Kitabı oku: «Han d'Islande», sayfa 15
Le ricanement féroce qui accompagnait ces paroles fit de nouveau tressaillir l'étranger. Il continua néanmoins:
– Je vous propose, au nom des mineurs, le commandement de l'insurrection.
Le petit homme resta un moment silencieux. Tout à coup sa physionomie sombre prit une expression de malice infernale.
– Est-ce bien en leur nom que tu me le proposes? dit-il.
Cette question sembla déconcerter le nouveau-venu; mais, sûr d'être inconnu de son redoutable interlocuteur, il se remit aisément.
– Pourquoi les mineurs se révoltent-ils? demanda celui-ci.
– Pour s'affranchir des charges de la tutelle royale.
– N'est-ce que pour cela? repartit l'autre avec le même ton railleur.
– Ils veulent aussi délivrer le prisonnier de Munckholm.
– Est-ce là le seul but de ce mouvement? répéta le petit homme avec cet accent qui déconcertait l'étranger.
– Je n'en connais point d'autre, balbutia ce dernier.
– Ah! tu n'en connais point d'autre! Ces paroles étaient prononcées du même ton ironique. L'étranger, pour dissiper l'embarras qu'elles lui causaient, s'empressa de tirer de dessous son manteau une grosse bourse qu'il jeta aux pieds du monstre.
– Voici les honoraires de votre commandement. Le petit homme repoussa le sac du pied.
– Je n'en veux pas. Crois-tu donc que si j'avais envie de ton or ou de ton sang, j'attendrais ta permission pour me satisfaire?
L'étranger fit un geste de surprise et presque d'effroi.
– C'était un présent dont les mineurs royaux m'avaient chargé pour vous.
– Je n'en veux pas, te dis-je. L'or ne me sert à rien. Les hommes vendent bien leur âme, mais ils ne vendent pas leur vie. On est forcé de la prendre.
– J'annoncerai donc aux chefs des mineurs que le redoutable Han d'Islande se borne à accepter leur commandement?
– Je ne l'accepte pas.
Ces mots, prononcés d'une voix brève, parurent frapper très désagréablement le prétendu envoyé des mineurs révoltés.
– Comment? dit-il,
– Non! répéta l'autre.
– Vous refusez de prendre part à une expédition qui vous présente tant d'avantages?
– Je puis bien piller les fermes, dévaster les hameaux, massacrer les paysans ou les soldats, tout seul.
– Mais songez qu'en acceptant l'offre des mineurs l'impunité vous est assurée.
– Est-ce encore au nom des mineurs que tu me promets l'impunité? demanda l'autre en riant.
– Je ne vous dissimulerai pas, répondit l'étranger d'un air mystérieux, que c'est au nom d'un puissant personnage qui s'intéresse à l'insurrection.
– Et ce puissant personnage, lui-même, est-il sûr de n'être pas pendu?
– Si vous le connaissiez, vous ne secoueriez pas ainsi la tête.
– Ah!– Eh bien! quel est-il donc?
– C'est ce que je ne puis vous dire.
Le petit homme s'avança, et frappa sur l'épaule de l'étranger, toujours avec le même rire sardonique.
– Veux-tu que je te le dise, moi?
Un mouvement échappa à l'homme au manteau; c'était à la fois de l'épouvante et de l'orgueil blessé. Il ne s'attendait pas plus à la brusque interpellation du monstre qu'à sa sauvage familiarité.
– Je me joue de toi, continua ce dernier. Tu ne sais pas que je sais tout. Ce puissant personnage, c'est le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, et le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, c'est toi.
