Kitabı oku: «Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870», sayfa 6
1854
La peine de mort. – Un gibet a Guernesey. Complaisances anglaises. – Evocation de l'avenir. Misere. – Nostalgie. Encore un qui meurt. – Desastres en Crimee. Bassesse dans le parlement. Attitude du proscrit devant le proscripteur.
I
AUX HABITANTS DE GUERNESEY
Janvier 1854.
Une condamnation a mort est prononcee dans les iles de la Manche.
Victor Hugo intervient.
Peuple de Guernesey,
C'est un proscrit qui vient a vous.
C'est un proscrit qui vient vous parler pour un condamne. L'homme qui est dans l'exil tend la main a l'homme qui est dans le sepulcre. Ne le trouvez pas mauvais, et ecoutez-moi.
Le mardi 18 octobre 1853, a Guernesey, un homme, John-Charles Tapner, est entre la nuit chez une femme, Mme Saujon, et l'a tuee; puis il l'a volee, et il a mis le feu au cadavre et a la maison, esperant que le premier forfait s'en irait dans la fumee du second. Il s'est trompe. Les crimes ne sont pas complaisants, et l'incendie a refuse de cacher l'assassinat. La providence n'est pas une receleuse; elle a livre le meurtrier.
Le proces fait a Tapner a jete un jour hideux sur plusieurs autres crimes. Depuis un certain temps des mains, tout de suite disparues, avaient mis le feu a diverses maisons dans l'ile; les presomptions se sont fixees sur Tapner, et il a paru vraisemblable que tous les precedents incendies dussent se resumer dans le sanglant incendiaire du 18 octobre.
Cet homme a ete juge; juge avec une impartialite et un scrupule qui honorent votre libre et integre magistrature. Treize audiences ont ete employees a l'examen des faits et a la formation lente de la conviction des juges. Le 3 janvier l'arret a ete rendu a l'unanimite; et a neuf heures du soir, en audience publique et solennelle, votre honorable chef-magistrat, le bailli de Guernesey, d'une voix brisee et eteinte, tremblant d'une emotion dont je le glorifie, a declare a l'accuse "que la loi punissant de mort le meurtre", il devait, lui John-Charles Tapner, se preparer a mourir, qu'il serait pendu, le 27 janvier prochain, sur le lieu meme de son crime, et que, la ou il avait tue, il serait tue.
Ainsi, a ce moment ou nous sommes, il y a, au milieu de vous, au milieu de nous, habitants de cet archipel, un homme qui, dans cet avenir plein d'heures obscures pour tous les autres hommes, voit distinctement sa derniere heure; en cet instant, dans cette minute ou nous respirons librement, ou nous allons et venons, ou nous parlons et sourions, il y a, a quelques pas de nous, et le coeur se serre en y songeant, il y a dans une geole, sur un grabat de prison, un homme, un miserable homme frissonnant, qui vit l'oeil fixe sur un jour de ce mois, sur le 27 janvier, spectre qui grandit et qui approche. Le 27 janvier, masque pour nous tous comme tous les autres jours qui nous attendent, ne montre qu'a cet homme son visage, la face sinistre de la mort.
Guernesiais, Tapner est condamne a mort; en presence du texte des codes, votre magistrature a fait, son devoir; elle a rempli, pour me servir des propres termes du chef-magistrat, "son obligation"; mais prenez garde. Ceci est le talion. Tu as tue, tu seras tue. Devant la loi humaine, c'est juste; devant la loi divine, c'est redoutable.
Peuple de Guernesey, rien n'est petit quand il s'agit de l'inviolabilite humaine. Le monde civilise vous demande la vie de cet homme.
Qui suis-je? rien. Mais a-t-on besoin d'etre quelque chose pour supplier? est-il necessaire d'etre grand pour crier grace? Hommes des iles de la Manche, nous proscrits de France, nous vivons au milieu de vous, nous vous aimons. Nous voyons vos voiles passer a l'horizon dans les crepuscules des tempetes, et nous vous envoyons nos benedictions et nos prieres. Nous sommes vos freres. Nous vous estimons, nous vous honorons; nous venerons en vous le travail, le courage, les nuits passees a la mer pour nourrir la femme et les enfants, les mains calleuses du matelot, le front hale du laboureur, la France dont nous sommes les fils et dont vous etes les petits-fils, l'Angleterre dont vous etes les citoyens et dont nous sommes les hotes.
