Kitabı oku: «Un Cadet de Famille, v. 3/3», sayfa 13
VI
Le lendemain, au grand désappointement des courtisans, l'infant d'Espagne et Calderon se promenèrent ensemble au Prado, et Rodrigues accompagna encore le prince au théâtre. Son influence sur l'héritier du trône paraissait plus grande que jamais.
Cette rupture, suivie d'une réconciliation si prompte, était une énigme pour tous. Les uns l'attribuaient à un caprice du prince, les autres soutenaient que c'était une comédie imaginée par l'astucieux Calderon pour humilier le duc d'Uzeda, qui ne s'était réchauffé un instant aux rayons du soleil levant que pour être plongé ensuite, aux yeux de tous, dans la plus complète obscurité.
Cependant Fonseca réussissait au delà de ses espérances. La pauvre Margarita, qui avait quitté un monde qu'elle aimait pour la solitude glaciale du cloître, fut bientôt dégoûtée de la vie monotone du couvent. Sa seule consolation était de penser qu'elle n'était entrée dans cet asile désolé que pour rester fidèle à Fonseca et échapper aux poursuites dangereuses de l'infant d'Espagne. En mourant, sa vieille nourrice avait révélé un grand secret à Margarita, puis elle lui avait remis une lettre écrite de la main de sa mère. Cette lettre avait fait verser bien des larmes à la jeune fille, et lui avait appris ce qu'il y a parfois de force, de constance, de tristesses et d'angoisses dans l'amour d'une femme. Un affreux pressentiment s'était emparé de Margarita; elle crut que la fatale destinée de sa mère projetait une ombre sur sa propre existence, et cette pensée lui avait fait rechercher la paix du cloître.
Quand, par l'entremise du portier, la jeune fille reçut la lettre de Fonseca, lettre où respirait la passion la plus profonde, la plus vraie, elle ressentit une grande émotion. La nature reprit ses droits, et le cœur de Margarita se rouvrit aux plus doux sentiments. La novice n'avait pas encore prononcé les vœux terribles qui devaient à jamais la retrancher du monde. Elle pouvait donc être à l'homme qu'elle aimait. La jeune fille répondit à Fonseca; elle lui parla des dangers auxquels il s'exposait; mais chaque mot de cette lettre était dicté par l'amour et devait ranimer l'espoir du jeune homme. Cédant à son propre cœur et aux sollicitations de son amant, Margarita consentit à fuir le couvent, et à fuir avec Fonseca.
Dans la soirée, le jeune officier vint trouver Calderon. Le marquis était descendu dans les jardins de son palais. La lune projetait ses pâles lueurs à travers les allées d'orangers et de grenadiers; on voyait ses blancs rayons se jouer en nappe argentée sur le marbre des statues qui peuplaient cette délicieuse retraite. L'air doux et tiède n'était troublé que par les murmures des fontaines, dont les jets d'eau, éparpillés par la brise, retombaient en pluie scintillante. Au-dessus de ces jardins régnait une terrasse immense d'où l'on voyait dans le lointain se dessiner les sombres monuments de Madrid et les dômes de ses églises.
Sur cette terrasse, Calderon, debout, appuyé contre le tronc d'un aloès gigantesque qui l'enveloppait de son ombre, était plongé dans une sombre rêverie.
– D'où vient que je frissonne? dit-il à demi-voix. Ah! c'est à cette heure fatale que j'appris que je venais d'être déshonoré par un lâche; c'est à ce moment que je l'ai tué! Et depuis ce jour, quelle révolution dans ma vie! Le crime m'a porté au faîte des honneurs! Et pourtant, comme elle était paisible et heureuse, cette vie d'études à Salamanque! Alors j'avais foi en elle; je me laissais guider par la flamme de ses yeux, dans lesquels je lisais ma destinée, comme l'astrologue lit dans les étoiles du ciel; mais l'âge d'or n'a duré qu'un jour: le paradis s'est changé en enfer!
Le bruit des pas rapides de Fonseca arracha Calderon à sa rêverie. Il se retourna brusquement. Il fit un effort suprême pour composer son visage et en effacer toute trace d'émotion. Quand Fonseca parut devant lui, la figure de don Rodrigues était calme et sereine.