C'était lui en effet. Arrivé à la ruine d'Arbar, vers laquelle nous l'avons laissé voyageant avec Musdoemon, il avait voulu ne s'en remettre qu'à lui-même du soin de séduire le brigand, dont il était loin de se croire connu et attendu. Jamais, par la suite, le comte d'Ahlefeld, malgré toute sa finesse et toute sa puissance, ne put découvrir par quel moyen Han d'Islande avait été si bien informé. Était-ce une trahison de Musdoemon? C'était Musdoemon, il est vrai, qui avait insinué au noble comte l'idée de se présenter en personne au brigand; mais quel intérêt pouvait-il tirer de cette perfidie? Le brigand avait-il saisi sur quelqu'une de ses victimes des papiers relatifs aux projets du grand-chancelier? Mais Frédéric d'Ahlefeld était, avec Musdoemon, le seul être vivant instruit du plan de son père, et, tout frivole qu'il était, il n'était pas assez insensé pour compromettre un pareil secret. D'ailleurs, il était en garnison à Munckholm, du moins le grand-chancelier le croyait. Ceux qui liront la suite de cette scène, sans être, plus que le comte d'Ahlefeld, à même de résoudre le problème, verront quelle probabilité on pouvait asseoir sur cette dernière hypothèse.
Une des qualités les plus éminentes du comte d'Ahlefeld, c'était la présence d'esprit. Quand il s'entendit si rudement nommer par le petit homme, il ne put réprimer un cri de surprise; mais en un clin d'oeil sa physionomie pâle et hautaine passa de l'expression de la crainte et de l'étonnement à celle du calme et de l'assurance.
– Eh bien, oui! dit-il, je veux être franc avec vous; je suis en effet le chancelier. Mais soyez franc aussi.
Un éclat de rire de l'autre l'interrompit.
– Est-ce que je me suis fait prier pour te dire mon nom et pour te dire le tien?
– Dites-moi avec la même sincérité comment vous avez su qui j'étais.
– Ne t'a-t-on donc pas dit que Han d'Islande voit à travers les montagnes?
Le comte voulut insister.
– Voyez en moi un ami.
– Ta main, comte d'Ahlefeld! dit le petit homme brutalement. Puis il regarda le ministre en face et s'écria:– Si nos deux âmes s'envolaient de nos corps en ce moment, je crois que Satan hésiterait avant de décider laquelle des deux est celle du monstre.
Le hautain seigneur se mordit les lèvres; mais, placé entre la crainte du brigand et la nécessité d'en faire son instrument, il ne manifesta pas son mécontentement.
– Ne vous jouez pas de vos intérêts; acceptez la direction de l'insurrection, et confiez-vous à ma reconnaissance.
– Chancelier de Norvège; tu comptes sur le succès de tes entreprises, comme une vieille femme qui songe à la robe qu'elle va se filer avec du chanvre dérobé, tandis que la griffe du chat embrouille sa quenouille.
– Encore une fois, réfléchissez avant de rejeter mes offres.
– Encore une fois, moi, brigand, je te dis à toi, grand-chancelier des deux royaumes: non!
– J'attendais une autre réponse, après l'éminent service que vous m'avez déjà rendu.
– Quel service? demanda le brigand.
– N'est-ce point par vous que le capitaine Dispolsen a été assassiné? répondit le chancelier.
– Cela se peut, comte d'Ahlefeld; je ne le connais pas. Quel est cet homme dont tu me parles?
– Quoi! est-ce que ce ne serait point dans vos mains par hasard que serait tombé le coffret de fer dont il était porteur?
Cette question parut fixer les souvenirs du brigand.
– Attendez, dit-il, je me rappelle en effet cet homme et sa cassette de fer. C'était aux grèves d'Urchtal.
– Du moins, reprit le chancelier, si vous pouviez me remettre cette cassette, ma reconnaissance serait sans bornes. Dites-moi, qu'est devenue cette cassette? car elle est en votre pouvoir.
Le noble ministre insistait si vivement sur cette demande que le brigand en parut frappé.
– Cette boîte de fer est donc d'une bien haute importance pour ta grâce, chancelier de Norvège?
– Oui.
– Quelle sera ma récompense si je te dis où tu la trouveras?
