Kitabı oku: «Han d'Islande», sayfa 11
XVII
Seigneur, je peigne mes cheveux, je les peigne en pleurant, parce que vous me laissez seule, et que vous vous en allez dans les montagnes.
La, Dame au Comte, romance.
Éthel, cependant, avait déjà compté quatre jours longs et monotones depuis qu'elle errait seule dans le sombre jardin du donjon de Slesvig; seule dans l'oratoire, témoin de tant de pleurs et confident de tant de voeux; seule dans la longue galerie où, une fois, elle n'avait pas entendu sonner minuit. Son vieux père l'accompagnait quelquefois, mais elle n'en était pas moins seule, car le véritable compagnon de sa vie était absent.
Malheureuse jeune fille! Qu'avait fait cette âme jeune et pure pour être déjà livrée à tant d'infortune? Enlevée au monde, aux honneurs, aux richesses, aux joies de la jeunesse, aux triomphes de la beauté, elle était encore au berceau qu'elle était déjà dans un cachot; captive près d'un père captif, elle avait grandi en le voyant dépérir; et pour comble de douleurs, pour qu'elle n'ignorât aucun esclavage, l'amour était venu la trouver dans sa prison.
Encore si elle eût pu avoir son Ordener auprès d'elle, que lui eût fait la liberté? Eût-elle su seulement s'il existait un monde dont on la séparait? Et d'ailleurs, son monde, son ciel, n'eussent-ils pas été avec elle dans cet étroit donjon, sous ces noires tours hérissées de soldats, et vers lesquelles le passant n'en aurait pas moins jeté un regard de pitié?
Mais, hélas! pour la seconde fois, son Ordener était absent; et, au lieu de couler près de lui des heures bien courtes, mais toujours renaissantes, dans de saintes caresses et de chastes embrassements, elle passait les nuits et les jours à pleurer son absence et à prier pour ses dangers. Car une vierge n'a que sa prière et ses larmes.
Quelquefois elle enviait ses ailes à l'hirondelle libre qui venait lui demander quelque nourriture à travers les barreaux de sa prison. Quelquefois elle laissait fuir sa pensée sur le nuage qu'un vent rapide enfonçait dans le nord du ciel; puis tout à coup elle détournait sa tête et voilait ses yeux, comme si elle eût craint de voir apparaître le gigantesque brigand et commencer le combat inégal sur l'une des montagnes lointaines dont le sommet bleuâtre rampait à l'horizon ainsi qu'une nuée immobile.
Oh! qu'il est cruel d'aimer alors qu'on est séparé de l'être qu'on aime! Bien peu de coeurs ont connu cette douleur dans toute son étendue, parce que bien peu de coeurs ont connu l'amour dans toute sa profondeur. Alors, étranger en quelque sorte à sa propre existence, on se crée pour soi-même une solitude morne, un vide immense, et, pour l'être absent, je ne sais quel monde effrayant de périls, de monstres et de déceptions; les diverses facultés qui composaient notre nature se changent et se perdent en un désir infini de l'être qui nous manque; tout ce qui nous environne est hors de notre vie. Cependant on respire, on marche, on agit, mais sans la pensée. Comme une planète égarée qui aurait perdu son soleil, le corps se meut au hasard; l'âme est ailleurs.
XVIII
Sur un grand bouclier ces chefs impitoyables
Épouvantent l'enfer de serments effroyables;
Et près d'un taureau noir qu'ils viennent d'égorger,
Tous, la main dans le sang, jurent de se venger.
Les Sept Chefs devant Thèbes.
Les rivages de Norvège abondent en baies étroites, en criques, en récifs, en lagunes, en petits caps tellement multipliés qu'ils fatiguent la mémoire du voyageur et la patience du topographe. Autrefois, à en croire les discours populaires, chaque isthme avait son démon qui le hantait, chaque anse sa fée qui l'habitait, chaque promontoire son saint qui le protégeait; car la superstition mêle toutes les croyances pour se faire des terreurs. Sur la grève de Kelvel, à quelques milles au nord de la grotte de Walderhog, un seul endroit, disait-on, était libre de toute juridiction des esprits infernaux, intermédiaires ou célestes. C'était la clairière riveraine dominée par le rocher sur le sommet duquel on apercevait encore quelques vieilles ruines du manoir de Ralph ou Radulphe le Géant. Cette petite prairie sauvage, bordée au couchant par la mer, et étroitement encaissée dans des roches couvertes de bruyères, devait ce privilège au nom seul de cet ancien sire norvégien, son premier possesseur. Car quelle fée, quel diable, ou quel ange eût osé se faire l'hôte ou le patron du domaine autrefois occupé et protégé par Ralph le Géant?
