Kitabı oku: «Le Rhin, Tome III», sayfa 10
Aucun genre de dévastation n'a manqué à ce château. Jusqu'ici je vous ai parlé de M. de Tilli, du comte de Birkenfeld, du maréchal de Lorges, de l'empereur d'Allemagne et du roi de France, des grands démolisseurs. Je ne vous ai rien dit des petits. Quand on regarde la trace des lions, on n'aperçoit pas celle des rats. Heidelberg a eu pourtant ses rats. Les ravageurs infimes, les architectes officiels, se sont rués sur ce monument comme s'il était en France, comme s'il était à Paris. Des invalides qu'on y avait logés ont mutilé le vieil édifice avec une haine de ruine à ruine. Ils ont complétement démoli deux frontons sur quatre dans la chambre à coucher d'Othon-Henri. Des Anglais ont brisé à coups de marteau, pour les emporter, les cariatides-pilastres de la salle à manger. Un architecte, chargé de construire un conduit d'eau de Heidelberg à Mannheim, a jeté bas les voûtes de la salle des chevaliers, afin de faire avec les briques du ciment pour ses aqueducs. Vous vous souvenez que notre grille de la Place-Royale, monument rare et complet de la serrurerie du dix-septième siècle, cette bonne vieille grille dont parle madame de Sévigné, qui avait vu passer les oiseaux des Tournelles, qu'avaient coudoyée Corneille allant chez Marion de Lorme et Molière allant chez Ninon de Lenclos, a été vendue cette année, devant ma porte, cinq sous la livre. Eh bien, cher Louis, les niais quelconques qui ont fait cette bêtise ne l'ont pas même inventée. Les niais créateurs de la chose étaient de Heidelberg; eux ne sont que les niais plagiaires. Il y avait autour du perron d'Othon-Henri une admirable rampe de fer de la Renaissance. Les architectes de la ville l'ont fait vendre au poids et à moins de six liards la livre. Je cite le texte même du marché. Qu'en dites-vous? Ces six liards-là valent bien nos cinq sous.
Vous m'avez oublié sans doute sur la colline du petit Geissberg, où j'étais quand je me suis mis à vous parler du château de Heidelberg; et je m'y suis oublié moi-même, tant j'y avais été saisi d'une rêverie profonde. La nuit était venue, des nuées s'étaient répandues sur le ciel, la lune était montée presque au zénith, que j'étais encore assis sur la même pierre, regardant les ténèbres que j'avais autour de moi et les ombres que j'avais en moi. Tout à coup le clocher de la ville a sonné l'heure sous mes pieds, c'était minuit: je me suis levé et je suis redescendu. Le chemin qui mène à Heidelberg passe devant les ruines. Au moment ou j'y arrivais, la lune, voilée par des nuages diffus et entourée d'un immense halo, jetait une clarté lugubre sur ce magnifique amas d'écroulements. Au delà du fossé, à trente pas de moi, au milieu d'une vaste broussaille, la Tour Fendue, dont je voyais l'intérieur, m'apparaissait comme une énorme tête de mort. Je distinguais les fosses nasales, la voûte du palais, la double arcade sourcilière, le creux profond et terrible des yeux éteints. Le gros pilier central avec son chapiteau était la racine du nez. Des cloisons déchirées faisaient les cartilages. En bas, sur la pente du ravin, les saillies du pan de mur tombé figuraient affreusement la mâchoire. Je n'ai de ma vie rien vu de plus mélancolique que cette grande tête de mort posée sur ce grand néant qui s'appelle le Château des Palatins.
La ruine, toujours ouverte, est déserte à cette heure. L'idée m'a pris d'y entrer. Les deux géants de pierre qui gardent la Tour Carrée m'ont laissé passer. J'ai franchi le porche noir sous lequel pend encore la vieille herse de fer, et j'ai pénétré dans la cour. La lune avait presque disparu sous les nuées. Il ne venait du ciel qu'une clarté blême.
