Kitabı oku: «Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870», sayfa 13
1860
Rentree a Jersey. – Garibaldi.
I
RENTREE A JERSEY
Le 18 juin 1860, on vit a Jersey une chose singuliere. Toutes les murailles etaient couvertes d'une affiche ou on lisait: Victor Hugo is arrived. Jersey, cinq ans auparavant, avait expulse Victor Hugo, et maintenant toute la population de Jersey, en habit de fete, saluait Victor Hugo dans les rues de Saint-Helier.
Voici ce qui s'etait passe.
C'etait le moment de cette merveilleuse expedition des Mille qui a ebloui l'Europe. L'histoire n'a pas d'entr'actes. Les liberateurs se suivent et se ressemblent, mais leurs destinees different. Apres John Brown, Garibaldi. Il s'agissait d'aider Garibaldi dans son entreprise superbe. Une vaste souscription s'organisa en Angleterre. Jersey songea a Victor Hugo. On pensa que sa parole pouvait donner l'elan a cette souscription. Toute l'ile avait maintenant honte de l'expulsion de 1855. Une deputation, conduite par MM. Philippe Asplet et Derbyshire, apporta a Victor Hugo une adresse signee de cinq cents notables habitants de Jersey et le priant de rentrer dans l'ile et de parler pour Garibaldi. Victor Hugo, le 18 juin 1860, rentra a Jersey, et, au milieu d'une foule immense et emue, prononca les paroles qu'on va lire.
Messieurs,
Je me rends a votre appel. Partout ou une tribune se dresse pour la liberte et me reclame, j'arrive, c'est mon instinct, et je dis la verite, c'est mon devoir. (Ecoutez! ecoutez!)
La verite, la voici: c'est qu'a cette heure il n'est permis a personne d'etre indifferent aux grandes choses qui s'accomplissent; c'est qu'il faut a l'oeuvre auguste de la delivrance universelle commencee aujourd'hui l'effort de tous, le concours de tous, le coup de main de tous; c'est que pas une oreille ne doit se fermer, c'est que pas un coeur ne doit se taire; c'est que la ou s'eleve le cri de tous les peuples il doit y avoir un echo dans les entrailles de tous les hommes; c'est que celui qui n'a qu'un sou doit le donner aux liberateurs, c'est que celui qui n'a qu'une pierre doit la jeter aux tyrans. (Applaudissements.)
Que les uns agissent, que les autres parlent, que tous travaillent! oui, a la manoeuvre tous! Le vent souffle. Que l'encouragement public aux heros soit la joie des ames! que les multitudes s'empourprent d'enthousiasme comme une fournaise! Que ceux qui ne combattent pas par l'epee, combattent par l'idee! Que pas une intelligence ne reste neutre, que pas un esprit ne reste oisif! Que ceux qui luttent se sentent regardes, aimes et appuyes! Qu'autour de cet homme vaillant qui est debout la-bas dans Palerme il y ait un feu sur toutes les montagnes de la Sicile et une lumiere sur tous les sommets de l'Europe! (Bravo!)
Je viens de prononcer ce mot, les tyrans, ai-je exagere?
Ai-je calomnie le gouvernement napolitain? Pas de paroles. Voici des faits.
Faites attention. Ceci est de l'histoire vivante; on pourrait dire, de l'histoire saignante. (Ecoutez!)
