimable fille de l'un d'entre eux, qui viennent nous dire d'un air doux:
Pace, onore.
Ce chœur serait parfait pour célébrer une paix parmi les bergers de l'Astrée,
Où, jusqu'à je vous hais, tout se dit tendrement.
Mais est-ce là la vigueur caractéristique du moyen âge? Les chevaliers couverts de fer de ces temps barbares, même quand ils juraient une paix, devaient avoir l'air farouche du lion qui se repose, ou de la vieille garde rentrant à Paris après Austerlitz.
L'excuse de Rossini, c'est que dans les premiers tableaux de Raphaël souvent on cherche de la force, même dans les endroits où elle est le plus nécessaire.
Cette introduction22 de Tancrède produit toujours peu d'effet, quoique la mélodie en soit agréable. Si l'idée de corriger, et de corriger un ouvrage heureux, n'était pas à mille lieues du caractère de Rossini, il devrait accorder quelques minutes à ce chœur des chevaliers de Syracuse.
Rossini prend tout à fait sa revanche dans la ritournelle et le morceau de chant qui annonce l'entrée d'Aménaïde:
Più dolce e placida.
Avant lui la musique n'avait jamais exprimé à ce point l'élégance noble et simple qui convient à une jeune princesse des siècles de chevalerie.
La cavatine d'Aménaïde, come dolce all'alma mia, manque de la mélancolie que Mozart y eût mise, et l'on y remarque des agréments trop jolis pour n'être pas déplacés. Une jeune fille d'une âme un peu élevée qui songe à son amant proscrit et absent, doit être triste: Voltaire a cherché cette nuance. Rossini était trop jeune pour la sentir, ou, pour mieux dire, et ne pas prendre sitôt le ton du panégyrique, ce sentiment n'est peut-être jamais entré dans son âme; toujours il a craint d'être ennuyeux en faisant de la musique triste. Plus tard, il eût imité un instant Mozart; à dix-huit ans, il a écrit avec simplicité ce qui lui était dicté par son génie, et ce génie, s'il a de la tendresse, ne connaît guère, ce me semble, la tendresse accompagnée de mélancolie.
Nous voici enfin à la célèbre entrée de Tancrède. Il faut un théâtre à l'italienne pour que le débarquement du chevalier et de sa suite sur une plage écartée et solitaire ait quelque chose de noble. A Louvois, il faut l'admirable portamento de madame Pasta pour que le débarquement de Tancrède, à quarante pas du spectateur, et sortant d'une petite barque dont on aperçoit les mouvements convulsifs, ne soit pas d'un effet risible, et surtout le rivage étant formé de décorations ridicules dans lesquelles les arbres font ombre sur le ciel. A Milan on aperçoit à demi, dans le lointain, et comme il faut présenter ces choses-là à l'imagination, le débarquement de Tancrède et de ses écuyers. La décoration sublime est un chef-d'œuvre de Sanquirico ou de Perego; l'admiration qu'elle vous donne vous fait oublier de porter un œil critique sur les détails de l'action qui se passe devant vous. Heureusement le public de Paris n'est pas difficile en décorations, et les ridicules qu'il ne sent pas n'existent pas pour lui.
A Venise, Rossini avait fait pour l'arrivée de Tancrède un grand air dont la Malanote ne voulut pas23; et comme cette excellente cantatrice était alors dans la fleur de la beauté, du talent et des caprices, elle ne lui déclara son antipathie pour cet air que l'avant-veille de la première représentation.
Qu'on juge du désespoir du maestro! Voilà de ces choses qui font devenir fou à cet âge et dans cette position; âge heureux où l'on devient fou! «Si après l'équipée de mon dernier opéra, se disait Rossini, l'on siffle l'entrée de Tancrède, tout l'opéra va a terra (tombe à plat).»