Louis, rien n'est plus grand que ce qui est tombé. Cette ruine, éclairée de cette façon, vue à cette heure, avait une tristesse, une douceur et une majesté inexprimables. Je croyais sentir dans le frissonnement à peine distinct des arbres et des ronces le ne sais quoi de grave et de respectueux. Je n'entendais aucun pas, aucune voix, aucun souffle. Il n'y avait dans la cour ni ombres ni lumières; une sorte de demi-jour rêveur modérait tout, éclairait tout et voilait tout. L'enchevêtrement des brèches et des crevasses laissait arriver jusqu'aux recoins les plus obscurs de faibles rayons de lune; et dans les profondeurs noires, sous des voûtes et des corridors inaccessibles, je voyais des blancheurs se mouvoir lentement.
C'était l'heure où les façades des vieux édifices abandonnés ne sont plus des façades, mais des visages.
Je m'avançais sur le pavé inégal et montueux sans oser faire de bruit, et j'éprouvais entre les quatre murs de cette enceinte cette gêne étrange, ce sentiment indéfinissable que les anciens appelaient l'horreur des bois sacrés. Il y a une sorte de terreur insurmontable dans le sinistre mêlé au superbe.
Cependant j'ai gravi les marches vertes et humides du vieux perron sans rampe et je suis entré dans le vieux palais sans toit d'Othon-Henri. Vous allez rire peut-être; mais je vous assure que marcher la nuit dans des chambres qui ont été habitées par des hommes, dont les portes sont décorées, dont les compartiments ont encore leur signification distincte; se dire: «Voici la salle à manger, voici la chambre à coucher, voici l'alcôve, voici la cheminée,» et de sentir l'herbe sous ses pieds, et voir le ciel au-dessus de sa tête, c'est effrayant. Une chambre qui a encore la figure d'une chambre, et dont le plafond a été enlevé par une main invisible comme le couvercle d'une boîte, devient une chose lugubre et sans nom. Ce n'est plus une maison, ce n'est pas une tombe. Dans un tombeau on sent l'âme de l'homme; dans ceci on sent son ombre.
Au moment où j'allais passer du vestibule dans la salle des chevaliers, je me suis arrêté. Il y avait là un bruit singulier d'autant plus distinct, qu'un silence sépulcral remplissait le reste de la ruine. C'était une sorte de râlement faible, strident, continu, mêlé par instants d'un petit martellement sec et rapide, qui tantôt paraissait venir du fond des ténèbres, d'un point éloigné du taillis ou de l'édifice, tantôt semblait sortir de dessous mes pieds, d'entre les fentes du pavé. D'où venait ce bruit? de quel être nocturne était-ce le cri ou le frappement? je l'ignore, mais cela ressemblait au grincement d'un métier, et je ne pouvais m'empêcher de songer, en l'écoutant, à ce hideux fileur de légendes qui file la nuit dans les ruines de la corde pour les gibets.
Du reste, rien, personne, aucun être vivant. La salle était déserte comme tout le palais. J'ai heurté le pavé de ma canne, le bruit a cessé, puis a recommencé un moment après. J'ai heurté encore, il a cessé, puis il a recommencé. D'ailleurs je n'ai rien vu qu'une grande chauve-souris effrayée, que le choc de ma canne sur la dalle avait fait sortir d'une des consoles sculptées de la muraille, et qui promenait au-dessus de ma tête ce funèbre vol circulaire qui semble fait pour l'intérieur des tours effondrées.
