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1. État de la recherche
Le présent état de la recherche retrace l’émergence et l’évolution des travaux sur l’appellativisation des prénoms en allemand et en français en les intégrant dans le contexte de la constitution de la linguistique moderne. Cette mise en perspective fait ressortir l’importance centrale de la dichotomie continuité/discontinuité1 dans ce domaine, raison pour laquelle elle servira de fil conducteur à notre présentation. La première partie met l’accent sur la continuité : après avoir retracé les débuts de la recherche onomastique en Allemagne et en France, nous présenterons les premiers travaux consacrés à l’appellativisation des noms propres et aux déonomastiques qui en résultent jusque dans les années 1930. La présentation chronologique2 et les indications des dates de naissance et de mort et de l’activité professionnelle des auteurs permettent de situer les travaux sur l’« axe de la continuité » et d’en faire apparaître l’ancrage dans la tradition philologique des deux aires considérées. Dans la deuxième partie, nous nous intéressons aux raisons de la raréfaction des travaux à partir des années 1940. Il s’agira, par la présentation de quelques études syntaxiques, morphologiques et phraséologiques sur le nom propre, de dégager les nouveaux intérêts de la recherche dans ce domaine afin de mieux apprécier la place dévolue à l’emploi appellatif du prénom. La troisième partie présente quelques études qui sont consacrées aux aspects historiques, sociologiques et anthropologiques du choix et de l’emploi du prénom et contribueront à enrichir la réflexion sur le phénomène. En conclusion, nous dégagerons certaines similarités et divergences des travaux consacrés à l’appellativisation des (pré)noms dans la recherche allemande et française. Cet état de la recherche ne prétend nullement à l’exhaustivité.
1.1. La recherche sur les déonomastiques jusqu’aux années 1930
1.1.1. L’émergence de l’onomastique en Allemagne et en France : des débuts décalés
Pour saisir les conditions de l’émergence de la recherche sur l’appellativisation des prénoms en Allemagne et en France, il convient de les envisager dans le cadre du processus de constitution de la recherche onomastique moderne, et dans celui, plus général encore, de la tradition philologique dans les deux pays.
Dans les pays de langue allemande, et plus particulièrement en Prusse, la philologie s’institutionnalise et se professionnalise dès la fin du XVIIIe siècle. À partir des années 1820–30, elle s’ouvre à l’étude des langues et littératures modernes (cf. HÜLTENSCHMIDT 2000 : 80, 92), et c’est à cette époque également qu’une science onomastique voit le jour. Si Tileman Dothias WIARDA (1746–1826), dans son ouvrage à fort ancrage historique Ueber deutsche Vornamen und Geschlechtsnamen, s’était intéressé dès 1800 à l’étymologie et à la formation des noms des Germains (1800 : 40–59), c’est Jacob GRIMM (1785–1863) qui posera les jalons de l’étude diachronique des noms de personnes dans un chapitre de sa Deutsche Grammatik consacré à la déclinaison des noms propres (« Anhang über die Declination der Eigennamen » ; 1819 : 266–278)1. GRIMM en souligne l’importance pour l’histoire de la langue (« Eigennamen sind für die Geschichte der Sprache von hohem Werth » ; 1819 : 266) et appelle de ses vœux, dans la préface à la troisième édition de sa grammaire (1840), la constitution d’un recueil rassemblant tous les anthroponymes et toponymes du vieux-haut-allemand :
Si je puis, à cette occasion, exprimer un vœu qui me tient beaucoup à cœur, c’est qu’un chercheur énergique parvienne bientôt à collecter la quantité innombrable de noms propres du vieux-haut-allemand, tant ceux de lieux que de personnes […], et à la présenter de manière mûrement réfléchie sous la forme d’un recueil ; l’élaboration de ce livre, qui représentera nécessairement un gain considérable pour notre langue et notre histoire, exige toutefois une assiduité hors du commun : le réservoir de ces noms est presque inépuisable.2
Sur son incitation, l’Académie de Berlin lança en 1846 un appel visant à la constitution d’un recueil complet des noms germaniques antérieurs à l’an 1100 (cf. SONDEREGGER 1984 : 256 sqq., HAUBRICHS 1995 : 63). Le bibliothécaire Ernst Wilhelm FÖRSTEMANN (1822–1906) s’attela à cette tâche et publia en 1856 le premier volume de son Altdeutsches Namenbuch consacré aux noms de personnes3. Outre cet ouvrage de référence dans la recherche en anthroponymie à cette époque, citons également celui d’August Friedrich POTT (1802–1887) intitulé Die Personennamen (1853), consacré en particulier aux noms de famille4, et ceux, plus modestes, de Heinrich Friedrich Otto ABEL (1824–1854) sur l’évolution des noms germaniques et des noms de baptême (ABEL 1853) et d’August Friedrich Christian VILMAR (1800–1868) sur l’apparition et la signification des noms de famille allemands (VILMAR 1855).
