Kitabı oku: «Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870», sayfa 14
II
Le Progres, de Port-au-Prince, publia la lettre suivante, ecrite par Victor Hugo a M. Heurtelou, redacteur en chef de ce journal, en reponse aux remerciments que M. Heurtelou lui avait adresses pour la defense de John Brown:
Hauteville-House, 31 mars 1860.
Vous etes, monsieur, un noble echantillon de cette humanite noire si longtemps opprimee et meconnue.
D'un bout a l'autre de la terre, la meme flamme est dans l'homme; et les noirs comme vous le prouvent. Y a-t-il eu plusieurs Adam? Les naturalistes peuvent discuter la question; mais ce qui est certain, c'est qu'il n'y a qu'un Dieu.
Puisqu'il n'y a qu'un pere, nous sommes freres.
C'est pour cette verite que John Brown est mort; c'est pour cette verite que je lutte. Vous m'en remerciez, et je ne saurais vous dire combien vos belles paroles me touchent.
Il n'y a sur la terre ni blancs ni noirs, il y a des esprits; vous en etes un. Devant Dieu, toutes les ames sont blanches.
J'aime votre pays, votre race, votre liberte, votre revolution, votre republique. Votre ile magnifique et douce plait a cette heure aux ames libres; elle vient de donner un grand exemple; elle a brise le despotisme.
Elle nous aidera a briser l'esclavage.
Car la servitude, sous toutes ses formes, disparaitra. Ce que les etats du sud viennent de tuer, ce n'est pas John Brown, c'est l'esclavage.
Des aujourd'hui, l'Union americaine peut, quoi qu'en dise le honteux message du president Buchanan, etre consideree comme rompue. Je le regrette profondement, mais cela est desormais fatal; entre le Sud et le Nord, il y a le gibet de Brown. La solidarite n'est pas possible. Un tel crime ne se porte pas a deux.
Ce crime, continuez de le fletrir, et continuez de consolider votre genereuse revolution. Poursuivez votre oeuvre, vous et vos dignes concitoyens. Haiti est maintenant une lumiere. Il est beau que parmi les flambeaux du progres, eclairant la route des hommes, on en voie un tenu par la main d'un negre.
Votre frere,
VICTOR HUGO.
1861
L'Expedition de Chine.
AU CAPITAINE BUTLER
Hauteville-House, 25 novembre 1861.
Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l'expedition de Chine. Vous trouvez cette expedition honorable et belle, et vous etes assez bon pour attacher quelque prix a mon sentiment; selon vous, l'expedition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l'empereur Napoleon, est une gloire a partager entre la France et l'Angleterre, et vous desirez savoir quelle est la quantite d'approbation que je crois pouvoir donner a cette victoire anglaise et francaise.
Puisque vous voulez connaitre mon avis, le voici:
Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde; cette merveille s'appelait le Palais d'ete. L'art a deux principes, l'Idee, qui produit l'art europeen, et la Chimere, qui produit l'art oriental. Le Palais d'ete etait a l'art chimerique ce que le Parthenon est a l'art ideal. Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple presque extra-humain etait la. Ce n'etait pas, comme le Parthenon, une oeuvre rare et unique; c'etait une sorte d'enorme modele de la chimere, si la chimere peut avoir un modele. Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un edifice lunaire, et vous aurez le Palais d'ete. Batissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cedre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, la harem, la citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, emaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poetes les mille et un reves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d'eau et d'ecume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d'eblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c'etait la ce monument. Il avait fallu, pour le creer, le long travail de deux generations. Cet edifice, qui avait l'enormite d'une ville, avait ete bati par les siecles, pour qui? pour les peuples. Garce que fait le temps appartient a l'homme. Les artistes, les poetes, les philosophes, connaissaient le Palais d'ete; Voltaire en parle. On disait: le Parthenon en Grece, les Pyramides en Egypte, le Colisee a Rome, Notre-Dame a Paris, le Palais d'ete en Orient. Si on ne le voyait pas, on le revait. C'etait une sorte d'effrayant chef-d'oeuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crepuscule comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur l'horizon de la civilisation d'Europe.