Vous dirai-je tout? pourquoi non? n'êtes-vous pas l'homme qui comprenez tous les rêves de l'esprit? Il me semblait que je gênais quelqu'un dans cette ruine. Qui? Je l'ignore. Mais il est certain que je troublais un mystère. La nuit était là, seule; je l'avais dérangée. Tons les habitants surnaturels de cette royale masure fixaient à la fois sur moi leur prunelle vague et effarée. Les tritons, les satyres, les sirènes à double queue, l'Amour ailé qui joue depuis trois siècles avec une guirlande sur le seuil de la salle des chevaliers, les deux Victoires nues que les invalides ont mutilées, les cariatides cachées sous des arbustes de pourpre, les chimères qui tiennent des anneaux dans leurs dents, les naïades qui écoutent tomber l'eau de pierre de leur urne, avaient je ne sais quoi d'irrité et de triste; le rictus des mascarons prenait une expression étrange; une lueur faisait saillir lugubrement dans l'ombre cette sombre Isis du vestibule à laquelle les pluies qui la rongent et l'estompent ont donné le sourire indéfinissable des figures de Prudhon; deux sphinx casqués, à mamelles de femme et à oreilles de faune, paraissaient chuchoter à voix basse en me regardant, transversa tuentes; et je croyais entendre respirer les lions de la cheminée sous la broussaille où ils se sont tapis depuis que le pied du palatin pensif ne se pose plus sur leur crinière de marbre. Quelque chose d'immobile et de terrible palpitait autour de moi sur toutes ces murailles, et chaque fois que je m'approchais d'une porte ténébreuse ou d'un coin brumeux, j'y voyais vivre un regard mystérieux.
Etes-vous visionnaire comme moi? avez-vous éprouvé cela? Les statues dorment le jour, mais la nuit elles se réveillent et deviennent fantômes.
Je suis sorti du palais d'Othon et je suis rentré dans la cour, toujours poursuivi par le petit bruit bizarre que faisait un veilleur quelconque dans la salle des chevaliers.
Au moment où je venais de redescendre le perron, la lune a surgi tout à coup pure et brillante dans une large déchirure des nuages; le palais à double fronton de Frédéric IV m'est apparu subitement, magnifique, éclairé comme en plein jour, avec ses seize géants pâles et formidables; tandis qu'à ma droite la façade d'Othon, dressée toute noire sur le ciel lumineux, laissait échapper d'éblouissants rayons de lune par ses vingt-quatre fenêtres à la fois.
Je vous ai dit éclairé comme en plein jour; j'ai tort, c'était tout ensemble plus et moins. La lune dans les ruines est mieux qu'une lumière, c'est une harmonie. Elle ne cache aucun détail et elle n'exagère aucune cicatrice; elle jette un voile sur les choses brisées et ajoute je ne sais quelle auréole brumeuse à la majesté des vieux édifices. Il vaut mieux voir un palais ou un cloître écroulé la nuit que le jour. La dure clarté du soleil fatigue les ruines et importune la tristesse des statues.
A leur tour, ces ombres des empereurs et des palatins m'ont regardé; simulacra. Chose singulière, il m'avait semblé, l'instant d'auparavant, que les sirènes, les nymphes et les chimères me regardaient avec colère; il me semblait maintenant que tous ces vieux princes redoutables attachaient sur moi, chétif passant, un œil bon et hospitalier. Quelques-uns paraissaient encore plus grands sous le rayonnement fantastique de la lune. L'un d'eux, qui a été atteint et à demi renversé par une bombe, Jean-Casimir, adossé à la muraille, avec sa face blême, son nez aquilin et sa longue barbe, avait l'air de Henri IV exhumé.
Je suis sorti du palais par le jardin, et en redescendant je me suis encore arrêté un instant sur une des terrasses inférieures. Derrière moi, la ruine, cachant la lune, faisait à mi-côte un gros buisson d'ombre d'où jaillissaient dans toutes les directions à la fois de longues lignes sombres et lumineuses rayant le fond vague et vaporeux du paysage. Au-dessous de moi gisait Heidelberg assoupie, étendue au fond de la vallée le long de la montagne, toutes lumières éteintes, toutes portes fermées; sous Heidelberg j'entendais passer le Neckar, qui semblait parler à demi-voix à la colline et à la plaine; et les pensées qui m'avaient rempli toute la soirée, le néant de l'homme dans le passé, l'infirmité de l'homme dans le présent, la grandeur de la nature et l'éternité de Dieu, me revenaient toutes ensemble, comme représentées par une triple figure, tandis que je descendais à pas lents dans les ténèbres, entre cette rivière toujours éveillée et vivante, cette ville endormie et ce palais mort.
POST-SCRIPTUM
Carlsrühe, novembre.