Permettez-nous donc de vous adresser la parole, puisque nous sommes assis a votre foyer, et de vous payer votre hospitalite en cooperation cordiale. Permettez-nous de nous attrister de tout ce qui pourrait assombrir votre doux pays.
Le plongeur se precipite au fond de la mer et rapporte une poignee de gravier. Nous autres, nous sommes les souffrants, nous sommes les eprouves, c'est-a-dire les penseurs; les reveurs, si vous voulez. – Nous plongeons au fond des choses, nous tachons de toucher Dieu, et nous rapportons une poignee de verites.
La premiere des verites, la voici: tu ne tueras pas.
Et cette parole est absolue; elle a ete dite pour la loi, aussi bien que pour l'individu.
Guernesiais, ecoutez ceci:
Il y a une divinite horrible, tragique, execrable, paienne. Cette divinite s'appelait Moloch chez les hebreux et Teutates chez les celtes; elle s'appelle a present la peine de mort. Elle avait autrefois pour pontife, dans l'orient, le mage, et, dans l'occident, le druide; son pretre aujourd'hui, c'est le bourreau. Le meurtre legal a remplace le meurtre sacre. Jadis elle a rempli votre ile de sacrifices humains; et elle en a laisse partout les monuments, toutes ces pierres lugubres ou la rouille des siecles a efface la rouille du sang, qu'on rencontre a demi ensevelies dans l'herbe au sommet de vos collines et sur lesquelles la ronce siffle au vent du soir. Aujourd'hui, en cette annee dont elle epouvante l'aurore, l'idole monstrueuse reparait parmi vous; elle vous somme de lui obeir; elle vous convoque a jour fixe, pour la celebration de son mystere, et, comme autrefois, elle reclame de vous, de vous qui avez lu l'evangile, de vous qui avez l'oeil fixe sur le calvaire, elle reclame un sacrifice humain! Lui obeirez-vous? redeviendrez-vous paiens le 27 janvier 1854 pendant deux heures? paiens pour tuer un homme! paiens pour perdre une ame! paiens pour mutiler la destinee du criminel en lui retranchant le temps du repentir! Ferez-vous cela? Serait-ce la le progres? Ou en sont les hommes si le sacrifice humain est encore possible? Adore-t-on encore a Guernesey l'idole, la vieille idole du passe, qui tue en face de Dieu qui cree? A quoi bon lui avoir ote le peulven si c'est pour lui rendre la potence?
Quoi! commuer une peine, laisser a un coupable la chance du remords et de la reconciliation, substituer au sacrifice humain l'expiation intelligente, ne pas tuer un homme, cela est-il donc si malaise? Le navire est-il donc si en detresse qu'un homme y soit de trop? un criminel repentant pese-t-il donc tant a la societe humaine qu'il faille se hater de jeter par-dessus le bord dans l'ombre de l'abime cette creature de Dieu?
Guernesiais! la peine de mort recule aujourd'hui partout et perd chaque jour du terrain; elle s'en va devant le sentiment humain. En 1830, la chambre des deputes de France en reclamait l'abolition, par acclamation; la constituante de Francfort l'a rayee des codes en 1848; la constituante de Rome l'a supprimee en 1849; notre constituante de Paris ne l'a maintenue qu'a une majorite imperceptible; je dis plus, la Toscane, qui est catholique, l'a abolie; la Russie, qui est barbare, l'a abolie; Otahiti, qui est sauvage, l'a abolie. Il semble que les tenebres elles-memes n'en veulent plus. Est-ce que vous en voulez, vous, hommes de ce bon pays?
Il depend de vous que la peine de mort soit abolie de fait a Guernesey; il depend de vous qu'un homme ne soit pas "pendu jusqu'a ce que mort s'ensuive" le 27 janvier; il depend de vous que ce spectacle effroyable, qui laisserait une tache noire sur votre beau ciel, ne vous soit pas donne.
