Kitabı oku: «Han d'Islande», sayfa 14
Le général voulut interrompre Schumacker; mais celui-ci continua avec quelque opiniâtreté, soit par esprit de contrariété, soit que le souvenir réveillé en lui lui plût en effet:
– Puisque vous avez connu ce capitaine Levin, seigneur gouverneur, vous savez sans doute qu'il eut un fils, lequel même est mort tout jeune. Mais vous souvenez-vous de ce qui se passa à la naissance de ce fils?
– Je me souviens bien plus de ce qui se passa à sa mort, dit le général, en cachant ses yeux de sa main et d'une voix altérée.
– Mais, poursuivit l'indifférent Schumacker, c'est un fait connu de peu de personnes, et qui vous peindra toute la bizarrerie de ce Levin. Le roi voulait tenir l'enfant sur les fonts de baptême; croiriez-vous que Levin refusa? Il fit bien plus encore; il choisit pour le parrain de son fils un vieux mendiant qui se traînait aux portes du palais. Je n'ai jamais pu comprendre le motif d'un pareil acte de démence.
– Je vais vous le dire, répondit le général. En choisissant un protecteur à l'âme de son fils, ce capitaine Levin pensait sans doute qu'un pauvre est plus puissant auprès de Dieu qu'un roi.
Schumacker réfléchit un instant et dit:
– Vous avez raison.
Le gouverneur voulut encore ramener la conversation au but de sa visite. Mais Schumacker l'arrêta.
– De grâce, s'il est vrai que ce Levin du Mecklembourg ne vous soit pas inconnu, laissez-moi parler de lui. De tous les hommes que j'ai vus dans mes temps de grandeur, c'est le seul dont le souvenir ne m'apporte ni dégoût ni horreur. S'il poussait la singularité jusqu'à la folie, il n'en était pas moins, par ses nobles qualités, un homme tel qu'il y en a bien peu.
– Je ne pense pas de même. Ce Levin n'avait rien de plus que les autres hommes. Il y en a beaucoup même qui valent mieux que lui.
Schumacker croisa les bras, en levant les yeux au ciel.
– Oui, voilà bien comme ils sont tous! On ne peut louer devant eux un homme digne de louange, qu'ils ne cherchent aussitôt à le noircir. Ils empoisonnent jusqu'au plaisir de louer justement. Il est cependant assez rare.
– Si vous me connaissiez, vous ne m'accuseriez pas de noirceur envers le gén…– c'est-à-dire, le capitaine Levin.
– Laissez-moi, laissez-moi, dit le prisonnier, pour la loyauté et la générosité il n'y a jamais eu deux hommes comme ce Levin de Knud, et dire le contraire, c'est à la fois le calomnier et louer démesurément cette exécrable race humaine!
– Je vous assure, reprit le gouverneur, cherchant à calmer la colère de Schumacker, que je n'ai eu contre Levin de Knud aucune intention perfide.
– Ne dites pas cela. Bien qu'il fût insensé, tous les hommes sont loin de lui ressembler. Ils sont faux, ingrats, envieux, calomniateurs. Savez-vous que Levin de Knud donnait aux hôpitaux de Copenhague plus de la moitié de son revenu?
– J'ignorais que vous en fussiez instruit.
– C'est cela! s'écria le vieillard d'un air triomphant. Il espérait pouvoir le flétrir en toute sûreté, dans la confiance que j'ignorais les bonnes actions de ce pauvre Levin!
– Mais non, mais non!
– Pensez-vous que je ne sais pas encore qu'il fit donner le régiment que le roi lui destinait, à un officier qui l'avait blessé en duel, lui, Levin de Knud, parce que, disait-il, l'autre était plus ancien que lui?
– Je croyais cependant cette action secrète.
– Dites-moi donc, seigneur gouverneur du Drontheimhus, est-ce que pour cela elle en est moins belle? Parce que Levin cachait ses vertus, est-ce une raison pour les nier? Oh! que les hommes sont bien les mêmes! Oser confondre avec eux le noble Levin, lui qui, n'ayant pu sauver un soldat convaincu d'avoir voulu l'assassiner, fit une pension à la veuve de son meurtrier!
