Kitabı oku: «Ivanhoe. 3. Le retour du croisé», sayfa 11
«Tiens prieur, dit le capitaine, voilà de quoi fournir de plumes tous les moines de Jorvaulx pendant cent ans, pourvu qu'ils ne se mettent pas à écrire des chroniques.» Le prieur s'assit et écrivit tout à son aise une lettre à Brian de Bois-Guilbert; puis, après l'avoir soigneusement cachetée, il la remit au juif, en disant: «Ceci te servira de sauf-conduit jusqu'à la préceptorerie de Templestowe, et probablement, du moins je le pense, te procurera la liberté de ta fille, si de ton côté, tu as soin de l'appuyer de quelques offres avantageuses; car, ne t'y trompe pas, notre brave chevalier de Bois-Guilbert est membre d'une confrérie qui ne fait rien pour rien.»
«Maintenant, prieur, dit le proscrit, je ne veux pas te retenir plus long-temps; seulement, tu vas donner au juif une quittance pour les cinq cents couronnes qui forment le prix de ta rançon. Je l'accepte pour mon banquier, et si j'apprends qu'il éprouve la moindre difficulté à être reconnu de pareille somme dans ses comptes, que sainte Marie me refuse la porte du paradis, si je ne mets le feu à ton abbaye, dussé-je être pendu dix ans plus tôt.
Ce fut de plus mauvaise grâce encore qu'il n'en avait mis à écrire sa lettre à Bois-Guilbert, que le prieur écrivit la quittance qui déchargeait le juif de cinq cents couronnes par lui avancées, pour le paiement de sa rançon; de laquelle somme il lui serait tenu compte en temps et lieu.
«Maintenant, dit le prieur Aymer, je vous demande la restitution de mes mules et palefrois, la liberté des révérends frères qui m'accompagnent, et aussi de me faire rendre les pierreries, les bijoux et les vêtemens dont j'ai été dépouillé, puisque j'ai à présent payé ma rançon.»
«Vos révérends frères, dit Locksley, seront tout de suite remis en liberté, sire prieur; il serait injuste de les retenir. Vos chevaux et vos mules vous seront également rendus, avec l'argent nécessaire pour vos frais jusqu'à York, car il serait cruel de vous priver des moyens de voyager; mais pour ce qui est des bagues, bijoux, chaînes d'or et autres objets de cette espèce, il faut que vous sachiez que nous sommes des gens d'une conscience timorée, et que nous ne voulons pas exposer un homme aussi vénérable que vous l'êtes, et qui doit être mort aux vanités de ce monde, à une trop dangereuse tentation d'enfreindre les règlemens de son ordre, en se parant de bagues, de chaînes et d'autres vains ornemens.»
«Prenez bien garde à ce que vous allez faire, mes chers maîtres, dit le prieur, avant de porter la main sur le patrimoine de l'Église. Ces objets sont inter res sacras, ils sont au nombre des choses sacrées, et je ne sais ce qui arriverait si des mains laïques osaient y toucher.» – «J'aurai soin que cette profanation n'ait point lieu, dit l'ermite de Copmanhurst, car je les destine à mon propre usage.»
«Ami ou bien frère, dit le prieur, en réponse à cette singulière manière de résoudre la question de délicatesse de conscience, si tu es réellement dans les ordres, je t'engage à réfléchir à ce que tu auras à répondre à ton official, concernant la part que ta as prises aux événemens de ce jour.»
«Ami prieur, répliqua l'ermite, il faut que tu saches que j'appartiens à un petit diocèse, dont je suis moi-même le diocésain, et que je me soucie tout aussi peu de l'évêque d'York que de l'abbé de Jorvaulx, et du prieur, et de tout le couvent.»
«Tu es totalement irrégulier, dit le prieur, un de ces hommes indisciplinés et corrompus, qui, s'étant revêtus du sacré caractère, sans être mus par de justes motifs, profanent le saint ministère, et mettent en danger les âmes des personnes qui se confient à eux, lapides pro pane condonantes eis, leur donnant des pierres au lieu de pain, suivant l'expression de la Vulgate.»