Votre constitution libre met a votre disposition tous les moyens d'accomplir cette oeuvre religieuse et sainte. Reunissez-vous legalement. Agitez pacifiquement l'opinion et les consciences. L'ile entiere peut, je dis plus, doit intervenir. Les femmes doivent presser les maris, les enfants attendrir les peres, les hommes signer des requetes et des petitions. Adressez-vous a vos gouvernants et a vos magistrats dans les limites de la loi. Reclamez le sursis, reclamez la commutation de peine. Vous l'obtiendrez.
Levez-vous. Hatez-vous. Ne perdez pas un jour, ne perdez pas une heure, ne perdez pas un instant. Que ce fatal 27 janvier vous soit sans cesse present. Que toute l'ile compte les minutes comme cet homme!
Songez-y bien, depuis que cette sentence de mort est prononcee, le bruit que vous entendez maintenant dans toutes vos horloges, c'est le battement du coeur de ce miserable.
Un precedent est-il necessaire? en voici un:
En 1851, un homme, a Jersey, tua un autre homme. Un nomme Jacques Fouquet tira un coup de fusil a un nomme Derbyshire. Jacques Fouquet fut declare coupable successivement par les deux jurys. Le 27 aout 1851 la cour le condamna a mort. Devant l'imminence d'une execution capitale, l'ile s'emut. Un grand meeting eut lieu; seize cents personnes y assisterent. Des francais y parlerent aux applaudissements du genereux peuple jersiais. Une petition fut signee. Le 23 septembre, la grace de Fouquet arriva.
Maintenant, qu'est-il advenu de Fouquet?
Je vais vous le dire.
Fouquet vit et Fouquet se repent.
[Note: JACQUES FOUQUET. – On nous assure que Jacques Fouquet, condamne a mort par notre cour royale, comme coupable du crime de meurtre sur Frederic Derbyshire et dont la peine fut commuee par sa majeste en celle de la deportation perpetuelle, a ete transfere, il y a six mois, de la prison de Millbank ou il etait toujours reste, a Dartmore. Il est presque completement gueri du mal qu'il avait au cou, et sa conduite a ete telle a Millbank, que le gouverneur de cette prison regarde comme tres probable une nouvelle commutation de sa peine, et un bannissement aux possessions anglaises. (Chronique de Jersey, 7 janvier 1854.)]
Qu'est-ce que le gibet a a repondre a cela?
Guernesiais! ce qu'a fait Jersey, Guernesey peut le faire. Ce que Jersey a obtenu, Guernesey l'obtiendra.
Dira-t-on qu'ici, dans ce sombre guet-apens du 18 octobre, la mort semble justice? que le crime de Tapner est bien grand?
Plus le crime est grand, plus le temps doit etre mesure long au repentir.
Quoi! une femme aura ete assassinee, lachement tuee, lachement! une maison aura ete pillee, violee, incendiee, un meurtre aura ete accompli, et autour de ce meurtre on croira entrevoir une foule d'autres actions perverses, un attentat aura ete commis, je me trompe, plusieurs attentats, qui exigeraient une longue et solennelle reparation, le chatiment accompagne de la reflexion, le rachat du mal par la penitence, l'agenouillement du criminel sous le crime et du condamne sous la peine, toute une vie de douleur et de purification; et parce qu'un matin, a un jour precis, le vendredi 27 janvier, en quelques minutes, un poteau aura ete enfonce dans la terre, parce qu'une corde aura serre le cou d'un homme, parce qu'une ame se sera enfuie d'un corps miserable avec le hurlement du damne, tout sera bien!
Brievete chetive de la justice humaine!