En France, il faudra attendre le dernier tiers du XIXe siècle pour voir, sous l’influence du modèle de la philologie allemande, la recherche philologique s’institutionnaliser et se diversifier à l’université (cf. NERLICH 1993 : 11, CHEVALIER 2000 : 121 sqq., TRACHSLER 2013 : 13 sqq.). Contrairement à la toponymie, qui connut des avancées rapides, notamment sous l’impulsion d’Auguste Honoré LONGNON (1844–1911), l’anthroponymie, à quelques exceptions près5, fut longtemps délaissée par les chercheurs (cf. MORLET 1981 : 13 sq.). En 1925, la situation était telle qu’Albert DAUZAT (1877–1955), dialectologue et premier détenteur d’une chaire d’onomastique en France, alerta ses contemporains sur l’urgence de la situation, les exhortant, dans son essai Les noms de personnes, à combler le retard pris par rapport aux autres nations :
Nous sommes déjà fortement handicapés par l’étranger [en gras dans l’original ; VB]. Voilà plus d’un demi-siècle que l’Allemagne […] possède l’ouvrage classique de Förstemann, que ses successeurs ont amélioré et mis au point dans leurs travaux. […] Il est pénible de constater que nous arrivons presque bons derniers, dans l’Europe occidentale, avec la Belgique, avant l’Espagne et le Portugal. Il n’est que temps de rattraper nos voisins, en mettant à profit leur expérience, pour tâcher, si possible, de faire mieux. (DAUZAT 1925 : 16 sq.)
Cet appel restera lettre morte jusqu’à ce que DAUZAT ne publie lui-même, vingt ans plus tard, son Traité d’anthroponymie française (1945), consacré aux noms de famille. Ainsi, comme le note MULON (1995 : 148),
[…] à la veille de la seconde guerre mondiale, le public cultivé a commencé de découvrir l’onomastique, quelques structures se sont mises en place ; mais la recherche reste le lot de quelques-uns, sans coordination ; les travaux sont ponctuels et épars ; l’anthroponymie demeure à l’état embryonnaire.6
1.1.2. Présentation chronologique des travaux
C’est dans ces contextes respectifs que paraissent, dans la deuxième partie du XIXe siècle, les premiers travaux sur les déonomastiques issus de prénoms en allemand et en français. L’un des premiers à s’intéresser au phénomène en allemand est Friedrich LATENDORF (1838–1898) qui, dans son article Ueber die sprichwörtliche Anwendung von Vornamen im Plattdeutschen (1856), s’intéresse aux unités phraséologiques contenant des éléments dépréciatifs telles que ful Greth (‘femme paresseuse’), Nölpeter (‘homme indolent’) et Quatschmichel (‘homme bavard’), expressions courantes dans le Mecklembourg, ainsi qu’à leur diffusion dans les contrées voisines du Holstein, de Brême et de la Basse-Saxe. L’auteur puise ses exemples du Bremisch-niedersächsisches Wörterbuch1 qui reflète selon lui plus fidèlement les parlers locaux que la littérature régionale, celle-ci ne rendant compte que manière incomplète de la vie quotidienne du peuple (cf. LATENDORF 1856 : 6). Friedrich Leopold WOESTE (1807–1878) complète la liste de LATENDORF en citant des exemples issus des parlers du Bergisches Land (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) et de la Marche de Brandebourg, tels que dummer Klas (diminutif de Nikolaus) et dumme Treine [sic] (diminutif de Katharina) pour désigner un sot ou une sotte (cf. 1856 : 371–374).
