Kitabı oku: «Le Rhin, Tome III», sayfa 11
La descente se fait en un quart d'heure. Elle a cinq quarts de lieue. – Une demi-heure plus tard, c'était le crépuscule; l'aube à ma gauche étamait le bas du ciel, un groupe de maisons blanches couvertes de tuiles noires se découpait au sommet d'une colline, le véritable azur du jour commençait à déborder l'horizon, quelques paysans passaient déjà allant à leurs vignes, une lumière claire, froide et violette luttait avec la lueur cendrée de la lune, les constellations pâlissaient, deux des pléiades avaient disparu, les trois chevaux du Chariot descendaient rapidement vers leur écurie aux portes bleues, il faisait froid, j'étais gelé, il a fallu lever les vitres. Un moment après le soleil se levait, et la première chose qu'il me montrait, c'était un notaire de village faisant sa barbe à sa fenêtre, le nez dans un miroir cassé, sous un rideau de calicot rouge.
Une lieue plus loin, les paysans devenaient pittoresques, les rouliers devenaient magnifiques; j'ai compté à l'un d'eux treize mulets attelés de chaînes largement espacées. On sentait l'approche de Strasbourg, la vieille ville allemande.
Tout en galopant nous traversions Wasselonne, long boyau de maisons étranglé dans la dernière gorge des Vosges du côté de Strasbourg. Là, je n'ai pu qu'entrevoir une singulière façade d'église surmontée de trois clochers ronds et pointus, juxtaposés, que le mouvement de la voiture a brusquement apportée devant ma vitre et tout de suite remportée en la cahotant comme une décoration de théâtre.
Tout à coup, à un tournant de la route, une brume s'est enlevée, et j'ai aperçu le Munster. Il était six heures du matin. L'énorme cathédrale, le sommet le plus haut qu'ait bâti la main de l'homme après la grande pyramide, se dessinait nettement sur un fond de montagnes sombres d'une forme magnifique, dans lesquelles le soleil baignait çà et là de larges vallées. L'œuvre de Dieu faite pour les hommes, l'œuvre des hommes faite pour Dieu, la montagne et la cathédrale, luttaient de grandeur.
Je n'ai jamais rien vu de plus imposant.
LETTRE XXX
STRASBOURG
La cathédrale. – La façade. – L'abside. – L'auteur s'exprime avec une extrême réserve sur le compte de Son Eminence monseigneur le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg. – Les vitraux. – La chaire. – Les fonts baptismaux. – Deux tombeaux. – Quelques âneries à propos d'un Anglais. – Le bras gauche de la croix. – Le bras droit. – Le suisse mal venu et mal mené. – Le Munster. – Qui l'auteur rencontre en y montant. – L'auteur sur le Munster. – Strasbourg à vol d'oiseau. – Panorama. – Statues des deux architectes du clocher de Strasbourg. – Saint-Thomas. Le tombeau du maréchal de Saxe. – Autres tombeaux. – Au-dessus du prêtre, le curé; au-dessus du curé, l'évêque; au-dessus de l'évêque, le cardinal; au-dessus du cardinal, le pape; au-dessus du pape, le sacristain. – Le gros bedeau joufflu offre à l'auteur de le conduire dans une cachette. – Un comte de Nassau et une comtesse de Nassau sous verre. – Quelle est la dernière humiliation réservée à l'homme.
Septembre.
Hier j'ai visité l'église. Le Munster est véritablement une merveille. Les portails de l'église sont beaux, particulièrement le portail roman; il y a sur la façade de très-superbes figures à cheval, la rosace est noble et bien coupée, toute la face de l'église est un poëme savamment composé. Mais le véritable triomphe de cette cathédrale, c'est la flèche. C'est une vraie tiare de pierre avec sa couronne et sa croix. C'est le prodige du gigantesque et du délicat. J'ai vu Chartres, j'ai vu Anvers, il me fallait Strasbourg.
