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Kitabı oku: «Le rouge et le noir», sayfa 8

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CHAPITRE XVI. LE LENDEMAIN

He turn’d his lip to hers, and with his hand

Call’d back the tangles of her wandering hair.

Don Juan. C. I, st. 170.

Heureusement, pour la gloire de Julien, Mme de Rênal avait été trop agitée, trop étonnée, pour apercevoir la sottise de l’homme qui, en un moment, était devenu tout au monde pour elle.

Comme elle l’engageait à se retirer, voyant poindre le jour:

– Oh! mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis perdue.

Julien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci:

– Regretteriez-vous la vie?

– Ah! beaucoup dans ce moment! mais je ne regretterais pas de vous avoir connu.

Julien trouva de sa dignité de rentrer exprès au grand jour et avec imprudence.

L’attention continue avec laquelle il étudiait ses moindres actions, dans la folle idée de paraître un homme d’expérience, n’eut qu’un avantage; lorsqu’il revit Mme de Rênal à déjeuner, sa conduite fut un chef-d’oeuvre de prudence.

Pour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu’aux yeux, et ne pouvait vivre un instant sans le regarder; elle s’apercevait de son trouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva qu’une seule fois les yeux sur elle. D’abord Mme de Rênal admira sa prudence. Bientôt, voyant que cet unique regard ne se répétait pas, elle fut alarmée: Est-ce qu’il ne m’aimerait plus, se dit-elle; hélas! je suis bien vieille pour lui, j’ai dix ans de plus que lui.

En passant de la salle à manger au jardin, elle serra la main de Julien. Dans la surprise que lui causa une marque d’amour si extraordinaire il la regarda avec passion. Car elle lui avait semblé bien jolie au déjeuner; et, tout en baissant les yeux, il avait passé son temps à se détailler ses charmes. Ce regard consola Mme de Rênal; il ne lui ôta pas toutes ses inquiétudes, mais ses inquiétudes lui ôtaient presque tout à fait ses remords envers son mari.

Au déjeuner, ce mari ne s’était aperçu de rien, il n’en était pas de même de Mme Derville: elle crut Mme de Rênal sur le point de succomber. Pendant toute la journée, son amitié hardie et incisive ne lui épargna pas les demi-mots destinés à lui peindre, sous de hideuses couleurs, le danger qu’elle courait.

Mme de Rênal brûlait de se trouver seule avec Julien elle voulait lui demander s’il l’aimait encore. Malgré là douceur inaltérable de son caractère, elle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre à son amie combien elle était importune.

Le soir, au jardin, Mme Derville arrangea si bien les choses, qu’elle se trouva placée entre Mme de Rênal et Julien. Mme de Rênal qui s’était fait une image délicieuse du plaisir de serrer la main de Julien, et de la porter à ses lèvres, ne put pas même lui adresser un mot.

Ce contretemps augmenta son agitation. Elle était dévorée d’un remords. Elle avait tant grondé Julien de l’imprudence qu’il avait faite en venant chez elle la nuit précédente, qu’elle tremblait qu’il ne vînt pas celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s’établir dans sa chambre. Mais ne tenant pas à son impatience, elle vint coller son oreille contre la porte de Julien. Malgré l’incertitude et la passion qui la dévoraient, elle n’osa point entrer. Cette action lui semblait la dernière des bassesses, car elle sert de texte à un dicton de province.

Les domestiques n’étaient pas tous couchés. La prudence l’obligea enfin à revenir chez elle. Deux heures d’attente furent deux siècles de tourments.

Mais Julien était trop fidèle à ce qu’il appelait le devoir, pour manquer à exécuter de point en point ce qu’il s’était prescrit.

Comme une heure sonnait, il s’échappa doucement de sa chambre, s’assura que le maître de la maison était profondément endormi, et parut chez Mme de Rênal. Ce jour-là, il trouva plus de bonheur auprès de son amie, car il songea moins constamment au rôle à jouer. Il eut des veux pour voir et des oreilles pour entendre. Ce que Mme de Rênal lui dit de son âge contribua à lui donner quelque assurance.

– Hélas! j’ai dix ans de plus que vous! comment pouvez-vous m’aimer? lui répétait-elle sans projet et parce que cette idée l’opprimait.