– Eh! qui n'en eût pas fait autant? Ici Schumacker éclata.
– Qui? vous! moi! tous les hommes, seigneur gouverneur! Parce que vous portez le brillant costume de général et des plaques d'honneur sur votre poitrine, croyez-vous donc à votre mérite? Vous êtes général, et le malheureux Levin sera mort capitaine. Il est vrai que c'était un fou, et qu'il ne songeait pas à son avancement.
– S'il n'y a point songé lui-même, la bonté du roi y a songé pour lui.
– La bonté? dites la justice! si pourtant on peut dire la justice d'un roi. Eh bien! quelle insigne récompense lui a-t-on donnée?
– Sa majesté a payé Levin de Knud bien au delà de son mérite.
– À merveille! s'écria le vieux ministre en frappant des mains. Un loyal capitaine vient peut-être, après trente ans de service, d'être nommé major, et cette haute faveur vous porte ombrage, noble général? Un proverbe persan a raison de dire que le soleil couchant est jaloux de la lune qui se lève.
Schumacker était tellement irrité que le général put à peine faire entendre ces paroles:– Si vous m'interrompez sans cesse… vous m'empêchez de vous expliquer…
– Non, non! poursuivit l'autre, j'avais cru, seigneur général, saisir, au premier abord, quelques traits de ressemblance entre vous et le bon Levin; mais, allez! il n'en existe aucun.
– Mais, écoutez-moi…
– Vous écouter! pour que vous me disiez que Levin de Knud est indigne de quelque misérable récompense!
– Je vous jure que ce n'est pas…
– Vous en viendriez bientôt, je vous devine, vous autres hommes, à me soutenir qu'il est, comme vous tous, fourbe, hypocrite, méchant.
– En vérité, non.
– Que sais-je? peut-être qu'il a trahi un ami, persécuté un bienfaiteur, comme vous l'avez tous fait?– ou empoisonné son père, ou assassiné sa mère?
– Vous êtes dans une erreur…– Je suis loin de vouloir…
– Savez-vous que ce fut lui qui détermina le vice-chancelier Wind, ainsi que Scheel, Vinding et le justicier Lasson, trois de mes juges, à ne point opiner pour la peine de mort? Et vous voulez que je vous entende, de sang-froid, le calomnier! Oui, c'est ainsi qu'il a agi envers moi, et pourtant je lui avais toujours fait plutôt du mal que du bien; car je suis semblable à vous, vil et méchant.
Le noble Levin éprouvait, durant cet étrange entretien, une émotion singulière. Objet à la fois des outrages les plus directs et de la louange la plus sincère, il ne savait quelle contenance faire à d'aussi rudes compliments, à tant de flatteuses injures. Il était choqué et attendri. Tantôt il voulait s'emporter, tantôt remercier Schumacker. Présent et inconnu, il aimait à voir le farouche Schumacker défendre en lui, et contre lui, un ami et un absent; seulement, il eût voulu que son avocat mît un peu moins d'amertume et d'âcreté dans son panégyrique. Mais, au fond de l'âme, les éloges furieux donnés au capitaine Levin le touchaient plus que les injures adressées au gouverneur de Drontheim ne le blessaient. Attachant sur le favori disgracié son regard bienveillant, il prit le parti de lui laisser exhaler son indignation et sa reconnaissance. Celui-ci enfin, après une longue déclamation contre l'ingratitude humaine, tomba épuisé sur son fauteuil, dans les bras de la tremblante Éthel, en disant d'une voix douloureuse:– O hommes! que vous ai-je donc fait pour vous être fait connaître à moi?