«Oh! dit le moine, s'il n'avait fallu que de mauvais latin pour me rompre le crâne, il n'aurait pas résisté aussi long-temps. Je dis que débarrasser un tas de prêtres vains et orgueilleux comme toi de leurs bijoux et de leurs affiquets, c'est dépouiller légitimement les Égyptiens.» – «Tu es un prêtre de grand chemin, dit le prieur tout bouffi de colère; excommunicabo vos.» – «Tu ressembles bien plus toi-même à un voleur et à un hérétique, répliqua l'ermite indigné. Je n'empocherai pas ainsi l'affront que tu n'as pas honte de me faire devant mes paroissiens, quoique je sois ton révérend frère: ossa ejus perfringam, je te romprai les os, suivant l'expression de la Vulgate.»
Holà! s'écria le capitaine, faut-il que des révérends prêtres en viennent à ces extrémités? Toi, moine, reste tranquille; prieur, si tu n'as fait ta paix avec Dieu, ne provoque pas davantage notre chapelain. Ermite, laisse à ton tour s'éloigner en paix le révérend père en Dieu, comme un homme qui a payé sa rançon.»
Les archers séparèrent les deux prêtres courroucés, qui continuèrent néanmoins à élever leurs voix, et à se dire des injures en mauvais latin, que le prieur débitait avec plus de facilité, et l'ermite avec plus de véhémence. À la fin, le prieur, reprenant son sang-froid, ne tarda pas à s'apercevoir qu'il compromettait sa dignité, en se querellant avec un prêtre de grand chemin, tel que le chapelain des proscrits, et, les personnes qui composaient sa suite étant venues le joindre, il partit avec beaucoup moins de pompe, et d'une manière plus apostolique, du moins en ce qui avait rapport aux choses périssables de ce monde, que lorsqu'il était arrivé.
Il ne restait plus qu'à faire donner au juif quelque garantie pour la rançon qu'il avait à payer, tant pour le prieur que pour lui-même. Il donna en conséquence un ordre cacheté de son sceau, adressé à un de ses coreligionnaires à York, le priant de payer au porteur la somme de mille couronnes, et de lui livrer certaines marchandises qui y étaient spécifiées. «Mon frère Sheva, dit-il en poussant un profond soupir, a la clef de mes magasins.» – «Et du caveau voûté? demanda tout bas le capitaine.» – «Non, non, Dieu m'en préserve! dit Isaac; que maudit soit le moment où ce secret a été connu de qui que ce soit!» – «Il est en sûreté avec moi, dit Locksley; pourvu toutefois que ce papier que tu viens de me donner produise la somme qui s'y trouve mentionnée. Mais à présent, Isaac, voyons, es-tu mort? As-tu perdu la tête? et le paiement de mille couronnes t'a-t-il fait oublier le danger que court ta fille? Le juif se leva subitement. «Non, Diccon, non; je vais partir tout de suite. Adieu, toi que je ne saurais appeler bon, mais que je n'ose ni ne veux appeler méchant.»
Cependant, avant qu'Isaac se mît en route, le chef des proscrits lui donna ce dernier conseil: «Isaac, sois libéral dans tes offres, et n'épargne pas ta bourse pour sauver les jours et l'honneur de ta fille. Crois-moi, l'or que tu chercheras à épargner en cette occasion te causera dans la suite autant de tourmens que si on le versait tout fondu dans ton gosier.» Isaac, poussant encore ici un profond soupir, convint de la justesse de cette observation, et se mit en route, accompagné de deux braves archers, qui devaient lui servir de guides et d'escorte à travers la forêt.
Le chevalier noir, qui avait vu avec beaucoup d'intérêt les divers événemens qui avaient eu lieu, vint à son tour prendre congé du proscrit; et il ne put s'empêcher d'être surpris de l'ordre et de la discipline qu'il avait vus régner parmi des hommes abandonnés à leurs penchans et indignés de l'influence et de la protection des lois. «Sire chevalier, dit Locksley, on peut quelquefois trouver de bon fruit sur un mauvais arbre, et des temps désastreux ne produisent pas toujours du mal seul et sans mélange. Parmi les hommes que les circonstances ont entraînés dans ce genre de vie, qui est entièrement contraire à toute civilisation, il s'en trouve sans doute plusieurs qui désirent mettre de la modération dans la licence qu'il procure, et d'autres peut-être qui regrettent d'être obligés de l'adopter.» – «Et je m'imagine, dit le chevalier, que c'est à un de ces derniers que je parle en ce moment.»