Trois ans plus tard, Wilhelm WACKERNAGEL publie son étude Die deutschen Appellativnamen (1859/60) qui fera date dans la recherche en déonomastique. L’auteur définit le terme d’« Appellativname », repris dans quelques travaux ultérieurs, comme ‘renvoyant à la fois à l’emploi de noms propres pour désigner des concepts et, suite à sa banalisation, à la transformation progressive de ces mêmes noms propres en noms communs’2. Il y inclut ainsi des noms propres aux origines et emplois très divers : certains servent à personnifier des animaux (Îsengrîn, le loup), des armes (Balmunc, l’épée de Siegfried) ou encore des cloches (Theodolus, cloche de la cathédrale de Bâle ; 1859 : 129 sqq., 1860 : 290 sqq.), d’autres à caractériser des êtres humains (Hans Nimmersatt ‘homme insatiable, glouton’, Murrgret ‘fille ou femme peu aimable, acariâtre’) ou à désigner des objets (Heuheinz ‘construction en bois utilisée pour le séchage du foin’, Stiefelhänsel/-heinz ‘tire-botte’ ; 1860 : 316 sqq.). L’étude de WACKERNAGEL repose sur une somme considérable d’exemples, issus de sources sur le moyen-haut-allemand, de dictionnaires de dialectes du sud3 et d’ouvrages littéraires de la période du haut-allemand précoce, notamment les écrits satiriques de Sébastian Brant, Johann Fischart et Hans Sachs, qui avaient volontiers recours aux prénoms comme noms communs pour railler et dénoncer les travers de leurs contemporains.
Paul Joseph MÜNZ (1832–1899), curé à Oberhöchstadt, examine dans son étude Taufnamen als Gattungsnamen in sprichwörtlichen Redensarten Nassaus (1870) l’émergence et la diffusion des noms chrétiens, en particulier dans l’espace germanophone, avant de présenter quelques noms de baptême chrétiens courants (Johannes, Margaretha, Heinrich, Konrad, etc.) employés, sous leur forme pleine ou sous une forme diminutive, dans des expressions et des locutions proverbiales de la vallée de la Lahn (Hänschen im Keller ‘enfant à naître’, schlampige Gretel, Ich will Kunz heißen, wenn …). Il est intéressant de constater que MÜNZ n’emploie nulle part le terme d’« Appellativname » alors que certaines notes attestent qu’il connaissait l’étude de WACKERNAGEL.
Dans sa thèse de doctorat intitulée De la création actuelle des mots dans la langue française et des lois qui la régissent (1877), Arsène DARMESTETER (1846–1888), professeur de langue et littérature médiévales à la Sorbonne, traite dans la partie consacrée à la « dérivation impropre » le cas des « noms communs tirés de noms propres » (1877 : 42 sqq.). Ce phénomène est, selon lui, attesté « à toutes les époques » (1877 : 42) : renard est apparu comme nom commun au Moyen Âge, guillemet, probablement le diminutif de Guillaume, nom ou prénom de l’inventeur présumé de ce signe, au XVIIe siècle, napoléon (‘pièce de monnaie’) au début et victoria (‘ancien type de voiture hippomobile’) au milieu du XIXe siècle. Selon l’auteur, c’est précisément au cours du XIXe siècle qu’on assiste à une forte augmentation du nombre de déonomastiques issus de noms de personnes, conséquence de l’industrialisation et de l’émergence de nombreuses inventions portant le nom de leurs inventeurs : breguet/bréguet4 (‘montre de précision’), fusil Chassepot ou chassepot5 (‘fusil de guerre muni d’un sabre’), godillot6 (‘chaussure militaire’), etc. Dans un ouvrage ultérieur, La vie des mots étudiée dans leurs significations (1887), DARMESTETER distingue dans la