Il est vrai que le nom seul du formidable Ralph suffisait pour imprimer un caractère effrayant à ces lieux déjà si sauvages. Mais, à tout prendre, un souvenir n'est pas si redoutable qu'un esprit; et jamais un pêcheur, attardé par le gros temps, en amarrant sa barque dans la crique de Ralph, n'avait vu le follet rire et danser, parmi des âmes, sur le haut d'un rocher, ni la fée parcourir les bruyères dans son char de phosphore traîné par des vers luisants, ni le saint remonter vers la lune après sa prière.
Si pourtant, la nuit qui suivit le grand orage, les houles de la mer et la violence du vent eussent permis à quelque marinier égaré d'aborder dans cette baie hospitalière, peut-être eût-il été frappé d'une superstitieuse épouvante en contemplant les trois hommes qui, cette nuit-là, s'étaient assis autour d'un grand feu, allumé au milieu de la clairière. Deux d'entre eux étaient couverts de grands chapeaux de feutre et des larges pantalons des mineurs royaux. Leurs bras étaient nus jusqu'à l'épaule, leurs pieds cachés dans des bottines fauves; une ceinture d'étoffe rouge soutenait leurs sabres recourbés et leurs longs pistolets. Tous deux portaient une trompe de corne suspendue à leur cou. L'un était vieux, l'autre était jeune; et l'épaisseur de la barbe du vieillard, la longueur des cheveux du jeune homme, ajoutaient quelque chose de sauvage à leurs physionomies, naturellement dures et sévères.
À son bonnet de peau d'ours, à sa casaque de cuir huilé, au mousquet fixé en bandoulière à son dos, à sa culotte courte et étroite, à ses genoux nus, à ses sandales d'écorce, à la hache étincelante qu'il portait à la main, il était facile de reconnaître, dans le compagnon des deux mineurs, un montagnard du nord de la Norvège.
Certes, celui qui eût aperçu de loin ces trois figures singulières, sur lesquelles le foyer, agité par les brises de mer, jetait des lueurs rouges et changeantes, eût pu être à bon droit effrayé, sans même croire aux spectres et aux démons; il lui eût suffi pour cela de croire aux voleurs et d'être un peu plus riche qu'un poëte.
Ces trois hommes tournaient souvent la tête vers le sentier perdu du bois qui aboutit à la clairière de Ralph, et d'après celles de leurs paroles que le vent n'emportait pas, ils semblaient attendre un quatrième personnage.
– Dites donc, Kennybol, savez-vous qu'à cette heure-ci nous n'attendrions pas aussi paisiblement cet envoyé du comte Griffenfeld dans la prairie voisine, la prairie du lutin Tulbytilbet, ou là-bas, dans la baie de Saint-Cuthbert?
– Ne parlez pas si haut, Jonas, répondit le montagnard au vieux mineur, béni soit Ralph Géant qui nous protège! Me préserve le ciel de remettre le pied dans la clairière de Tulbytilbet! L'autre jour j'y croyais cueillir de l'aubépine, et j'y ai cueilli de la mandragore, qui s'est mise à saigner et à crier, ce qui a failli me rendre fou.
Le jeune mineur se prit à rire.
– En vérité, Kennybol! je crois, moi, que le cri de la mandragore a bien produit tout son effet sur votre pauvre cerveau.
– Pauvre cerveau toi-même! dit le montagnard avec humeur; voyez, Jonas, il rit de la mandragore. Il rit comme un insensé qui joue avec une tête de mort.
