Kitabı oku: «Vie de Henri Brulard, tome 2», sayfa 7
Je suis persuadé que bien peu de mes lettres allaient jusqu'à M. Daru; M. Barthomeuf, homme commun, mais bon commis, commençait alors sa carrière comme son secrétaire particulier (c'est-à-dire commis payé par la Guerre), employé dans le bureau où écrivait M. Daru, et avait à souffrir ses étranges incartades et les excès de travail que cet homme terrible à soi et aux autres exigeait de tout ce qui l'approchait. J'eus bientôt pris la contagion de la terreur inspirée par M. Daru, et ce sentiment ne m'a jamais quitté à son égard. J'étais né excessivement sensible, et la dureté de ses paroles était sans bornes ni mesure.
De longtemps cependant je ne fus pas assez considérable pour être malmené par lui. Et maintenant que j'y réfléchis sensément, je vois que jamais je n'en ai été réellement maltraité. Je n'ai pas souffert la centième partie de ce qu'a enduré M. de Baure, ancien avocat général du Parlement de Pau. (Y avait-il un tel Parlement192? Je n'ai aucun livre à Cività-Vecchia pour le chercher, mais tant mieux, ce livre-ci, fait uniquement avec ma mémoire, ne sera pas fait avec d'autres livres.)
J'aperçois qu'entre M. Daru et moi il y a toujours eu comme un morceau d'affût emporté par le boulet ennemi qui fait matelas sur le corps de la pièce que vient frapper ce boulet (connue au Tésin, eu 1800).
Mon matelas a été Joinville (aujourd'hui le baron Joinville, intendant militaire de la 1re division, Paris193), ensuite M. de Baure. J'arrive à cette idée bien nouvelle pour moi: M. Daru m'aurait-il ménagé? Il est bien possible. Mais la terreur a toujours été telle que cette idée ne me vient qu'en mars 1836.
Tout le monde, à la Guerre, frémissait en abordant le bureau de M. Daru. Pour moi, j'avais peur rien qu'en en regardant la porte. Sans doute M. Daru père vit ce sentiment dans ma gêne, et, avec le caractère que je lui vois maintenant (caractère timide, à qui la terreur inspirée faisait rempart), ma peur dut lui faire ma cour.
Les êtres grossiers, comme me semblait M. Barthomeuf, devaient sentir moins les paroles étranges dont ce bœuf furibond affublait tout ce qui l'approchait dans les moments où le travail l'accablait.
Avec cette terreur il faisait marcher les sept à huit cents commis du bureau de la Guerre dont les chefs, quinze ou vingt importants, la plupart sans aucun talent, nommés chefs de bureau, étaient malmenés d'importance par M. Daru. Ces animaux, loin d'abréger et de simplifier les affaires, cherchaient souvent à les embrouiller, même pour M. Daru. Je conviens que cela est fait pour faire donner au diable un homme qui voit placées à gauche, sur son bureau, vingt ou trente lettres pressées à répondre. Et de ces lettres, demandant des ordres, j'en ai souvent vu un pied de haut sur le bureau de M. Daru; et encore est-il peu de gens qui seraient charmés de pouvoir vous dire: «Je n'ai pas reçu à temps les ordres de Votre Excellence …»et avec la perspective d'un Napoléon se fâchant à Schœnbrünn et disant qu'il y a eu négligence, etc.
CHAPITRE XLII 194
Mes relations avec M. Daru, commencées ainsi en février ou janvier 1800, n'ont fini qu'à sa mort, en 1829. Il a été mon bienfaiteur, en ce sens qu'il m'a employé de préférence à bien d'autres, mais j'ai passé bien des jours de pluie, avec mal à la tête pour un poêle trop chauffé, à écrire de dix heures du matin à une heure après minuit, et cela sous les yeux d'un homme furieux et constamment en colère parce qu'il avait toujours peur. C'étaient les ricochets de son ami Picard: il avait une peur mortelle de Napoléon et j'avais une peur mortelle de lui.