Le pauvre jeune homme rentre pensif à sa petite auberge. Une idée lui vient; il écrit quelques lignes, c'est le fameux l'air au monde qui peut-être a jamais été le plus chanté et en plus de lieux différents. On raconte à Venise que la première idée de cette cantilène délicieuse, qui dit si bien le bonheur de se revoir après une longue absence, est prise d'une litanie grecque; Rossini l'avait entendu chanter quelques jours auparavant à vêpres, dans l'église d'une des petites îles des lagunes de Venise. Les Grecs ont porté l'air de bonheur de la Mythologie, même dans la religion terrible des chrétiens.
Tu che accendi,
A Venise, cet air s'appelle l'aria dei risi. J'avoue que c'est un nom bien vulgaire, et je suis assez embarrassé pour raconter la petite anecdote plus gastronomique que poétique qui le lui a valu. Aria dei risi, puisqu'il faut l'avouer, veut dire l'air du riz. En Lombardie, tous les dîners, celui du plus grand seigneur comme celui du plus petit maestro, commencent invariablement par un plat de riz; et comme on aime le riz fort peu cuit, quatre minutes avant de servir, le cuisinier fait toujours faire cette question importante: bisogna mettere i risi? Comme Rossini rentrait chez lui désespéré, le cameriere lui fit la question ordinaire; on mit le riz au feu, et avant qu'il fût prêt Rossini avait fini l'air.
Di tanti palpiti.
Le nom d'aria dei risi rappelle qu'il a été fait en un instant.
Que dire de cette admirable cantilène? Il me semble qu'il serait également ridicule d'en parier et à qui la connaît, et à qui ne l'a jamais entendue; et d'ailleurs qui ne l'a pas entendue en Europe?
Les seules personnes qui ont vu madame Pasta dans le rôle de Tancrède savent que le récitatif peut être plus sublime et plus entraînant que l'air lui-même. Madame Fodor avait fait une contredanse de cet air qu'elle plaçait dans la leçon de chant du Barbier de Séville. On peut chanter supérieurement un air quelconque avec une belle voix, on peut être une serinette sublime; il faut de l'âme pour les récitatifs. Dans l'air lui-même le passage sur les mots alma gloria ne sera jamais chanté par un être né en deçà des Alpes.
O patria, ingrata patria!
Les mots mi rivedrai, ti rivedró, exigent le sentiment ou le souvenir de l'amour fou des heureuses régions du Midi. Les gens du Nord mangeraient vingt poétiques comme celle de La Harpe avant de comprendre pourquoi mi rivedrai est mis avant ti rivedró. Si nos gens de goût entendaient l'italien, ils trouveraient qu'il y a là manque de politesse de Tancrède a l'égard d'Aménaïde, et peut-être oubli total des convenances.
A l'arrivée de Tancrède on peut voir dans l'orchestre le sublime de l'harmonie dramatique.
Ce n'est pas, comme on le croit en Allemagne, l'art de faire exprimer les sentiments du personnage qui est en scène par les clarinettes, par les violoncelles, par les hautbois; c'est l'art bien plus rare de faire dire par les instruments la partie de ces sentiments que le personnage lui-même ne pourrait nous confier. Tancrède, en arrivant sur la plage déserte, peint d'un mot ce qui se passe dans son cœur; il convient ensuite à l'expression par le geste et par la voix humaine, qu'il emploie quelques instants de silence à contempler cette patrie ingrate qu'il revoit avec une émotion si mélangée de plaisir et de peine. S'il parlait en ce moment, Tancrède choquerait l'intérêt que nous lui portons, et l'idée que nous aimons à nous former de son émotion profonde en revoyant les lieux qu'habite Aménaïde. Tancrède doit se taire; mais pendant qu'il garde un silence qui convient si bien aux passions qui l'agitent, les soupirs des cors vont nous peindre une autre partie de son âme, et peut-être des sentiments dont il n'ose pas convenir avec lui-même, et qu'il n'exprimerait jamais par la voix.