Oh! nous sommes le dix-neuvieme siecle; nous sommes le peuple nouveau; nous sommes le peuple pensif, serieux, libre, intelligent, travailleur, souverain; nous sommes le meilleur age de l'humanite, l'epoque de progres, d'art, de science, d'amour, d'esperance, de fraternite; echafauds! qu'est-ce que vous nous voulez? O machines monstrueuses de la mort, hideuses charpentes du neant, apparitions du passe, toi qui tiens a deux bras ton couperet triangulaire, toi qui secoues un squelette au bout d'une corde, de quel droit reparaissez-vous en plein midi, en plein soleil, en plein dix-neuvieme siecle, en pleine vie? vous etes des spectres. Vous etes les choses de la nuit, rentrez dans la nuit. Est-ce que les tenebres offrent leurs services a la lumiere? Allez-vous-en. Pour civiliser l'homme, pour corriger le coupable, pour illuminer la conscience, pour faire germer le repentir dans les insomnies du crime, nous avons mieux que vous, nous avons la pensee, l'enseignement, l'education patiente, l'exemple religieux, la clarte en haut, l'epreuve en bas, l'austerite, le travail, la clemence. Quoi! du milieu de tout ce qui est grand, de tout ce qui est vrai, de tout ce qui est beau, de tout ce qui est auguste, on verra obstinement surgir la peine de mort! Quoi! la ville souveraine, la ville centrale du genre humain, la ville du 14 juillet et du 10 aout, la ville ou dorment Rousseau et Voltaire, la metropole des revolutions, la cite-creche de l'idee, aura la Greve, la barriere Saint-Jacques, la Roquette! Et ce ne sera pas assez de cette contradiction abominable! et ce contre-sens sera peu! et cette horreur ne suffira pas! Et il faudra qu'ici aussi, dans cet archipel, parmi les falaises, les arbres et les fleurs, sous l'ombre des grandes nuees qui viennent du pole, l'echafaud se dresse, et domine, et constate son droit, et regne! ici! dans le bruit des vents, dans la rumeur eternelle des flots, dans la solitude de l'abime, dans la majeste de la nature! Allez-vous-en, vous dis-je! disparaissez! Qu'est-ce que vous venez faire, toi, guillotine, au milieu de Paris, toi, gibet, en face de l'ocean?
Peuple de pecheurs, bons et vaillants hommes de la mer, ne laissez pas mourir cet homme. Ne jetez pas l'ombre d'une potence sur votre ile charmante et benie. N'introduisez pas dans vos heroiques et incertaines aventures de mer ce mysterieux element de malheur. N'acceptez pas la solidarite redoutable de cet empietement du pouvoir humain sur le pouvoir divin. Qui sait? qui connait? qui a penetre l'enigme? Il y a des abimes dans les actions humaines, comme il y a des gouffres dans les flots. Songez aux jours d'orage, aux nuits d'hiver, aux forces irritees et obscures qui s'emparent de vous a de certains moments. Songez comme la cote de Serk est rude, comme les bas-fonds des Minquiers sont perfides, comme les ecueils de Pater-Noster sont mauvais. Ne faites pas souffler dans vos voiles le vent du sepulcre. N'oubliez pas, navigateurs, n'oubliez pas, pecheurs, n'oubliez pas, matelots, qu'il n'y a qu'une planche entre vous et l'eternite, que vous etes a la discretion des vagues qu'on ne sonde pas et de la destinee qu'on ignore, qu'il y a peut-etre des volontes dans ce que vous prenez pour des caprices, que vous luttez sans cesse contre la mer et contre le temps, et que, vous, hommes, qui savez si peu de chose et qui ne pouvez rien, vous etes toujours face a face avec l'infini et avec l'inconnu!
L'inconnu et l'infini, c'est la tombe.
N'ouvrez pas, de vos propres mains, une tombe au milieu de vous.
Quoi donc! les voix de cet infini ne nous disent-elles rien? Est-ce que tous les mysteres ne nous entretiennent pas les uns des autres? Est-ce que la majeste de l'ocean ne proclame pas la saintete du tombeau?
Dans la tempete, dans l'ouragan, dans les coups d'equinoxe, quand les brises de la nuit balanceront l'homme mort aux poutres du gibet, est-ce que ce ne sera pas une chose terrible que ce squelette maudissant cette ile dans l'immensite?
Est-ce que vous ne songerez pas en fremissant, j'y insiste, que ce vent qui viendra souffler dans vos agres aura rencontre a son passage cette corde et ce cadavre, et que cette corde et ce cadavre lui auront parle?