– Tout ce que vous pouvez désirer, mon cher Han d'Islande.
– Eh bien! je ne te le dirai pas.
– Allons, vous riez! Songez au service que vous me rendrez.
– J'y songe précisément.
– Je vous assurerai une fortune immense, je demanderai votre grâce au roi.
– Demande-moi plutôt la tienne, dit le brigand. Écoute-moi, grand-chancelier de Danemark et de Norvège, les tigres ne dévorent pas les hyènes. Je vais te laisser sortir vivant de ma présence, parce que tu es un méchant et que chaque instant de ta vie, chaque pensée de ton âme, enfante un malheur pour les hommes et un crime pour toi. Mais ne reviens plus, car je t'apprendrais que ma haine n'épargne personne, pas même les scélérats. Quant à ton capitaine, ne te flatte pas que ce soit pour toi que je l'ai assassiné; c'est son uniforme qui l'a condamné, ainsi que cet autre misérable, que je n'ai pas non plus égorgé pour te rendre service, je t'assure.
En parlant ainsi, il avait saisi le bras du noble comte et l'avait entraîné vers le corps couché dans l'ombre. Au moment où il achevait ses protestations, la lumière de la lanterne sourde tomba sur cet objet. C'était un cadavre déchiré et revêtu en effet d'un habit d'officier des arquebusiers de Munckholm. Le chancelier s'approcha avec un sentiment d'horreur. Tout à coup son regard s'arrêta sur le visage blême et sanglant du mort. Cette bouche bleue et entr'ouverte, ces cheveux hérissés, ces joues livides, ces yeux éteints, ne l'empêchèrent pas de le reconnaître. Il poussa un cri effrayant:
– Ciel! Frédéric! mon fils!
Qu'on n'en doute pas, les coeurs en apparence les plus desséchés et les plus endurcis recèlent toujours dans leur dernier repli quelque affection ignorée d'eux-mêmes, qui semble se cacher parmi des passions et des vices, comme un témoin mystérieux et un vengeur futur. On dirait qu'elle est là pour faire un jour connaître au crime la douleur. Elle attend son heure en silence. L'homme pervers la porte dans son sein et ne la sent pas, parce qu'aucune des afflictions ordinaires n'est assez forte pour pénétrer l'écorce épaisse d'égoïsme et de méchanceté dont elle est enveloppée; mais qu'une des rares et véritables douleurs de la vie se présente inattendue, elle plonge dans le gouffre de cette âme comme un glaive, et en touche le fond. Alors l'affection inconnue se dévoile, à l'infortuné méchant, d'autant plus violente qu'elle était plus ignorée, d'autant plus douloureuse qu'elle était moins sensible, parce que l'aiguillon du malheur a dû remuer le coeur bien plus profondément pour l'atteindre. La nature se réveille et se déchaîne; elle livre le misérable à des désolations inaccoutumées, à des supplices inouïs; il éprouve réunies en un instant toutes les souffrances dont il s'était joué durant tant d'années. Les tourments les plus opposés le déchirent à la fois. Son coeur, sur qui pèse une stupeur morne, se soulève en proie à des tortures convulsives. Il semble qu'il vienne d'entrevoir l'enfer dans sa vie, et qu'il se soit révélé à lui quelque chose de plus que le désespoir.
Le comte d'Ahlefeld aimait son fils sans le savoir. Nous disons son fils, parce qu'ignorant l'adultère de sa femme, Frédéric, l'héritier direct de son nom, avait ce titre à ses yeux. Le croyant toujours à Munckholm, il était bien loir de s'attendre à le retrouver dans la tourelle d'Arbar et à le retrouver mort! Cependant il était là, sanglant, décoloré; c'était lui, il n'en pouvait douter. On peut se figurer ce qui se passa en lui quand la certitude de l'aimer pénétra dans son âme inopinément avec la certitude de l'avoir perdu. Tous les sentiments que ces deux pages décrivent à peine fondirent sur son coeur ensemble comme des éclats de tonnerre. Foudroyé, en quelque sorte, par la surprise, l'épouvante et le désespoir, il se jeta en arrière et se tordit les bras, en répétant d'une voix lamentable:
– Mon fils! mon fils!
