Kitabı oku: «Vie de Henri Brulard, tome 2», sayfa 6
CHAPITRE XL 168
Madame Le Brun, aujourd'hui marquise de [Graves]169, m'a dit que tous les habitants de ce petit salon étaient étonnés de mon silence complet.
Je me taisais par instinct, je sentais que personne ne me comprendrait, quelles figures pour leur parler de ma tendre admiration pour Bradamante! Ce silence, amené par le hasard, était de la meilleure politique, c'était le seul moyen de conserver un peu de dignité personnelle.
Si jamais je revois cette femme d'esprit, il faut que je la presse de questions pour qu'elle me dise. ce que j'étais alors. En vérité, je l'ignore. Je ne puis que noter le degré de bonheur senti par cette machine. Comme j'ai toujours creusé les mêmes idées depuis, comment savoir où j'en étais alors? Le puits avait dix pieds de profondeur, chaque année j'ai ajouté cinq pieds; maintenant, à cent quatre-vingt-dix pieds, comment avoir l'image de ce qu'il était en février 1800, quand il n'avait que dix pieds?
On admirait mon cousin Marc (mon chef de bureau au Commerce), l'être prosaïque par excellence, parce que, rentrant le soir, vers dix heures, chez M. Daru, rue de Lille, n° 505, il remontait à pied pour aller manger certains petits pâtés au carrefour Gaillon.
Cette simplicité, cette naïveté de gourmandise, qui me feraient rire aujourd'hui dans un enfant de seize ans, me comblaient d'étonnement en 1800. Je ne sais pas même si, un soir, je ne ressortis pas, par cette abominable humidité de Paris, que j'exécrais, pour aller manger de ces petits pâtés. Cette démarche était un peu pour le plaisir et beaucoup pour la gloire. Le plaisir fut pire que le mal, et la gloire aussi, apparemment; si l'on s'en occupa, on dut y voir une plate imitation. J'étais bien loin de dire naïvement ce pourquoi de ma démarche, j'eusse été à mon tour original et naïf, et peut-être mon équipée de dix heures du soir eût donné un sourire à cette famille ennuyée.
Il faut que la maladie, qui fit grimper le docteur Portal dans mon troisième étage du passage Sainte-Marie, eût été sérieuse, car je perdis tous mes cheveux. Je ne manquai pas d'acheter une perruque et mon ami Edmond Cardon170 ne manqua pas de la jeter sur la corniche d'une porte, un soir, dans le salon de sa mère.
Cardon était très mince, très grand, très bien élevé, fort riche, d'un ton parfait, une admirable poupée, fils de Mme Cardon, femme de chambre de la reine Marie-Antoinette.
Quel contraste entre Cardon et moi! et pourtant nous nous liâmes. Nous avons été amis du temps de la bataille de Marengo, il était alors aide-de-camp du ministre de la guerre Carnot; nous nous sommes écrit jusqu'en 1804 ou 1805. En 1815, cet être élégant, noble, charmant, se brûla la cervelle en voyant arrêter le maréchal Ney, son parent par alliance. Il n'était compromis en rien, ce fut exactement folie éphémère, causée par l'extrême vanité de courtisan de s'être vu un maréchal et un prince pour cousin. Depuis 1803 ou 1804, il se faisait appeler Cardon de Montigny, il me présenta à sa femme, élégante et riche, bégayant un peu, qui me sembla avoir peur de l'énergie féroce de ce montagnard allobroge. Le fils de cet être bon et aimable s'appelle M. de Montigny et est conseiller ou auditeur à la cour royale de Paris.
Ah! qu'un bon conseil m'eût fait de bien alors! Que ce même conseil m'eût fait de bien en 1821! Mais du diable, jamais personne ne me l'a donné. Je l'ai vu vers 1826, mais il était à peu près trop tard, et d'ailleurs il contrariait trop mes habitudes. J'ai vu clairement depuis que c'est le sine qua non à Paris, mais aussi il y aurait eu moins de vérité et d'originalité dans mes pensées littéraires.