– Réjouissons-nous, cher Rodrigues! Elle consent enfin, et je viens réclamer l'appui que vous m'avez promis.
– Et le portier du couvent, est-ce un homme auquel on puisse se fier?
– Comme à moi-même.
– Avez-vous une clef pour ouvrir la porte de la chapelle?
– La voici; Margarita doit se cacher dans un confessionnal après la prière du soir.
– Bien, tâchez de remplir convenablement votre rôle; voici comment je me suis acquitté du mien: Je connais dans un des faubourgs de Madrid, sur la route de Fuencarras, une maison isolée. Le propriétaire est de mes amis. Des chevaux et des déguisements seront mis par lui à votre disposition. Un de mes secrétaires vous remettra un passe-port. Demain je serai informé le premier de l'enlèvement de la novice, et je ferai en sorte de dépister ceux qu'on mettra à sa poursuite. N'ai-je pas tout bien arrangé, cher Fonseca?
– Vous êtes notre ange gardien! s'écria don Martin avec enthousiasme. Demain, à minuit, nous irons à la maison que vous venez de m'indiquer.
Fonseca quitta le palais le cœur plein de joie; mais, au détour de la rue, six hommes appostés depuis les premières heures de la soirée se précipitèrent pour lui barrer le passage.
– C'est à don Martin Fonseca que j'ai l'honneur de parler? dit le chef de la bande.
– À lui-même.
– Au nom du roi, je vous arrête!
– Vous m'arrêtez? et pourquoi? qu'ai-je fait?
– Voici le mandat signé de Son Éminence le duc de Lerme. On vous accuse de désertion.
– Tu mens, misérable! le général m'a permis de quitter le camp.
– Que nous importe? suivez-nous.
Fonseca, naturellement bouillant et impétueux, ne put calculer froidement les suites de sa résistance. L'arrêter, l'emprisonner la veille du jour où il devait délivrer Margarita!
Un pareil malheur le plongeait dans un désespoir qui faisait disparaître à ses yeux toute autre considération. Il tira son épée, renversa l'alguazil qui s'opposait à son passage; mais les alguazils cernèrent le jeune officier et le choc des épées se fit entendre. Soudain, la rue, qui n'était que faiblement éclairée par la lune, fut inondée de lumière.
Des laquais portant des torches arrivèrent en foule en criant:
– Place au noble marquis de Siete-Iglesias!
À ce nom, Fonseca laissa tomber son arme, et les alguazils firent place.
Un homme au visage pâle, aux yeux étincelants, parut au milieu du groupe: c'était Calderon.
– Pourquoi tout ce bruit à pareille heure? dit sévèrement le ministre.
– Rodrigues, cria Fonseca, je suis heureux de votre arrivée. Ces misérables ont osé porter la main sur un officier espagnol, en se disant porteurs d'un ordre du duc de Lerme.
– Avez-vous en effet un mandat d'arrêt contre ce gentilhomme? demanda Calderon au chef des alguazils.
Celui-ci présenta l'ordre dont il était porteur.
Calderon le lut lentement, le rendit à l'alguazil, et puis, prenant à part Fonseca:
– Êtes-vous fou? lui dit-il à voix basse, croyez-vous pouvoir résister aux lois? Si je n'étais arrivé à propos, pour un mince délit dont on vous accuse, vous alliez commettre un crime capital. Suivez ces gens, ne craignez rien. Je verrai le duc et j'obtiendrai votre mise en liberté. Demain, nous irons ensemble au rendez-vous convenu.
Fonseca, le cœur gonflé de rage, allait répliquer; mais Rodrigues se hâta de lui imposer silence. Le ministre se tourna ensuite vers les alguazils.
– Il y a ici, dit-il, une erreur qui sera réparée demain. Traitez ce gentilhomme avec le respect et la considération dus à sa naissance et à son mérite. Allez, don Martin, ajouta-t-il à voix basse, allez, sinon Margarita est à jamais perdue pour vous.
Vaincu par cette menace, Fonseca remit son épée dans le fourreau et suivit les alguazils en gardant un morne silence.