partie consacrée aux « changements de sens, ou tropes » l’emploi de noms communs comme noms propres (l’Empereur pour Napoléon Ier) et de noms propres comme noms communs (agnès ‘femme innocente, ingénue’, tartuffe ‘hypocrite’), phénomènes ayant « reçu le nom barbare d’antonomase » (1887 : 48). Le cas particulier des déonomastiques issus de prénoms fait l’objet d’un traitement à part dans la partie consacrée aux « modifications psychologiques », comprises comme des « changements port[a]nt sur l’expression variable, souvent mobile, d’idées et de faits qui se retrouvent en tout temps, en tous lieux : objets usuels, animaux domestiques, végétaux communs ; faits sociaux les plus simples […] » (1887 : 99). Ainsi, la pie et l’ours recevaient respectivement les prénoms Margot et Martin et le peuple désignait les hommes sots au moyen de prénoms comme Jean, Pierrot, Claude et Nicaise (1887 : 109)7. Quelques années plus tard, dans la partie sur la formation des mots de son Cours de grammaire historique de la langue française (1895), DARMESTETER distinguera sept procédés par lesquels les noms propres peuvent devenir des noms communs8 :
1 « noms d’auteurs ou d’inventeurs qui passent à leurs livres, à leurs inventions » (barème9, louis ‘pièce de monnaie’) ;
2 « noms de personnages célèbres de l’histoire, de la littérature qui désignent des caractères, des vices ou qui dénomment certains objets » (agnès, espiègle10) ;
3 « prénoms devenus noms communs avec une signification défavorable » (jeanjean ‘sot’, péronnelle11) ;
4 « noms de personnes ou de lieux que le caprice de la mode a donnés à certains objets » (silhouette12, victoria) ;
5 « noms de lieux qui ont passé aux objets que ces lieux produisent, qui y sont fabriqués » (cachemire, gruyère) ;
6 « noms ethniques pris dans un sens général, le plus souvent défavorable » (arabe, gascon) ;
7 « noms propres de personne donnés par plaisanterie à des animaux » (bernard-l’hermite, martinet). (DARMESTETER 1895 : 53 sq.).
Insistant sur le caractère archaïque de nombreux mots et expressions renvoyant à des aspects révolus de la vie quotidienne du peuple, Karl ALBRECHT (1823–1904) publie en 1881 un court article consacré à l’emploi nominal des noms de personnes dans le Reallexikon der deutschen Altertümer. Bien qu’il renvoie à plusieurs reprises à l’étude de WACKERNAGEL et qu’il prenne explicitement pour modèle sa présentation alphabétique des exemples, il ne fait jamais appel au terme d’« Appellativname ». La même année, ALBRECHT consacre quelques pages de son ouvrage Die Leipziger Mundart. Grammatik und Wörterbuch der Leipziger Volkssprache aux prénoms employés comme noms communs (chap. « Wörterbildung » ; 1881b : 36–40) ; les exemples cités ne sont pas tous limités à un emploi dialectal (Hans Narr ‘sot’, Johann ‘valet, serviteur’, Stoffel ‘lourdaud’, Drecksuse ‘femme malpropre’, Grete ‘femme quelconque’).
Pour Johannes LEOPOLD (1845–1900), qui s’intéresse à l’emploi de noms propres dans les locutions et les proverbes (1883), le passage du nom propre au nom commun est un phénomène ‘tellement naturel qu’on le rencontre dans presque toutes les langues’13. L’auteur passe en revue une dizaine de prénoms populaires employés dans de nombreuses expressions en allemand (dont Hans, Kunz, Heinz/Hinz, Peter et Michel) avant de présenter quelques locutions contenant des noms de famille (zu Tante Meier gehen ‘aller aux toilettes’).