«Sire chevalier, répondit le proscrit, nous avons chacun notre secret. Vous êtes parfaitement libre de porter sur moi tel jugement que vous croirez convenable; je puis faire sur vous telles conjectures que bon me semblera; et, comme il est possible qu'aucune de nos flèches ne frappe point le véritable but, mais comme au surplus ne voulant pas connaître votre secret, ne trouvez pas mauvais que je garde le mien.» – «Pardon, brave archer, dit le chevalier, votre réprimande est juste; mais il est possible que nous nous revoyions plus tard et avec moins de mystère de part et d'autre. En attendant, nous nous quittons amis, n'est-ce pas?» – «En voici ma main pour garant, dit Locksley, et je la donne pour la main d'un loyal Anglais, quoique, pour le moment, ce soit celle d'un proscrit.» – «Et voici la mienne en retour, dit le chevalier, et je la crois honorée d'être pressée par la vôtre; car, celui qui fait le bien, quoique ayant un pouvoir illimité de faire le mal, mérite d'être loué, non seulement pour le bien qu'il fait, mais aussi pour le mal qu'il s'abstient de faire. Adieu, noble et vaillant proscrit.»
Ils se séparèrent ainsi assez contens l'un de l'autre, et le chevalier du cadenas, sautant sur son excellent coursier, s'enfonça dans la forêt.
CHAPITRE XXXIV
Le roi Jean
«Je te le dis, ami, c'est un véritable serpent que je rencontre sur mon chemin. Quelque part que je pose mon pied, il est toujours devant moi. Me comprends-tu?»
SHAKSPEARE. Le roi Jean.
Il y avait grande fête au château d'York, où le prince Jean avait invité les nobles, les prélats et les chefs, par les secours desquels il espérait réussir dans ses projets ambitieux sur le trône de son frère. Waldemar Fitzurse, son agent politique, homme habile, travaillait secrètement à leur inspirer le degré d'énergie qui était nécessaire pour déclarer ouvertement leur dessein. Mais l'entreprise était différée par l'absence de plusieurs membres de la confédération. Le courage ferme et entreprenant, quoique brutal, de Front-de-Boeuf; la vivacité et la fierté de de Bracy; la sagacité, l'expérience et la valeur renommée de Brian de Bois-Guilbert; tout cela était important pour le succès de la conspiration; et, quoique maudissant en secret leur absence, dont ils ne voyaient ni la nécessité, ni les motifs, ni Jean ni son conseiller n'osaient commencer les opérations sans eux. Le juif Isaac semblait aussi avoir disparu, et avec lui s'évanouissait l'espérance d'obtenir diverses sommes d'argent pour compléter le subside que le prince Jean avait négocié avec l'Israélite et ses frères. Il était à craindre que le manque d'argent ne leur devînt funeste dans un moment aussi critique.
Ce fut dans la matinée du jour qui suivit celui de la prise de Torquilstone qu'un bruit vague commença à se répandre dans la ville d'York, que de Bracy et Bois-Guilbert, avec leur confédéré Front-de-Boeuf, avaient été pris ou tués. Waldemar apporta cette nouvelle au prince Jean, en ajoutant qu'il craignait d'autant plus qu'elle ne fût vraie, qu'ils étaient partis avec un faible détachement, dans le dessein de diriger une attaque contre le Saxon Cedric et ses adhérens. En toute autre circonstance, le prince aurait regardé cet acte de violence comme une simple plaisanterie; mais, dans la circonstance, qui compromettait ses propres intérêts et qui dérangeait ses projets, il s'emporta vivement contre les auteurs ou fabricateurs de cette fausse nouvelle, en leur reprochant, le cas échéant, d'enfreindre les lois, de troubler l'ordre public et d'attenter aux propriétés particulières, et il parla d'un ton qui aurait convenu au roi Alfred.