Le royaume de Naples, – celui dont nous nous occupons en ce moment, – n'a qu'une institution, la police. Chaque district a sa "commission de bastonnade". Deux sbires, Ajossa et Maniscalco, regnent sous le roi; Ajossa batonne Naples, Maniscalco batonne la Sicile. Mais le baton n'est que le moyen turc; ce gouvernement a de plus le procede de l'inquisition, la torture. Oui, la torture. Ecoutez. Un sbire, Bruno, attache les accuses la tete entre les jambes jusqu'a ce qu'ils avouent. Un autre sbire, Pontillo, les assied sur un gril et allume du feu dessous; cela s'appelle "le fauteuil ardent". Un autre sbire, Luigi Maniscalco, parent du chef, a invente un instrument; on y introduit le bras ou la jambe du patient, on tourne un ecrou, et le membre est broye; cela se nomme "la machine angelique". Un autre suspend un homme a deux anneaux par les bras a un mur, par les pieds au mur de face; cela fait, il saute sur l'homme et le disloque. Il y a les poucettes qui ecrasent les doigts de la main; il y a le tourniquet serre-tete, cercle de fer comprime par une vis, qui fait sortir et presque jaillir les yeux. Quelquefois on echappe; un homme, Casimiro Arsimano, s'est enfui; sa femme, ses fils et ses filles ont ete pris et assis a sa place sur le fauteuil ardent. Le cap Zafferana confine a une plage deserte; sur cette plage des sbires apportent des sacs; dans ces sacs il y a des hommes; on plonge le sac sous l'eau et on l'y maintient jusqu'a ce qu'il ne remue plus; alors on retire le sac et l'on dit a l'etre qui est dedans: avoue! S'il refuse, on le replonge. Giovanni Vienna, de Messine, a expire de cette facon. A Monreale, un vieillard et sa fille etaient soupconnes de patriotisme; le vieillard est mort sous le fouet; sa fille, qui etait une femme grosse, a ete mise nue et est morte sous le fouet. Messieurs, il y a un jeune homme de vingt ans qui fait ces choses-la. Ce jeune homme s'appelle Francois II. Cela se passe au pays de Tibere. (Acclamations.)
Est-ce possible? c'est authentique. La date? 1860. L'annee ou nous sommes. Ajoutez a cela le fait d'hier, Palerme ecrasee d'obus, noyee dans le sang, massacree; – ajoutez cette tradition epouvantable de l'extermination des villes qui semble la rage maniaque d'une famille, et qui dans l'histoire debaptisera hideusement cette dynastie et changera Bourbon en Bomba. (Hourras.)
Oui, un jeune homme de vingt ans commet toutes ces actions sinistres. Messieurs, je le declare, je me sens pris d'une pitie profonde en songeant a ce miserable petit roi. Quelles tenebres! C'est a l'age ou l'on aime, ou l'on croit, ou l'on espere, que cet infortune torture et tue. Voila ce que le droit divin fait d'une malheureuse ame. Le droit divin remplace toutes les generosites de l'adolescence et du commencement par les decrepitudes et les terreurs de la fin; il met la tradition sanguinaire comme une chaine sur le prince et sur le peuple; il accumule sur le nouveau venu du trone les influences de famille, choses terribles! Otez Agrippine de Neron, defalquez Catherine de Medicis de Charles IX, vous n'aurez plus peut-etre ni Charles IX ni Neron. A la minute meme ou l'heritier du droit divin saisit le sceptre, il voit venir a lui ces deux, vampires, Ajossa et Maniscalco, que l'histoire connait, qui s'appellent ailleurs Narcisse et Pallas, ou Villeroy et Bachelier; ces spectres s'emparent du triste enfant couronne; la torture lui affirme qu'elle est le gouvernement, la bastonnade lui declare qu'elle est l'autorite, la police lui dit: je viens d'en haut; on lui montre d'ou il sort; on lui rappelle son bisaieul Ferdinand 1er celui qui disait: le monde est regi par trois F, Festa, Farina, Forca [note: Fete, farine, fourche (potence).], son aieul Francois Ier, l'homme des guets-apens, son pere Ferdinand II, l'homme des mitraillades; voudra-t-il renier ses peres? On lui prouve qu'il doit etre feroce par piete filiale; il obeit; l'abrutissement du pouvoir absolu le stupefie; et c'est ainsi qu'il y a des enfants monstrueux; et c'est ainsi que fatalement, helas! les jeunes rois continuent les vieilles tyrannies. (Mouvement prolonge.)
Il fallait delivrer ce peuple; je dirais presque, il fallait delivrer ce roi. Garibaldi s'en est charge. (Bravos.)
Garibaldi. Qu'est-ce que c'est que Garibaldi? C'est un homme, rien de plus. Mais un homme dans toute l'acception sublime du mot. Un homme de la liberte; un homme de l'humanite. Vir, dirait son compatriote Virgile.
A-t-il une armee? Non. Une poignee de volontaires. Des munitions de guerre? Point. De la poudre? Quelques barils a peine. Des canons? Ceux de l'ennemi. Quelle est donc sa force? qu'est-ce qui le fait vaincre? qu'a-t-il avec lui? L'ame des peuples. Il va, il court, sa marche est une trainee de flamme, sa poignee d'hommes meduse les regiments, ses faibles armes sont enchantees, les balles de ses carabines tiennent tete aux boulets de canon; il a avec lui la Revolution, et, de temps en temps, dans le chaos de la bataille, dans la fumee, dans l'eclair, comme si c'etait un heros d'Homere, on voit derriere lui la deesse. (Acclamation.)