Calderon, immobile et absorbé dans ses réflexions, les laissa froidement s'éloigner. Bientôt, chassant une pensée importune, il donna ordre à ses gens de le précéder, puis il remonta dans sa voiture et se fit conduire chez le prince d'Espagne.
VII
Le lendemain, à midi, Calderon vint voir Fonseca dans sa prison. Le jeune officier était assis près d'une fenêtre qui s'ouvrait sur une cour sombre et spacieuse. Sa physionomie trahissait un violent désespoir.
Il se leva dès qu'il vit entrer Calderon.
– Enfin, s'écria-t-il, vous venez me rendre à la liberté? Vous en avez l'ordre sur vous?
– Pas encore, mon cher Fonseca; mais soyez sans inquiétude, j'ai vu le duc. Le motif de votre arrestation est tel que je le soupçonnais: quelques paroles imprudentes que vous avez laissé échapper. Vous avez trahi dans ces paroles la résolution de ne jamais renoncer à Margarita. Le duc de Lerme ne veut pas de cette mésalliance. Votre captivité se prolongera si vous ne prenez pas l'engagement solennel de laisser Margarita prendre le voile.
Fonseca, que ces paroles faillirent rendre fou, regarda Calderon avec des yeux hagards. Calderon continua:
– Cependant il ne faut désespérer de rien. Patience! le duc finira peut-être par se laisser fléchir, et d'ailleurs je me sens le courage, pour servir vos intérêts, d'appeler de la sentence du duc au roi lui-même.
– Et ce soir elle m'attend! s'écria le jeune homme; ce soir elle devait être libre!
– On lui dira ce qui est arrivé; nous avons des intelligences dans la place.
– Retirez-vous, faux ami, ministre sans pouvoir! Sont-ce là vos promesses de me venir en aide? Mais je ferai connaître à Sa Majesté elle-même le malheur qui m'accable. Je verrai si Philippe ni réserve un pareil traitement aux défenseurs de sa couronne. Don Rodrigues, voulez-vous porter une lettre à votre maître? Ce service est le seul que je réclame de vous.
– Non, Fonseca, je ne veux pas vous perdre. Cette lettre, le roi la montrerait au duc de Lerme. Ce n'est pas ainsi que les hommes sensés doivent supporter l'infortune: serais-je aujourd'hui ministre si, à chaque revers qui m'accablait, j'eusse agi sans réflexion et comme un homme en délire? Voyons, examinons ce qui nous reste à faire.
– Avant ce soir je prétends être libre, sinon je ne veux rien entendre.
– Écoutez… une idée me frappe! on veut, pour vous rendre la liberté, que vous renonciez à Margarita. Mais qu'arriverait-il si le duc de Lerme pouvait croire que c'est la novice qui vous abandonne; si, par exemple, elle s'échappait du couvent, comme cela est convenu, et qu'on parvînt à persuader au duc qu'elle s'est fait enlever par un autre que vous.
– Ah! pas un mot de plus!
– Pourquoi? Mais pesez donc tous les avantages d'un pareil stratagème. Il vous sauvera tous deux; si elle s'échappe seule, le duc n'aura aucun intérêt à la poursuivre; elle pourra en sûreté gagner la France, et courra mille fois moins de dangers que si elle fuyait avec vous, qui occupez dans l'État un rang considérable. L'inquisition, qui déteste la noblesse, vous accuserait de sacrilége; votre captivité éloignera tout soupçon de complicité avec Margarita, et le projet que vous avez formé réussira mieux qui si vous l'exécutiez personnellement. Le duc de Lerme, qui croira que dans votre cœur le ressentiment a tué l'amour, vous rendra la liberté, et vous rejoindrez Margarita.
– Mais, dit Fonseca, frappé par le raisonnement de Rodrigues, qui donc prendra ma place auprès de Margarita? Qui donc l'enlèvera du couvent?
– Ne ferais-je pas cela pour vous? dit Calderon en souriant. J'emmènerai Margarita au rendez-vous indiqué: elle y restera cachée jusqu'au jour où le saint-office cessera ses poursuites. Puis je la ferai conduire au lieu qu'il vous plaira de désigner.