«Brigands sans principes, dit-il, si jamais je devenais roi d'Angleterre, je ferais pendre tous ces maraudeurs au dessus des ponts-levis de leurs propres châteaux.» – «Mais, pour devenir roi d'Angleterre, dit froidement son Achitophel, il est nécessaire que votre grâce non seulement souffre les transgressions de ces brigands sans principes, mais leur accorde sa protection, malgré votre zèle louable pour les lois qu'ils sont dans l'habitude d'enfreindre. Nous devons compter sur de beaux secours, si les Saxons brutaux ont réalisé les visions de votre grâce en convertissant leurs ponts-levis féodaux en autant de gibets! et ce même Cedric altier serait précisément l'homme à qui une pareille idée aurait pu entrer dans l'imagination. Vous savez très bien qu'il serait dangereux de faire un pas sans Front-de-Boeuf, de Bracy, et le templier; et cependant nous sommes trop avancés pour que nous puissions reculer sans danger.»
Le prince Jean se frappa le front d'un air d'impatience et se promena à grands pas dans l'appartement. «Les misérables! s'écria-t-il; les traîtres! les vils scélérats! m'abandonner dans un moment aussi critique!» – «Dites plutôt les fous! les insensés! les étourdis! repartit Waldemar, qui s'amusent à des folies, à des bagatelles, tandis que nous avons des choses aussi sérieuses qui doivent nous occuper.» – «Qu'y a-t-il à faire? demanda le prince s'arrêtant tout court devant Waldemar.» – «Je ne vois rien à faire, répondit son conseiller, excepté ce que j'ai déjà ordonné. Je ne suis pas venu annoncer ce malheur à votre grâce, sans avoir fait mon possible pour y remédier.» – «Tu es toujours mon bon ange, Waldemar, dit le prince, et tant que j'aurai un chancelier tel que toi que je puisse consulter, le règne de Jean deviendra célèbre dans nos annales. Quels sont les ordres que tu as donnés?» – «J'ai donné à Louis Winkelbrand, lieutenant de de Bracy, l'ordre de faire sonner le boutte-selle, de déployer sa bannière, et de partir à l'instant pour le château de Front-de-Boeuf, et de faire ce qu'il est encore possible de tenter en faveur de nos amis.»
Le visage du prince se couvrit d'une rougeur pareille à celle que produirait l'orgueil extrême d'un enfant gâté qui croirait avoir reçu un affront. «Par la face de Dieu! dit-il, Waldemar Fitzurse, c'est avoir poussé la hardiesse bien loin; et c'est être bien insolent que de faire sonner le boutte-selle, et déployer la bannière, dans une ville où nous nous trouvons nous-même en personne, sans prendre notre exprès commandement.»
«Je prie votre grâce de me pardonner, dit Fitzurse maudissant intérieurement la sotte vanité de son maître; mais, comme la circonstance pouvait être urgente, et que la perte même de quelques minutes pouvait devenir funeste, j'ai cru devoir prendre sur moi cette grande responsabilité dans une affaire où il s'agit de vos plus grands intérêts.» – «Je te pardonne, Fitzurse, dit gravement le prince; ton intention excuse ta prompte et excessive témérité… Mais qui est-ce qui nous arrive ici? de Bracy lui-même, par la sainte croix! et dans quel étrange équipage il se présente devant nous!»
C'était effectivement de Bracy, ses éperons ensanglantés, son visage enflammé par la promptitude de sa course, tout son corps couvert de boue et de poussière. Il dégrafa son casque, le posa sur la table, et se tint quelques instans debout, comme pour se remettre avant de communiquer les nouvelles qu'il apportait.
«De Bracy, dit le prince Jean, que signifie tout ceci? parle, je te l'ordonne: les Saxons sont-ils en état de révolte?» – «Parle, de Bracy, dit Fitzurse presque en même temps que son maître; n'es-tu plus un homme? Qu'est devenu le templier? où est Front-de-Boeuf?» – «Le templier a pris la fuite, répondit de Bracy; quant à Front-de-Boeuf, vous ne le verrez plus; il a trouvé un brillant trépas au milieu des poutres enflammées de son propre château, et moi seul ai pu m'échapper pour vous en apporter la nouvelle.» – «Nouvelle toute de glace pour nous, dit Waldemar, malgré votre feu et votre incendie.» – «Je ne vous ai pas encore dit ce qu'il y a de pire, dit de Bracy; et, s'approchant du prince Jean, il lui dit à voix basse, mais avec une sorte d'emphase: Richard est en Angleterre; je l'ai vu et je lui ai parlé.»