Le brigand se mit à rire; et ce fut une chose horrible que d'entendre ce rire se mêler aux gémissements d'un père devant le cadavre de son fils.
– Par mon aïeul Ingolphe! tu peux crier, comte d'Ahlefeld, tu ne le réveilleras pas.
Tout à coup son atroce visage se rembrunit, et il dit d'une voix sombre:
– Pleure ton fils, je venge le mien.
Un bruit de pas précipités dans la galerie l'interrompit; et au moment où il retournait la tête avec surprise, quatre hommes de haute taille, le sabre nu, s'élancèrent dans la salle; un cinquième, petit et replet, les suivait, portant une torche d'une main et une épée de l'autre. Il était enveloppé d'un manteau brun, pareil à celui du grand-chancelier.
– Seigneur! cria-t-il, nous vous avons entendu, nous accourons à votre secours.
Le lecteur a sans doute déjà reconnu Musdoemon et les quatre domestiques armés qui composaient la suite du comte.
Quand les rayons de la torche jetèrent leur lumière vive dans la salle, les cinq nouveaux-venus s'arrêtèrent frappés d'horreur; et c'était en effet un spectacle effrayant. D'un côté, les restes sanglants du loup; de l'autre, le cadavre défiguré du jeune officier; puis ce père aux yeux hagards, aux cris farouches, et près de lui l'épouvantable brigand, tournant vers les assaillants un visage hideux, où se peignait un étonnement intrépide.
En voyant ce renfort inattendu, l'idée de la vengeance s'empara du comte et le jeta du désespoir dans la rage.
– Mort à ce brigand! s'écria-t-il en tirant son épée. Il a assassiné mon fils! Mort! mort!
– Il a assassiné le seigneur Frédéric? dit Musdoemon, et la torche qu'il portait n'éclaira point la moindre altération sur son visage.
– Mort! mort! répéta le comte furieux.
Et ils s'élancèrent tous six sur le brigand. Celui-ci, surpris de cette brusque attaque, recula vers l'ouverture qui donnait sur le précipice, avec un rugissement féroce, qui annonçait plutôt la colère que la crainte.
Six épées étaient dirigées contre lui, et son regard était plus enflammé, et ses traits étaient plus menaçants qu'aucun de ceux des agresseurs. Il avait saisi sa hache de pierre, et, contraint par le nombre des assaillants à se borner à la défensive, il la faisait tourner dans sa main avec une telle rapidité, que le cercle de rotation le couvrait comme un bouclier. Une multitude d'étincelles jaillissaient avec un bruit clair de la pointe des épées, lorsqu'elles étaient heurtées par le tranchant de la hache; mais aucune lame ne touchait son corps. Toutefois, fatigué par son précédent combat avec le loup, il perdait insensiblement du terrain, et il se vit bientôt acculé à la porte ouverte sur l'abîme.
– Mes amis! cria le comte, du courage! jetons le monstre dans ce précipice.
– Avant que j'y tombe, les étoiles y tomberont, répliqua le brigand.
Cependant les agresseurs redoublèrent d'ardeur et d'audace en voyant le petit homme forcé de descendre une marche de l'escalier suspendu au-dessus du gouffre.
– Bien, poussons! reprit le grand-chancelier; il faudra bien qu'il tombe; encore un effort!– Misérable! tu as commis ton dernier crime.– Courage, compagnons!
Tandis que de sa main droite il continuait les terribles évolutions de sa hache, le brigand, sans répondre, prit de la gauche une trompe de corne suspendue à sa ceinture, et, la portant à ses lèvres, lui fit rendre à plusieurs reprises un son rauque et prolongé, auquel répondit soudain un rugissement parti de l'abîme.