Le général n'avait pas encore pu arriver au sujet important de sa descente à Munckholm. Toute sa répugnance à tourmenter le captif d'un interrogatoire lui était revenue; à sa pitié et à son attendrissement se joignaient deux raisons assez fortes; l'état d'agitation où était tombé Schumacker ne laissait pas espérer qu'il pût répondre d'une façon satisfaisante; et d'ailleurs, en envisageant l'affaire en elle-même, il ne semblait pas au confiant Levin qu'un pareil homme pût être un conspirateur. Néanmoins, comment partir de Drontheim sans avoir interrogé Schumacker? Cette nécessité fâcheuse de sa position de gouverneur vainquit une fois encore toutes ses hésitations, et ce fut ainsi qu'il commença, en adoucissant le plus possible l'accent de sa voix:
– Veuillez calmer un peu votre agitation, comte Schumacker.
C'était d'inspiration que le bon gouverneur avait trouvé cette qualification, comme pour concilier le respect dû au jugement de dégradation avec les égards réclamés par le malheur du dégradé, en unissant son titre nobiliaire à son nom roturier. Il continua:
– C'est un devoir pénible pour moi que de venir....
– Avant tout, interrompit le prisonnier, permettez-moi, seigneur gouverneur, de vous reparler d'une chose qui m'intéresse beaucoup plus que tout ce que votre excellence peut avoir à me dire. Vous m'avez assuré tout à l'heure qu'on avait récompensé ce fou de Levin de ses services. Je désirerais vivement savoir comment.
– Sa majesté, seigneur de Griffenfeld, a élevé Levin au rang de général, et depuis plus de vingt ans ce fou vieillit paisiblement, honoré de cette dignité militaire et de la bienveillance de son roi.
Schumacker baissa la tête:
– Oui, ce fou de Levin, auquel il importait si peu de vieillir capitaine, mourra général, et le sage Schumacker, qui comptait mourir grand-chancelier, vieillit prisonnier d'état.
En parlant ainsi, le captif couvrit son visage de ses mains, et de longs soupirs s'échappaient de sa vieille poitrine. Éthel, qui ne comprenait de l'entretien que ce qui attristait son père, chercha sur-le-champ à le distraire.
– Mon père, voyez donc là-bas, au nord, on voit briller une lumière que je n'ai pas remarquée les soirées précédentes.
En effet, la nuit, qui était tout à fait tombée, faisait ressortir à l'horizon une lumière faible et lointaine, qui semblait partir du sommet de quelque montagne éloignée. Mais l'oeil et l'esprit de Schumacker ne se dirigeaient pas incessamment comme ceux d'Éthel vers le nord; aussi ne répondit-il point. Le général seul fut frappé de l'observation de la jeune fille.– C'est peut-être, se dit-il en lui-même, un feu allumé par les révoltés; et cette idée lui rappelant avec force le but de sa présence, il adressa la parole au prisonnier:
– Seigneur Griffenfeld, je suis fâché de vous tourmenter; mais il faut que vous subissiez....
– J'entends, seigneur gouverneur, ce n'est pas assez de passer mes jours dans ce donjon, de vivre flétri et abandonné, de n'avoir plus à moi que des souvenirs amers de grandeur et de puissance; il faut encore que vous violiez ma solitude pour scruter mes douleurs et jouir de mon infortune. Puisque ce noble Levin de Knud, que plusieurs traits extérieurs de votre personne m'ont rappelé, est général comme vous, il eût été trop heureux pour moi qu'on lui donnât le poste que vous occupez; car ce n'est pas lui, je vous jure, seigneur gouverneur, qui fût venu tourmenter un infortuné dans sa prison.
Durant le cours de cet entretien bizarre, le général avait été plus d'une fois sur le point de se nommer afin de le faire cesser. Ce reproche indirect de Schumacker lui en ôta le pouvoir. Il s'accordait si bien avec ses sentiments intérieurs, qu'il lui inspira comme un sentiment de honte de lui-même. Il essaya néanmoins de répondre à la supposition accablante de Schumacker. Chose étrange! par la seule différence de leur caractère, ces deux hommes avaient changé réciproquement de position. Le juge était en quelque sorte réduit à se justifier devant l'accusé.
– Mais, dit le général, si le devoir l'y eût contraint, ne doutez pas que Levin de Knud....