On verra à Erfurt, 1809, le nec plus ultra de notre travail. M. Daru et moi, nous avons fait toute l'intendance générale de l'armée pendant trois ou huit jours. Il n'y avait pas même un copiste. Emerveillé de ce qu'il faisait, M. Daru ne se fâcha peut-être que deux ou trois fois par jour; ce fut une partie de plaisir. J'étais en colère contre moi d'être ému par ses paroles dures. Cela ne faisait ni chaud ni froid à mon avancement et, d'ailleurs, je n'ai jamais été fou pour l'avancement. Je le vois aujourd'hui, je cherchais le plus possible à être séparé de M. Daru, ne fût-ce que par une porte à demi fermée. Ses propos durs sur les présents et les absents m'étaient insupportables.
Quand j'écrivais cela par deux, au bureau de la Guerre, au bout de la rue Hillerin-Bertin, j'étais bien loin de connaître encore toute la dureté de M. Daru, ce volcan d'injures. J'étais tout étonné, j'avais à peine l'expérience d'un enfant de neuf ans, et toutefois je venais d'en avoir dix-sept195 au 23 janvier 1800.
Ce qui me désolait, c'était la conversation incessante des commis, mes compagnons, qui m'empêchait de travailler et de penser! Pendant plus de six semaines, arrivé à quatre heures j'en étais hébété.
Félix Faure, mon camarade assez intime à Grenoble, n'avait nullement ma rêverie folle sur l'Amour et les Arts. C'est ce manque de folie qui a toujours coupé la pointe à notre amitié, qui n'a été que compagnonnage de vie. Il est aujourd'hui pair de France, Premier Président, et condamne sans trop de remords, je pense, à vingt ans de prison les fous d'avril, trop punis par six mois de prison, vu le parjure of the k[ing], et à mort ce second Bailly, le sage Morey, guillotiné le 19 mars 1836, coupable peut-être, mais sans preuve. Félix Faure résisterait à une injustice qu'on lui demanderait dans cinq minutes, mais si on donne vingt-quatre heures à sa vanité, la plus bourgeoise que je connaisse, si un roi lui demande la tête d'un innocent, il trouvera des raisons pour l'accorder. L'égoïsme et une absence complète de la plus petite étincelle de générosité, réunis à un caractère triste, à l'anglaise, et à la peur de devenir fou comme sa mère et sa sœur, forment le caractère de ce mien camarade. C'est le plus plat de tous mes amis et celui qui a fait la plus grande fortune.
Quelle différence de générosité avec Louis Crozet, Bigillion196! Mareste ferait les même choses, mais sans faire illusion, pour de l'avancement et à l'italienne. Edmond Cardon eût fait les même choses en en gémissant et les recouvrant de toute la grâce possible, d'Argout avec courage et en songeant au danger personnel et surmontant cette crainte. Louis Crozet (ingénieur en chef à Grenoble) aurait exposé sa vie avec héroïsme plutôt que de condamner à vingt ans de prison un fou généreux comme Kersanné (que je n'ai jamais vu), trop puni par six mois de prison. Colomb refuserait encore plus nettement que Louis Crozet, mais on pourrait le tromper.
Ainsi, le plus plat à peu près de tous mes amis est Félix Faure (pair de France), avec lequel j'ai vécu intimement en janvier 1800, de 1803 à 1805, et de 1810 à 1815 et 16.
Louis Crozet m'a dit que ses talents atteignent à peine à la médiocrité, mais sa tristesse continue lui donnait de la dignité lorsque je le connus aux Mathématiques, ce me semble, vers 1797. Son père, né très pauvre, avait fait une jolie fortune dans l'administration des Finances et avait un beau domaine à Saint-Ismier (à deux lieues de Grenoble, route de Barraux et Chambéry).
Mais je réfléchis qu'on va prendre pour de l'envie ma sévérité envers ce plat pair de France. Me croira-t-on quand j'ajouterai que je dédaignerais bien de changer de réputation avec lui? Dix mille francs et être exempt de poursuivre for my future writings serait mon bâton de maréchal, idéal, il est vrai.
Félix Faure me présenta, à ma demande, à Fabien, maître d'armes rue Montpensier, je crois, rue des Cabriolets, près le Théâtre-Français, derrière Corazza, près du passage vis-à-vis la fontaine et la maison où Molière est mort. Là, je faisais des armes non pas avec, mais dans la même salle que plusieurs Grenoblois.