Voilà ce que la musique ne savait pas faire du temps des Pergolèse et des Sacchini, et voilà ce que les Allemands non plus ne savent pas faire. Ils font dire tout bonnement par les instruments, non-seulement ce qu'ils devraient nous apprendre, mais encore ce que le personnage lui-même devrait nous dire par son chant. Ordinairement ce chant, dépourvu d'expression ou exagérant l'expression comme l'enluminure exagère les couleurs d'un tableau de Raphaël, ne se fait entendre que pour nous reposer des effets d'orchestre. Le héros est comme ces princes, remplis des meilleures intentions du monde, mais qui, ne pouvant dire par eux-mêmes que des choses assez communes, vous renvoient toujours à leurs ministres dès qu'il se présente à faire quelque réponse importante.
Les instruments ont, comme les voix humaines, des caractères distinctifs: par exemple, durant l'air et le récitatif de Tancrède, Rossini a employé la flûte24; cet instrument a un talent tout particulier pour peindre la joie mêlée de tristesse25, et c'est bien là le sentiment de Tancrède en revoyant cette patrie ingrate où il ne peut reparaître que sous un déguisement.
Si l'on veut arriver par un autre chemin à l'idée de l'harmonie dans ses rapports avec le chant, je puis dire que Rossini a employé avec succès le grand artifice de Walter Scott, le moyen de l'art peut-être qui a valu les succès les plus étonnants à l'immortel auteur d'Old Mortality. Comme Rossini prépare et soutient ses chants par l'harmonie, de même Walter Scott prépare et soutient ses dialogues et ses récits par des descriptions. Voyez dès la première page d'Ivanhoe cette admirable description du soleil couchant qui darde des rayons déjà affaiblis et presque horizontaux au travers des branches les plus basses et les plus touffues des arbres qui cachent l'habitation de Cédric le Saxon. Ces rayons déjà pâlissants tombent au milieu d'un éclairci de cette forêt sur les habits singuliers que portent le fou Wamba et Gurth le gardeur de porcs. L'homme de génie écossais n'a pas encore achevé de décrire cette forêt éclairée par les derniers rayons d'un soleil rasant, et les singuliers vêtements des deux personnages, peu nobles assurément, qu'il nous présente contre toutes les règles de la dignité, que nous nous sentons déjà comme touchés par avance de ce que ces deux personnages vont se dire. Lorsqu'ils parlent enfin, leurs moindres paroles ont un prix infini. Essayez par la pensée de commencer le chapitre et le roman par ce dialogue non préparé par la description, il aura perdu presque tout son effet.
Voilà comment les gens de génie emploient l'harmonie en musique, exactement comme Walter Scott se sert de la description dans Ivanhoe; les autres, le savant M. Cherubini, par exemple, jettent l'harmonie comme M. l'abbé Delille entasse les descriptions les unes sur les autres dans son poëme de la Pitié. Vous souvient-il encore combien les personnages épisodiques de M. l'abbé Delille sont pâles et décolorés? Vous rappelez-vous combien l'on admirait cela à Paris en 1804? Quels progrès immenses n'avons-nous pas faits depuis cette époque? Espérons que nous en ferons bientôt de semblables en musique, et que l'harmonie allemande suivra la poésie à la Louis XV. Nos anciens auteurs, La Bruyère, Pascal, Duclos, Voltaire, n'ont jamais eu l'idée de décrire la nature, pas plus que Pergolèse et Buranello ne songèrent à l'harmonie. Nous nous sommes réveillés de ce défaut pour tomber dans l'excès contraire; c'est encore comme la musique qui se noie dans l'harmonie. Espérons que nous nous corrigerons de la prose sentimentale de madame de Staël comme des descriptions du chantre des Jardins, et que nous en viendrons à ne parler des aspects touchants de la nature que quand notre cœur nous laisse assez de sang-froid pour les remarquer et en jouir.