– Et vous croyez que Margarita consentira à suivre un étranger? Non, c'est impossible, je n'approuve pas ce projet!
– Eh bien, à parler franchement, il ne me sourit pas davantage, répliqua froidement Calderon; les dangers que je me proposais de courir pour vous sont trop imminents. Je ne vous aurais pas fait cette offre, Fonseca, si je n'y eusse été poussé par la pensée que voici: si le duc de Lerme allait voir la jeune novice, s'il l'effrayait par ses menaces, s'il décidait l'abbesse à abréger le noviciat, la jeune fille serait à jamais perdue pour vous.
– Ils ne le feront pas! ils ne l'oseront pas!
– L'orgueil fait tout oser! Cherchez un autre plan!.. Comptez-vous pouvoir vous évader d'ici? C'est impossible: il faut donc vous fier à moi.
Fonseca, sans répondre, fit plusieurs fois le tour de l'appartement. Puis il s'arrêta en face du ministre.
– Calderon, dit-il, je n'ai pas la liberté du choix, il faut donc que je me fie à votre amitié: je vais écrire à Margarita.
En remettant la lettre à Calderon, le jeune homme se détourna pour ne pas lui laisser voir son agitation.
Calderon était profondément ému, sa main trembla en saisissant la lettre.
– N'oubliez pas, dit Fonseca, que je remets ma vie entre vos mains.
Rodrigues, sans répondre, ouvrit la porte pour sortir.
– Arrêtez! reprit Fonseca. J'oubliais une chose essentielle… Voici la clef de la chapelle, le mot d'ordre pour le portier est Grenade. Mais, j'y pense, il s'attendait à me suivre avec Margarita.
– J'arrangerai cela. Adieu! Demain vous apprendrez que tout a réussi. Jusque-là soyez calme et gardez-vous de commettre la plus légère imprudence.
VIII
Minuit venait de sonner à la chapelle du couvent. Le long des murs sombres du vieil édifice s'avança lentement un homme de haute taille, enveloppé d'un manteau; le bruit de ses pas éveilla de longs échos dans le lieu saint; puis d'un confessionnal sortit une blanche forme de femme, et une douce voix murmura:
– Est-ce toi, Fonseca?
– Venez, répondit-on à voix basse.
Cette voix, qui lui était inconnue, fit reculer Margarita toute tremblante; mais l'homme la saisit par le bras et l'entraîna rapidement hors de la chapelle. Au dehors, le portier les attendait; il tenait un manteau qu'il jeta sur les épaules de la novice. L'étranger fit avancer une voiture, Margarita y monta avec lui, et les chevaux partirent ventre à terre.
Interdite et à moitié morte de frayeur, la novice ne comprit d'abord rien à ce qui se passait. Quand elle eut repris ses sens, elle se vit seule avec un inconnu.
– Où me conduisez-vous? demanda-t-elle. Où est Fonseca?
– Ne soyez pas étonnée, senora, si don Martin n'est pas à vos côtés; il m'a remis une lettre que dans un instant vous pourrez lire, et alors vous saurez tout.
La voiture s'arrêta devant une maison isolée. Calderon descendit et frappa deux coups à la porte. Un vieillard, qu'à sa barbe pointue et à ses traits anguleux on reconnaissait pour un fils d'Israël, vint ouvrir aussitôt.
Calderon lui dit quelques mots à voix basse; puis, avec une grande politesse, il aida Margarita à descendre. Il la conduisit, par un escalier rapide et sombre, dans une chambre richement meublée. Dans tous les angles de cette pièce, des candélabres d'argent massif étincelaient sur des piédestaux de marbre blanc. Au milieu de l'appartement était dressée une table couverte de vins exquis et de fruits les plus rares. Le luxe de cette chambre contrastait étrangement avec l'extérieur délabré de la maison et l'aspect du juif ignoble et dégoûtant qui en était le gardien.
Calderon donna à la novice la lettre de Fonseca.
La jeune fille la lut avidement.
Pendant cette lecture, Rodrigues tint constamment sur elle son œil inquiet et fixe.