L'église n'a pas été terminée. L'abside, misérablement tronquée, a été arrangée au goût du cardinal de Rohan, cet imbécile, l'homme du collier. Elle est hideuse. Le vitrail qu'on y a adapté a un dessin de tapis courant. C'est ignoble. Les autres vitraux sont beaux, excepté quelques verrières refaites, notamment celle de la grande rose. Toute l'église est honteusement badigeonnée; quelques parties de sculpture ont été restaurées avec quelque goût. Cette cathédrale a été touchée par toutes mains. La chaire est un petit édifice du quinzième siècle, gothique fleuri, d'un dessin et d'un style ravissants. Malheureusement on l'a dorée d'une façon stupide. Les fonts baptismaux sont de la même époque et supérieurement restaurés. C'est un vase entouré d'une broussaille de sculpture la plus merveilleuse du monde. A côté, dans une chapelle sombre, il y a deux tombeaux. L'un, celui d'un évêque du temps de Louis V, est cette pensée redoutable que l'art gothique a exprimée sous toutes les formes: un lit sous lequel est un tombeau, le sommeil superposé à la mort, l'homme au cadavre, la mort à l'éternité. Le sépulcre a deux étages. L'évêque, dans ses habits pontificaux et mitre en tête, est couché dans son lit, sous un dais; il dort. Au-dessous, dans l'ombre, sous les pieds du lit, on entrevoit une énorme pierre dans laquelle sont scellés deux énormes anneaux de fer; c'est le couvercle du tombeau. On n'en voit pas davantage. Les architectes du seizième siècle montraient le cadavre (vous vous souvenez des tombeaux de Brou), ceux du quatorzième le cachaient; c'est encore plus effrayant. Rien de plus sinistre que ces deux anneaux.
Au plus profond de ma rêverie, j'ai été distrait par un Anglais qui faisait des questions sur l'affaire du collier et sur madame de Lamotte, croyant voir là le tombeau du cardinal de Rohan. Dans tout autre lieu je n'aurais pu m'empêcher de rire. Après tout, j'aurais eu tort. Qui n'a pas son coin d'ignorance grossière? Je connais et vous connaissez comme moi un savant médecin qui dit poudre DENTIFRICE, ce qui prouve qu'il ne sait ni le latin ni le français. Je ne sais plus quel avocat, adversaire de la propriété littéraire à la Chambre des députés, dit: monsieur Réaumur, monsieur Fahrenheit, monsieur Centigrade. Un philosophe infaillible, notre contemporain, a imaginé le prétérit recollexit. Raulin, très-docte recteur de l'Université de Paris au quinzième siècle, s'indignait que les écoliers écrivissent: mater tuus, pater tua, et il disait: Marmouseti. Le barbarisme faisait la morale au solécisme.
Je reviens à ma cathédrale. Le tombeau dont je viens de vous parler est dans le bras gauche de la croix. Dans le bras droit il y a une chapelle qu'un échafaudage m'a empêché de voir. A côté de cette chapelle court une balustrade du quinzième siècle appliquée sur le mur. Une figure peinte et sculptée s'appuie sur cette balustrade, et semble admirer un pilier entouré de statues superposées qui est vis-à-vis d'elle, et qui est d'un effet merveilleux. La tradition veut que cette figure représente le premier architecte du Munster, Herwyn de Steinbach.
Les statues me disent beaucoup de choses; aussi j'ai toujours la manie de les questionner, et, quand j'en rencontre une qui me plaît, je reste longtemps avec elle. J'étais donc tête à tête avec le grand Herwyn et profondément pensif depuis plus d'une grosse heure, lorsqu'un bélître est venu me déranger. C'était le suisse de l'église, qui, pour gagner trente sous, m'offrait de m'expliquer sa cathédrale. Figurez-vous un horrible suisse, mi-parti d'Allemand et d'Alsacien, et me proposant ses explications: —Monsir, fous afre pas fu lé champelle?– J'ai congédié assez durement ce marchand de baragouin.
Je n'ai pu voir l'horloge astronomique qui est dans la nef, et qui est un charmant petit édifice fantastique du seizième siècle. On est en train de la restaurer et elle est recouverte d'une chemise en planches.