Quelque opiniatre que soit la resistance, cette guerre est surprenante par sa simplicite. C'est l'assaut donne par un homme a une royaute; son essaim vole autour de lui; les femmes lui jettent des fleurs, les hommes se battent en chantant, l'armee royale fuit; toute cette aventure est epique; c'est lumineux, formidable et charmant, comme une attaque d'abeilles.
Admirez ces etapes radieuses. Et, je vous le predis, pas une ne fera defaut dans les echeances infaillibles de l'avenir. Apres Marsala, Palerme; apres Palerme, Messine; apres Messine, Naples; apres Naples, Rome; apres Rome, Venise; apres Venise, tout. (Applaudissements enthousiastes.)
Messieurs, il vient de Dieu le tremblement de cette Sicile au-dessus de laquelle on voit flamboyer aujourd'hui le patriotisme, la foi, la liberte, l'honneur, l'heroisme, et une revolution a eclipser l'Etna!
Oui, cela devait etre, et il est magnifique que l'exemple soit donne au monde par la terre des eruptions. (Bravos.)
Oh! quand l'heure est venue, que c'est beau un peuple! Quelle admirable chose que cette rumeur, que ce soulevement, que cet oubli des interets vils et des bas cotes de l'homme, que ces femmes poussant leurs maris et combattant elles-memes, que ces meres criant a leurs fils: va! que cette joie de courir aux armes, de respirer et d'etre, que ce cri de tous, que cette immense lueur a l'horizon! On ne pense plus a l'enrichissement, a l'or, au ventre, aux plaisirs, a l'hebetement de l'orgie; on a honte et orgueil; on se redresse; le pli fier des tetes provoque les tyrans; les barbaries s'en vont, les despotismes croulent, les consciences rejettent les esclavages, les parthenons secouent les croissants, la Minerve austere se dresse dans le soleil sa lance a la main. Les fosses s'ouvrent; on s'appelle de tombeau en tombeau. Ressuscitez! c'est plus que la vie, c'est l'apotheose. Oh! c'est un divin battement de coeur, et les anciens vaincus heroiques se consolent, et l'oeil des philosophes proscrits s'emplit de larmes, quand ce qui etait dechu s'indigne, quand ce qui etait tombe se releve, quand les splendeurs eclipsees reparaissent charmantes et redoutables; quand Stamboul redevient Byzance, quand Setiniah redevient Athenes, quand Rome redevient Rome! (Acclamations redoublees.)
Tous, qui que nous soyons, battons des mains a l'Italie. Glorifions-la, cette terre aux grands enfantements. Alma parens. C'est dans de telles nations que de certains dogmes abstraits apparaissent reels et visibles; elles sont vierges par l'honneur et meres par le progres.
Vous qui m'ecoutez, vous la representez-vous, cette vision splendide, l'Italie libre? libre! libre du golfe de Tarente aux lagunes de Saint-Marc, car, je te l'affirme dans ta tombe, o Manin, Venise sera de la fete! Dites, vous la figurez-vous, cette vision qui sera une realite demain? C'est fini, tout ce qui etait mensonge, fiction, cendre et nuit, s'est dissipe. L'Italie existe. L'Italie est l'Italie. Ou il y avait un terme geographique, il y a une nation; ou il y avait un cadavre, il y a une ame; ou il y avait un spectre, il y a un archange, l'immense archange des peuples, la Liberte, debout, les ailes deployees. L'Italie, la grande morte, s'est reveillee; voyez-la, elle se leve et sourit au genre humain. Elle dit a la Grece: je suis ta fille; elle dit a la France: je suis ta mere. Elle a autour d'elle ses poetes, ses orateurs, ses artistes, ses philosophes, tous ces conseillers de l'humanite, tous ces peres conscrits de l'intelligence universelle, tous ces membres du senat des siecles, et a sa droite et a sa gauche ces deux effrayants grands hommes, Dante et Michel-Ange. Oh! puisque la politique aime ces mots-la, ce sera bien la le plus majestueux des faits accomplis! Quel triomphe! quel avenement! quel merveilleux phenomene que l'unite traversant d'un seul eclair cette variete magnifique de villes soeurs, Milan, Turin, Genes, Florence, Bologne, Pise, Sienne, Verone, Parme, Palerme, Messine, Naples, Venise, Rome! L'Italie se dresse, l'Italie marche, patuit dea; elle eclate; elle communique au progres du monde entier la grande fievre joyeuse propre a son genie; et l'Europe s'electrisera a ce resplendissement prodigieux; et il n'y aura pas moins d'extase dans l'oeil des peuples, pas moins de reverberation sublime dans les fronts, pas moins d'admiration, pas moins d'allegresse, pas moins d'eblouissement pour cette nouvelle clarte sur la terre que pour une nouvelle etoile dans le ciel. (Bravo! Bravo!)