Deux grands et sales coquins entre autres (je parle du fond, et non de l'apparence, et de coquinerie en affaires privées, non de l'Etat), MM. Casimir Périer, depuis ministre, et D… membre de la Chambre des Députés en 1836. Ce dernier non seulement volait au jeu dix francs, à Grenoble, vers 1820, mais y a été pris sur le fait.
Casimir Périer était peut-être alors le plus beau des jeunes gens de Paris; il était sombre, sauvage, ses beaux yeux montraient de la folie.
Je dis folie dans le sens propre. Mme Savoye de Rollin, sa sœur, dévote célèbre et cependant pas méchante, avait été folle et pendant plusieurs mois avait tenu des propos dignes de l'Arétin, et en termes les plus clairs, sans aucun voile. Cela est drôle, où une dévote de fort bonne compagnie peut-elle prendre une douzaine de mots que je n'ose écrire ici? Ce qui explique un peu ce genre d'amabilité, c'est que M. Savoye de Rollin, homme d'infiniment d'esprit, libertin philosophe, etc., etc., ami de mon oncle, était devenu nul par abus un an ou deux avant son mariage avec la fille de Périer milord. C'est le nom que Grenoble donnait à un homme d'esprit, ami de ma famille, qui méprisait de tout son cœur la bonne compagnie et qui a laissé trois cent cinquante mille francs à chacun de ses dix ou douze enfants197, tous plus ou moins emphatiques, bêtes et fous. Leur précepteur avait été le mien, ce profond et sec coquin, M. l'abbé Raillane.
M. Périer milord ne pensait jamais qu'à l'argent. Mon grand-père Gagnon, qui l'aimait, malgré son protestantisme en bonne compagnie qui irritait beaucoup M. Gagnon, me racontait que M. Périer, en arrivant dans un salon, ne pouvait se dispenser, au premier coup d'œil, de faire le compte fort exact de ce qu'avait coûté l'ameublement. Mon grand-père, comme tous les orthodoxes, prêtait des aveux humiliants à M. Périer milord, qui fuyait la bonne compagnie de Grenoble comme la peste (vers 1780).
Un soir, mon grand-père le trouva dans la rue:
«Montez avec moi chez Mme de Quinsonnas.
– Je vous avouerai une chose, mon cher Gagnon: lorsqu'on a été quelque temps de suite sans voir la bonne compagnie et qu'on a pris une certaine habitude de la mauvaise, on se trouve déplacé dans la bonne.»
Je suppose que la bonne compagnie des Présidentes au parlement de Grenoble, mesdames de Sassenage, de Quinsonnas, de Bailly, contenait encore un degré d'alliage ou d'affectation trop fort pour un homme d'un génie vif comme M. Périer milord. Je pense que je me serais fort ennuyé dans la société où Montesquieu brillait vers 1745, chez Mme Geoffrin ou chez Mme de Mirepoix. J'ai découvert dernièrement que l'esprit des vingt premières pages de La Bruyère (qui, en 1803, fit mon éducation littéraire, d'après les éloges de Saint-Simon dans les éditions en trois et en sept volumes) est une copie exacte de ce que Saint-Simon appelle avoir infiniment d'esprit. Or, en 1836, ces vingt premières pages sont puériles, vides, de très bon ton assurément, mais ne valent pas trop la peine d'être écrites. Le style en est admirable en ce qu'il ne gâte pas la pensée, qui a le malheur d'être sine ictu. Ces vingt pages ont eu de l'esprit peut-être jusqu'en 1789. L'esprit, si délicieux pour qui le sent, ne dure pas. Comme une belle pêche passe en quelques jours, l'esprit passe en deux cents ans, et bien plus vite s'il y a révolution dans les rapports que les classes d'une société ont entre elles, dans la distribution du pouvoir dans une société.
L'esprit doit être de cinq ou six degrés au-dessus des idées qui forment l'intelligence d'un public.
S'il est de huit degrés au-dessus, il fait mal à la tête à ce public (défaut de la conversation de Dominique, quand il est animé).