Cher Louis, voilà cette lettre interminable finie. Louez Dieu et pardonnez-moi. Ne lisez pas l'in-folio que je vous envoie, mais venez voir Heidelberg.
Je viens de faire une magnifique tournée dans la Berg-Strasse. J'ai eu de la boue et de la neige, mais vous savez que je suis un peu montagnard. J'ai seulement beaucoup souffert, non du froid, mais des poêles. Figurez-vous que, depuis que je suis en Allemagne, je n'ai pas encore pu réussir à me procurer un feu de cheminée, un tison allumé, un fagot flambant. Ils n'ont que d'affreux poêles dont tes tuyaux se tordent dans les chambres comme des serpents. Il sort de là une vilaine chaleur traître qui vous fait bouillir la tête et vous glace les pieds. Ici on ne se chauffe pas, on s'asphyxie.
A ce petit inconvénient près, – l'asphyxie soir et matin, – le pays est vraiment admirable. Il pleut toute la nuit; j'entends, tout en dormant, les averses faire rage contre mes vitres; je m'attends à d'horribles journées mouillées; mais, je ne sais comment cela se fait, le matin les nuées se déchirent, les brumes s'envolent, et je vois les plus belles choses du monde.
Nocte pluit tota, redeunt spectacula mane.
Adieu, cher ami. A bientôt. Dans quelques semaines je serrerai votre bonne main. Aimez-moi.
LETTRE XXIX
STRASBOURG
Ce qu'on voit d'une fenêtre de la Maison-Rouge. – Parallèle entre le postillon badois et le postillon français, où l'auteur ne se montre pas aveuglé par l'amour-propre national. – Une nuit horrible. – Nouvelle manière d'être tiré à quatre chevaux. – Description complète et détaillée de la ville de Sézanne. – Peinture approfondie et minutieuse de Phalsbourg. – Vitry-sur-Marne. – Bar-le-Duc. – L'auteur fait des platitudes aux naïades. – Tout être a l'odeur de ce qu'il mange. – Théorie de l'architecture et du climat. – Haute statistique à propos des confitures de Bar. – L'auteur songe à une chose qui faisait la joie d'un enfant. – Paysages. – Ligny. – Toul. – La cathédrale. – L'auteur dit son fait à la cathédrale d'Orléans. – Nancy. – Croquis galant de la place de l'Hôtel-de-Ville. – Théorie et apologie du rococo. – Réveil en malle-poste au point du jour. – Vision magnifique. – La côte de Saverne. – Paragraphe qui commence dans le ciel et qui finit dans un plat à barbe. – Les paysans. – Les routiers. – Wasselonne. – La route tourne. – Apparition du Munster.
Strasbourg, août.
Me voilà à Strasbourg, mon ami. J'ai ma fenêtre ouverte sur la place d'Armes. J'ai à ma droite un bouquet d'arbres, à ma gauche le Munster, dont les cloches sonnent à toute volée en ce moment; devant moi, au fond de la place, une maison du seizième siècle, fort belle, quoique badigeonnée en jaune avec contrevents verts; derrière cette maison, les hauts pignons d'une vieille nef, où est la bibliothèque de la ville; au milieu de la place, une baraque en bois d'où sortira, dit-on, un monument pour Kléber; tout autour, un cordon de vieux toits assez pittoresques; à quelques pas de ma fenêtre, une lanterne-potence, au pied de laquelle baragouinent quelques gamins allemands, blonds et ventrus. De temps en temps, une svelte chaise de poste anglaise, calèche ou landau, s'arrête devant la porte de la Maison-Rouge, – que j'habite, – avec son postillon badois. Le postillon badois est charmant; il a une veste jaune vif, un chapeau noir verni à large galon d'argent, et porte en bandoulière un petit cor de chasse avec une énorme touffe de glands rouges au milieu du dos. Nos postillons, à nous, sont hideux; le postillon de Longjumeau est un mythe; une vieille blouse crottée avec un affreux bonnet de coton, voilà le postillon français. Maintenant, sur le tout, postillon badois, chaise de poste, gamins allemands, vieilles maisons, arbres, baraques et clocher, posez un joli ciel mêlé de bleu et de nuages, et vous aurez une idée du tableau.