– Hum! repartit Jonas. Qu'il aille donc à la grotte de Walderhog, où les têtes de ceux que Han, démon d'Islande, a assassinés, reviennent chaque nuit danser autour de son lit de feuilles sèches, en entre-choquant leurs dents pour l'endormir.
– Cela est vrai, dit le montagnard.
– Mais, reprit le jeune homme, le seigneur Hacket, que nous attendons, ne nous a-t-il pas promis que Han d'Islande se mettrait à la tête de notre insurrection?
– Il l'a promis, répondit Kennybol; et, avec l'aide de ce démon, nous sommes sûrs de vaincre toutes les casaques vertes de Drontheim et de Copenhague.
– Tant mieux! s'écria le vieux mineur; mais ce n'est pas moi qui me chargerai de faire la sentinelle la nuit près de lui.
En ce moment, le craquement des bruyères mortes sous des pas d'homme appela l'attention des interlocuteurs; ils se détournèrent, et un rayon du foyer leur fit reconnaître le nouveau venu.
– C'est lui!– c'est le seigneur Hacket!– Salut, seigneur Hacket; vous vous êtes fait attendre.– Voilà plus de trois quarts d'heure que nous sommes au rendez-vous.
Ce seigneur Hacket était un homme petit et gras, vêtu de noir, dont la figure joviale avait une expression sinistre.
– Bien, mes amis, dit-il; j'ai été retardé par mon ignorance du chemin et les précautions qu'il m'a fallu prendre.– J'ai quitté le comte Schumacker ce matin; voici trois bourses d'or qu'il m'a chargé de vous remettre.
Les deux vieillards se jetèrent sur l'or avec l'avidité commune, aux paysans de cette pauvre Norvège. Le jeune mineur repoussa la bourse que lui tendait Hacket.
– Gardez votre or, seigneur envoyé; je mentirais si je disais que je me révolte pour votre comte Schumacker; je me révolte pour affranchir les mineurs de la tutelle royale; je me révolte pour que le lit de ma mère n'ait plus une couverture déchiquetée comme les côtes de notre bon pays, la Norvège.
Loin de paraître déconcerté, le seigneur Hacket répondit en souriant:
– C'est donc à votre pauvre mère, mon cher Norbith, que j'enverrai cet argent, afin qu'elle ait deux couvertures neuves pour les bises de cet hiver.
Le jeune homme se rendit par un signe de tête, et l'envoyé, en orateur habile, se hâta d'ajouter:
– Mais gardez-vous de répéter ce que vous venez de dire inconsidérément, que ce n'est pas pour Schumacker, comte de Griffenfeld, que vous prenez les armes.
– Cependant.... cependant, murmurèrent les deux vieillards, nous savons bien qu'on opprime les mineurs, mais nous ne connaissons pas ce comte, ce prisonnier d'état.
– Comment! reprit vivement l'envoyé; pouvez-vous être ingrats à ce point! Vous gémissiez dans vos souterrains, privés d'air et de jour, dépouillés de toute propriété, esclaves de la plus onéreuse tutelle! Qui est venu à votre aide? qui a ranimé votre courage? qui vous a donné de l'or, des armes? N'est-ce pas mon illustre maître, le noble comte de Griffenfeld, plus esclave et plus infortuné encore que vous? Et maintenant, comblés de ses bienfaits, vous refuseriez de vous en servir pour conquérir sa liberté, en même temps que la vôtre?
– Vous avez raison, interrompit le jeune mineur, ce serait mal agir.
– Oui, seigneur Hacket, dirent les deux vieillards, nous combattrons pour le comte Schumacker.
– Courage, mes amis! levez-vous en son nom, portez le nom de votre bienfaiteur d'un bout de la Norvège à l'autre. Écoutez, tout seconde votre juste entreprise; vous allez être délivrés d'un formidable ennemi, le général Levin de Knud, qui gouverne la province. La puissance secrète de mon noble maître, le comte de Griffenfeld, va le faire rappeler momentanément à Berghen.– Allons, dites-moi, Kennybol, Jonas, et vous, mon cher Norbith, tous vos compagnons sont-ils prêts?
– Mes frères de Guldbranshal, dit Norbith, n'attendent que mon signal. Demain, si vous voulez....