Messieurs, si nous voulons nous rendre compte de ce qui se prepare en meme temps que de ce qui se fait, n'oublions point ceci que Garibaldi, l'homme d'aujourd'hui, l'homme de demain, est aussi l'homme d'hier; avant d'etre le soldat de l'unite italienne il a ete le combattant de la republique romaine; et a nos yeux, et aux yeux de quiconque sait comprendre les meandres necessaires du progres serpentant vers son but et les avatars de l'idee se transformant pour reparaitre, 1860 continue 1849. (Sensation.)
Les liberateurs sont grands. Que l'acclamation reconnaissante des peuples les suive dans leurs fortunes! Hier c'etaient les larmes, aujourd'hui c'est l'hosanna. La providence a de ces retablissements d'equilibre; John Brown succombe en Amerique, mais Garibaldi triomphe en Europe. L'humanite, consternee devant l'infame gibet de Charlestown, se rassure devant la flamboyante epee de Catalafimi. (Bravo!)
O mes freres en humanite, c'est l'heure de la joie et de l'embrassement. Mettons de cote toute nuance exclusive, tout dissentiment politique, petit en ce moment; a cette minute sainte ou nous sommes, fixons uniquement nos yeux sur cette oeuvre sacree, sur ce but solennel, sur cette vaste aurore, les nations affranchies, et confondons toutes nos ames dans ce cri formidable digne du genre humain et du ciel: vive la liberte! Oui, puisque l'Amerique, helas! lugubrement conservatrice de la servitude, penche vers la nuit, que l'Europe se rallume! Oui, que cette civilisation de l'ancien continent, qui a aboli la superstition par Voltaire, l'esclavage par Wilberforce, l'echafaud par Beccaria, que cette civilisation ainee reparaisse dans son rayonnement desormais inextinguible, et qu'elle eleve au-dessus des hommes son vieux phare compose de ces trois grandes flammes, la France, l'Angleterre et l'Italie! (Acclamations.)
Messieurs, encore un mot. Ne quittons pas cette Sicile sans lui jeter un dernier regard. Concluons.
Quelle est la resultante de cette epopee splendide? Que se degage-t-il de tout ceci? Une loi morale, une loi auguste; et cette loi, la voici:
La force n'existe pas.
Non, la force n'est pas. Il n'y a que le droit.
Il n'y a que les principes; il n'y a que la justice et la verite; il n'y a que les peuples; il n'y a que les ames, ces forces de l'ideal; il n'y a que la conscience ici-bas et la providence la-haut. (Sensation.)
Qu'est-ce que la force? qu'est-ce que le glaive? Qui donc parmi ceux qui pensent a peur du glaive? Ce n'est pas nous, les hommes libres de France; ce n'est pas vous, les hommes libres d'Angleterre. Le droit senti fait la tete haute. La force et le glaive, c'est du neant. Le glaive n'est qu'une lueur hideuse dans les tenebres, un rapide et tragique evanouissement; le droit, lui, c'est l'eternel rayon; le droit, c'est la permanence du vrai dans les ames; le droit, c'est Dieu vivant dans l'homme. De la vient que la ou est le droit, la est la certitude du triomphe. Un seul homme qui a avec lui le droit s'appelle Legion; une seule epee qui a avec elle le droit s'appelle la foudre. Qui dit le droit dit la victoire. Des obstacles? il n'y en a pas. Non, il n'y en a pas. Il n'y a pas de veto contre la volonte de l'avenir. Voyez ou en est la resistance en Europe; la paralysie gagne l'Autriche et la resignation gagne la Russie. Voyez Naples; la lutte est vaine. Le passe agonisant perd sa peine. Le glaive s'en va en fumee. Ces etres appeles Lanza, Landi, Aquila, sont des fantomes. A l'heure qu'il est, Francois II croit peut-etre encore exister; il se trompe; je lui declare ceci, c'est qu'il est une ombre. Il aurait beau refuser toute capitulation, assassiner Messine comme il a assassine Palerme, se cramponner a l'atrocite; c'est fini. Il a regne. Les sombres chevaux de l'exil frappent du pied a la porte de son palais. Messieurs, il n'y a que le droit, vous dis-je. Voulez-vous comparer le droit a la force? Jugez-en par un chiffre. Le 11 mai, a Marsala, huit cents hommes debarquent. Vingt-sept jours apres, le 7 juin, a Palerme, dix-huit mille hommes, terrifies, – s'embarquent. Les huit cents hommes, c'est le droit; les dix-huit mille hommes, c'est la force.