– J'en doute, noble gouverneur! s'écria Schumacker; ne doutez pas vous-même qu'il n'eût rejeté, avec toute la généreuse indignation de son âme, l'emploi d'épier et d'accroître les tortures d'un malheureux captif! Allez, je le connais mieux que vous; en aucun cas il n'eût accepté les fonctions de bourreau. Maintenant, seigneur général, je vous écoute. Faites ce que vous appelez votre devoir. Que veut de moi votre excellence?
Et le vieux ministre attachait son regard fier sur le gouverneur. Toute la résolution de celui-ci était tombée. Ses premières répugnances s'étaient réveillées, et réveillées invincibles.
– Il a raison, se disait-il en lui-même; venir tourmenter un malheureux sur de simples soupçons! Qu'on en charge un autre que moi!
L'effet de ces réflexions fut prompt; il s'avança vers Schumacker étonné et lui serra la main. Puis, sortant précipitamment:
– Comte Schumacker, dit-il, conservez toujours la même estime à Levin de Knud.
XXV
LE LION. Hoh!
THÉSÉE. Bien rugi, lion!
SHAKESPEARE, le Songe d'été.
Le voyageur qui parcourt de nos jours les montagnes couvertes de neige dont le lac de Smiasen est entouré comme d'une ceinture blanche, ne trouve plus aucun vestige de ce que les norvégiens du dix-septième siècle appelaient la ruine d'Arbar. On n'a jamais pu savoir de quelle construction humaine, de quel genre d'édifice, provenait cette ruine, si l'on peut lui donner ce nom. En sortant de la forêt qui couvre la partie méridionale du lac, après avoir gravi une pente semée çà et là de pans de murs et de restes de tours, on arrive à une ouverture voûtée qui perce le flanc du mont. Cette ouverture, aujourd'hui entièrement obstruée par les éboulements de terre, était l'entrée d'une espèce de galerie creusée à vif dans le roc, laquelle traversait la montagne de part en part. Cette galerie, éclairée faiblement par des soupiraux coniques, pratiqués dans sa voûte de distance en distance, aboutissait à une sorte de salle oblongue et ovale, creusée à moitié dans la roche et terminée en une espèce de maçonnerie cyclopéenne. Autour de cette salle on observait, dans des niches profondes, des figures de granit grossièrement travaillées. Quelques-uns de ces simulacres mystérieux, tombés de leurs piédestaux, gisaient pêle-mêle sur les dalles, avec d'autres décombres informes couverts d'herbes et de mousses, à travers lesquels serpentaient le lézard, l'araignée, et tous les insectes hideux qui naissent de la terre et des ruines.
Le jour ne pénétrait dans ce lieu que par une porte opposée à la bouche de la galerie. Cette porte avait, vue d'un certain côté, la forme ogive, mais grossière, sans âge et sans date, et évidemment donnée à l'architecte par le hasard. On aurait pu donner à cette porte, bien qu'elle fût de plain-pied, le nom de fenêtre, car elle s'ouvrait sur un précipice immense; et l'on ne comprenait pas où pouvaient conduire trois ou quatre marches d'escalier suspendues sur l'abîme en dehors et au-dessous de cette singulière issue.
Cette salle était l'intérieur d'une espèce de tourelle gigantesque qui, de loin, vue du côté du précipice, semblait un des pitons de la montagne. Cette tourelle était isolée, et, comme on l'a déjà dit, nul ne savait à quel édifice elle avait appartenu. On apercevait seulement au-dessus, sur un plateau inaccessible au plus hardi chasseur, une masse qu'on pouvait prendre, à cause de l'éloignement, pour une roche courbée ou pour le débris d'une arcade colossale.– Cette tourelle et cette arcade écroulée étaient connues des paysans sous le nom de ruines d'Arbar. On ne savait pas plus l'origine du nom que l'origine du monument.