L'église vue, je suis monté sur le clocher. Vous connaissez mon goût pour le voyage perpendiculaire. Je n'aurais eu garde de manquer la plus haute flèche du monde. Le Munster de Strasbourg a près de cinq cents pieds de haut. Il est de la famille des clochers accostés d'escaliers à jour. C'est une chose admirable de circuler dans cette monstrueuse masse de pierre toute pénétrée d'air et de lumière, évidée comme un joujou de Dieppe, lanterne aussi bien que pyramide, qui vibre et qui palpite à tous les souffles du vent. Je suis monté jusqu'au haut des escaliers verticaux. J'ai rencontré en montant un visiteur qui descendait tout pâle et tout tremblant, à demi porté par son guide. Il n'y a pourtant aucun danger. Le danger pourrait commencer au point où je me suis arrêté, à la naissance de la flèche proprement dite. Quatre escaliers à jour en spirale, correspondant aux quatre tourelles verticales, enroulés dans un enchevêtrement délicat de pierre amenuisée et ouvragée, s'appuie sur la flèche, dont ils suivent l'angle, et rampent jusqu'à ce qu'on appelle la couronne, à environ trente pieds de distance de la lanterne surmontée d'une croix qui fait le sommet du clocher. Les marches de ces escaliers sont très-hautes et très-étroites, et vont se rétrécissant à mesure qu'on monte. Si bien qu'en haut elles ont à peine la saillie du talon. Il faut gravir ainsi une centaine de pieds, et l'on est à quatre cents pieds du pavé. Point de garde-fous, ou si peu, qu'il n'est pas la peine d'en parler. L'entrée de cet escalier est fermée par une grille de fer. On n'ouvre cette grille que sur une permission spéciale du maire de Strasbourg, et l'on ne peut monter qu'accompagné de deux ouvriers couvreurs, qui vous nouent autour du corps une corde dont ils attachent le bout de distance en distance, à mesure que vous montez, aux barres de fer qui relient les meneaux. Il y a huit jours trois femmes, trois Allemandes, une mère et ses deux filles, ont fait cette ascension. Du reste personne, excepté les couvreurs qui ont à restaurer le clocher, ne monte jusqu'à la lanterne. Là, il n'y a plus d'escalier, mais de simples barres de fer disposées en échelons.
D'où j'étais, la vue est admirable. On a Strasbourg sous ses pieds, vieille ville à pignons dentelés et à grands toits chargés de lucarnes, coupée de tours et d'églises aussi pittoresque qu'aucune ville de Flandre. L'Ill et le Rhône, deux jolies rivières, égayent ce sombre amas d'édifices de leurs flaques d'eau claires et vertes. Tout autour des murailles s'étend à perte de vue une immense campagne pleine d'arbres et semée de villages. Le Rhin, qui s'approche à une lieue de la ville, court dans cette campagne en se tordant sur lui-même. En faisant le tour du clocher, on voit trois chaînes de montagnes, les croupes de la forêt Noire au nord, les Vosges à l'ouest, au midi les Alpes.
On est si haut que le paysage n'est plus un paysage; c'est, comme ce que je voyais sur la montagne de Heidelberg, une carte de géographie, mais une carte de géographie vivante, avec des brumes, des fumées, des ombres et des lueurs, des frémissements d'eaux et de feuilles, des nuées, des pluies et des rayons de soleil.