Julien ne concevait pas ce malheur, mais il vit qu’il était réel, et il oublia presque toute sa peur d’être ridicule.

La sotte idée d’être regardé comme un amant subalterne, à cause de sa naissance obscure, disparut aussi. A mesure que les transports de Julien rassuraient sa timide maîtresse, elle reprenait un peu de bonheur et la faculté de juger son amant. Heureusement il n’eut presque pas, ce jour-là, cet air emprunté qui avait fait du rendez-vous de la veille une victoire, mais non pas un plaisir. Si elle se fût aperçue de son attention à jouer un rôle, cette triste découverte lui eût à jamais enlevé tout bonheur. Elle n’y eût pu voir autre chose qu’un triste effet de la disproportion des âges.

Quoique Mme de Rênal n’eût jamais pensé aux théories de l’amour, la différence d’âge est, après celle de la fortune, un des grands lieux communs de la plaisanterie de province, toutes les fois qu’il est question d’amour.

En peu de jours, Julien, rendu à toute l’ardeur de son âge, fut éperdument amoureux.

Il faut convenir, se disait-il, qu’elle a une bonté d’âme angélique, et l’on n’est pas plus jolie.

Il avait perdu presque tout à fait l’idée du rôle à jouer. Dans un moment d’abandon, il lui avoua même toutes ses inquiétudes. Cette confidence porta à son comble la passion qu’il inspirait. Je n’ai donc point eu de rivale heureuse, se disait Mme de Rênal avec délices! elle osa l’interroger sur le portrait auquel il mettait tant d’intérêt; Julien lui jura que c’était celui d’un homme.

Quand il restait à Mme de Rênal assez de sang-froid pour réfléchir, elle ne revenait pas de son étonnement qu’un tel bonheur existât, et que jamais elle ne s’en fût doutée.

Ah! se disait-elle, si j’avais connu Julien il y a dix ans quand je pouvais encore passer pour jolie!

Julien était fort éloigné de ces pensées. Son amour était encore de l’ambition: c’était de la joie de posséder, lui pauvre être si malheureux et si méprisé, une femme aussi noble et aussi belle. Ses actes d’adoration ses transports à la vue des charmes de son amie, finirent par la rassurer un peu sur la différence d’âge. Si elle eût possédé un peu de ce savoir-vivre dont une femme de trente ans jouit depuis longtemps dans les pays plus civilisés, elle eût frémi pour la durée d’un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de ravissement d’amour-propre.

Dans ses moments d’oubli d’ambition, Julien admirait avec transport jusqu’aux chapeaux, jusqu’aux robes de Mme de Rênal. Il ne pouvait se rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de glace et restait des heures entières, admirant la beauté et l’arrangement de tout ce qu’il y trouvait. Son amie, appuyée sur lui, le regardait; lui regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d’un mariage, emplissent une corbeille de noce.

J’aurais pu épouser un tel homme! pensait quelquefois Mme de Rênal; quelle âme de feu! quelle vie ravissante avec lui!

Pour Julien, jamais il ne s’était trouvé aussi près de ces terribles instruments de l’artillerie féminine. Il est impossible, se disait-il, qu’à Paris on ait quelque chose de plus beau! Alors il ne trouvait point d objection à son bonheur. Souvent la sincère admiration et les transports de sa maîtresse lui faisaient oublier la vaine théorie qui l’avait rendu si compassé et presque si ridicule dans les premiers moments de cette liaison. Il y eut des moments où, malgré ses habitudes d’hypocrisie, il trouvait une douceur extrême à avouer à cette grande dame qui l’admirait, son ignorance d’une foule de petits usages. Le rang de sa maîtresse semblait l’élever au-dessus de lui-même. Mme de Rênal, de son côté, trouvait la plus douce des voluptés morales à instruire ainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de génie, et qui était regardé par tout le monde comme devant un jour aller si loin. Même le sous-préfet et M. Valenod ne pouvaient s’empêcher de l’admirer: ils lui en semblaient moins sots. Quant à Mme Derville, elle était bien loin d’avoir à exprimer les mêmes sentiments. Désespérée de ce qu’elle croyait deviner, et voyant que les sages avis devenaient odieux à une femme qui, à la lettre, avait perdu la tête, elle quitta Vergy, sans donner une explication qu’on se garda de lui demander. Mme de Rênal en versa quelques larmes, et bientôt il lui sembla que sa félicité redoublait. Par ce départ, elle se trouvait presque toute la journée tête à tête avec son amant.