C'est sur une pierre située au milieu de cette salle elliptique, qu'un petit homme, vêtu de peaux de bêtes, et que nous avons déjà eu occasion de rencontrer plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage, est assis. Il tourne le dos au jour, ou plutôt au vague crépuscule qui pénètre dans la sombre tourelle pendant le soleil éclatant de midi. Cette lueur, la plus forte qui puisse éclairer naturellement l'intérieur de la tourelle, ne suffit pas pour qu'on puisse distinguer de quelle nature est l'objet vers lequel le petit homme se tient courbé. On entend quelques gémissements sourds, et l'on pourrait juger qu'ils partent de ce corps, aux mouvements faibles qu'il semble faire de tout temps. Quelquefois le petit homme se redresse, et il porte à ses lèvres une sorte de coupe, dont la forme paraît être celle d'un crâne humain, pleine d'une liqueur fumante dont on ne peut voir la couleur, et qu'il savoure à longs traits.
Tout à coup il se lève brusquement.
– On marche dans la galerie, je crois; est-ce déjà le chancelier des deux royaumes?
Ces paroles sont suivies d'un éclat de rire horrible, qui se termine en rugissement sauvage, auquel répond soudain un hurlement parti de la galerie.
– Oh! oh! reprend l'hôte de la ruine d'Arbar, ce n'est pas un homme; mais c'est toujours un ennemi; c'est un loup.
En effet, un grand loup sort subitement de dessous la voûte de la galerie, s'arrête un moment, puis s'approche obliquement vers l'homme, le ventre à terre et fixant sur lui des yeux ardents qui étincellent dans l'ombre. Celui-ci, toujours debout et les bras croisés, le regarde.
– Ah! c'est le vieux loup au poil gris! le plus vieux loup des forêts du Smiasen.– Bonjour, loup; tes yeux brillent; tu es affamé, et l'odeur des cadavres t'attire.– Tu attireras aussi bientôt les loups affamés.
– Sois le bienvenu, loup de Smiasen; j'ai toujours eu envie de te rencontrer. Tu es si vieux qu'on dit que tu ne peux mourir.– On ne le dira plus demain.
L'animal répondit par un hurlement affreux, fit un soubresaut en arrière et s'élança d'un bond sur le petit homme.
Celui-ci ne recula point d'un pas. Aussi prompt que l'éclair, de son bras droit il étreignit le ventre du loup, qui, debout en face de lui, avait jeté ses deux pattes de devant sur ses épaules; de la main gauche, il garantit son visage de la gueule béante de son ennemi, en lui saisissant le gosier avec une telle force, que l'animal, contraint de lever la tête, put à peine articuler un cri de douleur.
– Loup de Smiasen, dit l'homme triomphant, tu déchires ma casaque, mais ta peau la remplacera.
Au moment où il mêlait à ces paroles de victoire quelques paroles d'un jargon bizarre, un effort convulsif du loup à l'agonie le fit trébucher contre les pierres qui parsemaient la salle. Ils tombèrent tous deux, et les rugissements de l'homme se confondirent avec les hurlements de la bête.
Obligé dans sa chute de lâcher le gosier du loup, le petit homme sentait déjà les dents tranchantes s'enfoncer dans son épaule, quand, en se roulant l'un sur l'autre, les deux combattants heurtèrent une énorme masse blanche velue qui gisait dans la partie la plus ténébreuse de la salle.
C'était un ours, qui se réveilla de son lourd sommeil en grondant.
À peine les yeux paresseux de ce nouveau personnage se furent-ils assez ouverts pour distinguer la lutte, qu'il se précipita avec fureur, non sur l'homme, mais sur le loup qui en ce moment triomphait à son tour, le saisit violemment de sa gueule par le milieu du corps, et dégagea ainsi le combattant à face humaine.
L'homme, loin de se montrer reconnaissant d'un si grand service, se releva tout ensanglanté, et, s'élançant sur l'ours, lui donna un vigoureux coup de pied dans le ventre, comme un maître à son chien lorsqu'il a commis quelque faute.
– Friend! qui est-ce qui t'appelle? De quoi te mêles-tu?
Ces mots étaient entrecoupés d'interjections furibondes et de grincements de dents.
– Va-t'en! ajouta-t-il en rugissant. L'ours, qui avait reçu à la fois un coup de pied de l'homme et un coup de dent du loup, fit entendre une sorte de murmure plaintif; puis, baissant sa lourde tête, il lâcha l'animal affamé, qui se jeta sur l'homme avec une rage nouvelle.