Quelle différence si M. Daru ou Mme Cambon m'avait dit, en janvier 1800:
«Mon cher cousin, si vous voulez avoir quelque consistance dans la société, il faut que vingt personnes aient intérêt à dire du bien de vous. Par conséquent, choisissez un salon, ne manquez pas d'y aller tous les mardis (si tel est le jour), faites-vous une affaire d'être aimable, ou du moins très poli, pour chacune des personnes qui vont dans ce salon. Vous serez quelque chose dans le monde, vous pourrez espérer de plaire à une femme aimable quand vous serez porté par deux ou trois salons. Au bout de dix années de constance, ces salons, si vous les choisissez dans notre rang de la société, vous porteront à tout. L'essentiel est la constance et être un des fidèles tous les mardis.»
Voilà ce qui m'a éternellement manqué. Voilà le sens de l'exclamation de M. Delécluze (des Débats, vers 1828): «Si vous aviez un peu plus d'éducation!»
Il fallait que cet honnête homme fût bien plein de cette vérité, car il était furieusement jaloux de quelques mots qui, à ma grande surprise, firent beaucoup d'effet; par exemple, chez lui: «Bossuet … c'est de la blague sérieuse.»
En 1800, la famille Daru traversait la rue de Lille et montait au premier étage chez Mme Cardon, ancienne femme de chambre de Marie-Antoinette, laquelle était tout aise d'avoir la protection de deux commissaires des guerres aussi accrédités que MM. Daru, commissaire ordonnateur, et Martial Daru, simple commissaire. J'explique ainsi la liaison aujourd'hui et j'ai tort, faute d'expérience je ne pouvais juger de rien en 1800. Je prie donc le lecteur de ne pas s'arrêter à ces explications qui m'échappent en 1836; c'est du roman plus ou moins probable, ce n'est plus de l'histoire.
J'étais donc, ou plutôt il me semblait être très bien reçu dans le salon de Mme Cardon, en janvier 1800.
On y jouait des charades avec déguisements, on y plaisantait sans cesse. La pauvre Mme Cambon n'y venait pas toujours; cette folie offensait sa douleur, dont elle mourut quelques mois après.
M. Daru (depuis ministre) venait de publier la Cléopédie, je crois, un petit poème dans le genre jésuitique, c'est-à-dire dans le genre des poèmes latins faits par des jésuites vers 1700. Cela me sembla plat et coulant; il y a bien trente ans que je ne l'ai lu.
M. Daru qui au fond n'avait pas d'esprit (mais je devine cela, en grand secret, seulement en écrivant ceci), était trop fier d'être président à la fois de quatre Sociétés littéraires. Ce genre de niaiserie pullulait en 1800, et n'était pas si vide que cela nous semble aujourd'hui. La société renaissait après la Terreur de 93 et la demi-peur des années suivantes. Ce fut M. Daru le père qui m'apprit avec une douce joie cette gloire de son fils aîné.
Comme il revenait d'une de ces sociétés littéraires, Edmond, déguisé en fille, alla le raccrocher dans la rue à vingt pas de la maison. Cela n'était pas mal gai. Mme Cardon avait encore la gaieté de 1788, cela scandaliserait notre pruderie de 1836.
M. Daru, en arrivant, se vit suivi dans l'escalier par la fille qui détachait ses jupons.
«J'ai été très étonné, nous dit-il, de voir notre quartier infesté.»
Quelque temps après, il me conduisit à une des séances d'une des Sociétés qu'il présidait. Celle-ci se réunissait dans une rue qui a été démolie pour agrandir la place du Carrousel, vers la partie de la nouvelle galerie, au nord du Carrousel, qui avoisine l'axe de la rue Richelieu, à quarante pas plus au couchant.
Il était sept heures et demie du soir, les salles étaient peu illuminées. La poésie me fit horreur: quelle différence avec l'Arioste et Voltaire! Cela était bourgeois et plat (quelle bonne école j'avais déjà!), mais j'admirais fort et avec envie la gorge de Mme Constance Pipelet, qui lut une pièce de vers. Je le lui ai dit depuis; elle était alors femme d'un pauvre diable de chirurgien herniaire, et je lui ai parlé chez Mme la comtesse Beugnot, quand elle était princesse de Salm-Dyck, je crois. Je conterai son mariage, précédé par deux mois de séjour chez le prince de Salm, avec son amant, pour voir si le château ne lui déplairait point trop, et le prince nullement trompé, mais sachant tout et s'y soumettant; et il avait raison.