Le prince Jean pâlit, chancela, et s'appuya sur le dos d'un banc de chêne pour se soutenir, comme un homme qui vient d'être atteint d'une flèche à la poitrine.» – «Tu es fou, de Bracy, dit Fitzurse, cela ne peut pas être.» – «C'est aussi vrai que la vérité même, dit de Bracy; j'ai été son prisonnier et je lui ai parlé.» – «À Richard Plantagenet, dis-tu?» continua Fitzurse. – «À Richard Plantagenet, répliqua de Bracy, à Richard Coeur-de-Lion, à Richard d'Angleterre.» – «Et tu as été son prisonnier? dit Waldemar; il est donc à la tête d'un corps de troupes?» – «Non, répondit de Bracy; il n'avait autour de lui qu'un petit nombre d'archers proscrits qui même ignorent qui il est. Je lui ai entendu dire qu'il était au moment de les quitter; il ne s'était joint à eux que pour les aider à livrer assaut à Torquilstone.»
«Oui, dit Fitzurse, voilà bien Richard, vrai chevalier errant, courant les aventures, se reposant sur la vaillance de son bras comme un autre sire Guy, ou sire Bevis33, pendant que les affaires importantes de son royaume restent suspendues et que sa propre sûreté est compromise. Que te proposes-tu de faire, de Bracy?» – «Moi? répondit de Bracy, j'ai fait à Richard l'offre de mes services et de ceux de mes francs lanciers; mais il m'a refusé. Je vais les conduire à Hull, m'emparer d'un navire et me rendre avec eux en Flandre. Grace au temps où nous vivons, un homme actif trouvera toujours de l'emploi. Et toi, Waldemar, veux-tu prendre lance et bouclier, abandonner la politique, te mettre en route avec moi, et partager le sort que le ciel nous réserve?» – «Je suis trop vieux, Maurice, répondit Waldemar, et j'ai une fille.» – «Donne-la-moi, Fitzurse, dit de Bracy; et avec l'aide de ma lance et de mon étrier, je lui formerai un établissement convenable à son rang.» – «Non, non, dit Fitzurse, je me réfugierai dans le sanctuaire de l'église de Saint-Pierre de cette ville; l'archevêque est mon ami intime et je l'ai mis à l'épreuve.»
Pendant cette conversation le prince Jean était revenu peu à peu de l'état de stupeur dans lequel l'avait jeté la nouvelle inattendue de de Bracy, et était resté attentif aux discours de ses deux confédérés. «Ils se détachent de moi, se dit-il à lui-même; ils ne tiennent pas plus à moi que la feuille desséchée ne tient à la branche lorsque le vent souffle sur elle. Par l'enfer et tous ses démons! ne puis-je trouver moi-même quelques moyens, lorsque je suis abandonné par ces lâches!» Il se mit un instant à réfléchir, et l'on put aisément juger, par l'expression de sa physionomie et de ses gestes, de ce qui se passait de diabolique et d'étrange dans le rire forcé avec lequel il vint enfin interrompre leur conversation.
«Ha, ha, ha! mes braves seigneurs, dit-il; par le sourcil de Notre-Dame! je vous ai toujours regardés comme des hommes sages, hardis, prompts à prendre un parti, et cependant vous sacrifiez richesses, honneurs, plaisirs, tout ce que notre noble entreprise vous promettait, au moment où il ne faut qu'un coup hardi pour vous procurer tout cela.»