Rodrigues avait résolu de se prêter aux désirs du prince, car sa fortune dépendait de sa complaisance; mais son intention n'était pas de sacrifier entièrement Fonseca.
Plein de mépris pour l'espèce humaine, ne voyant partout que fourberies et trahisons, Calderon n'était pas convaincu, comme l'était Fonseca, que l'ancienne actrice fût un ange de vertu et de dévouement.
Il voulait savoir si elle résisterait aux manœuvres hardies et aux offres séduisantes de l'infant d'Espagne; si elle succombait, il conservait les grâces du prince et l'amitié de Fonseca, en lui prouvant que Margarita était indigne de son amour. Mais si la jeune fille résistait à l'infant, il était fermement décidé à la faire échapper et à protéger sa fuite, sans pouvoir être accusé par le prince de complicité. C'est ainsi que Calderon conciliait deux choses fort opposées: la conscience et l'ambition.
Mais, tandis que ses regards étaient fixés sur Margarita, d'étranges pressentiments l'assaillirent; son cœur, plein des souvenirs du passé, battit précipitamment dans sa poitrine. L'innocence et la grâce exquise de la jeune novice, ses formes délicates et presque aériennes, tout, en un mot, semblait lui faire un reproche de sa trahison et éveiller dans son âme une profonde pitié.
La lecture de la lettre de Fonseca redoubla les angoisses secrètes de la jeune fille. Elle se tourna vers Calderon; l'aspect et les traits de cet homme la frappèrent.
Il venait d'ôter son manteau et son chapeau.
Leurs regards se rencontrèrent. Soudain Margarita, qui semblait anéantie, tressaillit et poussa un cri perçant.
– Calderon! s'écria-t-elle, don Rodrigues Calderon! Est-ce votre nom? n'en avez-vous jamais eu d'autre?
À peine eut-elle prononcé ces mots, qu'elle s'approcha de lui toute tremblante.
– Calderon est mon nom, balbutia le marquis d'une voix émue.
La novice vint se placer si près de Calderon, qu'elle sentit sur son front le souffle de cet homme. Alors, lui saisissant le bras, elle attacha sur ses traits un regard si perçant, si scrutateur et si profond, que Calderon ne put se défendre d'une terrible pensée. Un instant il crut que la pauvre novice était folle.
Margarita leva lentement ses grands yeux noirs sur la glace qui réfléchissait son visage et celui de Calderon.
La fraîcheur et le vif incarnat des joues de la novice avaient fait place à une pâleur livide, pareille à celle du visage de Calderon. Il y avait alors entre ces deux personnes ainsi groupées une ressemblance saisissante… Tous deux se regardèrent dans la glace, et en furent à l'instant frappés. Ils poussèrent un cri douloureux.
Margarita porta sa main frémissante dans les plis de sa robe, en tira un petit portefeuille fermé avec des agrafes d'argent. Elle pressa le ressort, l'ouvrit, et dévora du regard un portrait en miniature, qu'elle compara au visage altéré de Rodrigues.
IX
Sur ces entrefaites, Fonseca s'était rendu au couvent de Sainte-Marie de l'Épée blanche, mais il n'y trouva plus le portier. Il courut à la maison que Calderon lui avait indiquée. Il allait entrer, quand soudain il entendit prononcer son nom. Il s'approcha du lieu d'où partait la voix, et reconnut, blotti dans un enfoncement du mur, le portier du couvent.
– C'est vous, don Martin? dit-il. Les saints en soient bénis! On vous a indignement trompé.
– Parle, voyons, n'hésite pas; dis-moi toute la vérité.
– Je connaissais le gentilhomme qui est venu enlever la novice; j'ai tremblé pour vous lorsque j'ai vu Calderon prendre la jeune fille dans ses bras et la placer dans la voiture; mais je me suis rassuré en pensant que j'allais, comme c'était convenu, l'accompagner dans sa fuite. Il n'en fut pas ainsi. «Cache-toi, me dit sèchement don Rodrigues; demain, je te fournirai les moyens de quitter Madrid.» Je ne sus que répondre, mais je suivis la voiture. Je connais cette maison; c'est un lieu infâme: c'est le théâtre des orgies et des débauches de l'infant d'Espagne; chaque nuit qu'il y passe porte le déshonneur dans une famille.