J'allai au Louvre chez Renault, l'auteur de l'Education d'Achille, plat tableau, gravé par l'excellent Berwick, et je fus élève de son Académie. Toutes les étrennes à donner pour cartables, droits de chaise, etc., m'étonnèrent fort, et j'ignorais parfaitement171 tous ces usages parisiens et, à vrai dire, tous les usages possibles. Je dus paraître avare.
Je promenais partout mon effroyable désappointement.
Trouver plat et détestable ce Paris, que je m'étais figuré le souverain bien! Tout m'en déplaisait, jusqu'à la cuisine qui n'était pas celle de la maison paternelle, cette maison qui m'avait172 semblé la réunion de tout ce qui était mal.
Pour m'achever, la peur d'être forcé de passer un examen pour l'Ecole me faisait haïr mes chères mathématiques.
Il me semble que le terrible M. Daru le père me disait: «Puisque, d'après les certificats dont vous êtes porteur, vous êtes tellement plus fort que vos sept camarades qui ont été reçus, vous pourriez, même aujourd'hui, si vous étiez reçu, les rattraper facilement dans les cours qu'ils suivent.»
M. Daru me parlait en homme accoutumé à avoir du crédit et obtenir des exceptions.
Une chose dut, heureusement pour moi, ralentir les instances de M. Daru pour reprendre l'étude des mathématiques. Mes parents m'annonçaient sans doute comme un prodige en tout genre; mon excellent grand-père m'adorait et d'ailleurs j'étais son ouvrage, au fond je n'avais eu de maître que lui, les mathématiques excepté. Il faisait avec moi mes thèmes de latin, il faisait presque seul mes vers latins sur une mouche qui trouve une mort noire dans du lait blanc.
Tel était l'esprit du Père jésuite auteur du poème dont je refaisais les vers. Sans les auteurs lus en cachette, j'étais fait pour avoir cet esprit-là et pour admirer la Cléopédie173 du comte Daru et l'esprit de l'Académie française. Aurait-ce été174 un mal? J'aurais eu des succès de 1815 à 1830, de la réputation, de l'argent, mais mes ouvrages seraient bien plus plats et bien mieux écrits qu'ils sont175. Je crois que l'affectation, qu'on appelle bien écrire en 1825-1836, sera bien ridicule vers 1860, dès que la France, délivrée des révolutions politiques tous les quinze ans, aura le temps de penser aux jouissances de l'esprit. Le gouvernement fort et violent de Napoléon (dont j'aimai tant la personne) n'a duré que quinze ans, 1800-1815. Le gouvernement à faire vomir de ces Bourbons imbéciles (voir la chanson de Béranger) a duré quinze ans aussi, de 1815 à 1830. Combien durera un troisième? Aura-t-il plus …
Mais je m'égare; nos neveux devront pardonner ces écarts, nous tenons la plume d'une main et l'épée de l'autre (en écrivant ceci j'attends la nouvelle de l'exécution de Fieschi et du nouveau ministère de mars 1836, et je viens, pour mon métier, de signer trois lettres, adressées à des ministres dont je ne sais pas le nom).
Revenons à janvier ou février 1800. Réellement, j'avais l'expérience d'un enfant de neuf ans et probablement un orgueil du diable. J'avais été réellement l'élève le plus remarquable de l'Ecole centrale. De plus, ce qui valait bien mieux, j'avais des idées justes sur tout, j'avais énormément lu, j'adorais la lecture: un livre nouveau, à moi inconnu, me consolait de tout.
Mais la famille Daru, malgré les succès de l'auteur de la traduction d'Horace, n'était pas du tout littéraire, c'était une famille de courtisans de Louis XIV tels que les dépeint Saint-Simon. On n'aimait dans M. Daru fils aîné que le fait de son succès, toute discussion littéraire eût été un crime politique, comme tendant à mettre en doute la gloire de la maison.
Un des malheurs de mon caractère est d'oublier le succès et de me rappeler profondément mes sottises. J'écrivis vers février 1800 à ma famille: «Mme Cambon exerce l'empire de l'esprit, et Mme Rebuffel celui des sens.»