Dans son article Der typische Gebrauch der Vornamen im meklenburger14 Platt (1884), Richard WOSSIDLO (1859–1939), spécialiste de la culture régionale du Mecklembourg, regrette que son prédécesseur LATENDORF (1856) se soit contenté de glaner une vingtaine d’exemples, livrant ainsi une vision faussée du phénomène (« ein schiefes [Bild] » ; cf. 1884 : 81)15. Il lui oppose une liste d’environ 600 formations, précisant que l’usage recèle un nombre bien plus important de mots de ce type (cf. 1884 : 81). WOSSIDLO distingue trois catégories, la première rassemblant des proverbes et des locutions proverbiales (Hans Smāl sett allens bi sick dāl ‘Un homme maigre mange beaucoup’, lütt Hans möt unner liggen ‘Les petits ont toujours le dessous’)16, la deuxième des noms d’animaux, de plantes, d’habits, etc. (Grotjochen ‘troglodyte’ [orn.], ful Lis ‘mouron’ [bot.], snelle Kathrin ‘diarrhée’ [classé dans la catégorie « nourriture » !]). La troisième réunit des constructions désignant des défauts humains, des traits de caractères, etc., classées dans pas moins de 46 sous-catégories sémantiques, dont le rire (Lachelgret), les pleurs (Plinsmichel ; bas-all. plinsen ‘pleurer’), la mauvaise odeur (Glösmichel ; bas-all. glösen ‘être incandescent’), le fait de fumer (Smökpeter), la nourriture (Johann Unrim ; Unrim ‘goinfre’, du bas-all. unrimsch ‘fou’), la lâcheté (Hans Bangbüx ; Bangbüx ‘personne peureuse’, de Büx ‘pantalon’) et la saleté (Smutzfiken)17. Cette classification est problématique en ce qu’elle repose simultanément sur différents types de critères : la catégorie des proverbes et locutions proverbiales contenant un prénom est définie formellement alors que les autres catégories le sont sémantiquement. Il s’ensuit que de nombreux exemples classés dans la dernière catégorie sont formellement semblables à ceux de la première. Si l’auteur ne souhaite pas s’exprimer sur la provenance des exemples18, il ressort des gloses que certains sont sans doute empruntés à LATENDORF et que d’autres sont issus de collectes personnelles (« Von einem Schäfer hörte ich », « In etwas anderer Fassung klagte mir eine alte Frau », etc. ; 1884 : 82).
Quelques travaux de la fin du XIXe siècle abordent brièvement le passage du nom propre au nom commun : Heimbert LEHMANN (1860-?), qui consacre sa thèse de doctorat au changement sémantique en français (1884), classe les noms communs issus de prénoms tels que catin (‘prostituée’ ; de Catherine) et louis (‘pièce de monnaie’) parmi les ‘mots historiques’ (« historische Wörter » ; 1884 : 113), dont la signification a été influencée par les changements historiques, culturels ou sociétaux. Ferdinand BRUNOT (1860–1938), l’un des historiens de la langue française les plus connus, souligne dans son Précis de grammaire historique de la langue française (1887) la productivité et la pérennité du phénomène : « Ces substantifs sont très nombreux. La langue en a créé à toutes les époques » (1887 : 146), phénomène qu’il illustre par les exemples napoléon19 et victoria, empruntés sans doute à DARMESTETER (1877). Le romaniste français Charles BONNIER (1863–1926), dans sa brève thèse consacrée aux noms propres français (1888), rédigée en allemand et soutenue à l’Université de Halle, constate que l’appellativisation est un phénomène inverse à celui consistant à former des noms propres à partir de substantifs. Il cite quelques expressions contenant le prénom Marie (Marie l’étourdie, Marie l’avale tout, Marie la fureur, Marie braiyoire20 ‘pleurnicheuse’, Marie plaidoire ‘femme bavarde’) et des sobriquets désignant des nations, tels que John Bull pour l’Angleterre, der deutsche Michel pour l’Allemagne et Jonathan pour les États-Unis. Pour Wilhelm MEYER-LÜBKE (1861–1936), un nom propre est employé comme nom commun ou comme adjectif quand son porteur se distingue par une caractéristique au point qu’il en devient le type (cf. MEYER-LÜBKE 1894 : 436). Parmi les rares exemples qu’il cite, seules les désignations d’animaux renard, afr. marcou (de Marc ou afr. Markolf) et arnaut (‘matou’) ainsi que afr. ladre (1. ‘pestiféré’, 2. ‘avare’21 ; de Lazarus) sont issus de prénoms. Enfin, Max NITZSCHE (1872-?), dans sa thèse intitulée Qualitätsverschlechterung französischer Wörter und Redensarten (1898), montre au moyen de Jean et Margot que la bourgeoisie et l’aristocratie ont employé certains prénoms fréquents dans les couches populaires pour désigner péjorativement les sots et les traits de caractère associés à la vie rurale (chap. « sozialer Gegensatz » ; 1898 : 17)22.