«Je ne vous comprends pas, dit de Bracy; dès que le retour de Richard sera connu, il se verra à la tête d'une armée, et alors tout est fini pour nous. Je vous conseillerais, milord, de vous retirer en France, et de vous assurer la protection de la reine-mère.» – «Je ne cherche d'autre sûreté pour moi-même, dit le prince Jean avec hauteur, que celle que je saurai me procurer par un mot dit à mon frère. Mais, quelque bien disposés que je vous voie, vous, de Bracy, et vous Waldemar Fitzurse, à m'abandonner de la sorte, je ne prendrais pas beaucoup de plaisir à voir vos têtes exposées au dessus de la porte de Clifford, là bas à York. Penses-tu, Waldemar, que le rusé archevêque ne te laisserait pas arracher de l'autel même, s'il pouvait à ce prix faire sa paix avec Richard? Et oublies-tu, de Bracy, que Robert Estoteville est posté entre toi et Hull, avec toutes ses forces, et que le comte d'Essex est occupé à rassembler tous ses adhérens? Si nous avions raison de redouter ces levées, même avant le retour de Richard, penses-tu qu'il puisse y avoir le moindre doute sur le parti que les chefs embrasseront? Crois-moi, Estoteville seul est assez fort pour précipiter tous tes francs lanciers dans le Humbert.34»
Waldemar Fitzurse et de Bracy se regardèrent l'un l'autre avec la pâleur de l'épouvante. «Il ne reste plus qu'un moyen de salut, dit le premier dont le front devint noir comme l'ombre de la nuit; l'objet de notre terreur voyage seul… Il faut se rencontrer avec lui.» – «Ce ne sera pas moi, s'écria vivement de Bracy: j'ai été son prisonnier, et il a usé de clémence envers moi; je ne voudrais pas toucher à une seule plume de son casque.» – «Eh! qui vous parle d'y toucher? dit le prince Jean avec un sourire forcé; le misérable dira bientôt que j'ai voulu insinuer qu'il devait le tuer. Non, une prison vaudrait mieux: qu'elle soit en Angleterre ou en Autriche, qu'importe? les choses ne feront que rester dans le même état où elles étaient lorsque nous avons commencé notre entreprise; elle était fondée sur l'espoir que Richard resterait captif en Allemagne. Notre oncle Robert vécut et mourut dans le château de Cardiffe.» – «Oui, dit Waldemar; mais votre grand-père Henry était assis sur son trône plus solidement que votre grâce ne peut l'être. Je dis que la meilleure prison est celle qui est creusée par le fossoyeur. Il n'est pas de donjon plus sûr que le caveau voûté d'une église. Voilà mon opinion.» – «Prison ou caveau, dit de Bracy, je m'en lave les mains.» – «Lâche! dit le prince Jean, tu ne voudrais pas nous trahir?» – «Je n'ai jamais trahi personne, répondit fièrement de Bracy; et l'épithète de lâche n'a jamais accompagné mon nom.»
«Doucement, sire chevalier, dit Waldemar; et vous, prince, pardonnez les scrupules du vaillant de Bracy; j'espère réussir bientôt à les faire taire.» – «Voilà qui est au dessus de votre éloquence, Fitzurse,» répliqua le chevalier. «Mon cher Maurice, dit le rusé politique, ne t'emporte pas, comme un coursier épouvanté, sans examiner au moins l'objet de ta terreur. Ce Richard, hier encore, ton plus grand désir aurait été de te mesurer avec lui corps à corps au milieu d'une bataille; cent fois je te l'ai entendu dire.» – «Oui, dit de Bracy; mais, comme tu le dis fort bien, corps à corps, et au milieu d'une bataille. Jamais tu ne m'as entendu exprimer la pensée de l'assaillir seul, et dans une forêt.» – «Tu n'es pas un vrai chevalier si ce scrupule t'arrête, dit Waldemar. N'est-ce pas dans des batailles que Lancelot du Lac et sir Tristram acquirent tant de renommée? N'est-ce pas en attaquant des chevaliers gigantesques, au fond des forêts sombres et inconnues, qu'ils s'acquirent la réputation d'invincibles.» – «Oui, mais je te garantis, dit de Bracy, que ni Lancelot, ni sir Tristram n'auraient été de force à se mesurer corps à corps avec Richard Plantagenet, et je crois qu'ils n'étaient pas dans l'habitude de se mettre plusieurs contre un.»