Quinze jours après, j'eus une honte profonde de mon style et de la chose.
C'était une fausseté, c'était bien pis encore, c'était une ingratitude. S'il y avait un lieu où je fusse moins gêné et plus naturel, c'était le salon de cette excellente et jolie Mme Rebuffel, qui habitait le premier étage de la maison, qui me donnait une chambre au second; ma chambre était, ce me semble, au-dessus du salon de Mme Rebuffel. Mon oncle Gagnon m'avait raconté comme quoi il l'avait émue à Lyon en admirant son joli pied et l'engageant à le placer sur une malle pour le mieux voir. Une fois, sans M. Bartelon, M. Rebuffel eût surpris mon oncle dans une position peu équivoque.
Mme Rebuffel, ma cousine, avait une fille, Adèle, qui annonçait beaucoup d'esprit; il me semble qu'elle n'a pas tenu parole. Après nous être un peu aimés (amours d'enfants), la haine et puis l'indifférence ont remplacé les enfantillages, et je l'ai entièrement perdue de vue depuis 1804. Le journal de 1835 m'a appris que son sot mari, M. le baron Auguste Petiet176, le même qui m'a donné un coup de sabre au pied gauche, venait de la laisser veuve avec un fils à l'Ecole polytechnique.
Etait-ce en 1800 que Mme Rebuffel avait pour amant M. Chieze, gentilhomme assez empesé de Valence, en Dauphiné, ami de ma famille à Grenoble, ou ne fut-ce qu'en 1803? Etait-ce en 1800 ou 1803 que l'excellent Rebuffel, homme de cœur et d'esprit, homme à jamais respectable à mes yeux, me donnait à dîner dans la rue Saint-Denis, au roulage qu'il tenait avec une demoiselle Barberen, son associée et sa maîtresse?
Quelle différence pour moi si mon grand-père Gagnon avait eu l'idée de me recommander à M. Rebuffel au lieu de M. Daru! M. Rebuffel était neveu de M. Daru, quoique moins âgé seulement de sept à huit ans, et, à cause de sa dignité politique ou plutôt administrative, secrétaire général de tout le Languedoc (sept départements), M. Daru prétendait tyranniser M. Rebuffel, lequel, dans les dialogues qu'il me racontait, alliait divinement le respect à la fermeté. Je me souviens que je comparais le ton qu'il prenait à celui de J. – J. Rousseau dans sa Lettre à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris.
M. Rebuffel eût tout fait de moi, j'aurais été plus sage si le hasard m'avait mis sous sa direction. Mais mon destin était de tout conquérir à la pointe de l'épée. Quel océan de sensations violentes j'ai eues en ma vie, et surtout à cette époque!
J'en eus beaucoup au sujet du petit événement que je vais conter, mais dans quel sens? Que désirais-je avec passion? Je ne m'en souviens plus.
M. Daru fils aîné (je l'appellerai le comte Daru, malgré l'anachronisme: il ne fut comte que vers 1809, je crois, mais j'ai l'habitude de l'appeler ainsi), le comte Daru donc, si l'on veut me permettre de l'appeler ainsi, était en 1809 secrétaire général du ministère de la Guerre. Il se tuait de travail, mais il faut avouer qu'il en parlait sans cesse et avait toujours de l'humeur en venant dîner. Quelquefois, il faisait attendre son père et toute la famille une heure ou deux. Il arrivait enfin avec la physionomie d'un bœuf, excédé de peine et des yeux rouges. Souvent il retournait le soir à son bureau; dans le fait, tout était à réorganiser et l'on préparait en secret la campagne de Marengo.
Je vais naître, comme dit Tristram Shandy; et le lecteur va sortir des enfantillages.
Un beau jour, M. Daru le père me prit à part et me fit frémir; il me dit: «Mon fils vous conduira travailler avec lui au bureau de la Guerre.»Probablement, au lieu de remercier, je restai dans le silence farouche de l'extrême timidité.