Cette merveille a disparu.
Un jour, deux bandits sont entres dans le Palais d'ete. L'un a pille, l'autre a incendie. La victoire peut etre une voleuse, a ce qu'il parait. Une devastation en grand du Palais d'ete s'est faite de compte a demi entre les deux vainqueurs. On voit mele a tout cela le nom d'Elgin, qui a la propriete fatale de rappeler le Parthenon. Ce qu'on avait fait au Parthenon, on l'a fait au Palais d'ete, plus completement et mieux, de maniere a ne rien laisser. Tous les tresors de toutes nos cathedrales reunies n'egaleraient pas ce formidable et splendide musee de l'orient. Il n'y avait pas seulement la des chefs-d'oeuvre d'art, il y avait un entassement d'orfevreries. Grand exploit, bonne aubaine. L'un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l'autre a empli ses coffres; et l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l'histoire des deux bandits.
Nous europeens, nous sommes les civilises, et pour nous les chinois sont les barbares. Voila ce que la civilisation a fait a la barbarie.
Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre s'appellera l'Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m'en donner l'occasion; les crimes de ceux qui menent ne sont pas la faute de ceux qui sont menes; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.
L'empire francais a empoche la moitie de cette victoire, et il etale aujourd'hui, avec une sorte de naivete de proprietaire, le splendide bric-a-brac du Palais d'ete. J'espere qu'un jour viendra ou la France, delivree et nettoyee, renverra ce butin a la Chine spoliee.
En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.
Telle est, monsieur, la quantite d'approbation que je donne a l'expedition de Chine.
VICTOR HUGO.
1862
Barbes a Victor Hugo. Continuation de la lutte pour l'inviolabilite de la vie humaine; en Belgique et en Suisse contre la peine de mort, en France contre la torture. Charleroi. Geneve. – Affaire Doise. – Les Miserables. Etablissement du Diner des Enfants pauvres.
I
LES CONDAMNES DE CHARLEROI
Plusieurs journaux belges ayant attribue a Victor Hugo des vers adresses au roi des Belges pour demander la grace des neuf condamnes a mort de Charleroi, Victor Hugo ecrivit a ce sujet la lettre que voici:
Hauteville-House, 21 janvier 1862.
Monsieur,
Je vis dans la solitude, et, depuis deux mois particulierement, le travail, – un travail pressant, – m'absorbe a ce point que je ne sais plus rien de ce qui se passe au dehors.
Aujourd'hui, un ami m'apporte plusieurs journaux contenant de fort beaux vers ou est demandee la grace de neuf condamnes a mort. Au bas de ces vers, je lis ma signature.
Ces vers ne sont pas de moi.
Quel que soit l'auteur de ces vers, je le remercie.
Quand il s'agit de sauver des tetes, je trouve bon qu'on use de mon nom, et meme qu'on en abuse.
J'ajoute que, pour une telle cause, il me parait presque impossible d'en abuser. C'est ici, a coup sur, que la fin justifie les moyens.
Que l'auteur pourtant me permette de lui reporter l'honneur de ces vers, qui, je le repete, me semblent fort beaux.
Et au premier remerciment que je lui adresse, j'en joins un second; c'est de m'avoir fait connaitre cette lamentable affaire de Charleroi.
Je regarde ces vers comme un appel qu'il m'adresse; c'est une maniere de m'inviter a elever la voix en me remettant sous les yeux les efforts que j'ai faits dans d'autres circonstances analogues, et je le remercie de cette genereuse mise en demeure.
Je reponds a son appel; je m'unis a lui pour tacher d'epargner a la Belgique cette chute de neuf tetes sur l'echafaud. Il s'est tourne vers le roi, je connais peu les rois; je me tourne vers la nation.
Cette affaire du Hainaut est pour la Belgique, au point de vue du progres, une de ces occasions d'ou les peuples sortent amoindris ou agrandis.