– Demain, soit. Il faut que les jeunes mineurs, dont vous êtes le chef, lèvent les premiers l'étendard. Et vous, mon brave Jonas?
– Six cents braves des îles Fa-roër, qui vivent depuis trois jours de chair de chamois et d'huile d'ours, dans la forêt de Bennallag, ne demandent qu'un coup de trompe de leur vieux capitaine Jonas, du bourg de Loevig.
– Fort bien. Et vous, Kennybol?
– Tous ceux qui portent une hache dans les gorges de Kole, et gravissent les rochers sans genouillères, sont prêts à se joindre à leurs frères les mineurs, quand ils auront besoin d'eux.
– Il suffit. Annoncez à vos compagnons, pour qu'ils ne doutent pas de vaincre, ajouta l'envoyé en haussant la voix, que Han d'Islande sera le chef.
– Cela est-il certain? demandèrent-ils tous trois ensemble et d'une voix où se mêlaient l'expression de la terreur et celle de l'espérance.
L'envoyé répondit:
– Je vous attendrai tous trois dans quatre jours, à pareille heure, avec vos colonnes réunies, dans la mine d'Apsyl-Corh, près le lac de Smiasen, sous la plaine de l'Étoile-Bleue. Han d'Islande m'accompagnera.
– Nous y serons, dirent les trois chefs. Et puisse Dieu ne pas abandonner ceux qu'aidera le démon!
– Ne craignez rien de la part de Dieu, dit Hacket en ricanant.– Écoutez, vous trouverez, dans les vieilles ruines de Crag, des enseignes pour vos troupes.– N'oubliez pas le cri: Vive Schumacker! Sauvons Schumacker!– Il faut que nous nous séparions; le jour ne va pas tarder à paraître. Mais auparavant, jurez le plus inviolable secret sur ce qui se passe entre nous.
Sans répondre une parole, les trois chefs s'ouvrirent la veine du bras gauche avec la pointe d'un sabre; ensuite, saisissant la main de l'envoyé, ils y laissèrent couler chacun quelques gouttes de sang.
– Vous avez notre sang, lui dirent-ils. Puis le jeune s'écria:
– Que tout mon sang s'écoule comme celui que je verse en ce moment; qu'un esprit malfaisant se joue de mes projets, comme l'ouragan d'une paille; que mon bras soit de plomb pour venger une injure; que les chauves-souris habitent mon sépulcre; que je sois, vivant, hanté par les morts; mort, profané par les vivants; que mes yeux se fondent en pleurs comme ceux d'une femme, si jamais je parle de ce qui a lieu, à cette heure, dans la clairière de Ralph le Géant. Daignent les bienheureux saints m'entendre!
– Amen, répétèrent les deux vieillards.
Alors ils se séparèrent, et il ne resta plus dans la clairière que le foyer à demi éteint dont les rayons mourants montaient par intervalles jusqu'au faîte des tours ruinées et solitaires de Ralph le Géant.
XIX
THÉODORE.
Tristan, fuyons par ici.
TRISTAN.
C'est une étrange disgrâce.
THÉODORE.
Nous aura-t-on reconnus?
TRISTAN.
Je l'ignore et j'en ai peur.
LOPE DE VEGA. Le Chien du Jardinier.
Benignus Spiagudry se rendait difficilement compte des motifs qui pouvaient pousser un jeune homme bien constitué et paraissant avoir encore de longues années de vie devant lui, tel que son compagnon de voyage, à se porter l'agresseur volontaire du redoutable Han d'Islande. Bien souvent, depuis qu'ils avaient commencé leur route, il avait abordé adroitement cette question; mais le jeune aventurier gardait, sur la cause de son voyage, un silence obstiné. Le pauvre homme n'avait pas été plus heureux dans toutes les autres curiosités que son singulier camarade devait naturellement lui inspirer. Une fois, il avait hasardé une question sur la famille et le nom de son jeune maître.– Appelez-moi Ordener, avait répondu celui-ci; et cette réponse peu satisfaisante était prononcée d'un ton qui interdisait la réplique. Il fallait donc se résigner; chacun a ses secrets; et le bon Spiagudry lui-même ne cachait-il pas soigneusement, dans sa besace et sous son manteau, certaine cassette mystérieuse sur laquelle toutes recherches lui eussent semblé fort déplacées et fort désagréables.