Le lendemain matin, je marchais à côté du comte Daru, que j'admirais mais qui me faisait frémir, et jamais je n'ai pu m'accoutumer à lui, ni, ce me semble, lui à moi. Je me vois marchant le long de la rue Hillerin-Bertin177, fort étroite alors. Mais où était ce ministère de la Guerre, où nous allions ensemble178?
Je ne vois que ma place, à ma table, en H ou en H'; à celui de ces deux bureaux que je n'occupais pas était M. Mazoyer, auteur de la tragédie de Thésée, pâle imitation de Racine.
CHAPITRE XLI 179
Au bout du jardin étaient de malheureux tilleuls taillés de près, derrière lesquels nous allions pisser. Ce furent les premiers amis que j'eus à Paris. Leur sort me fit pitié: être ainsi taillés! Je les comparais aux beaux tilleuls de Claix, qui avaient le bonheur de vivre au milieu des montagnes.
Mais aurais-je voulu retourner dans ces montagnes?
Oui, ce me semble, si j'avais dû n'y pas retrouver mon père, et y vivre avec mon grand-père, à la bonne heure, mais libre.
Voilà à quel point mon extrême passion pour Paris était tombée. Et il m'arrivait de dire que le véritable Paris était invisible à mes yeux. Les tilleuls du ministère de la guerre rougirent par le haut. M. Mazoyer, sans doute, me rappela le vers de Virgile:
Nunc erusbescit ver.
Ce n'est pas cela, mais je me le rappelle en écrivant pour la première fois depuis trente-six ans; Virgile me faisait horreur au fond, comme protégé par les prêtres180 qui venaient dire la messe et me parler de latin chez mes parents. Jamais, malgré tous les efforts de ma raison, Virgile ne s'est relevé pour moi des effets de cette mauvaise compagnie.
Les tilleuls prirent des bourgeons. Enfin ils eurent des feuilles, je fus profondément attendri; j'avais donc des amis à Paris!
Chaque fois que j'allais pisser derrière ces tilleuls, au bout du jardin, mon âme était rafraîchie par la vue de ces amis. Je les aime encore après trente-six ans de séparation.
Chaque fois que j'allais pisser derrière ces tilleuls, au bout du jardin, mon âme était rafraîchie par la vue de ces amis. Je les aime encore après trente-six ans de séparation.
Mais ces bons amis existent-ils? On a tant bâti dans ce quartier! Peut-être le ministère où je pris la plume officielle pour la première fois est-il encore le ministère rue de l'Université, vis-à-vis la place dont j'ignore le nom?
Là, M. Daru m'établit à un bureau et me dit de copier une lettre. Je ne dirai rien de mon écriture en pieds de mouche, bien pire que la présente; mais il découvrit que j'écrivais cela par deux l: cella.
C'était donc là ce littérateur, ce brillant humaniste qui discutait le mérite de Racine et qui avait remporté tous les prix à Grenoble!!
J'admire aujourd'hui, mais aujourd'hui seulement, la bonté de toute cette famille Daru. Que faire d'un animal si orgueilleux et si ignorant?
Et le fait est pourtant que j'attaquais très bien Racine dans mes conversations avec M. Mazoyer. Nous étions là quatre commis, et les deux autres, ce me semble, m'écoutaient, quand j'escarmouchais avec M. Mazoyer.
J'avais une théorie intérieure que je voulais rédiger sous le titre de: Filosofia nova, titre moitié italien, moitié latin. J'avais une admiration vraie, sentie, passionnée pour Shakespeare, que pourtant je n'avais vu qu'à travers les phrases lourdes et emphatiques de M. Letourneur et de ses associés.
L'Arioste avait aussi beaucoup de pouvoir sur mon cœur (mais l'Arioste de M. de Tressan, père de l'aimable capitaine jouant de la clarinette, qui avait contribué à me faire apprendre à lire, extrême plat ultra et maréchal de camp vers 1820).