«Tu n'y penses pas, de Bracy, dit Waldemar. Qu'est-ce que nous te proposons, à toi, capitaine engagé et salarié d'une compagnie de francs compagnons, dont les épées sont achetées pour le service du prince Jean? Tu connais notre ennemi, et tu as des scrupules, lorsqu'il y va de la fortune de ton maître, de celle de ton camarade, de la tienne, et de la vie et de l'honneur de tous tant que nous sommes?» – «Je te dis, répliqua de Bracy d'un ton déterminé, qu'il m'a donné la vie. Il est vrai qu'il m'a ordonné de m'éloigner de sa présence et qu'il a refusé mes services; et sous ce rapport je ne lui dois ni foi ni hommage; mais jamais je ne lèverai la main contre lui.» – «Cela n'est pas nécessaire; envoyez seulement Winkelbrand, et une vingtaine de vos lanciers.» – «Vous avez assez d'assassins dans vos rangs, dit de Bracy; pas un de mes soldats ne bougera pour une pareille expédition.»
«Es-tu donc si obstiné, de Bracy? dit le prince Jean, et veux-tu m'abandonner, après tant de protestations de dévouement à mon service?» – «Ce n'est pas mon intention, répondit de Bracy; je vous rendrai tous les services qui s'accordent avec l'honneur d'un chevalier, soit dans les tournois, soit dans les camps; mais ces expéditions de grand chemin ne font point partie de mes devoirs.»
«Approche, Waldemar, dit le prince Jean. Je suis bien malheureux. Mon père, le roi Henri, eut des serviteurs fidèles. Il lui suffit de dire que la présence d'un prêtre factieux lui était insupportable, et le sang de Thomas Becket rougit les marches de son autel. Tracy! Morville! Briton35! braves et loyaux sujets, vos noms et le courage qui vous animait sont éteints; et quoique Réginald Fitzurse ait laissé un fils, celui-ci a dégénéré de la fidélité et du courage de son père.»
«Il n'a dégénéré ni de l'une ni de l'autre, dit Waldemar; et puisque nous ne pouvons faire autrement, je me charge de l'exécution de cette périlleuse entreprise. Au reste mon père acheta bien cher la réputation d'ami zélé, et cependant la preuve de loyauté qu'il donna à Henry est bien au dessous de celle que je vais vous fournir; car j'aimerais mieux attaquer tous les saints du calendrier que de mettre ma lance en arrêt contre Coeur-de-Lion. De Bracy, il faut que je te charge du soin de soutenir le courage et les sentimens de ceux qui chancellent, et que je te confie la garde de la personne du prince. Si vous recevez des nouvelles telles que j'espère pouvoir vous en envoyer, notre entreprise ne sera plus douteuse. Page, dit-il, va vite chez moi, et dis à mon écuyer de se tenir prêt; dis aussi à Stephen Wetheral, à Broad Thoresby et aux trois piques de Spyinghow, de se préparer à l'instant à me suivre; que le chef des vedettes, Stugh Bardon, soit aussi à mes ordres. Adieu, prince; jusqu'à des temps plus heureux!» En disant ces paroles il quitta l'appartement.
«Il va faire mon frère prisonnier, dit le prince Jean à de Bracy, avec aussi peu de componction que s'il s'agissait de la liberté d'un franklin saxon. J'espère qu'il se conformera à mes ordres, et qu'il aura pour la personne de mon cher Richard tout le respect qui lui est dû.» De Bracy ne répondit que par un sourire.
«Par le sourcil de Notre-Dame! dit le prince Jean, je lui ai donné les ordres les plus formels, bien qu'il soit possible que vous ne les ayez pas entendus, parce que nous étions dans l'embrasure de la fenêtre. Mon ordre a été très clair et très positif, de veiller avec soin à la sûreté de Richard, et malheur à la tête de Waldemar s'il les enfreint.» – «Je ferais mieux de passer chez lui, dit de Bracy, pour lui faire bien connaître les intentions de votre grâce; car, comme elles ont entièrement échappé à mon oreille, il serait possible qu'elles ne fussent pas également parvenues jusqu'à la sienne.» – «Non, non, dit le prince Jean avec un air d'impatience; je te réponds qu'il m'a fort bien entendu et compris; et d'ailleurs j'ai besoin de toi pour quelque autre chose. Maurice, viens ici; laisse-moi m'appuyer sur ton épaule.»