Oh! que partout les souffrants se consolent, que les enchaines se rassurent. Tout ce qui se passe en ce moment, c'est de la logique.
Oui, aux quatre vents de l'horizon, l'esperance! Que le mougick, que le fellah, que le proletaire, que le paria, que le negre vendu, que le blanc opprime, que tous esperent; les chaines sont un reseau; elles se tiennent toutes; une rompue, la maille se defait. De la la solidarite des despotismes; le pape est plus frere du sultan qu'il ne croit. Mais, je le repete, c'est fini. Oh! la belle chose que la force des choses! il y a du surhumain dans la delivrance. La liberte est un abime divin qui attire; l'irresistible est au fond des revolutions. Le progres n'est autre chose qu'un phenomene de gravitation; qui donc l'entraverait? Une fois l'impulsion donnee, l'indomptable commence. O despotes, je vous en defie, arretez la pierre qui tombe, arretez le torrent, arretez l'avalanche, arretez l'Italie, arretez 89, arretez le monde precipite par Dieu dans la lumiere! (Applaudissements frenetiques.)
Victor Hugo avait, a propos de John Brown, predit la guerre civile a l'Amerique, et, a propos de Garibaldi, predit l'unite a l'Italie. Ces deux predictions se realiserent.
Apres le meeting, un banquet eut lieu; ce banquet se termina par un toast a Victor Hugo.
Victor Hugo repondit:
Messieurs,
Puisque je suis debout, permettez-moi de ne point me rasseoir. Je sens le besoin de remercier immediatement l'homme inspire et cordial [note: Le pasteur N. Martin.] que nous venons d'entendre. Je dirai peu de mots. Les sentiments profonds abregent volontiers, et les coeurs penetres ont pour eloquence leur emotion meme. Eh bien, je suis tres emu.
La meilleure maniere de vous remercier, c'est de vous dire que j'aime Jersey. Je vous l'ai dit hier, vous l'avez entendu au meeting et lu dans les journaux, je vous le repete aujourd'hui; mais c'est a l'oreille d'un peuple, c'est au coeur d'un peuple que je parle, et les nations sont comme les femmes, elles ne se lassent pas de s'entendre dire: Je vous aime. J'ai quitte Jersey avec regret, je la retrouve avec bonheur. Les liberateurs ont cela de merveilleux et de charmant qu'ils delivrent quelquefois au dela de leur effort. Sans s'en douter, Garibaldi a fait d'une pierre deux coups; il a fait sortir les Bourbons de la Sicile, et il m'a fait rentrer a Jersey.
Vos applaudissements et vos interruptions cordiales en ce moment me touchent au point que les mots me manquent pour vous le dire. Je ne sais comment repondre a une bienvenue si universelle et si gracieusement souriante de toutes parts, et a tant d'acclamations et a tant de sympathie. Je vous dirais presque: Epargnez-moi. Vous etes tous contre un. Il y a un certain monstre fabuleux qui me parait a cette heure fort doue. J'envie ce monstre. Il s'appelait Briaree. Je voudrais avoir comme lui cent bras pour vous donner cent poignees de main.
Ce que j'aime dans Jersey, je vais vous le dire; j'en aime tout. J'aime ce climat ou l'hiver et l'ete s'amortissent, ces fleurs qui ont toujours l'air d'etre en avril, ces arbres qui sont normands, ces roches qui sont bretonnes, ce ciel qui me rappelle la France, cette mer qui me rappelle Paris. J'aime cette population qui travaille et qui lutte, tous ces braves hommes qu'on rencontre a chaque instant dans vos rues et dans vos champs, et dont la physionomie se compose de la liberte anglaise et de la grace francaise, qui est aussi une liberte.