Le soleil fait volontiers fête à ceux qui sont sur de grands sommets. Au moment où j'étais sur le Munster, il a tout à coup dérangé les nuages dont le ciel avait été couvert toute la journée, et il a mis le feu à toutes les fumées de la ville, à toutes les vapeurs de la plaine, tout en versant une pluie d'or sur Saverne, dont je revoyais la côte magnifique à douze lieues au fond de l'horizon à travers une gaze resplendissante. Derrière moi un gros nuage pleuvait sur le Rhin; à mes pieds la ville jasait doucement, et ses paroles m'arrivaient à travers des bouffées de vent; les cloches de cent villages sonnaient; des pucerons roux et blancs, qui étaient un troupeau de bœufs, mugissaient dans une prairie à droite; d'autres pucerons bleus et rouges, qui étaient des canonniers, faisaient l'exercice à feu dans le polygone à gauche; un scarabée noir, qui était une diligence, courait sur la route de Metz; et au nord, sur la croupe d'une colline, le château du grand-duc de Bade brillait dans une flaque de lumière comme une pierre précieuse. Moi, j'allais d'une tourelle à l'autre, regardant ainsi tour à tour la France, la Suisse et l'Allemagne dans un seul rayon de soleil.
Chaque tourelle fait face à une nation différente.
En redescendant, je me suis arrêté quelques instants à l'une des portes hautes de la tourelle-escalier. Des deux côtés de cette porte sont les figures en pierre des deux architectes du Munster. Ces deux grands poëtes sont représentés accroupis, le dos et la face renversés en arrière, comme s'ils s'émerveillaient de la hauteur de leur œuvre. Je me suis mis à faire comme eux, et je suis resté aussi statue qu'eux-mêmes pendant plusieurs minutes. Sur la plate-forme, on m'a fait écrire mon nom dans un livre; après quoi je m'en suis allé. Les cloches et l'horloge n'offrent aucun intérêt.
Du Munster je suis allé à Saint-Thomas, qui est la plus ancienne église de la ville, et où est le tombeau du maréchal de Saxe. Ce tombeau est à Strasbourg ce que l'Assomption de Bridan est à Chartres, une chose fort célèbre, fort vantée et fort médiocre. C'est une grande machine d'opéra en marbre, dans le maigre style de Pigalle, et sur laquelle Louis XV se vante en style lapidaire d'être l'auteur et le guide —auctor et dux– des victoires du maréchal de Saxe. On vous ouvre une armoire dans laquelle il y a une tête à perruque en plâtre; c'est le buste de Pigalle. – Heureusement il y a autre chose à voir à Saint-Thomas: d'abord l'église elle-même, qui est romane, et dont les clochers trapus et sombres ont un grand caractère; puis les vitraux, qui sont beaux, quoiqu'on les ait stupidement blanchis dans leur partie inférieure; puis les tombeaux et les sarcophages, qui abondent dans cette église. L'un de ces tombeaux est du quatorzième siècle; c'est une lame de pierre incrustée droite dans le mur, sur laquelle est sculpté un chevalier allemand de la plus superbe tournure. Le cœur du chevalier, dans une boîte en vermeil, avait été déposé dans un petit trou carré creusé au ventre de la figure. En 93, des Brutus locaux, par haine des chevaliers et par amour des boîtes en vermeil, ont arraché le cœur à la statue. Il ne reste plus que le trou carré parfaitement vide. Sur une autre lame de pierre est sculpté un colonel polonais, casque et panache en tête, dans cette belle armure que les gens de guerre portaient encore au dix-septième siècle. On croit que c'est un chevalier; point, c'est un colonel. Il y a en outre deux merveilleux sarcophages en pierre; l'un, qui est gigantesque et tout chargé de blasons dans le style opulent du seizième siècle, est le cercueil d'un gentilhomme danois qui dort, je ne sais pourquoi, dans cette église; l'autre, plus curieux encore, sinon plus beau, est caché dans une armoire, comme le buste de Pigalle. Règle générale: les sacristains cachent tout ce qu'ils peuvent cacher parce qu'ils se font payer pour laisser voir. De cette façon on fait suer des pièces de cinquante centimes à de pauvres sarcophages de granit qui n'en peuvent mais. Celui-ci est du neuvième siècle; grande rareté. C'est le cercueil d'un évêque qui ne devait pas avoir plus de quatre pieds de haut, à en juger par son étui. Magnifique sarcophage du reste, couvert de sculptures byzantines, figures et fleurs, et porté par trois lions de pierre, un sous la tête, deux sous les pieds. Comme il est dans une armoire adossée au mur, on n'en peut voir qu'une face. Cela est fâcheux pour l'art; il vaudrait mieux que le cercueil fût en plein air dans une chapelle. L'église, le sarcophage et le voyageur y gagneraient; mais que deviendrait le sacristain? Les sacristains avant tout; c'est la règle des églises.