Ils avaient quitté Drontheim depuis quatre jours, sans avoir fait beaucoup de chemin, tant en raison du dégât causé dans les routes par l'orage, que de la multiplicité des voies de traverse et détours que le concierge fugitif croyait prudent de prendre pour éviter les lieux trop habités. Après avoir laissé Skongen à leur droite, vers le soir du quatrième jour ils atteignirent la rive du lac de Sparbo.
C'était un tableau sombre et magnifique que cette vaste nappe d'eau réfléchissant les derniers rayons du jour et les premières étoiles de la nuit dans un cadre de hauts rochers, de sapins noirs et de grands chênes. L'aspect d'un lac, le soir, produit quelquefois, à une certaine distance, une singulière illusion d'optique; c'est comme si un abîme prodigieux, perçant le globe de part en part, laissait voir le ciel à travers la terre.
Ordener s'arrêta, contemplant ces vieilles forêts druidiques qui couvrent les rivages montueux du lac comme une chevelure, et les huttes crayeuses de Sparbo, répandues sur une pente ainsi qu'un troupeau épars de chèvres blanches. Il écoutait les bruits lointains des forges[8] mêlés au sourd mugissement des grands bois magiques, aux cris intermittents des oiseaux sauvages et à la grave harmonie des vagues. Au nord, un immense rocher de granit, encore éclairé par le soleil, s'élevait majestueusement au-dessus du petit hameau d'Oëlmoe, puis sa tête se courbait sous un amas de tours ruinées, comme si le géant eût été fatigué du fardeau.
Quand l'âme est triste, les spectacles mélancoliques lui plaisent; elle les rembrunit de toute sa tristesse. Qu'un malheureux soit jeté parmi les sauvages et hautes montagnes, près d'un sombre lac, d'une noire forêt, au moment où le jour va disparaître, il verra cette scène grave, cette nature sérieuse, en quelque sorte à travers un voile funèbre; il ne lui semblera pas que le soleil se couche, mais qu'il meurt.
Ordener rêvait, silencieux et immobile, quand son compagnon s'écria:
– À merveille, jeune seigneur! Il est beau de méditer ainsi devant le lac de Norvège qui renferme le plus de pleuronectes.
Cette observation et le geste qui l'accompagnait eussent fait sourire tout autre qu'un amant séparé de sa maîtresse pour ne la revoir peut-être plus. Le savant concierge poursuivit:
– Pourtant, souffrez que je vous enlève à votre docte contemplation pour vous faire remarquer que le jour décline, et qu'il faut nous hâter si nous voulons arriver au village d'Oëlmoe avant le crépuscule.
La remarque était juste. Ordener se remit en marche, et Spiagudry le suivit en continuant ses réflexions mal écoutées sur les phénomènes botaniques et physiologiques que le lac de Sparbo présente aux naturalistes.
– Seigneur Ordener, disait-il, si vous en croyiez votre dévoué guide, vous abandonneriez votre funeste entreprise; oui, seigneur, et vous vous fixeriez ici sur les bords de ce lac si curieux où nous pourrions nous livrer ensemble à une foule de doctes recherches, par exemple à celle de la stella canora palustris, plante singulière que beaucoup de savants croient fabuleuse, mais que l'évêque Arngrim affirme avoir vue et entendue sur les rives du Sparbo. Ajoutez à cela que nous aurions la satisfaction d'habiter le sol de l'Europe qui renferme le plus de gypse, et où les sicaires de la Thémis de Drontheim pénètrent le moins.– Cela ne vous sourit-il pas, mon jeune maître? Allons, renoncez à votre voyage insensé; car, sans vous offenser, votre entreprise est périlleuse sans profit, periculum sine pecunia, c'est-à-dire insensée, et conçue dans un moment où vous auriez mieux fait de penser à autre chose.