Je crois voir que ce qui me défendait du mauvais goût d'admirer la Cléopédie181 du comte Daru et bientôt après l'abbé Delille, c'était cette doctrine intérieure fondée sur le vrai plaisir, plaisir profond, réfléchi, allant jusqu'au bonheur, que m'avaient donné Cervantès, Shakespeare, Corneille, Arioste, et une haine pour le puérile de Voltaire et de son école. Là-dessus, quand j'osais parler, j'étais tranchant jusqu'au fanatisme, car je ne faisais aucun doute182 que tous les hommes bien portants et non gâtés par une mauvaise éducation littéraire ne pensassent comme moi. L'expérience m'a appris que la majorité laisse diriger la sensibilité aux arts, qu'elle peut avoir naturellement, par l'auteur à la mode; c'était Voltaire en 1788, Walter Scott en 1828. Et qui est-ce aujourd'hui 1836? Heureusement, personne.
Cet amour pour Shakespeare, l'Arioste, et la Nouvelle-Héloïse au second rang, qui étaient les maîtres de mon cœur littéraire à mon arrivée à Paris à la fin de 1799, me préserva du mauvais goût (Delille, moins la gentillesse) qui régnait dans les salons Daru et Cardon, et qui était d'autant plus dangereux pour moi, d'autant plus contagieux, que le comte Daru était un auteur produisant actuellement et que sous d'autres rapports tout le monde admirait et que j'admirais moi-même. Il venait d'être ordonnateur en chef, je crois, de cette armée d'Helvétie qui venait de sauver la France à Zurich sous Masséna. M. Daru le père nous répétait sans cesse que le général Masséna disait à tout le monde, en parlant de M. Daru: «Voilà un homme que je puis présenter à mes amis et à mes ennemis.»
Pourtant Masséna, de moi bien connu, était voleur comme une pie, ce qui veut dire par instinct, on parle encore de lui à Rome (ostensoir de la famille Doria, à Sainte-Agnès, place Navone, je crois), et M. Daru n'a jamais volé un centime.
Mais, grand Dieu, quel bavardage! Je ne puis arriver à parler de l'Arioste, dont les personnages, palefreniers et portefaix par la force, m'ennuient tellement aujourd'hui. De 1796 à 1804, l'Arioste ne me faisait pas sa sensation propre. Je prenais tout-à-fait au sérieux les passages tendres et romanesques. Ils frayèrent, à mon insu, le seul chemin par lequel l'émotion puisse arriver à mon âme. Je ne puis être touché jusqu'à l'attendrissement qu'après un passage comique.
De là mon amour presque exclusif pour l'opera buffa, de là l'abîme qui sépare mon âme de celle de M. le baron Poitou (voir à la fin du volume la préface de de Brosses qui a fâché Colomb) et de tout le vulgaire de 1830, qui ne voit le courage que sous la moustache.
Là seulement, dans l'opera buffa, je puis être attendri jusqu'aux larmes. La prétention de toucher qu'a l'opera séria à l'instant fait cesser pour moi la possibilité de l'être. Même dans la vie réelle, un pauvre qui demande l'aumône avec des cris piteux, bien loin de me faire pitié, me fait songer, avec toute la sévérité philosophique possible, à l'utilité d'une maison pénitentiaire.
Un pauvre qui ne m'adresse pas la parole, qui ne pousse pas des cris lamentables et tragiques, comme c'est l'usage à Rome, et mange une pomme en se traînant à terre, comme le cul-de-jatte d'il y a huit jours, me touche presque jusqu'aux larmes à l'instant.
De là mon complet éloignement pour la tragédie, mon éloignement jusqu'à l'ironie pour la tragédie en vers.
Il y a une exception pour cet homme simple et grand, Pierre Corneille, suivant moi immensément supérieur à Racine, ce courtisan rempli d'adresse et de bien-dire. Les règles d'Aristote, ou prétendues telles, étaient un obstacle ainsi que les vers pour ce poète original. Racine n'est original, aux yeux des Allemands, Anglais, etc., que parce qu'ils n'ont pas eu encore une cour spirituelle, comme celle de Louis XIV, obligeant tous les gens riches et nobles d'un pays à passer tous les jours huit heures ensemble dans les salons de Versailles.
La suite des temps portera les Anglais, Allemands, Américains et autres gens à argent ou revenu antilogique, à comprendre l'adresse courtisane de Racine, même l'ingénue la plus innocente, Junie ou Aricie, et confite en adresse d'honnête catin; Racine n'a jamais pu faire une Mlle de La Vallière, mais toujours une fille extrêmement adroite et peut-être physiquement vertueuse, mais certes pas moralement. Vers 1900, peut-être que les Allemands, Américains, Anglais, arriveront à comprendre tout l'esprit courtisanesque de Racine. Un siècle peut-être après, ils arriveront à sentir qu'il n'a jamais pu faire une La Vallière.