Je supplie la nation belge d'etre grande. Il depend d'elle evidemment que cette hideuse guillotine a neuf colliers ne fonctionne point sur la place publique. Aucun gouvernement ne resiste a ces saintes pressions de l'opinion vers la douceur. Ne point vouloir de l'echafaud, ce doit etre la premiere volonte d'un peuple. On dit: Ce que veut le peuple, Dieu le veut. Il depend de vous, belges, de faire dire: Ce que Dieu veut, le peuple le veut.
Nous traversons en ce moment l'heure mauvaise du dix-neuvieme siecle. Depuis dix ans, il y a un recul apparent de civilisation; Venise enchainee, la Hongrie garrottee, la Pologne torturee; partout la peine de mort. Les monarchies ont des Haynau, les republiques ont des Tallaferro. La peine de mort est elevee a la dignite d'ultima ratio. Les races, les couleurs, les partis, se la jettent a la tete et s'en servent comme d'une replique. Les blancs l'utilisent contre les negres; les negres, represaille lugubre, l'aiguisent contre les blancs.
Le gouvernement espagnol fusille les republicains, et le gouvernement italien fusille les royalistes. Rome execute un innocent. L'auteur du meurtre se nomme et reclame en vain; c'est fait; le bourreau ne revient pas sur son travail. L'Europe croit en la peine de mort et s'y obstine; l'Amerique se bat a cause d'elle et pour elle. L'echafaud est l'ami de l'esclavage. L'ombre d'une potence se projette sur la guerre fratricide des Etats-Unis.
Jamais l'Amerique et l'Europe n'ont eu un tel parallelisme et ne se sont entendues a ce point; toutes les questions les divisent, excepte celle-la, tuer; et c'est sur la peine de mort que les deux mondes tombent d'accord. La peine de mort regne; une espece de droit divin de la hache sort pour les catholiques romains de l'evangile et pour les protestants virginiens de la bible. Penn construisait par la pensee, comme trait d'union, un arc de triomphe ideal entre les deux mondes; sur cet arc de triomphe, il faudrait aujourd'hui placer l'echafaud.
Cette situation etant donnee, l'occasion est admirable pour la
Belgique.
Un peuple qui a la liberte doit avoir aussi la volonte. Tribune libre, presse libre, voila l'organisme de l'opinion complet. Que l'opinion parle; c'est ici un moment decisif. Dans les circonstances ou nous sommes, en repudiant la peine de mort, la Belgique peut, si elle veut, devenir brusquement, elle petit peuple presque annule, la nation dirigeante.
L'occasion, j'y insiste, est admirable. Car il est evident que, s'il n'y a pas d'echafaud pour les criminels du Hainaut, il n'y en aura desormais pour personne, et que la guillotine ne pourra plus germer dans la libre terre de Belgique. Vos places publiques ne seront plus sujettes a cette apparition sinistre. Par l'irresistible logique des choses, la peine de mort, virtuellement abolie chez vous aujourd'hui, le sera legalement demain.
Il serait beau que le petit peuple fit la lecon aux grands, et, par ce seul fait, fut plus grand qu'eux; il serait beau, devant la croissance abominable des tenebres, en presence de la barbarie recrudescente, que la Belgique, prenant le role de grande puissance en civilisation, donnat tout a coup au genre humain l'eblouissement de la vraie lumiere, en proclamant, dans les conditions ou eclate le mieux la majeste du principe, non a propos d'un dissident revolutionnaire ou religieux, non a propos d'un ennemi politique, mais a propos de neuf miserables indignes de toute autre pitie que de la pitie philosophique, l'inviolabilite de la vie humaine, et en refoulant definitivement vers la nuit cette monstrueuse peine de mort, qui a pour gloire d'avoir dresse sur la terre deux crucifix, celui de Jesus-Christ sur le vieux monde, celui de John Brown sur le nouveau.
Que la genereuse Belgique y songe; c'est a elle, Belgique, que l'echafaud de Charleroi ferait dommage. Quand la philosophie et l'histoire mettent en balance une civilisation, les tetes coupees pesent contre.
En ecrivant ceci, je remplis un devoir. Aidez-moi, monsieur, et pretez-moi, pour ce douloureux et supreme interet, votre publicite.