J'ai eu, du reste, peu d'aventures; j'ai passé deux nuits en malle-poste, ce qui m'a laissé une haute idée de la solidité de notre machine humaine. C'est une horrible chose qu'une nuit en malle-poste. Au moment du départ, tout va bien, le postillon fait claquer son fouet, les grelots des chevaux babillent joyeusement, on se sent dans une situation étrange et douce, le mouvement de la voiture donne à l'esprit de la gaieté et le crépuscule de la mélancolie. Peu à peu la nuit tombe, la conversation des voisins languit, on sent ses paupières s'alourdir, les lanternes de la malle s'allument, elle relaye, puis repart comme le vent, il fait tout à fait nuit, on s'endort, c'est précisément ce moment-là que la route choisit pour devenir affreuse; les bosses et les fondrières s'enchevêtrent; la malle se met à danser. Ce n'est plus une route, c'est une chaîne de montagnes avec ses lacs et ses crêtes, qui doit faire des horizons magnifiques aux fourmis. Alors deux mouvements contraires s'emparent de la voiture et la secouent avec rage comme deux énormes mains qui l'auraient empoignée en passant: un mouvement d'avant en arrière et d'arrière en avant, et un mouvement de gauche à droite et de droite à gauche, – le tangage et le roulis. Il résulte de cette heureuse complication que toute secousse se multiplie par elle-même à la hauteur des essieux, et qu'elle monte à la troisième puissance dans l'intérieur de la voiture; si bien qu'un caillou gros comme le poing vous fait cogner huit fois de suite la tête au même endroit, comme s'il s'agissait d'y enfoncer un clou. C'est charmant. A dater de ce moment-là, on n'est plus dans une voiture, on est dans un tourbillon. Il semble que la malle soit entrée en fureur. La confortable malle inventée par M. Conte se métamorphose en une abominable patache, le fauteuil-Voltaire n'est plus qu'un infâme tape-cul. On saute, on danse, on rebondit, on rejaillit contre son voisin, – tout en dormant. Car c'est là le beau de la chose, on dort. Le sommeil vous tient d'un côté, l'infernale voiture de l'autre. De là un cauchemar sans pareil. Rien n'est comparable aux rêves d'un sommeil cahoté. On dort et l'on ne dort pas, on est tout à la fois dans la réalité et dans la chimère. C'est le rêve amphibie. De temps en temps on entr'ouvre la paupière. Tout a un aspect difforme, surtout s'il pleut, comme il faisait l'autre nuit. Le ciel est noir, ou plutôt il n'y a pas de ciel, il semble qu'on aille éperdument à travers un gouffre; les lanternes de la voiture jettent une lueur blafarde qui rend monstrueuse la croupe des chevaux; par intervalles, de farouches tignasses d'ormeaux apparaissent brusquement dans la clarté, et s'évanouissent; les flaques d'eau petillent et frémissent sous la pluie comme une friture dans la poêle; les buissons prennent des airs accroupis et hostiles; les tas de pierres ont des tournures de cadavres gisants; on regarde vaguement; les arbres de la plaine ne sont plus des arbres, ce sont des géants hideux qu'on croit voir s'avancer lentement vers le bord de la route; tout vieux mur ressemble à une énorme mâchoire édentée. Tout à coup un spectre passe en étendant les bras. Le jour, ce serait tout bonnement le poteau du chemin, et il vous dirait honnêtement: Route de Coulommiers à Sézanne. La nuit, c'est une larve horrible qui semble jeter une malédiction au voyageur. Et puis, je ne sais pourquoi on a l'esprit plein d'images de serpents; c'est à croire que des couleuvres vous rampent dans le cerveau; la ronce siffle au bord du talus comme une poignée d'aspics; le fouet du postillon est une vipère volante qui suit la voiture et cherche à vous mordre à travers la vitre; au loin, dans la brume, la ligne des collines ondule comme le ventre d'un boa qui digère, et prend dans les grossissements du sommeil la figure d'un dragon prodigieux qui entourerait l'horizon. Le vent râle comme un cyclope fatigué, et vous fait rêver à quelque ouvrier effrayant qui travaille avec douleur dans les ténèbres. – Tout vit dans cette vie affreuse que les nuits d'orage donnent aux choses.