Mais comment ces gens faibles pourront-ils apercevoir une étoile tellement rapprochée du soleil? L'admiration de ces rustres polis et avares pour la civilisation qui donnait un vernis charmant même au maréchal de Boufflers (mort vers 1712183), qui était un sot, les empêchera de sentir le manque total de simplicité et de naturel chez Racine, et à comprendre ce vers de Camille:
Tout ce que je voyais me semblait Curiace.
Que j'écrive cela à cinquante-trois ans184, rien de plus simple, mais que je le sentisse en 1800, que j'eusse une sorte d'horreur pour Voltaire et l'affectation gracieuse d'Alzire, avec mon mépris si voisin de la haine pour lui et à si bon droit, voilà ce qui m'étonne, moi, élève de M. Gagnon, qui s'estimait pour avoir été trois jours l'hôte de Voltaire à Ferney, moi élevé au pied du petit buste de ce grand homme, monté sur un pied d'ébène.
Est-ce moi ou le grand homme qui suis sur le pied d'ébène?
Enfin, j'admire ce que j'étais littérairement en février 18000. quand j'écrivais: cella185.
M. le comte Daru, si immensément supérieur à moi et à tant d'autres comme homme de travail, comme avocat consultant, n'avait pas l'esprit qu'il fallait pour soupçonner la valeur de ce fou orgueilleux.
M. Mazoyer, le commis mon voisin, qui apparemment s'ennuyait moins de ma folie mélangée d'orgueil que de la stupidité des deux autres commis à 2.500 francs, fit quelque cas de moi, et j'y fus indifférent. Je regardais tout ce qui admirait cet adroit courtisan nommé Racine comme incapable de voir et de sentir le vrai beau qui, à mes yeux, était la naïveté d'Imogène s'écriant:
«Salut, pauvre maison, qui te gardes toi-même!»
Les injures adressées à Shakespeare par M. Mazoyer, et avec quel mépris, en 1800, m'attendrissaient jusqu'aux larmes en faveur de ce grand poète. Dans la suite, rien ne m'a fait adorer madame Dembowski186 comme les critiques que faisaient d'elle les prosaïques de Milan. Je puis nommer cette femme charmante, qui pense à elle aujourd'hui? Ne suis-je pas le seul peut-être, après onze ans qu'elle a quitté la terre? J'applique ce même raisonnement à la comtesse Alexandrine Petit. Ne suis-je pas aujourd'hui son meilleur ami, après vingt-deux ans? Et quand ceci paraîtra (si jamais un libraire ne craint pas de perdre son temps et son papier!), quand ceci paraîtra après ma mort à moi, qui songera encore à Métilde et à Alexandrine? Et malgré leur modestie de femme et cette horreur d'occuper le public que je leur ai vue, si elles voient public ce livre du lieu où elles sont, n'en seront-elles pas bien aises?
For who to dumb forget fulness a prey 187 n'est pas bien aise, après tant d'années, de voir prononcer son nom par une bouche amie?
Mais où diable en étais-je? – A mon bureau, où j'écrivais cela, cella188.
Pour peu que le lecteur ait l'âme commune, il s'imaginera que cette digression a pour but de cacher ma honte d'avoir écrit cella. Il se trompe, je suis un autre homme. Les erreurs de celui de 1800 sont des découvertes que je fais, la plupart, en écrivant ceci. Je ne me souviens, après tant d'années et d'événements, que du sourire de la femme que j'aimais. L'autre jour, j'avais oublié la couleur d'un des uniformes que j'ai portés. Or, avez-vous éprouvé, ô lecteur bénévole, ce que c'est qu'un uniforme dans une armée victorieuse, et unique objet de l'attention de la nation, comme l'armée de Napoléon?
Aujourd'hui, grâce au ciel, la Tribune a obscurci l'Armée.