Non! plus de supplices! nous, hommes de ce grand siecle, nous n'en voulons plus. Nous n'en voulons pas plus pour le coupable que pour le non coupable. Je le repete, le crime se rachete par le remords et non par un coup de hache ou un noeud coulant; le sang se lave avec les larmes et non avec le sang. Non! ne donnons plus de besogne au bourreau. Ayons ceci present a l'esprit, et que la conscience du juge religieux et honnete medite d'accord avec la notre: independamment du grand forfait contre l'inviolabilite de la vie humaine accompli aussi bien sur le brigand execute que sur le heros supplicie, tous les echafauds ont commis des crimes. Le code de meurtre est un scelerat masque avec ton masque, o justice, et qui tue et massacre impunement. Tous les echafauds portent des noms d'innocents et de martyrs. Non, nous ne voulons plus de supplices. Pour nous la guillotine s'appelle Lesurques, la roue s'appelle Calas, le bucher s'appelle Jeanne d'Arc, la torture s'appelle Campanella, le billot s'appelle Thomas Morus, la cigue s'appelle Socrate, le gibet se nomme Jesus-Christ!
Oh! s'il y a quelque chose d'auguste dans ces enseignements de fraternite, dans ces doctrines de mansuetude et d'amour que toutes les bouches qui crient: religion, et toutes les bouches qui disent: democratie, que toutes les voix de l'ancien et du nouvel evangile sement et repandent aujourd'hui d'un bout, du monde a l'autre, les unes au nom de l'Homme-Dieu, les autres au nom de l'Homme-Peuple; si ces doctrines sont justes, si ces idees sont vraies; si le vivant est frere du vivant, si la vie de l'homme est venerable, si l'ame de l'homme est immortelle; si Dieu seul a le droit de retirer ce que Dieu seul a eu le pouvoir de donner; si la mere qui sent l'enfant remuer dans ses entrailles est un etre beni, si le berceau est une chose sacree, si le tombeau est une chose sainte, – insulaires de Guernesey, ne tuez pas cet homme!
Je dis: ne le tuez pas, car, sachez-le bien, quand on peut empecher la mort, laisser mourir, c'est tuer.
Ne vous etonnez pas de cette instance qui est dans mes paroles. Laissez, je vous le dis, le proscrit interceder pour le condamne. Ne dites pas: que nous veut cet etranger? Ne dites pas au banni: de quoi te meles-tu? ce n'est pas ton affaire. – Je me mele des choses du malheur; c'est mon droit, puisque je souffre. L'infortune a pitie de la misere; la douleur se penche sur le desespoir.
D'ailleurs, cet homme et moi, n'avons-nous pas des souffrances qui se ressemblent? ne tendons-nous pas chacun les bras a ce qui nous echappe? moi banni, lui condamne, ne nous tournons-nous pas chacun vers notre lumiere, lui vers la vie, moi vers la patrie?
Et, – l'on devrait reflechir a ceci, – l'aveuglement de la creature humaine qui proscrit et qui juge est si profond, la nuit est telle sur la terre, que nous sommes frappes, nous les bannis de France, pour avoir fait notre devoir, comme cet homme est frappe pour avoir commis un crime. La justice et l'iniquite se donnent la main dans les tenebres.
Mais qu'importe! pour moi cet assassin n'est plus un assassin, cet incendiaire n'est plus un incendiaire, ce voleur n'est plus un voleur; c'est un etre fremissant qui va mourir. Le malheur le fait mon frere. Je le defends.
L'adversite qui nous eprouve a parfois, outre l'epreuve, des utilites imprevues, et il arrive que nos proscriptions, expliquees par les choses auxquelles elles servent, prennent des sens inattendus et consolants.