Pour achever d'éclairer ma pensée, je dirai que La Bruyère était à cinq degrés au-dessus de l'intelligence commune des ducs de Saint-Simon, de Charost, de Beauvilliers, de Chevreuse, de La Feuillade, de Villars, de Montfort, de Foix, de Lesdiguières (le vieux Canaple), d'Harcourt, de La Rocheguyon, de La Rochefoucauld, d'Humières, de Mmes de Maintenon, de Caylus, de Berry, etc., etc., etc.
La Bruyère a dû être au niveau des intelligences vers 1780, au temps du duc de Richelieu, Voltaire, M. de Vaudreuil, le duc de Nivernais (prétendu fils de Voltaire), quand ce plat Marmontel passait pour spirituel, du temps de Duclos, Collé, etc., etc.
En 1836, excepté pour les choses d'art littéraire ou plutôt de style, en en exceptant formellement les jugements sur Racine, Corneille, Bossuet, etc., La Bruyère reste au-dessous de l'intelligence d'une société qui se réunirait chez Mme Boni de Castellane et qui serait composée de MM. Mérimée, Molé, Koreff, moi, Dupin aîné, Thiers, Béranger, duc de Fitz-James, Sainte-Aulaire, Arago, Villemain.
Ma foi, l'esprit manque, chacun réserve toutes ses forces pour un métier qui lui donne un rang dans le monde. L'esprit, argent comptant, imprévu même pour le parler, l'esprit de Dominique fait peur aux convenances. Si je ne me trompe, l'esprit va se réfugier chez les dames de mœurs faciles, chez Mme Ancelot (qui n'a pas plus d'amants que Mme de Talaru, la première ou la seconde) mais chez laquelle on ose plus.
Quelle terrible digression en faveur des lecteurs de 1880! Mais comprendront-ils l'allusion en faveur? J'en doute, les crieurs publics auront alors un autre mot pour faire acheter les discours du roi. Qu'est-ce qu'une allusion expliquée? De l'esprit à la Charles Nodier, de l'esprit ennuyeux.
Je veux coller ici un exemple du style de 1835. C'est M. Gozlan qui parle, dans le Temps198 …
Le plus doux, le plus vraiment jeune de tous ces sombres Grenoblois qui faisaient des armes chez l'élégant Fabien, était sans doute M. César Pascal199, fils d'un père également aimable et auquel Casimir Périer donna la croix étant ministre, et la recette générale d'Auxerre à son frère maternel, l'aimable Turquin, et une autre recette générale, celle de Valence, au neveu de Casimir, M. Camille Teisseire.
Mais, au milieu de sa demi-friponnerie comme négociant, M. Casimir Périer avait la qualité dauphinoise: il savait vouloir. Le souffle de Paris, affaiblissant, corrodant la faculté de vouloir, n'avait pas encore pénétré dans200 nos montagnes en 1800. J'en suis témoin fidèle pour mes camarades. Napoléon, Fieschi avaient la faculté de vouloir qui manque à M. Villemain, à M. Casimir Delavigne, à M. de Pastoret (Amédée), élevés à Paris.
Chez l'élégant Fabien, je me convainquis de mon métalent pour les armes. Son prévôt, le sombre Renouvier, qui s'est tué, je pense, après avoir tué en duel d'un coup d'épée son dernier ami, me fit comprendre très honnêtement mon métalent. J'ai été bien heureux de me battre toujours au pistolet, je ne prévoyais pas ce bonheur en 1800, et, d'ennui de parer tierce et quarte toujours trop tard, je résolus, le cas échéant, de fondre à fond sur mon adversaire. Cela m'a gêné toutes les fois qu'à l'armée je me suis vu l'épée au côté. A Brunswick, par exemple, ma maladresse eût pu m'envoyer ad patres avec le grand chambellan de Munichhausen; heureusement, il ne fut pas brave ce jour-là, ou plutôt il ne voulut pas se compromettre. J'ai eu de même un métalent pour le violon, et au contraire un talent naturel et singulier pour tirer les perdrix et les lièvres et, à Brunswick, un corbeau d'un coup de pistolet, à quarante pas, la voiture allant au grand trot, ce qui m'a valu le respect des aides-de-camp du général Rivaut, cet homme si poli. (Rivaut de La Rafinière, haï du prince de Neuchâtel (Berthier), depuis commandant à Rouen, et ultra vers 1825.)