Il va sans dire que la nef romane de Saint-Thomas est badigeonnée en jaune vif.
J'allais sortir, quand mon sacristain protestant, gros suisse ronge et joufflu, d'une trentaine d'années, m'a arrêté par le bras: «Voulez-vous voir des momies? – J'accepte.» Autre cachette, autre serrure. J'entre dans un caveau. Ces momies n'ont rien d'égyptien. C'est un comte de Nassau et sa fille qu'on a trouvés embaumés en fouillant les caves de l'église, et qu'on a mis dans ce coin sous verre. Ces deux pauvres morts dorment là au grand jour, couchés dans leurs cercueils, dont on a enlevé le couvercle. Le cercueil du comte de Nassau est orné d'armoiries peintes. Le vieux prince est vêtu d'un costume simple coupé à la mode de Henri IV. Il a de grands gants de peau jaune, des souliers noirs à hauts talons, un collet de guipure et un bonnet de linge bordé de dentelle. Le visage est de couleur bistre. Les yeux sont fermés. On voit encore quelques poils de la moustache. Sa fille porte le splendide costume d'Elisabeth. La tête a perdu forme humaine; c'est une tête de mort; il n'y a plus de cheveux; un bouquet de rubans roses est seul resté sur le crâne nu. La morte a un collier au cou, des bagues aux mains, des mules aux pieds, une foule de rubans, de bijoux et de dentelles sur les manches, et une petite croix de chanoinesse richement émaillée sur la poitrine. Elle croise ses petites mains grises et décharnées et elle dort sur un lit de linge comme les enfants en font pour leurs poupées. Il m'a semblé en effet voir la hideuse poupée de la Mort. On recommande de ne pas remuer le cercueil. Si l'on touchait à ce qui a été la princesse de Nassau, cela tomberait en poussière.
En me retournant pour voir le comte, j'ai été frappé de je ne sais quelle couche luisante beurrée sur son visage. Le sacristain, – toujours le sacristain, – m'a expliqué qu'il y a huit ans, lorsqu'on avait trouvé cette momie, on avait cru devoir la vernir. Que dites-vous de cela? A quoi bon avoir été comte de Nassau pour être, deux cents ans après sa mort, verni par des badigeonneurs français? La Bible avait promis au cadavre de l'homme toutes les métamorphoses, toutes les humiliations, toutes les destinées, excepté celle-ci. Elle avait dit: «Les vivants te disperseront comme la poussière, te fouleront aux pieds comme la boue, te brûleront comme le fumier;» mais elle n'avait pas dit: Ils finiront par te cirer comme une paire de bottes!