Les villes qu'on traverse se mettent aussi à danser, les rues montent et descendent perpendiculairement, les maisons se penchent pêle-mêle sur la voiture, et quelques-unes y regardent avec des yeux de braise. Ce sont celles qui ont encore des fenêtres éclairées.
Vers cinq heures du matin, on se croit brisé; le soleil se lève, on n'y pense plus.
Voilà ce que c'est qu'une nuit en malle-poste, et je vous parle ici des nouvelles malles, qui sont d'ailleurs d'excellentes voitures le jour, quand la route est bonne, – ce qui est rare en France.
Vous pensez bien, cher ami, qu'il me serait difficile de vous donner idée d'un pays parcouru de cette manière. J'ai traversé Sézanne, et voici ce qui m'en reste: une longue rue délabrée, des maisons basses, une place avec une fontaine, une boutique ouverte où un homme éclairé d'une chandelle rabote une planche. J'ai traversé Phalsbourg, et voici ce que j'en ai gardé: un bruit de chaînes et de ponts-levis, des soldats regardant avec des lanternes, et de noires portes fortifiées sous lesquelles s'engouffrait la voiture.
De Vitry-sur-Marne à Nancy, j'ai voyagé au jour. Je n'ai rien vu de bien remarquable. Il est vrai que la malle-poste ne laisse rien voir.
Vitry-sur-Marne est une place de guerre rococo. Saint-Dizier est une longue et large rue bordée çà et là de belles maisons Louis XV en pierres de taille. Bar-le-Duc est assez pittoresque; une jolie rivière y passe. Je suppose que c'est l'Ornain; mais je n'affirme rien en fait de rivière, depuis qu'il m'est arrivé de soulever toute la Bretagne pour avoir confondu la Vilaine avec le Couasnon. Les naïades sont susceptibles, et je ne me soucie pas de me colleter avec des fleuves aux cheveux verts. Mettez donc que je n'ai rien dit.
A propos, j'ai fait tout ce voyage accosté d'un brave notaire de province qui a son officine dans je ne sais plus quelle petite ville du Midi et qui va passer ses vacances à Bade, parce que, dit-il, tout le monde va à Bade. Aucune conversation possible, bien entendu. Ce digne tabellion sent le papier timbré comme le lapin de clapier sent le chou.
Du reste, comme le voyage rend causeur, j'ai essayé de l'entamer de cent façons, pour voir si je le trouverais mangeable, comme parle Diderot. Je l'ai ébréché de tous les côtés, mais je n'ai rien pu casser qui ne fût stupide. Il y a beaucoup de gens comme cela. J'étais comme ces enfants qui veulent à toute force mordre dans un faux bonbon; ils cherchent du sucre, ils trouvent du plâtre.
La ville de Bar est dominée par un immense coteau vignoble qui est tout vert en août et qui, au moment où j'y passais, s'appuyait sur un ciel tout bleu. Rien de cru dans ce bleu et dans ce vert, qu'enveloppait chaudement un rayon de soleil. Aux environs de Bar-le-Duc, la mode est que les maisons de quelque prétention aient, au lieu de porte bâtarde, un petit porche en pierre de taille, à plafond carré, élevé sur perron. C'est assez joli. Vous savez que j'aime à noter les originalités des architectures locales, je vous ai dit cela cent fois, quand l'architecture est naturelle et non frelatée par les architectes. Le climat s'écrit dans l'architecture. Pointu, un toit prouve la pluie; plat, le soleil; chargé de pierres, le vent.