Ordener, qui ne prêtait aucune attention aux paroles du pauvre homme, n'entretenait la conversation que par ces monosyllabes insignifiants et distraits que les grands parleurs prennent pour des réponses. C'est ainsi qu'ils arrivèrent au hameau d'Oëlmoe, sur la place duquel un mouvement inusité se faisait en ce moment remarquer.
Les habitants, chasseurs, pêcheurs, forgerons, sortaient de toutes les cabanes et accouraient se grouper autour d'un tertre circulaire, occupé par quelques hommes, dont l'un sonnait du cor en agitant au-dessus de sa tête une petite bannière blanche et noire.
– C'est sans doute quelque charlatan, dit Spiagudry, ambubaiarum collegia, pharmacopolae, quelque misérable qui convertit l'or en plomb et les plaies en ulcères. Voyons; quelle invention de l'enfer va-t-il vendre à ces pauvres campagnards? Encore si ces imposteurs se bornaient aux rois, s'ils imitaient tous le danois Borch et le milanais Borri, ces alchimistes qui se jouèrent si complètement de notre Frédéric III[9]; mais il leur faut le denier du paysan non moins que le million du prince.
Spiagudry se trompait; en approchant du monticule, ils reconnurent, à sa robe noire et à son bonnet rond et aigu, un syndic environné de quelques archers. L'homme qui sonnait du cor était le crieur des édits.
Le gardien fugitif, troublé, murmura à voix basse:
– En vérité, seigneur Ordener, en entrant dans cette bourgade, je ne m'attendais guère à tomber sur un syndic. Me protège le grand saint Hospice! que va-t-il dire?
Son incertitude ne fut pas longue, car la voix glapissante du crieur des édits s'éleva tout à coup, religieusement écoutée par la petite foule des habitants d'Oëlmoe.
– «Au nom de sa majesté, et par ordre de son excellence le général Levin de Knud, gouverneur, le haut-syndic du Drontheimhus fait savoir à tous les habitants des villes, bourgs et bourgades de la province, que:– 1° la tête de Han, natif de Klipstadur, en Islande, assassin et incendiaire, est mise au prix de mille écus royaux.»
Un murmure vague éclata dans l'auditoire. Le crieur poursuivit:
– «2° La tête de Benignus Spiagudry, nécroman et sacrilège, ex-gardien du Spladgest de Drontheim, est mise au prix de quatre écus royaux;
«3° Cet édit sera publié dans toute la province, par les syndics des villes, bourgs et bourgades, qui en faciliteront l'exécution.»
Le syndic prit l'édit des mains du crieur, et ajouta d'une voix lugubre et solennelle:
– La vie de ces hommes est offerte à qui voudra la prendre.
Le lecteur se persuadera aisément que cette lecture ne fut pas écoutée sans quelque émotion par notre pauvre et malencontreux Spiagudry. Nul doute même que les signes extraordinaires d'effroi qui lui échappèrent en ce moment n'eussent appelé l'attention du groupe qui l'environnait, si elle n'eût été entièrement absorbée par la première partie de l'édit syndical.
– La tête de Han à prix! s'écria un vieux pêcheur qui était venu traînant ses filets humides. Ils feraient tout aussi bien, par saint Usulph, de mettre à prix également la tête de Belzébuth.
– Pour garder la proportion entre Han et Belzébuth, il faudrait, dit un chasseur, reconnaissable à sa veste de peau de chamois, qu'ils offrissent seulement quinze cents écus du chef cornu du dernier démon.
– Gloire soit à la sainte mère de Dieu! ajouta en roulant son fuseau une vieille dont le front chauve branlait. Je voudrais voir la tête de ce Han, afin de m'assurer que ses yeux sont deux charbons ardents, comme on le dit.
– Oui, sûrement, reprit une autre vieille, c'est seulement en la regardant qu'il a brûlé la cathédrale de Drontheim. Moi, je voudrais voir le monstre tout entier avec sa queue de serpent, son pied fourchu et ses grandes ailes de chauve-souris.
– Qui vous a fait ces contes, bonne mère? interrompit le chasseur d'un air de fatuité. J'ai vu, moi, ce Han d'Islande dans les gorges de Medsyhath; c'est un homme fait comme nous, seulement il a la hauteur d'un peuplier de quarante ans.