Gustav KRUEGER (1859-?) est l’un des premiers auteurs à consacrer une étude contrastive aux noms communs issus de noms propres (1891). Dans ce travail, qui repose sur le dépouillement d’une dizaine de dictionnaires de l’allemand, du français et de l’anglais, l’auteur ne procède pas comme ses prédécesseurs à une présentation alphabétique des items retenus. Dans sa classification, il fait intervenir le domaine initialement associé au porteur du nom, distinguant ainsi les mots ou expressions issus du nom de personnages antiques (Xanthippe23, mégère24), bibliques (Jeremiade/jérémiades25) ou littéraires (Don Juan, Münchhauseniaden). Sous la rubrique « divers » (« Vermischtes »), il rassemble les mots et expressions issus de noms d’inventeurs (Mansarde/mansarde26, Makadam/macadam27), de lieux (Champagner/champagne, Taler28) et de prénoms répandus (Schmalhans ; jean-foutre)29. Cette classification n’est pas exempte d’aspérités dues notamment au chevauchement de certaines catégories comme celles de la mythologie antique et de la littérature (amphitryon ‘hôte qui offre à dîner’, du nom du personnage mythologique dans la comédie de Molière [1668]). À la fin de son article, KRUEGER (1891 : 19) exprime le souhait que son étude ouvre la voie à des travaux plus approfondis et mieux documentés sur la question.
C’est précisément ce à quoi s’emploie Oscar SCHULTZ (1860–1942) qui, quelques années plus tard, consacre une étude au passage des noms de personnes aux noms communs en provençal et en ancien français (1894). L’auteur met l’accent sur des prénoms courants à l’époque tels que Jean, Pierrot, Alphonse et Marion, dont l’emploi nominal est plus délicat à expliquer que pour les formations issues du nom de personnages historiques ou littéraires. Les exemples retenus sont tirés d’œuvres littéraires ainsi que de dictionnaires de l’ancien et du moyen français30.
Richard NEEDON (1861–1931), spécialiste d’histoire culturelle régionale, s’intéresse à l’emploi nominal de prénoms en allemand (1896). L’auteur, qui a emprunté ses exemples en partie à WACKERNAGEL (1859/60) et à ALBRECHT (1881a) et en a rassemblé d’autres dans son environnement linguistique saxon (cf. 1896 : 199, n. 1), les classe dans les catégories 1. ÊTRES HUMAINS, 2. ANIMAUX, 3. DÉMONS et 4. INANIMÉS (y compris les plantes)31. L’auteur montre l’évolution sémantique de certaines formations comme marionnette, qui désignait initialement des petites figurines représentant la Vierge Marie (cf. 1896 : 208).
Dans son ouvrage intitulé Völkerpsychologie (1900), Wilhelm WUNDT (1832–1920) s’intéresse aux processus psychologiques à l’œuvre lors des transferts de dénomination, notamment ceux qui s’inscrivent dans des conditions spatio-temporelles particulières ou individuelles (« singuläre Namenübertragungen » ; 1900 : 541 sq., 546). Parmi ces transferts, il relève ceux qui consistent à employer le nom d’une entité unique pour désigner un ensemble d’entités semblables, comme dans le cas de Hanswurst et Tartüff (cf. 1900 : 550), l’élément déterminant étant l’association avec une personne ou un personnage aux traits saillants et suscitant une forte émotion.
Dans son étude Bedeutungsentwicklung unseres Wortschatzes (1901), Albert WAAG (1863–1929) rapproche le processus de péjoration affectant des mots désignant des qualités au demeurant neutres (gemein ‘commun, ordinaire’ > ‘vulgaire’, ‘méchant’) et l’émergence de noms communs à partir de prénoms (chap. « Aufeinanderfolge verschiedener Arten des Bedeutungswandels » ; 1901 : 134 sqq.). Dans les deux cas de figure, un élément de signification initialement accidentel et contextuel prend une importance telle qu’il finit par se substituer à la signification initiale (cf. 1901 : 134)32. Il ajoute :
Du point de vue psychologique, on peut définir le processus en ces termes : une représentation secondaire devient la représentation principale ; on peut également le concevoir, en reprenant les catégories précédentes, comme la succession d’un rétrécissement sémantique et d’un élargissement total, à l’inverse de la métaphore que l’on peut interpréter comme le résultat d’un élargissement suivi d’un rétrécissement.33
WAAG (1901 : 158–163) fait appel aux mêmes catégories que NEEDON (1896) : ÊTRES HUMAINS (Johann ‘valet’, Saufhans ‘soûlard’), ANIMAUX (Matz ‘petit oiseau’ ; de Matthias)34 et INANIMÉS (Dieterich ‘passe-partout’).