J'ai eu le bonheur aussi d'atteindre un bancozeitel, à Vienne, au Prater, dans le duel arrangé avec M. Raindre, colonel ou chef d'escadron d'artillerie légère. Ce brave à trois poils ne le fut guère!
Enfin, j'ai porté l'épée toute ma vie ne sachant pas la manier. J'ai toujours été gros et facile à essouffler. Mon projet a toujours été: «Y êtes-vous?» et droit le coup de seconde.
Dans le temps où je faisais des armes avec César Pascal, Félix Faure, Duchesne, Casimir Périer et deux ou trois autres Dauphinois, j'allai voir Périer milord (en Dauphiné, on supprime le Monsieur quand il y a un surnom). Je le trouvai dans un appartement de ses belles maisons des Feuillants (près la rue Castiglione d'aujourd'hui); il occupait un des appartements qu'il ne pouvait pas louer. C'était l'avare le plus gai et de la meilleure compagnie. Il sortit avec moi, il portait, un habit bleu qui avait sur la basque une tache rousse de huit pouces de diamètre.
Je ne comprenais pas comment cet homme d'une apparence si aimable (à peu près comme mon cousin Rebuffel) pouvait laisser mourir de faim ses fils Casimir et Scipion.
La maison Périer prenait à 5 % les économies des servantes, des huissiers, des petits propriétaires, c'étaient des sommes de 500, 800, rarement 1.500 francs. Quand vinrent les assignats, et que pour un louis d'or on avait cent francs, elle remboursa tous ces pauvres diables; plusieurs se pendirent ou se noyèrent.
Ma famille trouva ce procédé infâme. Il ne me surprend pas de marchands, mais pourquoi, une fois arrivé aux millions, n'avoir pas trouvé un prétexte honnête de rembourser les servantes?
Ma famille était parfaite sur les choses d'argent, elle eut grand'peine à tolérer un de nos parents qui remboursa en assignats une somme de huit ou dix mille francs, prêtée à ses auteurs en billets de la banque de Law (1718, je pense, à 1793).
CHAPITRE XLIII 201
Je ferais du roman si je voulais noter ici l'impression que me firent les choses de Paris, impression fort modifiée depuis.
Je ne sais si j'ai dit202 qu'à la demande de son père M. Daru me mena à deux ou trois de ces sociétés littéraires dont la présidence faisait tant de plaisir à son père. J'y admirai la taille et surtout la gorge de madame Pipelet, femme d'un pauvre diable de chirurgien herniaire. Je l'ai un peu connue depuis, dans son état de princesse.
M. Daru récitait ses vers avec une bonhomie qui me sembla bien étrange sur cette figure sévère et allumée, je le regardais avec étonnement. Je me disais: il faut l'imiter; mais je n'y sentais aucun goût.
Je me rappelle le profond ennui des dimanches, je me promenais au hasard; c'était donc là ce Paris que j'avais tant désiré! L'absence de montagnes et de bois me serrait le cœur. Les bois étaient intimement liés à mes rêveries d'amour tendre et dévoué, comme dans l'Arioste. Tous les hommes me semblaient prosaïques et plats dans les idées qu'ils avaient de l'amour et de la littérature. Je me gardais de faire confidence de mes objections contre Paris. Ainsi je ne m'aperçus pas que le centre de Paris est à une heure de distance d'une belle forêt, séjour des cerfs sous les rois. Quel n'eût pas été mon ravissement, en 1800, de voir la forêt de Fontainebleau, où il y a quelques petits rochers en miniature, les bois de Versailles, Saint-Cloud, etc. Probablement j'eusse trouvé que ces bois ressemblaient trop à un jardin.
Il fut question de nommer des adjoints aux commissaires des guerres. Je m'en aperçus au redoublement des prévenances de Mme Cardon pour la famille Daru, et même pour moi. M. Daru passa un matin chez le ministre avec le rapport sur cet objet.