– Vraiment? dit avec une expression singulière une voix dans la foule. Cette voix, qui fit tressaillir Spiagudry, était celle d'un petit homme dont le visage était caché sous un large feutre de mineur, et le corps couvert d'une natte de jonc et de poil de veau marin.
– Sur ma foi, reprit, avec un rire épais, un forgeron qui portait son grand marteau en bandoulière, qu'on offre pour sa tête mille ou dix mille écus royaux, qu'il ait quatre ou quarante brasses de hauteur, ce n'est pas moi qui me chargerai d'aller y voir.
– Ni moi, dit le pêcheur.
– Ni moi, ni moi, répétèrent toutes les voix.
– Celui pourtant qui en serait tenté, reprit le petit homme, trouvera Han d'Islande demain dans la ruine d'Arbar, près le Smiasen; après-demain dans la grotte de Walderhog.
– Brave homme, en êtes-vous sûr?
Cette question fut faite à la fois par Ordener, qui assistait à cette scène avec un intérêt facile à comprendre pour tout autre que Spiagudry, et par un autre petit homme, assez replet, vêtu de noir, d'un visage gai, et qui était sorti, aux premiers sons de la trompe du crieur, de la seule auberge que renfermât la bourgade.
Le petit homme au grand chapeau parut les considérer un instant tous deux, et répondit d'une voix sourde:
– Oui.
– Et comment le savez-vous pour pouvoir l'affirmer? demanda Ordener.
– Je sais où est Han d'Islande, comme je sais où est Benignus Spiagudry; ni l'un ni l'autre ne sont loin d'ici en ce moment.
Toutes les terreurs se réveillèrent dans le pauvre concierge, osant à peine regarder le mystérieux petit homme, et se croyant mal caché sous sa perruque française; il se mit à tirer le manteau d'Ordener en disant à voix basse:
– Maître, seigneur, au nom du ciel, de grâce, par pitié, allons-nous-en, sortons de ce maudit faubourg de l'enfer!
Ordener, surpris comme lui, examinait attentivement le petit homme, qui, tournant le dos au jour, paraissait soigneux de cacher ses traits.
– Ce Benignus Spiagudry, s'écria le pêcheur, je l'ai vu au Spladgest de Drontheim. C'est un grand.
– C'est celui dont on offre quatre écus.
Le chasseur éclata de rire.
– Quatre écus! Ce n'est pas moi qui chasserai celui-là. On paie plus cher la peau d'un renard bleu.
Cette comparaison, qui dans tout autre temps eût fort désobligé le savant concierge, le rassura cette fois. Il allait néanmoins adresser une nouvelle prière à Ordener pour le décider à poursuivre leur chemin, quand celui-ci, sachant ce qu'il lui importait de savoir, le prévint, en sortant du rassemblement qui commençait à s'éclaircir.
Quoiqu'ils eussent, en arrivant au hameau d'Oëlmoe, l'intention d'y passer la nuit, ils le quittèrent tous deux, comme par une convention tacite, sans même s'interroger sur le motif de leur départ précipité. Celui d'Ordener était l'espérance de rencontrer plus tôt le brigand, celui de Spiagudry le désir de s'éloigner plus vite des archers.
Ordener avait l'esprit trop grave pour rire des mésaventures de son compagnon. Ce fut d'une voix affectueuse qu'il rompit le premier le silence.
– Vieillard, quelle est donc déjà cette ruine où l'on pourra trouver demain Han d'Islande, à ce qu'affirme ce petit homme qui paraît tout savoir?
– Je l'ignore.... Je l'ai mal entendu, noble maître, dit Spiagudry, qui en effet ne mentait pas.
– Il faudra donc, continua le jeune homme, se résigner à ne le rencontrer qu'après-demain à cette grotte de Walderhog?
– La grotte de Walderhog, seigneur! c'est en effet la demeure favorite de Han d'Islande.
– Prenons-en le chemin, dit Ordener.
– Tournons à gauche, derrière le rocher d'Oëlmoe; il faut moins de deux journées pour arriver à la caverne de Walderhog.