– Ciel! s'écria Fonseca; mais j'entends du bruit, j'entends des cris dans cette odieuse maison!
Il allait enfoncer la porte lorsqu'elle s'ouvrit tout à coup.
Au milieu des cris confus et inarticulés, on distinguait le bruit d'une lutte. Fonseca s'avança rapidement. Un juif, précipité en bas de l'escalier, vint tomber à ses pieds. Ensuite parut Calderon. Il tenait son épée d'une main et soutenait Margarita de l'autre. Un autre homme cherchait à le retenir, mais en vain.
– Fonseca! cria Margarita, qui aperçut le jeune homme, sauve-moi!
– Oui, dit don Martin d'une voix de tonnerre, je viens te sauver et punir un lâche! Laisse ta victime, Rodrigues, et défends toi!
En parlant ainsi, il croisa son épée contre celle de Calderon.
– Ce n'est pas lui qu'il faut frapper! cria Margarita en se précipitant sur le sein de son père.
Il était trop tard.
Fonseca, transporté de rage, n'entendit rien, ne comprit rien. D'une main plus assurée, il avait dirigé son épée contre la poitrine de celui qu'il croyait son ennemi. Mais ce ne fut pas Calderon qu'il atteignit au cœur. Ce fut Margarita, qui tomba baignée dans son sang aux pieds du pauvre insensé.
– Mortes toutes deux! murmura Calderon.
Et il tomba aux côtés de sa fille, comme s'il eût été frappé du même coup.
En ce moment le prince d'Espagne descendit l'escalier. Il était livide, et ses pieds furent arrosés du sang de la vierge martyre!
– Misérable! qu'as-tu fait? dit-il à Fonseca.
La jeune fille expirante tourna vers Fonseca ses yeux pleins d'une expression céleste; ensuite elle se traîna sur le sein de Rodrigues, et dit d'une voix éteinte:
– Pardonne-lui, mon père, je dirai à ma mère que tu m'as bénie.
À la suite de ce terrible événement, plusieurs jours se passèrent sans qu'on entendît parler de Calderon à la cour, où l'on ne pouvait s'expliquer son absence. Les ennemis de Calderon profitèrent de son éloignement. Le complot formé contre lui allait éclater. Les partisans d'Uzeda avaient maintenant pour eux l'inquisition. Aliaga, nommé grand inquisiteur, préparait avec eux la perte de Calderon. Mille infernales calomnies avaient été inventées contre le favori, et le roi, qui n'avait pas été prévenu du motif de son absence, soupçonnait la conduite de Rodrigues, et se montrait profondément irrité contre lui.
Le duc de Lerme, accablé d'années et d'infirmités ne pouvait pas lutter contre ses ennemis. Dans son désespoir, il appelait Calderon, mais ce puissant allié ne reparaissait pas. La tempête éclata soudain.
Un soir, le duc de Lerme reçut, avec sa destitution, l'ordre de quitter la cour. Par une coïncidence bizarre, Calderon entra dans le cabinet du duc au moment où celui-ci recevait le message du roi. Un affreux changement s'était opéré dans la personne de Rodrigues. Ses regards étaient mornes et glacés, ses joues creuses et blêmes; en quelques jours il avait vieilli de quarante ans.
– Duc de Lerme, dit-il d'une voix sépulcrale, je suis enfin de retour.
– Que le ciel en soit béni! Calderon, pourquoi m'avoir quitté? Qu'es-tu devenu? Cours trouver le roi; dis-lui que je ne suis pas malade, que je n'ai pas besoin de repos. Fais-lui comprendre l'indigne conduite d'un fils dénaturé. On veut me bannir, Calderon; me bannir! Va trouver l'infant; il s'est renfermé dans son palais; il refuse de me voir; mais toi, il te recevra.
– Ah! l'infant d'Espagne… nous avons des raisons pour bien nous aimer.