Du reste, je n'ai rien remarqué à Bar-le-Duc, si ce n'est que le courrier de la malle y a commandé quatre cents pots de confitures pour sa vente de l'année, et qu'au moment où je sortais de la ville il y entrait un vieux cheval éclopé, qui s'en allait sans doute chez l'équarrisseur. Vous souvient-il de ce fameux saval de notre douce enfant, de notre chère petite D… lequel est resté si longtemps exposé à tous les ouragans et fondant sous toutes les pluies dans un coin du balcon de la Place-Royale, avec un nez en papier gris, ni oreilles ni queue, et plus rien que trois roulettes? c'est mon pauvre cheval de Bar-le-Duc.
De Vitry à Saint-Dizier, le paysage est médiocre. Ce sont de grosses croupes à blé, tondues, rousses, d'un aspect maussade en cette saison. Plus de laboureurs, plus de moissonneurs, plus de glaneuses marchant pieds nus, tête baissée, avec une maigre gerbe sous le bras. Tout est désert. De temps en temps un chasseur et un chien d'arrêt, immobiles au haut d'une colline, se dessinent en silhouette sur le clair du ciel.
On ne voit pas les villages; ils sont blottis entre les collines, dans de petites vallées vertes au fond desquelles coule presque toujours un petit ruisseau. Par instants on aperçoit le bout d'un clocher.
Une fois ce bout de clocher m'a présenté un aspect singulier. La colline était verte; c'était du gazon. Au-dessus de cette colline on ne voyait absolument rien que le chapeau d'étain d'une tour d'église, lequel semblait posé exactement sur le haut du coteau. Ce chapeau était de forme flamande. (En Flandre, dans les églises de village, le clocher a la forme de la cloche.) Vous voyez cela d'ici: un immense tapis vert sur lequel on eût dit que Gargantua avait oublié sa sonnette.
Après Saint-Dizier, la route est agréable. Une fraîche chevelure d'arbres se répand de tous les côtés, les vallons se creusent, les collines s'efflanquent et prennent par moments un faux air de montagnes. Ce qui aide à l'illusion, c'est que parfois, et malgré le joli aspect, la terre est maigre, le haut des collines est malade et pelé. On sent que la terre n'a pas la force de pousser sa séve jusque-là. Cela ne grandit les collines qu'en apparence, mais enfin cela les grandit.
Une jolie ville, c'est Ligny. Trois ou quatre collines en se rencontrant ont fait une vallée en étoile. Les maisons de Ligny sont toutes entassées au fond de cette vallée, comme si elles avaient glissé du haut des collines. Cela fait une petite ville ravissante à voir; et puis il y a une jolie rivière et deux belles tours en ruine. Ces collines sont charmantes, elles ont l'obligeance de forcer la malle-poste à monter au pas, si bien que j'ai pu descendre, suivre la voiture à pied et voir la ville.
J'ai des doutes à l'endroit de la cathédrale de Toul. Je la soupçonne d'avoir quelque affinité avec la cathédrale d'Orléans, cette odieuse église qui de loin vous fait tant de promesses, et qui de près n'en tient aucune. Cependant j'ai moins mauvaise idée de l'église de Toul; il est vrai que je ne l'ai pas vue de près. Toul est dans une vallée, la malle y descend au galop, le soleil se couchait, il jetait un admirable rayon horizontal sur la façade de la cathédrale; l'édifice a un aspect de vétusté singulière, il a de la masse, c'était très-beau. En approchant, j'ai cru voir qu'il y avait au moins autant de délabrement que de vieillesse, que les tours étaient octogones, ce qui m'a déplu, et qu'elles étaient surmontées d'une balustrade pareille au couronnement des tours d'Orléans, ce qui m'a choqué. Cependant je ne condamne pas la cathédrale de Toul. Vue par l'abside, elle est assez belle. Au moment où nous passions le pont de Toul, mon compagnon de voyage m'a demandé si la maison de Lorraine n'était pas la même chose que la maison de Médicis.