Pendant que la lutte continuait, l'ours rebuté retourna à la place où il dormait, s'assit gravement en laissant errer sur les deux ennemis furieux un regard indifférent, et garda le plus paisible silence, en passant alternativement chacune de ses pattes de devant sur l'extrémité de son museau blanc.
Mais le petit homme, au moment où le doyen des loups du Smiasen était revenu à la charge, avait saisi le mufle sanglant de la bête; puis, par un effort inouï de force et d'adresse, il était parvenu à emprisonner la gueule tout entière dans sa main. Le loup se débattait avec des élancements de rage et de douleur; une écume livide tombait de ses lèvres comprimées, et ses yeux, comme gonflés de colère, semblaient sortir de leur orbite. Des deux adversaires, celui dont les os étaient broyés par des dents aiguës, les chairs déchirées par des ongles brûlants, ce n'était pas l'homme, mais la bête féroce; celui dont le hurlement avait l'accent le plus sauvage, l'expression la plus farouche, ce n'était point la bête fauve, mais l'homme.
Enfin celui-ci, ramassant toutes ses forces épuisées par la longue résistance du vieux loup, serra le museau de ses deux mains avec une telle vigueur, que le sang jaillit des narines et de la gueule de l'animal; ses yeux de flamme s'éteignirent et se fermèrent à demi; il chancela et tomba inanimé aux pieds de son vainqueur. Le mouvement faible et continuel de sa queue et les tremblements convulsifs et intermittents qui couraient par tout son corps annonçaient seuls qu'il n'était pas encore tout à fait mort.
Tout à coup une dernière convulsion ébranla l'animal expirant, et les symptômes de vie cessèrent.
– Te voilà mort, loup cervier! dit le petit homme en le poussant du pied avec dédain; est-ce que tu croyais vieillir encore après m'avoir rencontré? Tu ne courras plus à pas sourds sur les neiges en suivant l'odeur et les traces de ta proie; te voilà toi-même bon pour les loups ou les vautours; tu as dévoré bien des voyageurs égarés autour du Smiasen durant ta longue vie de meurtre et de carnage; maintenant, tu es mort toi-même, tu ne mangeras plus d'hommes; c'est dommage.
Il s'arma d'une pierre tranchante, s'accroupit sur le corps chaud et palpitant du loup, rompit les jointures des membres, sépara la tête des épaules, fendit la peau dans toute sa longueur sur le ventre, la détacha comme on enlève une veste, et en un clin d'oeil le formidable loup du Smiasen n'offrit plus qu'une carcasse nue et ensanglantée. Il jeta cette dépouille sur ses épaules meurtries de morsures, en tournant au dehors le côté nu de la peau humide et tachée de longues veines de sang.
– Il faut bien, grommela-t-il entre ses dents, se vêtir de la peau des bêtes, celle de l'homme est trop mince pour préserver du froid. Pendant qu'il se parlait ainsi à lui-même, plus hideux encore sous son hideux trophée, l'ours, ennuyé sans doute de son inaction, s'était approché comme furtivement de l'autre objet couché dans l'ombre dont nous avons parlé au commencement de ce chapitre, et bientôt il s'éleva de cette partie ténébreuse de la salle un bruit de dents mêlé de soupirs d'agonie faibles et douloureux. Le petit homme se retourna.
– Friend! cria-t-il d'une voix menaçante; ah! misérable Friend!– Ici, viens ici!
Et ramassant une grosse pierre, il la jeta à la tête du monstre, qui, tout étourdi du choc, s'arracha lentement à son festin, et vint, en léchant ses lèvres rouges, tomber pantelant aux pieds du petit homme, vers lequel il élevait sa tête énorme en courbant son dos, comme pour demander grâce de son indiscrétion.
Alors, il se fit entre les deux monstres, car on peut bien donner ce nom à l'habitant de la ruine d'Arbar, un échange de grondements significatifs. Ceux de l'homme exprimaient l'empire et la colère, ceux de l'ours la prière et la soumission.