Julien se livrait d’autant plus à la douce société de son amie, que, toutes les fois qu’il était trop longtemps seul avec lui-même, la fatale proposition de Fouqué venait encore l’agiter. Dans les premiers jours de cette vie nouvelle, il y eut des moments où lui qui n’avait jamais aimé, oui n’avait jamais été aime de personne, trouvait un si délicieux plaisir à être sincère, qu’il était sur le point d’avouer à Mme de Rênal l’ambition qui jusqu’alors avait été l’essence même de sa vie. Il eût voulu pouvoir la consulter sur l’étrange tentation que lui donnait la proposition de Fouqué, mais un petit événement empêcha toute franchise.

CHAPITRE XVII. LE PREMIER ADJOINT

O, how this spring of love resembleth

The uncertain glory of an April day,

Which now shows all the beauty of the sun

And by and by a cloud takes all away!

TWO GENTLEMEN OF VERONA.

Un soir au coucher du soleil, assis auprès de son amie, au fond du verger, loin des importuns il rêvait profondément. Des moments si doux, pensait-il dureront-ils toujours? Son âme était tout occupée de la difficulté et de la nécessité de prendre un état, il déplorait ce grand accès de malheur qui termine l’enfance et gâte les premières années de la jeunesse peu riche. Ah! s’écriat-il, que Napoléon était bien l’homme envoyé de Dieu pour les jeunes Français! Qui le remplacera? que feront sans lui les malheureux même plus riches que moi, qui ont juste les quelques écus qu’il faut pour se procurer une bonne éducation, et qui ensuite n’ont pas assez d’argent pour acheter un homme à vingt ans et se pousser dans une carrière! Quoi qu’on fasse, ajouta-t-il avec un profond soupir, ce souvenir fatal nous empêchera à jamais d’être heureux!

Il vit tout à coup Mme de Rênal froncer le sourcil, elle prit un air froid et dédaigneux, cette façon de penser lui semblait convenir à un domestique. Élevée dans l’idée qu’elle était fort riche, il lui semblait chose convenue que Julien l’était aussi. Elle l’aimait mille fois plus que la vie, elle l’eût aimé même ingrat et perfide et ne faisait aucun cas de l’argent.

Julien était loin de deviner ces idées. Ce froncement de sourcil le rappela sur la terre. Il eut assez de présence d’esprit pour arranger sa phrase et faire entendre à la noble dame, assise si près de lui sur le banc de verdure, que les mots qu’il venait de répéter il les avait entendus pendant son voyage chez son ami le marchand de bois. C’était le raisonnement des impies.

– Hé bien! ne vous mêlez plus à ces gens-là, dit Mme de Rênal, gardant encore un peu de cet air glacial qui, tout à coup, avait succédé à l’expression de la plus douce et intime tendresse.

Ce froncement de sourcil, ou plutôt le remords de son imprudence, fut le premier échec porté à l’illusion qui entraînait Julien. Il se dit: Elle est bonne et douce, son goût pour moi est vif, mais elle a été élevée dans le camp ennemi. Ils doivent surtout avoir peur de cette classe d’hommes de coeur qui, après une bonne éducation, n’a pas assez d’argent pour entrer dans une carrière. Que deviendraient-ils ces nobles, s’il nous était donné de les combattre à armes égales! Moi, par exemple, maire de Verrières, bien intentionné honnête comme l’est au fond M. de Rênal! comme j’enlèverais le vicaire, M. Valenod et toutes leurs friponneries! comme la justice triompherait dans Verrières! Ce ne sont pas leurs talents qui me feraient obstacle. Ils tâtonnent sans cesse.

Le bonheur de Julien fut, ce jour-là, sur le point de devenir durable. Il manqua à notre héros d’oser être sincère. Il fallait avoir le courage de livrer bataille, mais sur-le-champ; Mme de Rênal avait été étonnée du mot de Julien parce que les hommes de sa société répétaient que le retour de Robespierre était surtout possible à cause de ces jeunes gens des basses classes, trop bien élevés. L’air froid de Mme de Rênal dura assez longtemps et sembla marqué à Julien. C’est que la crainte de lui avoir dit indirectement une chose désagréable succéda chez elle à la répugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se réfléchit vivement dans ses traits, si purs et si naïfs, quand elle était heureuse et loin des ennuyeux.