Nancy, comme Toul, est dans une vallée, mais dans une belle, large et opulente vallée. La ville a peu d'aspect; les clochers de la cathédrale sont des poivrières pompadour. Cependant je me suis réconcilié avec Nancy, d'abord parce que j'y ai dîné, et j'avais grand'faim; ensuite parce que la place de l'Hôtel-de-Ville est une des places rococo les plus jolies, les plus gaies et les plus complètes que j'aie vues. C'est une décoration fort bien faite et merveilleusement ajustée, avec toutes sortes de choses qui sont bien ensemble et qui s'entr'aident pour l'effet: des fontaines en rocaille, des bosquets d'arbres taillés et façonnés, des grilles de fer épaisses, dorées et ouvragées, une statue du roi Stanislas, un arc de triomphe d'un style tourmenté et amusant, des façades nobles, élégantes, bien liées entre elles et disposées selon des angles intelligents. Le pavé lui-même, fait de cailloux pointus, est à compartiments comme une mosaïque. C'est une place marquise.
J'ai vraiment regretté que le temps me manquât pour voir en détail et à mon aise cette ville toute dans le style de Louis XV. L'architecture du dix-huitième siècle, quand elle est riche, finit par racheter son mauvais goût. Sa fantaisie végète et s'épanouit au sommet des édifices en buissons de fleurs si extravagantes et si touffues, que toute colère s'en va et qu'on s'y acoquine. Dans les climats chauds, à Lisbonne, par exemple, qui est aussi une ville rococo, il semble que le soleil ait agi sur cette végétation de pierre comme sur l'autre végétation. On dirait qu'une séve a circulé dans le granit; elle s'y est gonflée, s'y est fait jour et jette de toutes parts de prodigieuses branches d'arabesques qui se dressent enflées vers le ciel. Sur les couvents, sur les palais, sur les églises, l'ornement jaillit de partout, à tout propos, avec ou sans prétexte. Il n'y a pas à Lisbonne un seul fronton dont la ligne soit restée tranquille.
Ce qui est remarquable, et ce qui achève d'assimiler l'architecture du dix-huitième siècle à une végétation, j'en faisais encore l'observation à Nancy en côtoyant la cathédrale, c'est que, de même que le tronc des arbres est noir et triste, la partie inférieure des édifices pompadour est nue, morose, lourde et lugubre. Le rococo a de vilains pieds.
J'arrivais à Nancy dimanche à sept heures du soir; à huit heures la malle repartait. Cette nuit a été moins mauvaise que la première. Etais-je plus fatigué? la route était-elle meilleure? Le fait est que je me suis cramponné aux brassières de la voiture et que j'ai dormi. C'est ainsi que j'ai vu Phalsbourg.
Vers quatre heures du matin, je me suis réveillé. Un vent frais me frappait le visage, la voiture, lancée au grand galop, penchait en avant, nous descendions la fameuse côte de Saverne.
C'est là une des belles impressions de ma vie. La pluie avait cessé, les brumes se dispersaient aux quatre vents, le croissant traversait rapidement les nuées et par moments voguait librement dans un trapèze d'azur comme une barque dans un petit lac. Une brise, qui venait du Rhin, faisait frissonner les arbres au bord de la route. De temps en temps ils s'écartaient et me laissaient voir un abîme vague et éblouissant: au premier plan, une futaie sous laquelle se dérobait la montagne; en bas, d'immenses plaines avec des méandres d'eau reluisant comme des éclairs; au fond une ligne sombre, confuse et épaisse, – la forêt Noire, – tout un panorama magique entrevu au clair de lune. Ces spectacles inachevés ont peut-être plus de prestige encore que les autres. Ce sont des rêves qu'on touche et qu'on regarde. Je savais que j'avais sous les yeux la France, l'Allemagne et la Suisse, Strasbourg avec sa flèche, la forêt Noire avec ses montagnes, le Rhin avec ses détours; je cherchais tout, je supposais tout et je ne voyais rien. Je n'ai jamais éprouvé de sensation plus extraordinaire. Mêlez à cela l'heure, la course, les chevaux emportés par la pente, le bruit violent des roues, le frémissement des vitres abaissées, le passage fréquent des ombres des arbres, les souffles qui sortent le matin des montagnes, une sorte de murmure que faisait déjà la plaine, la beauté du ciel, et vous comprendrez ce que je sentais. Le jour, cette vallée émerveille; la nuit, elle fascine.