Mon anxiété a fixé dans ma tête l'image du bureau où j'attendais le résultat; j'en avais changé, ma table était située dans une fort grande pièce occupée par divers commis203. M. Daru suivit la ligne DD' en revenant de chez le ministre, il avait fait nommer, ce me semble, Cardon et Barthomeuf. Je ne fus point jaloux de Cardon, mais bien de M. Barthomeuf, pour lequel j'avais de l'éloignement. En attendant la décision, j'avais écrit sur mon appuie-main: MAUVAIS PARENT, en lettres majuscules.
Notez que M. Barthomeuf était un excellent commis, dont M. Daru signait toutes les lettres (c'est-à-dire M. Barthomeuf présentait vingt lettres, M. Daru en signait douze et signait en corrigeant six ou sept et en revoyait à refaire une ou deux).
Des miennes il en signait à peine la moitié, et encore quelles lettres! Mais M. Barthomeuf avait le génie et la figure d'un garçon épicier et, excepté les auteurs latins, qu'il savait comme il savait le Règlement pour la solde, il était incapable de dire un mot sur les rapports de la littérature avec la nature de l'homme, avec la manière dont il est affecté; moi, je comprenais parfaitement la façon dont Helvétius explique Régulus, je faisais tout seul un grand nombre d'applications de ce genre, j'étais bien au delà de Cailhava dans l'art de la comédie, etc., etc., et je partais de là pour me croire le supérieur ou, du moins, l'égal de M. Barthomeuf.
M. D[aru] aurait dû me faire nommer et ensuite me faire travailler ferme. Mais le hasard m'a guidé par la main dans cinq ou six grandes circonstances de ma vie. Réellement, je dois une petite statue à la Fortune. Ce fut un extrême bonheur de n'être pas fait adjoint avec Cardon. Mais je ne pensais pas ainsi, je soupirais un peu en regardant son bel uniforme doré, son chapeau, son épée. Mais je n'eus pas le moindre sentiment de jalousie. Apparemment, je comprenais que je n'avais pas une mère comme Mme Cardon. Je l'avais vue importuner M. Daru (Pierre) jusqu'à impatienter l'homme le plus flegmatique. M. Daru ne se fâchait pas, mais ses yeux de sanglier étaient à peindre. Enfin, il lui dit devant moi: «Madame, j'ai l'honneur de vous promettre que, s'il y a des adjoints, M. votre fils le sera.»
La sœur de Mme Cardon était, ce me semble, Mme Augué des Portes, dont les filles se liaient intimement alors avec la citoyenne Hortense Beauharnais. Ces demoiselles étaient élevées chez madame Campan, la camarade et probablement l'amie de Mme Cardon.
Je riais et je déployais mon amabilité de 1800 avec Mlles Augué, dont l'une épousa bientôt après, ce me semble, le général Ney.
Je les trouvais gaies et j'étais, je devais être, un étrange animal; peut-être ces demoiselles avaient-elles assez d'esprit pour voir que j'étais étrange et non plat. Enfin, je ne sais pourquoi, j'étais bien accueilli. Quel admirable salon à cultiver! Voilà ce que M. Daru le père aurait dû me faire comprendre. Cette vérité, fondamentale à Paris, je ne l'ai entrevue pour la première fois que vingt-sept ans plus tard, après la fameuse bataille de San-Remo. La fortune, dont j'ai tant à me louer, m'a promené dans plusieurs salons des plus influents. J'ai refusé, en 1814, une place à millions204, en 1828, j'étais en société intime avec MM. Thiers (ministre des Affaires étrangères, hier), Mignet, Aubernon, Béranger. J'avais une grande considération dans ce salon. Je trouvai M. Aubernon ennuyeux, Mignet, sans esprit, Thiers, trop effronté, bavard; Béranger seul me plut, mais pour n'avoir pas l'air de faire la cour au pouvoir, je ne l'allai pas voir en prison et je laissai Mme Aubernon me prendre en guignon comme homme immoral.
Et Mme la comtesse Bertrand, en 1809 et 1810! Quelle absence d'ambition ou plutôt quelle paresse!