Oskar WEISE (1851–1933), enseignant à Eisenberg (Thuringe), s’intéresse à trois types d’emplois de prénoms dans les dialectes du haut-allemand, qu’il présente comme des caractéristiques du langage populaire (cf. 1903 : 353) : 1. la désignation péjorative et particulièrement fréquente de personnes présentant une particularité d’ordre physique ou moral (Hans ‘lourdaud’, Sauflotte ‘soûlarde’), 2. la désignation d’objets, plus rare (blauer Heinrich ‘soupe à la farine’, sanfter Heinrich ‘liqueur de menthe’), 3. l’emploi comme élément de comparaison dans des locutions proverbiales (frech wie Oskar, Hier geht es zu wie bei Matzens Hochzeit), dont l’origine est, selon l’auteur, souvent difficile à retracer.
Josef REINIUS (1871–1937) a rédigé en anglais une thèse volumineuse pour l’époque (1903 ; 296 pages) consacrée aux mots et expressions issus de noms propres en anglais et en allemand35, poursuivant ainsi l’approche contrastive de KRUEGER (1891). L’auteur distingue les noms historiques et littéraires (« historical and literary names »), qui renvoient à un individu ou à un personnage identifiable (croesus ‘homme très riche’, Methusalem ‘vieillard’)36, des noms courants ou formant type37 (« current or class-names »), pour lesquels ce n’est pas le cas (jack ‘homme’, Hans ‘sot’ ; 1903 : 12)38. Ces deux groupes ont des caractéristiques sémantiques distinctes :
Les noms formant type dénotent des êtres humains de manière générale ou des personnes d’une certaine classe, profession, origine, puis des personnes présentant des caractéristiques associées à cette classe, profession, etc., la dénotation étant rarement avantageuse pour les personnes concernées. Une connotation dépréciative, dans le meilleur des cas humoristique, s’attache également aux significations neutres citées plus haut, alors que les noms historiques et littéraires sont souvent élogieux. Une autre différence entre ces groupes réside bien entendu dans le fait que les noms historiques et littéraires, étant donné leurs associations plus précises, ont souvent un contenu plus particulier, un sens plus spécial[39]. Un adjectif qualificatif ou un élément de composition peut servir à renforcer ou à spécifier le sens dépréciatif d’un nom formant type dans le but de dénoter, pour ce qui est des qualités extérieures, un comportement maladroit, une démarche lourde, la saleté, etc., puis des qualités intérieures comme la stupidité, la paresse, la couardise, l’arrogance, la malhonnêteté, la lubricité, la mauvaise humeur, la volubilité, l’avarice, etc. Ces qualités étant exprimées par l’élément qualifiant, les noms propres jouent le rôle de préfixes ou suffixes dépréciatifs désignant des personnes.40
REINIUS (1903 : 124 sqq.) propose ensuite une classification sémantique des noms anglais et allemands formant type : les prénoms masculins sont employés pour désigner des hommes en général (jack, Heinz) ou ceux jouissant d’une bonne réputation (dandy, de Andrew ; großer Hans ‘homme riche et respecté’). D’autres renvoient 1. aux relations humaines au sens large (bob ‘ami’, Giftmichel ‘supérieur’ dans le jargon militaire41), 2. aux professions (jockey/Jockey) ou à la classe sociale (jack/Hans Mist ‘paysan’), 3. à l’origine (paddy/Paddy ‘Irlandais’) ou à la confession (Mauschel ‘Juif’) et 4. à certaines particularités physiques (jack-nasty-face/Dreckmichel ‘homme sale’) et traits de caractère (lazy-lawrence/fauler Peter ‘homme paresseux’). Les déonomastiques issus de prénoms de femmes, plus rares selon l’auteur (1903 : 134), sont classés de manière similaire : ils désignent des femmes au sens