Décidément, je ne puis me rappeler la rue où était situé ce bureau dans lequel je saisis pour la première fois la plume administrative. C'était au bout de la rue Hillerin-Bertin, alors bordée de murs de jardin. Je me vois marchant sérieusement à côté du comte Daru, allant à son bureau après le sombre et froid déjeuner de la maison n° 505, au coin de la rue de Bellechasse et de celle de Lille, comme disaient les bons écrivains de 1800.
Quelle différence pour moi, si M. Daru m'avait dit: «Quand vous avez une lettre à faire, réfléchissez bien à ce que vous voulez dire, et ensuite à la couleur de réprimande ou d'ordre que le ministre qui signera votre lettre voudrait y donner. Votre parti pris, écrivez hardiment.»
Au lieu de cela, je tâchais d'imiter la forme des lettres de M. Daru, il répétait trop souvent le mot en effet, et moi je farcissais mes lettres de en effet.
Qu'il y a loin de là aux grandes lettres que j'inventais à Vienne, en 1809, ayant une vérole189 horrible, le soin d'un hôpital de 4.000 blessés (l'oiseau vole), une maîtresse que j'enfilais et une maîtresse que j'adorais! Tout ce changement s'est opéré par mes seules réflexions, M. Daru ne m'a jamais donné d'autre avis que sa colère quand il biffait mes lettres.
Le bon Martial Daru était toujours avec moi sur le ton plaisant. Il venait souvent au bureau de la Guerre; c'était la Cour pour un commissaire des guerres. Il avait la police de l'hôpital du Val-de-Grâce, ce me semble, en 1800, et sans doute M. le comte Daru, la meilleure tête de ce ministère en 1800 (ce n'est pas beaucoup dire), avait le secret de l'armée de réserve. Toutes les vanités du corps des commissaires des guerres étaient en ébullition pour la création du corps et, bien plus, pour la fixation de l'uniforme des Inspecteurs aux Revues.
Il me semble que je vis alors le général Olivier, avec sa jambe de bois, récemment nommé Inspecteur en chef aux Revues. Cette vanité, portée au comble par le chapeau brodé et l'habit rouge, était la base de la conversation dans les maisons Daru et Cardon. Edmond Cardon, poussé par une mère habile190 et qui flattait ouvertement le comte Daru, avait la promesse d'une place d'adjoint aux commissaires des guerres.
Le bon Martial me fit bientôt entrevoir la possibilité pour moi de ce charmant uniforme.
Je crois découvrir en écrivant que Cardon le porta: habit bleu de roi, broderie d'or au collet et aux parements des manches.
A cette distance, pour les choses de vanité (passion secondaire chez moi), les choses imaginées et les choses vues se confondent.
L'excellent Martial étant donc venu me voir à mon bureau trouva que j'avais envoyé191 une lettre dans le bureau avec le mot Renseignements.
«Diable! me dit-il en riant, vous faites déjà courir les lettres ainsi!»
C'était, ce me semble, un peu le privilège au moins d'un sous-chef de bureau, moi dernier des surnuméraires.
Sur ce mot Renseignements, le bureau de la Solde, par exemple, donnait les renseignements relatifs à la solde, le bureau de l'Habillement, ceux de l'habillement. Supposons l'affaire d'un officier d'habillement du 7me léger devant restituer sur sa solde 107 francs, montant de la serge qu'il a reçue indûment, il me fallait des renseignements des deux bureaux susnommés pour pouvoir faire la lettre que M. Daru, secrétaire général, devait signer.
… ayant une vérole horrible …– Ms.: «Rolevé.» – La maladie de Stendhal dut se déclarer dans le courant de 1808. Dans les papiers conservés à la bibliothèque municipale de Grenoble se trouve (R 5896, vol. XV, fol. 195) une ordonnance du docteur Richerand, datée du 14 décembre 1808, contenant de minutieuses prescriptions contre des manifestations syphilitiques chez son client. L'ordonnance se termine ainsi: «Ce traitement suivi avec exactitude durant six semaines détruira les excroissances et fera disparaître la fièvre lente qui revient chaque soir.
Paris, le 14 décembre 1808.
RICHERAND,Professeur de l'Ecole spéciale de Médecine, etc.»
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