Quelques instants après, au moment où le comte et ses satellites, serrant toujours le petit homme de près, s'applaudissaient de lui avoir fait descendre la seconde marche, la tête énorme d'un ours blanc parut au bout rompu de l'escalier. Frappés d'un étonnement mêlé d'effroi, les assaillants reculèrent.
L'ours acheva de gravir l'escalier lourdement en leur présentant sa gueule sanglante et ses dents acérées.
– Merci, mon brave Friend! cria le brigand.
Et profitant de la surprise des agresseurs, il se jeta sur le dos de son ours qui se mit à descendre à reculons, montrant toujours, sa tête menaçante aux ennemis de son maître.
Bientôt, revenus de leur première stupéfaction, ils purent voir l'ours, emportant le brigand hors de leur atteinte, descendre dans l'abîme, ainsi que sans doute il en était monté, en s'accrochant à de vieux troncs d'arbres et à des saillies de rochers. Ils voulurent faire rouler des quartiers de pierre sur lui; mais avant qu'ils eussent soulevé du sol une de ces vieilles masses de granit qui y dormaient depuis si longtemps, le brigand et son étrange monture avaient disparu dans une caverne.
XXVI
Non, non, ne rions plus. Voyez-vous, ce qui me paraissait si plaisanta aussi son côté sérieux, très sérieux, comme tout dans l'univers! Croyez-moi, ce mot hasard est un blasphème; rien sous le soleil n'arrive par hasard; et ne voyez-vous pas ici le but marqué par la providence?
LESSING. Émilia Galotti.
Oui, une raison profonde se dévoile souvent dans ce que les hommes nomment hasard. Il y a dans les événements comme une main mystérieuse qui leur marque, en quelque sorte, la voie et le but. On se récrie sur les caprices de la fortune, sur les bizarreries du sort, et tout à coup il sort de ce chaos des éclairs effrayants, ou des rayons merveilleux; et la sagesse humaine s'humilie devant les hautes leçons de la destinée.
Si, par exemple, quand Frédéric d'Ahlefeld étalait dans un salon somptueux, aux yeux des femmes de Copenhague, la magnificence de ses vêtements, la fatuité de son rang et la présomption de ses paroles; si quelque homme, instruit des choses de l'avenir, fût venu troubler la frivolité de ses pensées par de graves révélations; s'il lui eût dit qu'un jour ce brillant uniforme qui faisait son orgueil causerait sa perte; qu'un monstre à face humaine boirait son sang comme il buvait, lui, voluptueux insouciant, les vins de France et de Bohême; que ses cheveux, pour lesquels il n'avait pas assez d'essences et de parfums, balaieraient la poussière d'un antre de bêtes fauves; que ce bras, dont il offrait avec tant de grâce l'appui aux belles dames de Charlottenbourg, serait jeté à un ours comme un os de chevreuil à demi rongé; comment Frédéric eût-il répondu à ces lugubres prophéties? par un éclat de rire et une pirouette; et ce qu'il y a de plus effrayant, c'est que toutes les raisons humaines auraient approuvé l'insensé.
Examinons cette destinée de plus haut encore.– N'est-ce pas un mystère étrange que de voir le crime du comte et de la comtesse d'Ahlefeld retomber sur eux en châtiments? Ils ont ourdi une trame infâme contre la fille d'un captif; cette infortunée rencontre par hasard un protecteur qui juge nécessaire d'éloigner leur fils, chargé par eux d'exécuter leur abominable dessein. Ce fils, leur unique espérance, est envoyé loin du théâtre de sa séduction; et, à peine arrivé dans son nouveau séjour, un autre hasard vengeur lui fait rencontrer la mort. Ainsi c'est en voulant entraîner une jeune fille innocente et abhorrée dans le déshonneur, qu'ils ont poussé leur fils coupable et chéri dans le tombeau. C'est par leur faute que ces misérables sont devenus des malheureux.