général (madge, Grete) ou dans celui de ‘compagne, copine’ (dolly, Käthe), renvoient à la classe sociale (molly/Grete ‘paysanne’) et à des particularités d’ordre physique (amy florence/Schlabberliese ‘souillon’) ou mental (gilly/dumme Trine ‘idiote’ ; 1903 : 130 sqq.). Les prénoms, qu’ils soient masculins ou féminins, sont rarement employés pour désigner l’autre sexe. C’est le cas entre autres de johnny (‘chérie’), rechter Hannes (‘femme à l’allure masculine’, diminutif de Johann) et mary-ann/Trine (‘homme efféminé’, ‘homosexuel’). Dans un chapitre « digression », consacré aux mots et expressions désignant des animaux, des plantes et des objets, REINIUS (1903 : 143 sqq.) recourt de nouveau à sa distinction entre noms historiques (Lampe ‘lapin’, Hinz ‘chat’ ; d’après les personnages du récit Reinke de vos) et noms formant type (gill/Nickel42 ‘cheval’)43. Des indications sur l’origine et l’emploi des mots et expressions ainsi que de nombreux exemples tirés d’œuvres littéraires sont donnés dans de longues listes d’items, obtenues par le dépouillement de dictionnaires généraux44 et dialectaux45 ainsi que d’ouvrages consacrés au slang et à divers sociolectes46.
Othmar MEISINGER (1872–1950), enseignant au lycée de Lörrach et spécialiste du badois, publie en 1904 et 1905 deux listes de déonomastiques sous le titre Die Appellativnamen in den hochdeutschen Mundarten, la première rassemblant des formations issues de noms masculins, la seconde de noms féminins. Le but de l’auteur est de poursuivre le travail de WACKERNAGEL (1859/60) en exploitant la littérature dialectale, en plein essor (« mächtige Dialektlitteratur » ; 1904 : 4), ainsi que les premiers volumes de l’imposant Schweizerisches Idiotikon47. En 1910, il publie un supplément contenant, entre autres, des mots et expressions argotiques utilisés par les soldats et les escrocs48.
Dans la première partie de son article Über Eigennamen als Gattungsnamen im Französischen und Verwandtes (1905), Julius BAUDISCH (1859-?), enseignant à Vienne, propose une classification des déonomastiques qui, comme celle de KRUEGER (1891), repose sur le domaine initialement associé au porteur du nom. Les prénoms constituent une catégorie à part (agnès ‘jeune fille innocente ou ingénue’), à côté des noms de famille (bottin49), des noms bibliques (adam ‘pécheur’), des noms renvoyant à l’Antiquité classique et à la mythologie (apollon ‘homme d’une grande beauté’) et des noms de villes, de pays, de peuples, etc. (havane ‘cigare’, écossais ‘tissu écossais’). La seconde partie (1906) contient d’autres formations déonomastiques et quelques dérivés de mots recensés dans la première liste (« zu Adam. adamique ‘rein, unschuldig’ »). Des noms d’armes (Durandal, l’épée de Roland) ainsi que des dérivés, aujourd’hui inusités, formés à partir de noms de mois (maïalisme ‘refroidissement qui survient souvent au mois de mai’) et de jours de la semaine (lundiste ‘celui ou celle qui, tous les lundis, publie un article dans le journal quotidien’) sont rassemblés sous la catégorie « Vereinzeltes ». Sa classification est problématique à plus d’un titre : non seulement les formations comme Joseph et Rébecca sont rangées uniquement parmi les expressions renvoyant à la Bible, et non sous la catégorie des prénoms comme on aurait pu aussi s’y attendre, mais ces listes renferment également une quantité non négligeable de dérivés non-nominaux : adjectivaux (carthaginois ‘perfide’, louis-quatorzien ‘majestueux’), verbaux (se césariser ‘imiter les Césars, prendre des allures despotiques’, méduser50), voire propriaux (Sorbonne51).