VICTOR HUGO.
Cette lettre fut publiee dans les journaux anglais et belges. Une commutation eut lieu. Sept tetes sur neuf furent sauvees.
II
ARMAND BARBES
En 1839, Barbes fut condamne a mort. Victor Hugo envoya au roi Louis-Philippe les quatre vers que l'on connait, et obtint la vie de Barbes. Les deux lettres qu'on va lire ont trait a ce fait.
A VICTOR HUGO
Cher et illustre citoyen,
Le condamne dont vous parlez dans le septieme volume des Miserables doit vous paraitre un ingrat.
Il y a vingt-trois ans qu'il est votre oblige! … et il ne vous a rien dit.
Pardonnez-lui! pardonnez-moi!
Dans ma prison d'avant fevrier, je m'etais promis bien des fois de courir chez vous, si un jour la liberte m'etait rendue.
Reves de jeune homme! Ce jour vint pour me jeter, comme un brin de paille rompue, dans le tourbillon de 1848.
Je ne pus rien faire de ce que j'avais si ardemment desire.
Et depuis, pardonnez-moi ce mot, cher citoyen, la majeste de votre genie a toujours arrete la manifestation de ma pensee.
Je fus fier, dans mon heure de danger, de me voir protege par un rayon de votre flamme. Je ne pouvais mourir, puisque vous me defendiez.
Que n'ai-je eu la puissance de montrer que j'etais digne que votre bras s'etendit sur moi! Mais chacun a sa destinee, et tous ceux qu'Achille a sauves n'etaient pas des heros.
Vieux maintenant, je suis, depuis un an, dans un triste etat de sante. J'ai cru souvent que mon coeur ou ma tete allait eclater. Mais je me felicite, malgre mes souffrances, d'avoir ete conserve, puisque sous le coup de votre nouveau bienfait [note: Voir les Miserables, tome VII, livre I. Le mot bienfait est souligne dans la lettre de Barbes.], je trouve l'audace de vous remercier de l'ancien.
Et puisque j'ai pris la parole, merci aussi, mille fois merci pour notre sainte cause et pour la France, du grand livre que vous venez de faire.
Je dis: la France, car il me semble que cette chere patrie de Jeanne d'Arc et de la Revolution etait seule capable d'enfanter votre coeur et votre genie, et, fils heureux, vous avez pose sur le front glorieux de votre mere une nouvelle couronne de gloire!
A vous, de profonde affection.
A. BARBES.
La Haie, le 10 juillet 1862.
A ARMAND BARBES
Hauteville-House, 15 juillet 1862.
Mon frere d'exil,
Quand un homme a, comme vous, ete le combattant et le martyr du progres; quand il a, pour la sainte cause democratique et humaine, sacrifie sa fortune, sa jeunesse, son droit au bonheur, sa liberte; quand il a, pour servir l'ideal, accepte toutes les formes de la lutte et toutes les formes de l'epreuve, la calomnie, la persecution, la defection, les longues annees de la prison, les longues annees de l'exil; quand il s'est laisse conduire par son devouement jusque sous le couperet de l'echafaud, quand un homme a fait cela, tous lui doivent, et lui ne doit rien a qui que ce soit. Qui a tout donne au genre humain est quitte envers l'individu.
Il ne vous est possible d'etre ingrat envers personne. Si je n'avais pas fait, il y a vingt-trois ans, ce dont vous voulez bien me remercier, c'est moi, je le vois distinctement aujourd'hui, qui aurais ete ingrat envers vous.
Tout ce que vous avez fait pour le peuple, je le ressens comme un service personnel.
J'ai, a l'epoque que vous me rappelez, rempli un devoir, un devoir etroit. Si j'ai ete alors assez heureux pour vous payer un peu de la dette universelle, cette minute n'est rien devant votre vie entiere, et tous, nous n'en restons pas moins vos debiteurs.
Ma recompense, en admettant que je meritasse une recompense, a ete l'action elle-meme. J'accepte neanmoins avec attendrissement les nobles paroles que vous m'envoyez, et je suis profondement touche de votre reconnaissance magnanime.