Julien n’osa plus rêver avec abandon. Plus calme et moins amoureux, il trouva qu’il était imprudent d’aller voir Mme de Rênal dans sa chambre. Il valait mieux qu’elle vînt chez lui; si un domestique l’apercevait courant dans la maison, vingt prétextes différents pouvaient expliquer cette démarche.

Mais cet arrangement avait aussi ses inconvénients. Julien avait reçu de Fouqué des livres que lui élève en théologie, n’eût jamais pu demander à un libraire. Il n’osait les ouvrir que de nuit. Souvent il eût été bien aise de n’être pas interrompu par une visite, dont l’attente, la veille encore de la petite scène du verger, l’eût mis hors d’état de lire.

Il devait à Mme de Rênal de comprendre les livres d’une façon toute nouvelle. Il avait osé lui faire des questions sur une foule de petites choses, dont l’ignorance arrête tout court l’intelligence d’un jeune homme né hors de la société, quelque génie naturel qu’on veuille lui supposer.

Cette éducation de l’amour, donnée par une femme extrêmement ignorante, fut un bonheur. Julien arriva directement à voir la société telle qu’elle est aujourd’hui. Son esprit ne fut point offusqué par le récit de ce qu’elle a été autrefois, il y a deux mille ans ou seulement il y a soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. A son inexprimable joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se passaient à Verrières.

Sur le premier plan parurent des intrigues très compliquées ourdies, depuis deux ans, auprès du préfet de Besançon. Elles étaient appuyées par des lettres venues de Paris, et écrites par ce qu’il y a de plus illustre. Il s’agissait de faire de M. de Moirod, c’était l’homme le plus dévot du pays, le premier, et non pas le second adjoint du maire de Verrières.

Il avait pour concurrent un fabricant fort riche qu’il fallait absolument refouler à la place de second adjoint.

Julien comprit enfin les demi-mots qu’il avait surpris quand la haute société du pays venait dîner chez M. de Rênal. Cette société privilégiée était profondément occupée de ce choix du premier adjoint, dont le reste de la ville, et surtout les libéraux ne soupçonnaient pas même la possibilité. Ce qui en faisait l’importance, c’est qu’ainsi que chacun sait, le côté oriental de la grande rue de Verrières doit reculer de plus de neuf pieds, car cette rue est devenue route royale.

Or, si M. de Moirod, qui avait trois maisons dans le cas de reculer, parvenait à être premier adjoint, et par la suite maire dans le cas où M. de Rênal serait nommé député, il fermerait les yeux, et l’on pourrait faire aux maisons qui avancent sur la voie publique, de petites réparations imperceptibles, au moyen desquelles elles dureraient cent ans. Malgré la haute piété et la probité reconnue de M. de Moirod, on était sûr qu’il serait coulant, car il avait beaucoup d’enfants. Parmi les maisons qui devaient reculer, neuf appartenaient à tout ce qu’il y a de mieux dans Verrières.

Aux yeux de Julien, cette intrigue était bien plus importante que l’histoire de la bataille de Fontenoy, dont il voyait le nom pour la première fois dans un des livres que Fouqué lui avait envoyés. Il y avait des choses qui étonnaient Julien depuis cinq ans qu’il avait commencé à aller les soirs chez le curé. Mais la discrétion et l’humilité d’esprit étant les premières qualités d’un élève en théologie, il lui avait toujours été impossible de faire des questions.

Un jour, Mme de Rênal donnait un ordre au valet de chambre de son mari, l’ennemi de Julien.

– Mais, madame, c’est aujourd’hui le dernier vendredi du mois, répondit cet homme d’un air singulier.

– Allez, dit Mme de Rênal.

– Hé bien, dit Julien, il va se rendre dans ce magasin à foin, église autrefois, et récemment rendu au culte; mais pour quoi faire? voilà un de ces mystères que je n’ai jamais pu pénétrer.

– C’est une institution fort salutaire, mais bien singulière, répondit Mme de Rênal; les femmes n’y sont point admises: tout ce que j’en sais, c’est que tout le monde s’y tutoie. Par exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point fâché de s’entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui répondra sur le même ton. Si vous tenez à savoir ce qu’on y fait, je demanderai des détails à M. de Maugiron et à M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique afin qu’un jour ils ne nous égorgent pas.