– Oui, certainement, vous en avez. Hâte-toi donc, Calderon; ne perds pas une minute. Dois-je être banni, Rodrigues? dois-je être banni? répétait le malheureux vieillard. Va, ajouta-t-il, va, je t'en supplie; sauve-moi. Je t'aime, mon bon Rodrigues, je t'ai toujours aimé. Laisserons-nous triompher nos ennemis?
Soudain, tant est grande la force de l'habitude, Calderon retrouva toute son ardeur, tout son génie d'autrefois. Un éclair jaillit de ses yeux; il redressa sa taille imposante.
– Je croyais, dit-il, qu'il ne me restait plus qu'à quitter la vie; mais je veux faire encore un suprême effort, et ne pas vous abandonner à l'heure du danger. Je verrai le roi! Ne craignez rien, monseigneur, je ferai voir à Uzeda que mon étoile n'a pas encore pâli.
Calderon dégagea ses mains de l'étreinte du cardinal et se dirigea vers la porte.
Trois coups secs retentirent en ce moment. Rodrigues ouvrit, et vit l'antichambre remplie d'hommes vêtus d'un sombre uniforme.
C'étaient les officiers du saint-office.
– Restez, lui dit une voix sinistre, restez, Rodrigues Calderon, marquis de Siete-Iglesias; au nom de la très-sainte inquisition, je vous arrête!
– Aliaga! s'écria Calderon, qui recula saisi d'horreur.
– Silence! dit le jésuite. – Officiers, emmenez votre prisonnier.
– Adieu, bon vieillard, dit Calderon en se retournant vers le duc, ta vie est sauve au moins. Quant à moi, je défie la destinée! Emmenez-moi.
L'infant d'Espagne fut bientôt remis de l'émotion que la mort de Margarita lui avait causée. De nouveaux plaisirs lui firent tout oublier; il n'eut pas même de remords.
Il se montra en public peu de jours après l'arrestation de Calderon, et crut devoir intercéder le roi en faveur de son ancien favori; mais, quand bien même l'inquisition eût consenti à lâcher sa proie, et Uzeda à oublier ses ressentiments, la joie du peuple fut si grande lorsqu'il apprit la chute du redoutable secrétaire, qu'il eût fallu un monarque plus hardi que Philippe III pour braver ces clameurs et sauver le ministre déchu.
Un jour, un officier qui attendait le lever du prince, dont il était un des favoris, lui présenta une pétition afin d'obtenir de Son Altesse royale un grade vacant dans l'armée.
– Et quel est donc, demanda l'infant, celui qui s'est fait tuer si à propos pour que tu obtiennes une promotion?
– C'est don Martin Fonseca, monseigneur.
Le prince tressaillit et tourna le dos au solliciteur, qui, à dater de ce jour, perdit les bonnes grâces du prince.
Cependant l'année s'écoulait, et Calderon languissait encore dans son cachot. Enfin, l'inquisition ouvrit le noir registre de ses accusations. C'était un tissu d'absurdités révoltantes et d'infâmes calomnies. Le premier des crimes dont on l'accusa fut celui de sorcellerie. Calderon soutint toutes les accusations avec une dignité qui confondit ses ennemis. On lui fit subir la torture, et tous les historiens ont rendu témoignage de l'héroïsme que montra cet homme étrange.
À cette époque Philippe III mourut, et l'infant d'Espagne monta sur le trône. Le peuple crut alors qu'on allait lui ravir sa victime: il se trompait. Autre temps, autres soins. Le roi Philippe IV avait complétement oublié celui qui avait été le favori de l'infant d'Espagne.
De son côté, don Gaspar de Guzman, qui, tout en affectant de servir les intérêts d'Uzeda, convoitait secrètement le monopole de la faveur royale, vit dans Calderon un obstacle qui, tôt ou tard, pourrait l'empêcher d'atteindre son but. Il lui importait donc de faire ordonner promptement le supplice de don Rodrigues. L'inquisition procédait trop lentement au gré de son impatience, car le terrible tribunal semblait surseoir à prononcer une sentence de mort. Pourtant, on finit par le condamner à mourir sur l'échafaud.
Calderon sourit en entendant prononcer cet arrêt.
Par un beau jour d'été, une foule immense se pressait sur la place du pilori, à Madrid.