Je vous reponds dans l'emotion de votre lettre. C'est une belle chose que ce rayon qui vient de votre solitude a la mienne. A bientot, sur cette terre ou ailleurs. Je salue votre grande ame.
VICTOR HUGO.
III
LES MISERABLES
16 septembre 1862.
Apres la publication des Miserables, Victor Hugo alla a Bruxelles. Ses editeurs, MM. Lacroix et Verboeckhoven, lui offrirent un banquet. Ce fut une occasion de rencontre pour les ecrivains celebres de tous les pays. (Voir aux Notes.) Victor Hugo, entoure de tant d'hommes genereux, dont quelques-uns etaient si illustres, repondit a la salutation de toutes ces nobles ames par les paroles qu'on va lire. Ceux qui assisterent a cette severe et douce fete offerte a un proscrit se souviennent que Victor Hugo ne put reprimer ses larmes au moment ou la pensee d'Aspromonte lui traversa l'esprit.
Messieurs,
Mon emotion est inexprimable; si la parole me manque, vous serez indulgents.
Si je n'avais a repondre qu'a l'honorable bourgmestre de Bruxelles, ma tache serait simple; je n'aurais, pour glorifier le magistrat si dignement, populaire et la ville si noblement hospitaliere, qu'a repeter ce qui est dans toutes les bouches, et il me suffirait d'etre un echo; mais comment remercier les autres voix eloquentes et cordiales qui m'ont parle? A cote de ces editeurs considerables, auxquels on doit l'idee feconde d'une librairie internationale, sorte de lien preparatoire entre les peuples, je vois ici, reunis, des publicistes, des philosophes, d'eminents ecrivains, l'honneur des lettres, l'honneur du continent civilise. Je suis trouble et confus d'etre le centre d'une telle fete d'intelligences, et de voir tant d'honneur s'adresser a moi, qui ne suis rien qu'une conscience acceptant le devoir et un coeur resigne au sacrifice.
Remercier cette ville dans son premier magistrat serait simple, mais, je le repete, comment vous remercier tous? comment serrer toutes vos mains dans une seule etreinte? Eh bien, le moyen est simple aussi. Vous tous, qui etes ici, ecrivains, journalistes, editeurs, imprimeurs, publicistes, penseurs, que representez-vous? Toutes les energies de l'intelligence, toutes les formes de la publicite, vous etes l'esprit-legion, vous etes l'organe nouveau de la societe nouvelle, vous etes la Presse. Je porte un toast a la presse!
A la presse chez tous les peuples! a la presse libre! a la presse puissante, glorieuse et feconde!
Messieurs, la presse est la clarte du monde social; et, dans tout ce qui est clarte, il y a quelque chose de la providence.
La pensee est plus qu'un droit, c'est le souffle meme de l'homme. Qui entrave la pensee, attente a l'homme meme. Parler, ecrire, imprimer, publier, ce sont la, au point de vue du droit, des identites; ce sont la les cercles, s'elargissant sans cesse, de l'intelligence en action; ce sont la les ondes sonores de la pensee.
De tous ces cercles, de tous ces rayonnements de l'esprit humain, le plus large, c'est la presse. Le diametre de la presse, c'est le diametre meme de la civilisation.
A toute diminution de la liberte de la presse correspond une diminution de civilisation; la ou la presse libre est interceptee, on peut dire que la nutrition du genre humain est interrompue. Messieurs, la mission de notre temps, c'est de changer les vieilles assises de la societe, de creer l'ordre vrai, et de substituer partout les realites aux fictions. Dans ce deplacement des bases sociales, qui est le colossal travail de notre siecle, rien ne resiste a la presse appliquant sa puissance de traction au catholicisme, au militarisme, a l'absolutisme, aux blocs de faits et d'idees les plus refractaires.
La presse est la force. Pourquoi? parce qu'elle est l'intelligence.
Elle est le clairon vivant, elle sonne la diane des peuples, elle annonce a voix haute l'avenement du droit, elle ne tient compte de la nuit que pour saluer l'aurore, elle devine le jour, elle avertit le monde. Quelquefois, pourtant, chose etrange, c'est elle qu'on avertit. Ceci ressemble au hibou reprimandant le chant du coq.