Le temps volait. Le souvenir des charmes de sa maîtresse distrayait Julien de sa noire ambition. La nécessité de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnables puisqu’ils étaient de partis contraires, ajoutait, sans qu’il s’en doutât, au bonheur qu’il lui devait, et à l’empire qu’elle acquérait sur lui.

Dans les moments où la présence d’enfants trop intelligents les réduisait à ne parler que le langage de la froide raison, c’était avec une docilité parfaite que Julien la regardant avec des yeux étincelants d’amour, écoutait ses explications du monde comme il va. Souvent, au milieu du récit de quelque friponnerie savante, à l’occasion d’un chemin ou d’une fourniture qui étonnait son esprit, l’attention de Mme de Rênal s’égarait tout à coup jusqu’au délire; Julien avait besoin de la gronder, elle se permettait avec lui les mêmes gestes intimes qu’avec ses enfants. C’est qu’il y avait des jours où elle avait l’illusion de l’aimer comme son enfant. Sans cesse n’avait-elle pas à répondre à ses questions naïves sur mille choses simples qu’un enfant bien né n’ignore pas à quinze ans? Un instant après, elle l’admirait comme son maître. Son génie allait jusqu’à l’effrayer; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour, le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le voyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu.

– Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire? disait-elle à Julien; la place est faite pour un grand homme; la monarchie, la religion en ont besoin.

CHAPITRE XVIII. UN ROI A VERRIÈRES

N’êtes-vous bons qu’à jeter là comme un cadavre de peuple, sans âme, et dont les veines n’ont plus de sang?

Discours de l’Evêque, à la chapelle de Saint-Clément.

Le 3 septembre à dix heures du soir, un gendarme réveilla tout Verrières en montant la grande rue au galop; il apportait la nouvelle que Sa majesté le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l’on était au mardi. Le préfet autorisait, c’est-à-dire demandait la formation d’une garde d’honneur; il fallait déployer toute la pompe possible. Une estafette fut expédiée à Vergy. M. de Rênal arriva dans la nuit et trouva toute la ville en émoi. Chacun avait ses prétentions; les moins affairés louaient des balcons pour voir l’entrée du roi.

Qui commandera la garde d’honneur? M. de Rênal vit tout de suite combien il importait, dans l’intérêt des maisons sujettes à reculer, que M. de Moirod eût ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint. Il n’y avait rien à dire à la dévotion de M. de Moirod, elle était au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n’avait monté à cheval. C’était un homme de trente-six ans, timide de toutes les façons, et qui craignait également les chutes et le ridicule.

Le maire le fit appeler dès les cinq heures du matin.

– Vous voyez, monsieur, que je réclame vos avis comme si déjà vous occupiez le poste auquel tous les honnêtes gens vous portent. Dans cette malheureuse ville, les manufactures prospèrent, le parti libéral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout. Consultons l’intérêt du roi, celui de la monarchie, et avant tout l’intérêt de notre sainte religion. A qui pensez-vous monsieur, que l’on puisse confier le commandement de la garde d’honneur?

Malgré la peur horrible que lui faisait le cheval, M. de Moirod finit par accepter cet honneur comme un martyre.

– Je saurai prendre un ton convenable, dit-il au maire.

A peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes, qui sept ans auparavant, avaient servi lors du passage d’un prince du sang.

A sept heures Mme de Rênal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de dames libérales qui prêchaient l’union des partis, et venaient la supplier d’engager son mari à accorder une place aux leurs dans la garde d’honneur. L’une d’elles prétendait que si son mari n’était pas élu; de chagrin il ferait banqueroute. Mme de Rênal renvoya bien vite tout ce monde, elle paraissait fort occupée.

Julien fut étonné et encore plus fâché qu’elle lui fit un mystère de ce qui l’agitait. Je l’avais prévu, se disait-il avec amertume, son amour s’éclipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. Tout ce tapage l’éblouit. Elle m’aimera de nouveau quand les idées de sa caste ne lui troubleront plus la cervelle.

Chose étonnante, il l’en aima davantage.