– Tiens, dit enfin l'homme, en montrant de son doigt crochu le cadavre écorché du loup, voici ta proie; laisse-moi la mienne.
L'ours, après avoir flairé le corps du loup, secoua la tête d'un air mécontent et tourna son regard vers l'homme qui paraissait son maître.
– J'entends, dit celui-ci, cela est déjà trop mort pour toi, tandis que l'autre palpite encore.– Tu es raffiné dans tes voluptés, Friend, autant qu'un homme; tu veux que ta nourriture vive encore au moment où tu la déchires; tu aimes à sentir la chair mourir sous ta dent; tu ne jouis que de ce qui souffre. Nous nous ressemblons;– car je ne suis pas homme, Friend, je suis au-dessus de cette espèce misérable, je suis une bête farouche comme toi.– Je voudrais que tu pusses parler, compagnon Friend, pour me dire si elle égale ma joie, la joie dont palpitent tes entrailles d'ours quand tu dévores des entrailles d'homme; mais non, je ne voudrais pas t'entendre parler, de peur que ta voix ne me rappelât la voix humaine.– Oui, gronde à mes pieds, de ce grondement qui fait tressaillir dans la montagne le chevrier égaré; il me plaît comme une voix amie, parce qu'il lui annonce un ennemi. Lève, Friend, lève ta tête vers moi; lèche mes mains de cette langue qui a tant de fois bu le sang humain.– Tu as, ainsi que moi, les dents blanches; cependant ce n'est point notre faute si elles ne sont pas rouges comme une plaie nouvelle; mais le sang lave le sang.– J'ai vu plus d'une fois, du fond d'une caverne noire, les jeunes filles de Kole ou d'Oëlmoe laver leurs pieds nus dans l'eau des torrents, en chantant d'une voix douce; mais je préfère à ces voix mélodieuses et à ces figures satinées ta gueule velue et tes cris rauques; ils épouvantent l'homme.
En parlant ainsi, il s'était assis et abandonnait sa main aux caresses du monstre, qui, se roulant sur le dos à ses pieds, les lui prodiguait de mille manières, comme un épagneul qui déploie toutes ses gentillesses sur le sopha de sa maîtresse. Ce qui était encore plus étrange, c'est l'attention, intelligente avec laquelle il paraissait recueillir les paroles de son patron. Les monosyllabes bizarres dont celui-ci les entremêlait semblaient surtout compris de lui, et il manifestait cette compréhension en redressant subitement sa tête, ou en roulant quelques sons confus au fond de son gosier.
– Les hommes disent que je les fuis, reprit le petit homme, mais ce sont eux qui me fuient; ils font par crainte ce que je ferais par haine. Cependant tu sais, Friend, que je suis aise de rencontrer un homme quand j'ai faim ou soif.
Tout à coup, il aperçut dans les profondeurs de la galerie une lumière rougeâtre poindre et s'accroître par degrés, en colorant faiblement les vieux murs humides.
– En voici un justement. Quand on parle d'enfer, Satan montre sa corne.– Holà! Friend, ajouta-t-il en se tournant vers l'ours; holà, lève-toi!
L'animal se dressa sur-le-champ.
– Allons, il faut bien récompenser ton obéissance en satisfaisant ton appétit.
En parlant ainsi, l'homme se courba vers ce qui était couché à terre. On entendit comme un craquement d'os brisés par la hache; mais il ne s'y mêlait plus ni soupirs ni gémissements.
– Il paraît, murmura le petit homme, que nous ne sommes plus que deux qui vivons dans cette salle d'Arbar.– Tiens, ami Friend, achève ton festin commencé. Il jeta vers la porte extérieure dont nous avons parlé ce qu'il avait détaché de l'objet étendu à ses pieds. L'ours se précipita sur cette proie si avidement, que le coup d'oeil le plus rapide n'eût pu distinguer si ce lambeau n'avait pas en effet la forme d'un bras humain, revêtu d'un morceau d'étoffe verte de la nuance de l'uniforme des arquebusiers de Munckholm.