Je regrette peu l'occasion perdue. Au lieu de dix, j'aurais vingt mille205; au lieu de chevalier, je serais officier de la Légion d'honneur, mais j'aurais passé trois ou quatre heures par jour à ces platitudes d'ambition qu'on décore du nom de politique, j'aurais fait beaucoup de demi-bassesses, je serais préfet du Mans (en 1814, j'allais être nommé préfet du Mans).
La seule chose que je regrette, c'est le séjour de Paris, mais je serais las de Paris en 1836, comme je suis las de ma solitude parmi les sauvages de Cività-Vecchia.
A tout prendre, je ne regrette rien que de ne pas avoir acheté de la rente avec les gratifications de Napoléon, vers 1808 et 1809.
M. Daru le père n'en eut pas moins tort, dans ses idées, de ne pas me dire: «Vous devriez chercher à plaire à Mme Cardon et à ses nièces, les demoiselles Augué. Avec leur protection, vous serez fait commissaire des guerres deux ans plus tôt. Ne soufflez jamais mot, même à M. Daru, de ce que je viens de vous dire. Rappelez-vous que vous n'aurez d'avancement que par les salons. Travaillez bien le matin, et le soir cultivez les salons, mon affaire est de vous guider. Par exemple, donnez-vous le mérite de l'assiduité, commencez par celui-là. Ne manquez jamais un mardi de Mme Cardon206.»
Il fallait tout ce bavardage pour être compris d'un fou qui songeait plus à Hamlet et au Misanthrope qu'à la vie réelle. Quand je m'ennuyais dans un salon, j'y manquais la semaine d'après, et n'y reparaissais qu'au bout de quinze jours. Avec la franchise de mon regard et l'extrême malheur et prostration de forces que l'ennui me donne, on voit combien je devais avancer mes affaires par ces absences. D'ailleurs, je disais toujours d'un sot: c'est un sot. Cette manie m'a valu un monde d'ennemis. Depuis que j'ai eu de l'esprit (en 1826), les épigrammes sont arrivés en foule et des mots qu'on ne peut plus oublier, me disait un jour cette bonne madame Mérimée. J'aurais dû être tué dix fois, et pourtant je n'ai que trois blessures, dont deux sont des nioles (à la main et au pied gauches).
Mes salons étaient, de décembre [1799] à avril 1800: Mme Cardon, Mme Rebuffel, Mme Daru, M. Rebuffel, Mme Sorel (je crois), dont le mari m'avait servi de chaperon pendant le voyage207. C'étaient des gens aimables et utiles, serviables, qui entraient dans le détail de mes affaires, qui me cultivaient même à cause du crédit déjà fort remarquable de M. Daru (le comte). Ils m'ennuyaient, car ils n'étaient nullement romanesques et littéraires (cut there); je les lâchai en grand.
Mes cousins Martial et Daru (le comte) avaient fait la guerre de la Vendée. Je n'ai jamais vu de gens plus purs de tout sentiment patriotique, cependant ils avaient couru la chance, à Rennes, à Nantes, et dans toute la Bretagne, d'être assassinés vingt fois; ainsi ils n'adoraient point les Bourbons, ils en parlaient avec le respect que l'on doit au malheur, et Mme Cardon nous disait à peu près la vérité sur Marie-Antoinette: bonne, bornée, pleine de hauteur, fort galante, et se moquant fort de l'ouvrier serrurier nommé Louis XVI, si différent de l'aimable comte d'Artois. Du reste, Versailles – la cour du roi Pétaud, et personne, à l'exception peut-être de Louis XVI, et encore rarement, ne faisant une promesse ou un serment au peuple que dans l'intention de le violer.
Je crois me rappeler qu'on lut chez Mme Cardon les Mémoires de sa camarade, Mme Campan, bien différents de l'homélie niaise que l'on a imprimée vers 1820208. Plusieurs fois, nous ne repassâmes la rue qu'à deux heures du matin, j'étais dans mon centre, moi, adorateur de Saint-Simon, et je parlais d'une façon qui jurait avec ma niaiserie et mon exaltation habituelles.