Des cris de joie sauvage éclatèrent dans les airs quand don Rodrigues Calderon, marquis de Siete-Iglesias, arriva sur la plate-forme de l'échafaud. Mais quand le peuple chercha du regard le favori à la taille imposante, tel qu'il lui était apparu dans tout l'éclat de sa jeunesse, alors qu'il courbait toutes les volontés sous sa main puissante, et qu'au lieu du colosse superbe qu'il s'attendait à contempler, il aperçut un vieillard; lorsqu'il vit ce front sillonné de rides et ces traits sur lesquels la douleur avait laissé son empreinte, le peuple, dont les instincts sont généreux, fit succéder aux cris de rage des cris d'indignation pour les bourreaux et de pitié pour la victime.
À côté de Calderon se tenait un prêtre qui lui offrait les consolations de la religion.
– Courage, mon fils, disait le ministre de l'Évangile, Dieu vous tiendra compte des souffrances que vous avez endurées sur la terre. Acceptez-les comme une expiation, et bénissez la main de Dieu qui vous les envoie.
– Oui, répondit Calderon, à cette heure suprême, je bénis la main de Dieu. Gloire à lui, si les tourments que j'ai soufferts ici-bas, et que termine le supplice, peuvent apaiser son courroux. Inez, murmura Calderon, le destin de ta fille et le mien vengent ta mort!
Le peuple, immobile, osait à peine respirer. Il regardait cet homme avec respect et admiration. Une minute après, un gémissement sourd, lugubre, partit du sein de la foule, et le bourreau éleva en l'air une tête sanglante et livide.
Deux spectateurs, placés sur un balcon, avaient suivi d'un regard attentif toutes les scènes du drame terrible qui venait de se dénouer sur l'échafaud.
– Périssent ainsi tous mes ennemis! s'écria le duc d'Uzeda.
– On doit tout sacrifier, amis et ennemis, aux ordres et à la gloire de la religion, répliqua le grand inquisiteur en faisant le signe de la croix.
Tous deux quittèrent le balcon et rentrèrent au palais d'Uzeda.
– Don Gaspar de Guzman est maintenant avec le roi, dit le duc: j'attends à chaque instant l'ordre de me rendre auprès de Sa Majesté.
– Mon fils, répondit Aliaga en hochant la tête, je ne partage pas vos espérances. Je sais lire au fond des cœurs et deviner les caractères. Croyez-le bien, don Gaspar de Guzman ne souffrira auprès de lui aucun rival; il n'admettra personne à partager la faveur du maître.
Ils parlaient encore lorsqu'ils virent entrer un gentilhomme de la chambre du roi, qui remit à chacun d'eux une lettré signée de Sa Majesté, et ainsi conçue:
«Le duc d'Uzeda et le grand inquisiteur, dom fray Louis de Aliaga, ont perdu leurs titres et leurs dignités; ils devront, s'ils ne veulent pas être traités en sujets rebelles, quitter à l'instant même le royaume d'Espagne.»
Ainsi, ni le caractère sacré du grand inquisiteur, ni les habiles manœuvres du duc d'Uzeda, ne purent les préserver d'une disgrâce.
Quelques instants après, la foule qui remplissait la place apprit la décision du monarque, et, toujours inconstante, elle reçut avec acclamation le nom du nouveau ministre. On entendit le cri poussé par un peuple immense:
– Vive don Guzman Olivarez le réformateur!
L'écho des acclamations parvint jusqu'à Philippe IV, qui était avec son nouveau ministre.
– Quel est ce bruit? demanda vivement le roi.
– Sire, c'est sans doute votre bon peuple qui applaudit à l'exécution de Calderon, répondit don Guzman.
Philippe IV se couvrit le visage de ses mains, parut un instant absorbé dans une profonde rêverie; puis, se retournant vers Olivarez, il lui dit avec un sourire sardonique:
– Comte, telle est la morale d'une vie de courtisan.
Le duc d'Olivarez, qui, disgracié plus tard, finit dans l'exil sa longue carrière, dut se rappeler plus d'une fois les paroles de son royal maître et les circonstances dans lesquelles il les avait prononcées.