LETTRE XXXI
FREIBURG EN BRISGAW
Profil pittoresque d'une malle-poste badoise. – Quelle clarté les lanternes de cette malle jettent sur le pays de M. de Bade. – Encore un réveil au point du jour. – L'auteur est outré des insolences d'un petit nain gros comme une noix qui s'entend avec un écrou mal graissé pour se moquer de lui. – Ciel du matin. – Vénus. – Ce qui se dresse tout à coup sur le ciel. – Entrée à Freiburg. – Commencement d'une aventure étrange. – Le voyageur, n'ayant plus le sou et ne sachant que devenir, regarde une fontaine. – Suite de l'aventure étrange. – Mystères de la maison où il y avait une lanterne allumée. – Les spectres à table. – Le voyageur se livre à divers exorcismes. – Il a la bonne idée de prononcer un mot magique. – Effets de ce mot. – La fille pâle. – Dialogue effrayant et laconique du voyageur et de la fille pâle. – Dernier prodige. – Le voyageur sauvé miraculeusement rend témoignage à la grandeur de Dieu. – N'est-il pas évident que baragouiner le latin et estropier l'espagnol, c'est savoir l'allemand? – L'hôtel de la Cour de Zæhringen. – Ce que le voyageur avait fait la veille. – Histoire attendrissante de la jolie comédienne et des douaniers qui lui font payer dix-sept sous. – Le Munster de Freiburg comparé au Munster de Strasbourg. – Un peu d'archéologie. – La maison qui est près de l'église. – Parallèle sérieux et impartial au point de vue du goût, de l'art et de la science, entre les membres des conseils municipaux de France et d'Allemagne et les sauvages de la mer du Sud. – Quel est le badigeonnage qui réussit et qui prospère sur les bords du Rhin. – L'église de Freiburg. – Les verrières. – La chaire. – L'auteur bâtonne les architectes sur l'échine des marguilliers. – Tombeau du duc Bertholdus. – Si jamais ce duc se présente chez l'auteur, le portier a ordre de ne point le laisser monter. – Sarcophages. – Le chœur. – Les chapelles de l'abside. – Tombeaux des ducs de Zæhringen. – L'auteur déroge à toutes ses habitudes et ne monte pas au clocher. – Pourquoi. – Il monte plus haut. – Freiburg à vol d'oiseau. – Grand aspect de la nature. – L'autre vallée. – Quatre lignes qui sont d'un gourmand.
6 septembre.
Voici mon entrée à Freiburg: – il était prés de quatre heures du matin; j'avais roulé toute la nuit dans le coupé d'une malle-poste badoise, armoriée d'or à la tranche de gueules, et conduite par ces beaux postillons jaunes dont je vous ai parlé; tout en traversant une foule de jolis villages propres, sains, heureux, semés de jardinets épanouis autour des maisons, arrosés de petites rivières vives dont les ponts sont ornés de statues rustiques que j'entrevoyais aux lueurs de nos lanternes, j'avais causé jusqu'à onze heures du soir avec mon compagnon de coupé, jeune homme fort modeste et fort intelligent, architecte de la ville de Haguenau; puis, comme la route est bonne, comme les postes de M. de Bade vont fort doucement, je m'étais endormi. Donc, vers quatre heures du matin, le souffle gai et froid de l'aube entra par la vitre abaissée et me frappa au visage; je m'éveillai à demi, ayant déjà l'impression confuse des objets réels, et conservant encore assez du sommeil et du rêve pour suivre de l'œil un petit nain fantastique vêtu d'une chape d'or, coiffé d'une perruque rouge, haut comme mon pouce, qui dansait allègrement derrière le postillon, sur la croupe du cheval porteur, faisant force contorsions bizarres, gambadant comme un saltimbanque, parodiant toutes les postures du postillon, et esquivant le fouet avec des soubresauts comiques quand par hasard il passait près de lui. De temps en temps ce nain se retournait vers moi, et il me semblait qu'il me saluait ironiquement avec de grands éclats de rire. Il y avait dans l'avant-train de la voiture un écrou mal graissé qui chantait une chanson dont le méchant petit drôle paraissait s'amuser beaucoup. Par moments, ses espiègleries et ses insolences me mettaient presque en colère, et j'étais tenté d'avertir le postillon. Quand il y eut plus de jour dans l'air et moins de sommeil dans ma tête, je reconnus que ce nain sautant dans sa chape d'or était un petit bouton de cuivre à houppe écarlate vissé dans la croupière du cheval. Tous les mouvements du cheval se communiquaient à la croupière en s'exagérant, et faisaient prendre au bouton de cuivre mille folles attitudes. – Je me réveillai tout à fait. – Il avait plu toute la nuit, mais le vent dispersait les nuées; des brumes laineuses et diffuses salissaient çà et là le ciel comme les épluchures d'une fourrure noire; à ma droite s'étendait une vaste plaine brune à peine effleurée par le crépuscule; à ma gauche, derrière une colline sombre au sommet de laquelle se dessinaient de vives silhouettes d'arbres, l'orient bleuissait vaguement. Dans ce bleu, au-dessus des arbres, au-dessous des nuages, Vénus rayonnait. – Vous savez comme j'aime Vénus. – Je la regardais sans pouvoir en détacher mes yeux, quand tout à coup, à un tournant de la route, une immense flèche noire découpée à jour se dressa au milieu de l'horizon. Nous étions à Freiburg.