Oui, dans certains pays, la presse est opprimee. Est-elle esclave?
Non. Presse esclave! c'est la un accouplement de mots impossible.
D'ailleurs, il y a deux grandes manieres d'etre esclave, celle de Spartacus et celle d'Epictete. L'un brise ses fers, l'autre prouve son ame. Quand l'ecrivain enchaine ne peut recourir a la premiere maniere, il lui reste la seconde.
Non, quoi que fassent les despotes, j'en atteste tous les hommes libres qui m'ecoutent, et cela, vous l'avez recemment dit en termes admirables, monsieur Pelletan, et de plus, vous et tant d'autres, vous l'avez prouve par votre genereux exemple, non, il n'y a point d'asservissement pour l'esprit!
Messieurs, au siecle ou nous sommes, sans la liberte de la presse, point de salut. Fausse route, naufrage et desastre partout.
Il y a aujourd'hui de certaines questions, qui sont les questions du siecle, et qui sont la devant nous, inevitables. Pas de milieu; il faut s'y briser, ou s'y refugier. La societe navigue irresistiblement de ce cote-la. Ces questions sont le sujet du livre douloureux dont il a ete parle tout a l'heure si magnifiquement. Pauperisme, parasitisme, production et repartition de la richesse, monnaie, credit, travail, salaire, extinction du proletariat, decroissance progressive de la penalite, misere, prostitution, droit de la femme, qui releve de minorite une moitie de l'espece humaine, droit de l'enfant, qui exige – je dis exige – l'enseignement gratuit et obligatoire, droit de l'ame, qui implique la liberte religieuse; tels sont les problemes. Avec la presse libre, ils ont de la lumiere au-dessus d'eux, ils sont praticables, on voit leurs precipices, on voit leurs issues, on peut les aborder, on peut y penetrer. Abordes et penetres, c'est-a-dire resolus, ils sauveront le monde. Sans la presse, nuit profonde; tous ces problemes sont sur-le-champ redoutables, on ne distingue plus que leurs escarpements, on peut en manquer l'entree, et la societe peut y sombrer. Eteignez le phare, le port devient l'ecueil.
Messieurs, avec la presse libre, pas d'erreur possible, pas de vacillation, pas de tatonnement dans la marche humaine. Au milieu des problemes sociaux, ces sombres carrefours, la presse est le doigt indicateur. Nulle incertitude. Allez a l'ideal, allez a la justice et a la verite. Car il ne suffit pas de marcher, il faut marcher en avant. Dans quel sens allez-vous? La est toute la question. Simuler le mouvement, ce n'est point accomplir le progres; marquer le pas sans avancer, cela est bon pour l'obeissance passive; pietiner indefiniment dans l'orniere est un mouvement machinal indigne du genre humain. Ayons un but, sachons ou nous allons, proportionnons l'effort au resultat, et que dans chacun des pas que nous faisons il y ait une idee, et qu'un pas s'enchaine logiquement a l'autre, et qu'apres l'idee vienne la solution, et qu'a la suite du droit vienne la victoire. Jamais de pas en arriere. L'indecision du mouvement denonce le vide du cerveau. Vouloir et ne vouloir pas, quoi de plus miserable! Qui hesite, recule et atermoie, ne pense pas. Quant a moi, je n'admets pas plus la politique sans tete que l'Italie sans Rome.
Puisque j'ai prononce ce mot, Rome, souffrez que je m'interrompe, et que ma pensee, detournee un instant, aille a ce vaillant qui est la-bas sur un lit de douleur. Certes, il a raison de sourire. La gloire et le droit sont avec lui. Ce qui confond, ce qui accable, c'est qu'il se soit trouve, c'est qu'il ait pu se trouver en Italie, dans cette noble et illustre Italie, des hommes pour lever l'epee contre cette vertu. Ces italiens-la n'ont donc pas reconnu un romain?