J'ai adoré Saint-Simon en 1800, comme en 1836. Les épinards et Saint-Simon ont été mes seuls goûts durables, après celui toutefois de vivre à Paris avec cent louis de rente, faisant des livres. Félix Faure m'a rappelé en 1829 que je lui parlais ainsi en 1798.
La famille Daru fut tout occupée d'abord du décret d'organisation du corps des inspecteurs aux revues, décret souvent corrigé, ce me semble, par M. Daru (le comte), et ensuite de la nomination du comte Daru et de Martial; le premier fut inspecteur et le second sous-inspecteur aux revues, tous les deux avec le chapeau brodé et l'habit rouge. Ce bel uniforme choqua le militaire, bien moins vain toutefois en 1800 que deux ou trois ans après, quand la vertu eut été tournée en ridicule.
Je crois avoir précisé mon premier séjour à Paris, de novembre 1799 à avril ou mai 1800, j'ai même trop bavardé, il y aura à effacer. Excepté le bel uniforme de Cardon (collet brodé en or), la salle de Fabien et mes tilleuls ou fond du jardin, à la Guerre, tout le reste ne paraît guère qu'à travers un nuage. Sans doute je voyais souvent Mante, mais nul souvenir. Fut-ce alors que Grand-Dufay mourut au café de l'Europe, sur le boulevard du Temple, ou en 1803? Je ne puis le dire.
A la Guerre, MM. Barthomeuf et Cardon étaient adjoints et moi très piqué et très ridicule, sans doute, aux yeux de M. Daru. Car enfin, je n'étais pas en état de faire la moindre lettre. Martial, cet être excellent, était toujours avec moi sur le ton plaisant et ne me fit jamais apercevoir que, comme commis, je n'avais pas le sens commun. Il était tout occupé de ses amours avec madame Lavalette, avec madame Petiet, pour laquelle son raisonnable frère, le comte Daru, s'était donné bien des ridicules. Il prétendait attendrir cette méchante fée par des vers. Je sus tout cela quelques mois plus tard209.
Toutes ces choses, si nouvelles pour moi, faisaient une cruelle distraction à mes idées littéraires ou d'amour passionné et romanesque, c'était alors la même chose. D'un autre côté, mon horreur pour Paris diminuait, mais j'étais absolument fou; ce qui me semblait vrai en ce genre un jour me paraissait faux le lendemain. Ma tête était absolument le jouet de mon âme. Mais au moins je ne m'ouvris jamais à personne.
Depuis trente ans au moins j'ai oublié cette époque si ridicule de mon premier voyage à Paris; sachant en gros qu'il n'y avait qu'à siffler, je n'y arrêtais pas ma pensée. Il n'y a pas huit jours que j'y pense de nouveau, et, s'il y a une prévention dans ce que j'écris, elle est contre le Brulard de ce temps-là.
Je ne sais si je fis les yeux doux210 à madame Rebuffel et à sa fille pendant ce premier voyage, et si nous eûmes la douleur de perdre madame Cambon moi étant à Paris. Je me souviens seulement que Mlle Adèle R[ebuffel] me contait des particularités singulières sur Mlle Cambon, dont elle avait été la compagne et l'amie. Mlle Cambon, ayant une dot de vingt-cinq ou trente mille francs de rente, ce qui était énormissime au sortir de la République, en 1800, éprouva le sort de toutes les positions trop belles, elle fut victime des idées les plus stupides. Je suppose qu'il fallait la marier à seize ans, ou du moins lui faire faire beaucoup d'exercice.
Il ne me reste pas le moindre souvenir de mon départ pour Dijon et l'armée de réserve, l'excès de la joie a tout absorbé. MM. Daru (le comte), alors inspecteur aux revues, et Martial, sous-inspecteur, étaient partis avant moi.
Cardon ne vint point sitôt, son adroite mère lui voulait faire faire un autre pas. Il arriva bientôt à Milan, aide-de-camp du ministre de la Guerre, Carnot. Napoléon avait employé ce grand citoyen pour l'user (id est: rendre impopulaire et ridicule, s'il le pouvait. Bientôt Carnot retomba dans une pauvreté noble dont Napoléon n'eut honte que vers 1810, quand il n'eut plus peur de lui).