Quelques instants après, la voiture s'arrêta dans une large rue neuve et blanche, et déposa son contenu pêle-mêle, paquets, valises et voyageurs, sous une grande porte cochère éclairée d'une chétive lanterne. Mon compagnon français me salua et me quitta. Je n'étais pas fâché d'arriver, j'étais assez fatigué. J'allais entrer bravement dans la maison, quand un homme me prit le bras et me barra le passage avec quelques vives paroles en allemand, parfaitement inintelligibles pour moi. Je me récriai en bon français, et je m'adressai aux personnes qui m'entouraient; mais il n'y avait plus là que des voyageurs prussiens, autrichiens, badois, emportant l'un sa malle, l'autre son portemanteau, tous fort Allemands et fort endormis. Mes réclamations les éveillèrent pourtant un peu, et ils me répondirent. Mais pas un mot de français chez eux, pas un mot d'allemand chez moi. Nous baragouinions de part et d'autre à qui mieux mieux. Je finis cependant par comprendre que cette porte cochère n'était pas un hôtel: c'était la maison de la poste, et rien de plus. Comment faire? où aller? Ici on ne me comprenait plus. Je les aurais bien suivis; mais la plupart étaient des Fribourgeois qui rentraient chez eux, et ils s'en allaient tous de différents côtés. J'eus le déboire de les voir partir ainsi les uns après les autres jusqu'au dernier, et au bout de cinq minutes je restais seul sous la porte cochère. La voiture était repartie. Ici, je m'aperçus que mon sac de nuit, qui contenait non-seulement mes hardes, mais encore mon argent, avait disparu. Cela commençait à devenir tragique. Je reconnus que c'était là un cas providentiel; et me trouvant ainsi tout à coup sans habits, sans argent et sans gîte, perdu chez les Sarmates, qui plus est, je pris à droite, et je me mis à marcher devant moi. J'étais assez rêveur. Cependant le soleil, qui n'abandonne personne, avait continué sa route. Il faisait petit jour; je regardais l'une après l'autre toutes les maisons, comme un homme qui aurait bonne envie d'entrer dans une; mais elles étaient toutes badigeonnées en jaune et en gris et parfaitement closes. Pour toute consolation, dans mon exploration fort perplexe, je rencontrai une exquise fontaine du quinzième siècle, qui jetait joyeusement son eau dans un large bassin de pierre par quatre robinets de cuivre luisant. Il y avait assez de jour pour que je pusse distinguer les trois étages de statuettes groupées autour de la colonne centrale, et je remarquai avec peine qu'on avait remplacé la figure en grès de Heilbron, qui devait couronner ce charmant petit édifice, par une méchante Renommée-girouette de fer-blanc peint. Après avoir tourné autour de la fontaine pour bien voir toutes les figurines, je me remis en marche.
A deux ou trois maisons au delà de la fontaine, une lanterne allumée brillait au-dessus d'une porte ouverte. Ma foi, j'entrai.
Personne sous la porte cochère.
J'appelle, on ne me répond pas.
Devant moi, un escalier; à ma gauche, une porte bâtarde.
Je pousse la porte au hasard; elle était tout contre, elle s'ouvre. J'entre, je me trouve dans une chambre absolument noire, avec une vague fenêtre à ma gauche.
J'appelle.
«Hé! quelqu'un!»
Pas de réponse.
Je tâte le mur, je trouve une porte; je la pousse, elle s'ouvre.
Ici, une autre chambre sombre, avec une lueur au fond et une porte entre-bâillée.
Je vais à cette porte et je regarde.
Voici l'effrayant qui commence.
Dans une salle oblongue, soutenue à son milieu par deux piliers, et très-vaste, autour d'une longue table faiblement éclairée par des chandelles posées de distance en distance, des formes singulières étaient assises.