XXVII
Ah! voilà notre belle comtesse!– Pardon, madame, si je ne puis aujourd'hui profiter de l'honneur de votre visite. Je suis en affaires. Une autre fois, chère comtesse, une autrefois; mais, pour aujourd'hui, je ne vous retiens pas plus longtemps ici.
Le prince à Orsina.
Le lendemain de sa visite à Munckholm, de grand matin, le gouverneur de Drontheim ordonna qu'on attelât sa voiture de voyage, espérant partir pendant que la comtesse d'Ahlefeld dormirait encore; mais nous avons déjà dit que le sommeil de la comtesse était léger.
Le général venait de signer les dernières recommandations qu'il adressait à l'évêque, aux mains duquel le gouvernement devait être remis par intérim. Il se levait, après avoir endossé sa redingote fourrée, pour sortir, quand l'huissier annonça la noble chancelière. Ce contre-temps déconcerta le vieux soldat, accoutumé à rire devant la mitraille de cent canons, mais non devant les artifices d'une femme. Il fit néanmoins d'assez bonne grâce ses adieux à la méchante comtesse, et ne laissa percer quelque humeur sur son visage que lorsqu'il la vit se pencher vers son oreille avec cet air astucieux qui voulait seulement paraître confidentiel.
– Eh bien, noble général, que vous a-t-il dit?
– Qui? Poël? il m'a dit que la voiture allait être prête.
– Je vous parle du prisonnier de Munckholm, général.
– Ah!
– A-t-il répondu à votre interrogatoire d'une manière satisfaisante?
– Mais… oui vraiment, dame comtesse, dit le gouverneur, dont on devine l'embarras.
– Avez-vous la preuve qu'il ait trempé dans le complot des mineurs?
Une exclamation échappa à Levin.
– Noble dame, il est innocent!
Il s'arrêta tout court, car il venait d'exprimer une conviction de son coeur, et non de son esprit.
– Il est innocent! répéta la comtesse d'un air consterné, quoique incrédule; car elle tremblait qu'en effet Schumacker n'eût démontré au général cette innocence qu'il était si important aux intérêts du grand-chancelier de noircir.
Le gouverneur avait eu le temps de réfléchir; il répondit à l'insistance de la grande-chancelière d'un ton de voix qui la rassura, parce qu'il décelait le doute et le trouble:
– Innocent…– Oui,– si vous voulez…
– Si je veux, seigneur général!
Et la méchante femme éclata de rire.
Ce rire blessa le gouverneur.
– Noble comtesse, dit-il, vous permettrez que je ne rende compte de mon entretien avec l'ex-grand-chancelier qu'au vice-roi.
Alors il salua profondément, et descendit dans la cour où l'attendait sa voiture.
– Oui, se disait la comtesse d'Ahlefeld rentrée dans ses appartements, pars, chevalier errant, que ton absence nous délivre du protecteur de nos ennemis. Va, ton départ est le signal du retour de mon Frédéric.
– Je vous demande un peu, oser envoyer le plus joli cavalier de Copenhague dans ces horribles montagnes! Heureusement il ne me sera pas difficile maintenant d'obtenir son rappel.
À cette pensée, elle s'adressa à sa suivante favorite.
– Ma chère Lisbeth, vous ferez venir de Berghen deux douzaines de ces petits peignes que nos élégants portent dans leurs cheveux; vous vous informerez du nouveau roman de la fameuse Scudéry, et vous veillerez à ce qu'on lave régulièrement tous les matins dans l'eau de rosé la guenon de mon cher Frédéric.
– Quoi! ma gracieuse maîtresse, demanda Lisbeth, est-ce que le seigneur Frédéric peut revenir?
– Oui, vraiment; et, pour qu'il ait quelque plaisir à me revoir, il faut faire tout ce qu'il demande; je veux lui ménager une surprise à son retour.
Pauvre mère!