Si ma voix est entendue, si elle n'est pas emportee comme un souffle vain dans le bruit du flot et de l'ouragan, si elle ne se perd pas dans la rafale qui separe les deux iles, si la semence de pitie que je jette a ce vent de mer germe dans les coeurs et fructifie, s'il arrive que ma parole, la parole obscure du vaincu, ait cet insigne honneur d'eveiller l'agitation salutaire d'ou sortiront-la peine commuee et le criminel penitent, s'il m'est donne a moi, le proscrit rejete et inutile, de me mettre en travers d'un tombeau qui s'ouvre, de barrer le passage a la mort, et de sauver la tete d'un homme, si je suis le grain de sable tombe de la main du hasard qui fait pencher la balance et qui fait prevaloir la vie sur la mort, si ma proscription a ete bonne a cela, si c'etait la le but mysterieux de la chute de mon foyer et de ma presence en ces iles, oh! alors tout est bien, je n'ai pas souffert, je remercie, je rends graces et je leve les mains au ciel, et, dans cette occasion ou eclatent toutes les volontes de la providence, ce sera votre triomphe, o Dieu, d'avoir fait benir Guernesey par la France, ce peuple presque primitif par la civilisation tout entiere, les hommes qui ne tuent point par l'homme qui a tue, la loi de misericorde et de vie par le meurtrier, et l'exil par l'exile!
Hommes de Guernesey, ce qui vous parle en cet instant, ce n'est pas moi, qui ne suis que l'atome emporte n'importe dans quelle nuit par le souffle de l'adversite; ce qui s'adresse a vous aujourd'hui, je viens de vous le dire, c'est la civilisation tout entiere; c'est elle qui tend vers vous ses mains venerables. Si Beccaria proscrit etait au milieu de vous, il vous dirait: la peine capitale est impie; si Franklin banni vivait a votre foyer, il vous dirait: la loi qui tue est une loi funeste; si Filangieri refugie, si Vico exile, si Turgot expulse, si Montesquieu chasse, habitaient sous votre toit, ils vous diraient: l'echafaud est abominable; si Jesus-Christ, en fuite devant Caiphe, abordait votre ile, il vous dirait: ne frappez pas avec le glaive; – et a Montesquieu, a Turgot, a Vico, a Filangieri, a Beccaria, a Franklin vous criant: grace! a Jesus-Christ vous criant: grace! repondriez-vous: Non!
Non! c'est la reponse du mal. Non! c'est la reponse du neant. L'homme croyant et libre affirme la vie, affirme la pitie, la clemence et le pardon, prouve l'ame de la societe par la misericorde de la loi, et ne repond non! qu'a l'opprobre, au despotisme et a la mort.
Un dernier mot et j'ai fini.
A cette heure fatale de l'histoire ou nous sommes, car si grand que soit un siecle et si beau que soit un astre, ils ont leurs eclipses, a cette minute sinistre que nous traversons, qu'il y ait au moins un lieu sur la terre ou le progres couvert de plaies, jete aux tempetes, vaincu, epuise, mourant, se refugie et surnage! Iles de la Manche, soyez le radeau de ce naufrage sublime! Pendant que l'orient et l'occident se heurtent pour la fantaisie des princes, pendant que les continents n'offrent partout aux yeux que ruse, violence, fourberie, ambition, pendant que les grands empires etalent les passions basses, vous, petits pays, donnez les grands exemples. Reposez le regard du genre humain.
Oui, en ce moment ou le sang des hommes coule a ruisseaux a cause d'un homme, en ce moment ou l'Europe assiste a l'agonie heroique des turcs sous le talon du czar, triomphateur qu'attend le chatiment, en ce moment ou la guerre, evoquee par un caprice d'empereur, se leve de toutes parts avec son horreur et ses crimes, qu'ici du moins, dans ce coin du monde, dans cette republique de marins et de paysans, on voie ce beau spectacle: un petit peuple brisant l'echafaud! Que la guerre soit partout, et ici la paix! Que la barbarie soit partout, et ici la civilisation! Que la mort, puisque les princes le veulent, soit partout, et que la vie soit ici! Tandis que les rois, frappes de demence, font de l'Europe un cirque ou les hommes vont remplacer les tigres et s'entre-devorer, que le peuple de Guernesey, de son rocher, entoure des calamites du monde et des tempetes du ciel, fasse un piedestal et un autel; un piedestal a l'Humanite, un autel a Dieu!
Jersey, Marine-Terrace, 10 janvier 1854.