C'étaient des êtres pâles, graves, assoupis.
Au haut bout de la table, le plus proche de moi, se tenait une grande femme blême, coiffée d'un béret surmonté d'un énorme panache noir. A côté d'elle, un jeune homme de dix-sept ans, livide et sérieux, enveloppé d'une immense robe de chambre à ramages, avec un bonnet de soie noire sur les yeux. A côté du jeune homme, un vieillard à visage vert dont la tête portait trois étages de coiffures: premier étage, un bonnet de coton; deuxième étage, un foulard; troisième étage, un chapeau.
Puis s'échelonnaient de chaise en chaise cinq ou six casse-noisettes de Nuremberg vivants, grotesquement accoutrés, et engloutis sous d'immenses feutres; faces bistres avec des yeux d'émail.
Le reste de la longue table était désert, et la nappe, blanche et nue comme un linceul, se perdait dans l'ombre, au fond de la salle.
Chacun de ces singuliers convives avait devant lui une tasse blanche et quelques vases de forme inusitée sur un petit plateau.
Aucun d'eux ne disait mot.
De temps en temps, et dans le plus profond silence, ils portaient à leurs lèvres la tasse blanche où fumait une liqueur noire qu'ils buvaient gravement.
Je compris que ces spectres prenaient du café.
Toute réflexion faite, et jugeant que le moment était venu de produire un effet quelconque, je poussai la porte entr'ouverte et j'entrai vaillamment dans la salle.
Point; aucun effet.
La grande femme, coiffée en héraut d'armes, tourne seule la tête, me regarde fixement, avec des yeux blancs, et se remet à boire son philtre.
Du reste, pas une parole.
Les autres fantômes ne me regardaient même pas.
Un peu déconcerté, ma casquette à la main, je fais trois pas vers la table, et je dis, tout en craignant fort de manquer de respect à ce château d'Udolphe:
– Messieurs, n'est-ce pas ici une auberge?
Ici le vieillard triplement coiffé produisit une espèce de grognement inarticulé qui tomba pesamment dans sa cravate. Les autres ne bougèrent pas.
Je vous avoue qu'alors je perdis patience, et me voilà criant à tue-tête: – Holà! hé! l'aubergiste! le tavernier! de par tous les diables! l'hôtelier! le garçon! quelqu'un! Kellner!
J'avais saisi au vol, dans mes allées et venues sur le Rhin, ce mot: Kellner, sans en savoir le sens, et je l'avais soigneusement serré dans un coin de ma mémoire avec une vague idée qu'il pourrait m'être bon.
En effet, à ce cri magique: Kellner! une porte s'ouvrit dans la partie ténébreuse de la caverne.
Sésame, ouvre-toi! n'aurait pas mieux réussi.
Cette porte se referma après avoir donné passage à une apparition qui vint droit à moi:
Une jeune fille, jolie, pâle, les yeux battus, vêtue de noir, portant sur la tête une coiffure étrange, qui avait l'air d'un énorme papillon noir posé à plat sur le front, les ailes ouvertes.
Elle avait, en outre, une large pièce de soie noire roulée autour du cou, comme si ce gracieux spectre eût eu à cacher la ligne rouge et circulaire de Marie Stuart et de Marie-Antoinette.
– Kellner? me dit-elle.
Je répondis avec intrépidité: – Kellner!
Elle prit un flambeau et me fit signe de la suivre.
Nous rentrâmes dans les chambres par où j'étais venu, et, au beau milieu de la première, sur un banc de bois, elle me montra avec un sourire un homme dormant du sommeil profond des justes, la tête sur un sac de nuit.
Fort surpris de ce dernier prodige, je secouai l'homme; il s'éveilla; la jeune fille et lui échangèrent quelques paroles à voix basse, et deux minutes après nous nous retrouvions, mon sac de nuit et moi, fort confortablement installés dans une chambre excellente, à rideaux blancs comme neige.
Or, j'étais à l'hôtel de la Cour de Zæhringen.