Les tapissiers commençaient à remplir la maison, il épia longtemps en vain l’occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre à lui Julien emportant un de ses habits. Ils étaient seuls. Il voulut lui parler. Elle s’enfuit en refusant de l’écouter. Je suis bien sot d’aimer une telle femme, l’ambition la rend aussi folle que son mari.

Elle l’était davantage: un de ses grands désirs qu’elle n’avait jamais avoué à Julien de peur de le choquer, était de le voir quitter, ne fût-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse vraiment admirable, chez une femme si naturelle, elle obtint d’abord de M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-préfet de Maugiron, que Julien serait nommé garde d’honneur de préférence à cinq ou six jeunes gens, fils de fabricants fort aisés, et dont deux au moins étaient d’une exemplaire piété. M. Valenod qui comptait prêter sa calèche aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux Normands, consentit à donner un de ses chevaux à Julien, l’être qu’il haïssait le plus. Mais tous les gardes d’honneur avaient à eux ou d’emprunt quelqu’un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux épaulettes de colonel en argent, qui avaient brillé sept ans auparavant. Mme Rênal voulait un habit neuf, et il ne lui restait que quatre jours pour envoyer à Besançon, et en faire revenir l’habit d’uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde d’honneur. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’elle trouvait imprudent de faire faire l’habit de Julien à Verrières. Elle voulait le surprendre, lui et la ville.

Le travail des gardes d’honneur et de l’esprit public terminé, le maire eut à s’occuper d’une grande cérémonie religieuse, le roi de *** ne voulait pas passer à Verrières sans visiter la fameuse relique de saint Clément que l’on conserve à Bray-le-Haut, à une petite lieue de la ville. On désirait un clergé nombreux, ce fut l’affaire la plus difficile à arranger; M. Maslon, le nouveau curé, voulait à tout prix éviter la présence de M. Chélan. En vain M. de Rênal lui représentait qu’il y aurait imprudence. M. le marquis de La Mole, dont les ancêtres ont été si longtemps gouverneurs de la province, avait été désigné pour accompagner le roi de ***. Il connaissait depuis trente ans l’abbé Chélan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant à Verrières, et s’il le trouvait disgracié, il était homme à aller le chercher dans la petite maison où il s’était retiré, accompagné de tout le cortège dont il pourrait disposer. Quel soufflet!

– Je suis déshonoré ici et à Besançon, répondait l’abbé Maslon, s’il paraît dans mon clergé. Un janséniste, grand Dieu!

– Quoi que vous en puissiez dire mon cher abbé, répliquait M. de Rênal, je n’exposerai pas l’administration de Verrières à recevoir un affront de M. de La Mole. Vous ne le connaissez pas, il pense bien à la cour; mais ici, en province, c’est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne cherchant qu’à embarrasser les gens. Il est capable, uniquement pour s’amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des libéraux.

Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, après trois jours de pourparlers, que l’orgueil de l’abbé Maslon plia devant la peur du maire qui se changeait en courage. Il fallut écrire une lettre mielleuse à l’abbé Chélan, pour le prier d’assister à la cérémonie de la relique de Bray-le-Haut, si toutefois son grand âge et ses infirmités le lui permettaient. M. Chélan demanda et obtint une lettre d’invitation pour Julien qui devait l’accompagner en qualité de sous-diacre.

Dès le matin du dimanche, des milliers de paysans arrivant des montagnes voisines inondèrent les rues de Verrières. Il faisait le plus beau soleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agitée; on apercevait un grand feu sur un rocher à deux lieues de Verrières. Ce signal annonçait que le roi venait d’entrer sur le territoire du département. Aussitôt le son de toutes les cloches, et les décharges répétées d’un vieux canon espagnol appartenant à la ville, marquèrent sa joie de ce grand événement. La moitié de la population monta sur les toits. Toutes les femmes étaient aux balcons. La garde d’honneur se mit en mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont à chaque instant la main prudente était prête à saisir l’arçon de sa selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres: le premier cavalier de la neuvième file était un fort joli garçon, très mince, que d’abord on ne reconnut pas. Bientôt un cri d’indignation chez les uns, chez d’autres le silence de l’étonnement annoncèrent une sensation générale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n’y eut qu’un cri contre le maire, surtout parmi les libéraux. Quoi, parce que ce petit ouvrier déguisé en abbé était précepteur de ses marmots, il avait l’audace de le nommer garde d’honneur, au préjudice de messieurs tels et tels, riches fabricants!