Ces hommes se disent les hommes de l'Italie; ils crient qu'elle est victorieuse, et ils ne s'apercoivent pas qu'elle est decapitee. Ah! c'est la une sombre aventure, et l'histoire reculera indignee devant cette hideuse victoire qui consiste a tuer Garibaldi afin de ne pas avoir Rome!
Le coeur se souleve. Passons.
Messieurs, quel est l'auxiliaire du patriote? La presse. Quel est l'epouvantail du lache et du traitre? La presse.
Je le sais, la presse est haie, c'est la une grande raison de l'aimer.
Toutes les iniquites, toutes les superstitions, tous les fanatismes la denoncent, l'insultent et l'injurient comme ils peuvent. Je me rappelle une encyclique celebre dont quelques mots remarquables me sont restes dans l'esprit. Dans cette encyclique, un pape, notre contemporain, Gregoire XVI, ennemi de son siecle, ce qui est un peu le malheur des papes, et ayant toujours presents a la pensee l'ancien dragon et la bete de l'Apocalypse, qualifiait ainsi la presse dans son latin de moine camaldule: _Gula ignea, caligo, impetus immanis cum strepitu horrendo. Je ne conteste rien de cela; le portrait est ressemblant. Bouche de feu, fumee, rapidite prodigieuse, bruit formidable. Eh oui, c'est la locomotive qui passe! c'est la presse, c'est l'immense et sainte locomotive du progres!
Ou va-t-elle? ou entraine-t-elle la civilisation? ou emporte-t-il les peuples, ce puissant remorqueur? Le tunnel est long, obscur et terrible. Car on peut dire que l'humanite est encore sous terre, tant la matiere l'enveloppe et l'ecrase, tant les superstitions, les prejuges et les tyrannies font une voute epaisse, tant elle a de tenebres au-dessus d'elle! Helas, depuis que l'homme existe, l'histoire entiere est souterraine; on n'y apercoit nulle part le rayon divin. Mais au dix-neuvieme siecle, mais apres la revolution francaise, il y a espoir, il y a certitude. La-bas, loin devant nous, un point lumineux apparait. Il grandit, il grandit a chaque instant, c'est l'avenir, c'est la realisation, c'est la fin des miseres, c'est l'aube des joies, c'est Chanaan! c'est la terre future ou l'on n'aura plus autour de soi que des freres et au-dessus de soi que le ciel. Courage a la locomotive sacree! courage a la pensee! courage a la science! courage a la philosophie! courage a la presse! courage a vous tous, esprits! L'heure approche ou l'humanite, delivree enfin de ce noir tunnel de six mille ans, eperdue, brusquement face a face avec le soleil de l'ideal, fera sa sortie sublime dans l'eblouissement!
Messieurs, encore un mot, et permettez, dans votre indulgence cordiale, que ce mot soit personnel.
Etre au milieu de vous, c'est un bonheur. Je rends grace a Dieu qui m'a donne, dans ma vie severe, cette heure charmante. Demain je rentrerai dans l'ombre. Mais je vous ai vus, je vous ai parle, j'ai entendu vos voix, j'ai serre vos mains, j'emporte cela dans ma solitude.
Vous, mes amis de France, – et mes autres amis qui sont ici trouveront tout simple que ce soit a vous que j'adresse mon dernier mot, – il y a onze ans, vous avez vu partir presque un jeune homme, vous retrouvez un vieillard. Les cheveux ont change, le coeur non. Je vous remercie de vous etre souvenus d'un absent; je vous remercie d'etre venus. Accueillez, – et vous aussi, plus jeunes, dont les noms m'etaient chers de loin et que je vois ici pour la premiere fois, – accueillez mon profond attendrissement. Il me semble que je respire parmi vous l'air natal, il me semble que chacun de vous m'apporte un peu de France, il me semble que je vois sortir de toutes vos ames groupees autour de moi, quelque chose de charmant et d'auguste qui ressemble a une lumiere et qui est le sourire de la patrie.
Je bois a la presse! a sa puissance, a sa gloire, a son efficacite! a sa liberte en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Amerique! a sa delivrance ailleurs!