– Connaissez-vous, vieillard, reprit Ordener avec ménagement, ce singulier homme qui semble si bien vous connaître?
Cette question réveilla dans Spiagudry les craintes qui commençaient à s'affaiblir à mesure qu'ils s'éloignaient de la bourgade d'Oëlmoe.
– Non, vraiment, seigneur, répondit-il d'une voix presque tremblante. Seulement, il a une voix bien étrange!
Ordener chercha à le rassurer.
– Ne craignez rien, vieillard; servez-moi bien, je vous protégerai de même. Si je reviens vainqueur de Han, je vous promets non-seulement votre grâce, mais encore l'abandon des mille écus royaux qui sont offerts par la justice.
L'honnête Benignus aimait extraordinairement la vie, mais il aimait l'or prodigieusement. Les promesses d'Ordener furent comme des paroles magiques; non-seulement elles bannirent toutes ses frayeurs, mais encore elles réveillèrent en lui cette sorte d'hilarité loquace, qui s'épanchait en longs discours, en gesticulations bizarres et en savantes citations.
– Seigneur Ordener, dit-il, quand je devrais subir à ce sujet une controverse avec Over-Bilseuth, autrement dit le Bavard, non, rien ne m'empêcherait de soutenir que vous êtes un sage et honorable jeune homme. Quoi de plus digne et de plus glorieux en effet, quid cithara, tuba, vel campana dignius, que d'exposer noblement sa vie pour délivrer son pays d'un monstre, d'un brigand, d'un démon, en qui tous les démons, les brigands et les monstres semblent réunis?– Qu'on ne m'aille pas dire qu'un sordide intérêt vous guide! le noble seigneur Ordener abandonne le salaire de son combat au compagnon de son voyage, au vieillard qui l'aura conduit seulement à un mille de la grotte de Walderhog; car, n'est-il pas vrai, jeune maître, que vous me permettrez d'attendre le résultat de votre illustre entreprise au hameau de Surb, situé à un mille du rivage de Walderhog, dans la forêt? Et quand votre éclatante victoire sera connue, seigneur, ce sera dans toute la Norvège une joie pareille à celle de Vermund le Proscrit, quand, du sommet de ce même rocher d'Oëlmoe que nous côtoyons maintenant, il aperçut le grand feu que son frère Hafdan avait allumé, en signe de délivrance, sur le donjon de Munckholm.
À ce nom, Ordener interrompit vivement:
– Quoi! du haut de ce rocher on aperçoit le donjon de Munckholm?
– Oui, seigneur, à douze milles au sud, entre les montagnes que nos pères nommaient les Escabelles de Frigga. À cette heure on doit voir parfaitement le phare du donjon.
– Vraiment! s'écria Ordener, qui s'élançait vers l'idée de revoir encore une fois le lieu où était tout son bonheur. Vieillard, il y a sans doute un sentier qui conduit au sommet de ce rocher?
– Oui, sans doute; un sentier qui prend naissance dans le bois où nous allons entrer, et s'élève, par sur pente assez douce, jusqu'à la tête nue du rocher, une laquelle il se continue en gradins taillés dans le roc par les compagnons de Vermund le Proscrit, au château duquel il aboutit. Ce sont ces ruines, que vous pouvez voir au clair de la lune.
– Eh bien, vieillard, vous allez m'indiquer le sentier; c'est dans ces ruines que nous passerons la nuit, dans ces ruines d'où l'on voit le donjon de Munckholm.
– Y pensez-vous, seigneur? dit Benignus. La fatigue de cette journée....
– Vieillard, j'aiderai votre marche; jamais mon pas ne fut plus ferme.
– Seigneur, les ronces qui obstruent ce sentier depuis si longtemps abandonné, les pierres dégradées, la nuit....
– Je marcherai le premier.
– Peut-être quelque bête malfaisante, quelque animal impur, quelque monstre hideux....
– Ce n'est pas pour éviter les monstres que j'ai entrepris ce voyage.
L'idée de s'arrêter si près d'Oëlmoe déplaisait fort à Spiagudry; celle de voir le phare de Munckholm, et peut-être la lumière de la fenêtre d'Éthel, enchantait et entraînait Ordener.