Ils firent un tour dans la salle, en conservant cette position familière; et le prince Jean, du ton de la confiance la plus intime, lui parla ainsi: «Mon cher de Bracy, que penses-tu de ce Waldemar Fitzurse? Il se flatte de l'espoir d'être notre chancelier! Assurément nous réfléchirons avant de confier un emploi aussi important à un homme qui montre avidement le peu de respect qu'il a pour notre sang, par l'empressement qu'il a mis à se charger de cette entreprise contre Richard. Je suis sûr que tu crois avoir perdu quelque chose de mon amitié par ton refus obstiné d'entreprendre cette tâche désagréable. Non, Maurice; ta vertueuse résistance te fait honneur auprès de moi. S'il est des choses que la nécessité commande d'exécuter, les instrumens que l'on emploie n'en sont pas moins méprisables et odieux; il y a aussi d'honorables résistances propres à nous être utiles et à commander notre estime pour ceux qui ont eu le bon esprit, la prudence et la sagesse de résister à nos désirs. L'arrestation de mon frère n'est pas un aussi bon titre à la haute dignité de chancelier, que celui que ton refus courageux et chevaleresque te donne au bâton de grand maréchal. Penses-y bien, de Bracy, et va prendre possession de ta place.»
«Tyran inconstant! marmotta de Bracy en sortant de l'appartement du prince; malheur à celui qui se fie à toi. Ton chancelier, vraiment! Celui qui aura le soin de ta conscience n'aura pas peu à faire, j'en réponds. Mais grand-maréchal d'Angleterre!» ajouta-t-il en étendant le bras comme pour saisir le bâton de commandement, et marchant plus fièrement dans l'antichambre; «c'est là un prix qui vaut la peine d'être disputé.»
De Bracy n'eut pas plus tôt quitté l'appartement, que le prince Jean donna l'ordre que l'on fît venir Bardon, le chef des vedettes, aussitôt qu'il aurait parlé avec Waldemar Fitzurse. Il arriva au bout de quelque temps, pendant lequel Jean avait parcouru l'appartement à pas inégaux et précipités, et d'un air qui peignait tout le désordre de son esprit. «Bardon, dit-il, que t'a demandé Waldemar?» – «Deux hommes résolus, répondit Bardon, connaissant parfaitement tous les lieux sauvages du Nord du royaume, et habiles à suivre la trace d'un cavalier ou d'un piéton.» – «Et tu lui as procuré justement ce qu'il lui fallait?» demanda le prince.
«Votre grâce peut être tranquille à cet égard, répondit le chef des espions. L'un est du comté d'Hexam, accoutumé à suivre les traces des voleurs des forêts de Tyne et de Teviot, comme le limier suit celle du daim blessé. L'autre est du comté d'York, et a souvent tendu et fait vibrer la corde de son arc dans les joyeuses forêts de Sherwood: il connaît chaque bois, vallon, taillis, haute et basse futaie, d'ici à Richmond.»
«C'est bien, dit le prince; Waldemar va-t-il avec eux?» – «Il part à l'instant même,» répondit Bardon. – «Avec quelle suite?» demanda Jean d'un air d'indifférence. – «Le gros Thoresby va avec lui, répondit-il, ainsi que Wetheral, à qui sa cruauté a fait donner le surnom de Stephen Coeur-d'acier; il y a aussi trois hommes d'armes du Nord, qui font partie de la bande de Ralph Middleton, et qu'on appelle les Piques de Spyinghow.»
«C'est bien,» dit le prince Jean; puis, après un moment de silence, il ajouta: «Bardon, l'intérêt de mon service exige que tu exerces la surveillance la plus stricte sur Maurice de Bracy, de manière cependant à ce qu'il ne s'en aperçoive point. Tu m'instruiras de temps en temps de ses démarches, de ses actions, de ses projets. N'y manque pas, car je t'en rends responsable.» Hugues Bardon fit une inclination et se retira. «Si Maurice me trahit, dit le prince Jean… s'il me trahit, comme sa conduite me porte à le craindre, je veux avoir sa tête, dût Richard tonner, à l'instant même, aux portes d'York.»