Quand je suis arrive ici, il y a huit ans, au sortir des plus prodigieuses luttes politiques du siecle, moi, naufrage encore tout ruisselant de la catastrophe de decembre, tout effare de cette tempete, tout echevele de cet ouragan, savez-vous ce que j'ai trouve a Jersey? Une chose sainte, sublime, inattendue, la paix. Oui, le plus grand crime politique des temps modernes, la liberte etouffee dans le pays meme de la lumiere, en pleine France, helas! ce monstrueux attentat venait d'etre accompli; j'avais lutte contre cet asservissement d'un peuple par un homme, tout ce combat convulsif tremblait encore en moi de la tete aux pieds; j'etais indigne, eperdu et haletant. Eh bien, Jersey m'a calme. J'ai trouve, je le repete, la paix, le repos, un apaisement severe et profond dans cette douce nature de vos campagnes, dans ce salut affectueux de vos laboureurs, dans ces vallees, dans ces solitudes, dans ces nuits qui sur la mer semblent plus largement etoilees, dans cet ocean eternellement emu qui semble palpiter directement sous l'haleine de Dieu. Et c'est ainsi que, tout en gardant la colere sacree contre le crime, j'ai senti l'immensite meler a cette colere son elargissement serein, et ce qui grondait en moi s'est pacifie. Oui, je rends graces a Jersey. Je vous rends graces. Je sentais sous vos toits et dans vos villes la bonte humaine, et dans vos champs et sur vos mers je sentais la bonte divine. Oh! je ne l'oublierai jamais, ce majestueux apaisement des premiers jours de l'exil par la nature! Nous pouvons le dire aujourd'hui, la fierte ne nous defend plus cet aveu, et aucun de mes compagnons de proscription ne me dementira, nous avons tous souffert en quittant Jersey. Nous y avions tous des racines. Des fibres de notre coeur etaient entrees dans votre sol et y tenaient. L'arrachement a ete douloureux. Nous aimions tous Jersey. Les uns l'aimaient pour y avoir ete heureux, les autres pour y avoir ete malheureux. La souffrance n'est pas une attache moins profonde que la joie. Helas! on peut eprouver de telles douleurs dans une terre de refuge, qu'il devient impossible de s'en separer, quand meme la patrie s'offrirait. Tenez, une chose que j'ai vue hier traverse en ce moment mon esprit, cette reunion est a la fois solennelle et intime, et ce que je vais vous dire convient a ce double caractere. Ecoutez. Hier, j'etais alle, avec quelques amis chers, visiter cette ile, revoir les lieux aimes, les promenades preferees jadis, et tous ces rayonnants paysages qui etaient restes dans notre memoire comme des visions. En revenant, une pensee pieuse nous restait a satisfaire, et nous avons voulu finir notre visite par ce qui est la fin, par le cimetiere.
Nous avons fait arreter la voiture qui nous menait devant ce champ de Saint-Jean ou sont plusieurs des notres. Au moment ou nous arrivions, savez-vous ce qui nous a fait tressaillir, savez-vous ce que nous avons vu? Une femme, ou, pour mieux dire, une forme humaine sous un linceul noir, etait la, a terre, plus qu'agenouillee, plus que prosternee, etendue, et en quelque sorte abimee sur une tombe. Nous sommes restes immobiles, silencieux, mettant le doigt sur nos bouches devant cette majestueuse douleur. Cette femme, apres avoir prie, s'est relevee, a cueilli une fleur dans l'herbe du sepulcre, et l'a cachee dans son coeur. Nous l'avons reconnue alors. Nous avons reconnu cette face pale, ces yeux inconsolables et ces cheveux blancs. C'etait une mere! c'etait la mere d'un proscrit! du jeune et genereux Philippe Faure, mort il y a quatre ans sur la breche sainte de l'exil. Depuis quatre ans, tous les jours, quelque temps qu'il fasse, cette mere vient la; depuis quatre ans, cette mere s'agenouille sur cette pierre et la baise. Essayez donc de l'en arracher. Montrez-lui la France, oui, la France elle-meme! Que lui importe a cette mere! Dites-lui: "Ce n'est pas ici votre pays"; elle ne vous croira pas. Dites-lui: "Ce n'est pas ici que vous etes nee"; elle vous repondra: "C'est ici que mon fils est mort." Et vous vous tairez devant cette reponse, car la patrie d'une mere, c'est le tombeau de son enfant.