– Ces Messieurs, disait une dame banquière, devraient bien faire une avanie à ce petit insolent, né dans la crotte.

– Il est sournois et porte un sabre, répondait le voisin, il serait assez traître pour leur couper la figure. Les propos de la société noble étaient plus dangereux. Les dames se demandaient si c’était du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En général on rendait justice à son mépris pour le défaut de naissance.

Pendant qu’il était l’occasion de tant de propos, Julien était le plus heureux des hommes. Naturellement hardi il se tenait mieux à cheval que la plupart des jeunes gens de cette ville de montagne. Il voyait dans les yeux des femmes qu’il était question de lui.

Ses épaulettes étaient plus brillantes, parce qu’elles étaient neuves.

Son cheval se cabrait à chaque instant, il était au comble de la joie.

Son bonheur n’eut plus de bornes, lorsque, passant près du vieux rempart le bruit de la petite pièce de canon fit sauter son cheval hors du rang. Par un grand hasard, il ne tomba pas; de ce moment il se sentit un héros. Il était officier d’ordonnance de Napoléon et chargeait une batterie.

Une personne était plus heureuse que lui. D’abord elle l’avait vu passer d’une des croisées de l’hôtel de ville; montant ensuite en calèche et faisant rapidement un grand détour, elle arriva à temps pour frémir, quand son cheval l’emporta hors du rang. Enfin, sa calèche sortant au grand galop par une autre porte de la ville, elle parvint à rejoindre la route par où le roi devait passer, et put suivre la garde d’honneur à vingt pas de distance, au milieu d’une noble poussière. Dix mille paysans crièrent: Vive le roi, quand le maire eut l’honneur de haranguer Sa Majesté. Une heure après, lorsque, tous les discours écoutés, le roi allait entrer dans la ville, la petite pièce de canon se remit à tirer à coups précipités. Mais un accident s’ensuivit, non pour les canonniers qui avaient fait leurs preuves à Leipzig et à Montmirail mais pour le futur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le déposa mollement dans l’unique bourbier qui fût sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu’il fallut le tirer de là pour que la voiture du roi put passer.

Sa Majesté descendit à la belle église neuve qui ce jour-là était parée de tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait dîner, et aussitôt après remonter en voiture pour aller vénérer la relique de saint Clément. A peine le roi fut-il à l’église, que Julien galopa vers la maison de M. de Rênal. Là, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son sabre, ses épaulettes, pour reprendre le petit habit noir râpé. Il remonta à cheval, et en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui occupe le sommet d’une fort belle colline. L’enthousiasme multiplie ces paysans pensa Julien. On ne peut se remuer à Verrières, et en voici plus de dix mille autour de cette antique abbaye. A moitié ruinée par le vandalisme révolutionnaire, elle avait été magnifiquement rétablie depuis la Restauration, et l’on commençait à parler de miracles. Julien rejoignit l’abbé Chélan qui le gronda fort et lui remit une soutane et un surplis. Il s’habilla rapidement et suivit M. Chélan qui se rendait auprès du jeune évoque d’Agde. C’était un neveu de M. de La Mole, récemment nommé, et qui avait été chargé de montrer la relique au roi. Mais l’on ne put trouver cet évêque.

Le clergé s’impatientait. Il attendait son chef dans le cloître sombre et gothique de l’ancienne abbaye. On avait réuni vingt-quatre curés pour figurer l’ancien chapitre de Bray-le-Haut, composé avant 1789 de vingt-quatre chanoines. Après avoir déploré pendant trois quarts d’heure la jeunesse de l’évêque, les curés pensèrent qu’il était convenable que M. le Doyen se retirât vers Monseigneur pour l’avertir que le roi allait arriver, et qu’il était instant de se rendre au choeur. Le grand âge de M. Chélan l’avait fait doyen, malgré l’humeur qu’il témoignait à Julien, il lui fit signe de le suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au moyen de je ne sais quel procédé de toilette ecclésiastique, il avait rendu ses beaux cheveux bouclés très plats; mais, par un oubli qui redoubla la colère de M. Chélan, sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les éperons du garde d’honneur.

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Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
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