– Voici que l'on approche, dit le petit homme, l'oeil fixé sur la lumière qui croissait de plus en plus.– Compagnon Friend, laisse-moi seul un instant.– Hé! dehors!
Le monstre obéissant s'élança vers la porte, descendit à reculons les marches extérieures, et disparut, emportant dans sa gueule sa proie dégouttante, avec un hurlement de satisfaction.
Au même instant, un homme assez grand se présenta à l'issue de la galerie, dont les profondeurs sinueuses reflétaient encore une lumière vague. Il était enveloppé d'un long manteau brun, et portait une lanterne sourde, dont il dirigea le foyer lumineux droit au visage du petit homme.
Celui-ci, toujours assis sur sa pierre et les bras croisés, s'écria:
– Sois le mal venu, toi qui viens ici amené par une pensée et non par un instinct!
Mais l'étranger, sans répondre, paraissait le considérer attentivement.
– Regarde-moi, poursuivit-il en dressant la tête, tu n'auras peut-être pas dans une heure un souffle de voix pour te vanter de m'avoir vu. Le nouveau venu, en promenant sa lumière sur toute la personne du petit homme, paraissait plus surpris encore qu'effrayé.
– Eh bien, de quoi t'étonnes-tu? reprit le petit homme avec un rire pareil au bruit d'un crâne qu'on brise; j'ai des bras et des jambes ainsi que toi. Seulement mes membres ne seront pas, ainsi que les tiens, la pâture des chatpards et des corbeaux.
L'étranger répondit enfin d'une voix basse, quoique assurée, et comme s'il craignait seulement d'être entendu du dehors.
– Écoutez, je ne viens pas en ennemi, mais en ami.
L'autre l'interrompit:
– Pourquoi alors n'as-tu pas dépouillé ta forme d'homme?
– Mon intention est de vous rendre service, si vous êtes celui que je cherche.
– C'est-à-dire de tirer un service de moi. Homme, tu perds tes pas. Je ne sais rendre de service qu'à ceux qui sont las de la vie.
– À vos paroles, répondit l'étranger, je vous reconnais, bien pour l'homme qu'il me faut; mais votre taille… Han d'Islande est un géant; ce ne peut être vous.
– C'est la première fois qu'on en doute devant moi.
– Quoi! ce serait vous!– Et l'étranger se rapprochait du petit homme.– Mais on dit que Han d'Islande est d'une stature colossale?
– Ajoute ma renommée à ma taille, et tu me verras plus haut que l'Hécla.
– Vraiment! Répondez-moi, je vous prie; vous êtes bien Han, natif de Klipstadur, en Islande?
– Ce n'est point avec des paroles que je réponds à cette question, dit le petit homme en se levant; et le regard qu'il lança sur l'imprudent étranger le fit reculer de trois pas.
– Bornez-vous, de grâce, à la résoudre avec ce regard, répondit-il d'une voix presque suppliante et en jetant vers le seuil de la galerie un coup d'oeil où se peignait le regret de l'avoir franchi. Ce sont vos seuls intérêts qui me conduisent ici.
En entrant dans la salle, le nouveau-venu, n'ayant fait qu'entrevoir celui qu'il abordait, avait pu conserver quelque sang-froid; mais quand l'hôte d'Arbar se fut levé, avec son visage de tigre, ses membres ramassés, ses épaules sanglantes, à peine couvertes d'une peau encore fraîche, ses grandes mains armées d'ongles, et son regard flamboyant, l'aventureux étranger avait frémi, comme un voyageur ignorant, qui croit caresser une anguille et se sent piquer par une vipère.
– Mes intérêts? reprit le monstre. Viens-tu donc me donner avis qu'il y a quelque source à empoisonner, quelque village à incendier, ou quelque arquebusier de Munckholm à égorger?
– Peut-être.– Écoutez. Les mineurs de Norvège se révoltent. Vous savez combien de désastres amène une révolte.
– Oui, le meurtre, le viol, le sacrilège, l'incendie, le pillage.
– Je vous offre tout cela. Le petit homme se mit à rire.
– Je n'ai pas besoin que tu me l'offres pour le prendre.