Messieurs, voila comment il se fait qu'on aime une terre avec sa chair, avec son sang, avec son ame. Notre ame a nous est melee a celle-ci. Nous y avons nos amis morts. Sachez-le, il n'y a pas de terre etrangere; partout la terre est la mere de l'homme, sa mere tendre, severe et profonde. Dans tous les lieux ou il a aime, ou il a pleure, ou il a souffert, c'est-a-dire partout, l'homme est chez lui.
Messieurs, je reponds au toast qui m'est porte par un toast a Jersey. Je bois a Jersey, a sa prosperite, a son enrichissement, a son amelioration, a son agrandissement industriel et commercial, et aussi et plus encore a son agrandissement intellectuel et moral.
Il y a deux choses qui font les peuples grands et charmants, ces deux choses sont la liberte et l'hospitalite, l'hospitalite etait la gloire des nations antiques, la liberte est la splendeur des nations modernes. Jersey a ces deux couronnes, qu'elle les garde!
Qu'elle les garde a jamais! C'est de la liberte qu'il convient de parler d'abord. Veillez, oui, veillez jalousement sur votre liberte. Ne souffrez plus que qui que ce soit ose y toucher. Cette ile est une terre de beaute, de bonheur et d'independance. Vous n'y etes pas seulement pour y vivre et pour en jouir, vous y etes pour y faire votre devoir. Dieu se chargera de la maintenir belle; vos femmes se chargeront de la maintenir heureuse; vous, les hommes, chargez-vous de la conserver libre.
Et quant a votre hospitalite, conservez-la, elle aussi, religieusement. Les nations hospitalieres ont, entre toutes, une sorte de grace auguste et venerable. Elles donnent l'exemple; dans le vaste et tumultueux mouvement des peuples, elles ne font pas seulement de l'hospitalite, elles font de l'education; l'hospitalite des nations est le commencement de la fraternite des hommes. Or, la fraternite humaine, c'est la le but. Soyez a jamais hospitaliers. Que cette fonction sacree, l'hospitalite, honore eternellement cette ile; et, permettez-moi de lui associer Guernesey, sa soeur, et tout l'archipel de la Manche. C'est la une grande terre d'asile; grande, non par l'etendue, mais par le nombre de refugies de tous les partis et de toutes les patries que depuis trois siecles elle a abrites et consoles. Oh! rien au monde n'est plus beau que cela, etre l'asile! Soyez l'asile. Continuez d'accueillir tout ce qui vient a vous. Soyez l'archipel beni et sauveur. Dieu vous a mis ici pour ouvrir vos ports a toutes les voiles battues par la tempete, et vos coeurs a tous les hommes battus par la destinee.
Et pas de limites a cette hospitalite sainte; ne discutez pas celui qui vient a vous; recevez-le sans l'examiner. L'hospitalite a cela de grand, que quiconque souffre est digne d'elle. Nous qui sommes ici, tous les proscrits de France, nous n'avons fait de mal a personne, nous avons defendu les droits et les lois de notre pays, nous avons rempli nos mandats et ecoute nos consciences, nous souffrons pour ce qui est juste et pour ce qui est vrai; vous nous accueillez, et c'est bien; mais il faut prevoir d'autres naufrages que nous. Si les bons ont leurs desastres, les coupables ont leurs ecueils; parce qu'on fait le mal, ce n'est pas une raison pour triompher toujours. Ecoutez ceci: s'il vous arrive jamais des vaincus de la cause injuste, recevez-les comme vous nous recevez. Le malheur est une des formes saintes du droit; et, entendez-le bien, de ces vaincus possibles, je n'excepte personne. Il se peut qu'un jour, – car les evenements sont dans la main divine, et la main divine, c'est la main inepuisable, – il se peut que, parmi ceux que les grandes tempetes ou les grandes marees de l'avenir jetteront sur vos bords, il y ait notre propre prescripteur a nous qui sommes ici, chasse a son tour et malheureux. Eh bien! soyez-lui clements comme vous nous etes justes; – s'il frappe a votre porte, ouvrez-la-lui, et dites-lui: "Ce sont ceux que vous avez proscrits qui nous ont demande pour vous cet asile que nous vous donnons."