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Kitabı oku: «Le nain noir», sayfa 2

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CHAPITRE III

 
«Nain qui parcourt cette plage,
«Apprends-moi quel est ton nom.
« – L'homme noir du marécage.»
 
John Leynen.

L'OBJET qui alarma le jeune fermier au milieu de ses protestations de courage fit tressaillir un instant son compagnon, quoique moins superstitieux. La lune, qui s'était levée pendant leur conversation, semblait, suivant l'expression du pays, se disputer avec les nuages à qui régnerait sur l'atmosphère, de sorte que sa lumière douteuse ne se montrait que par instants. Un de ses rayons frappant sur la colonne de granit, dont ils n'étaient pas très éloignés, leur fit apercevoir un être qui paraissait être une créature humaine, quoique d'une taille beaucoup au-dessous de l'ordinaire. Il n'avait pas l'air de vouloir aller plus loin, car il marchait lentement autour de la colonne, s'arrêtait à chaque pierre qu'il rencontrait, semblait l'examiner, et faisait entendre de temps en temps une espèce de murmure sourd, dont il était impossible de comprendre le sens.

Tout cela répondait si bien aux idées qu'Hobby Elliot s'était formées d'une apparition, qu'il s'arrêta à l'instant, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, et dit tout bas à Earnscliff: – C'est la vieille Ailie, c'est elle-même! lui tirerai-je un coup de fusil, en invoquant le nom de Dieu?

– N'en faites rien, pour l'amour du ciel! c'est quelque, malheureux privé de raison.

– Vous la perdez vous-même de vouloir en approcher, dit Hobby en retenant à son tour son compagnon. Nous avons le temps de dire une petite prière avant qu'elle vienne à nous. Ah! si je pouvais m'en rappeler une…; mais elle nous en laisse tout le temps, continua-t-il, devenu plus hardi en voyant le courage de son compagnon, et le peu d'attention que l'esprit accordait à leur approche; elle va clopin clopant comme une poule sur une grille chaude. Croyez-moi, Earnscliff (ajouta-t-il à demi-voix), faisons un détour comme pour mettre le vent contre un daim.

– On n'a de l'eau que jusqu'aux genoux dans la fondrière, et il vaut mieux mauvaise route que mauvaise compagnie.

Malgré ces remontrances, Earnscliff continuait à avancer, et Hobby le suivait malgré lui. Ils se trouvèrent enfin à dix pas de l'objet qu'ils cherchaient à reconnaître. Plus ils en approchaient, plus il leur paraissait décroître, autant que l'obscurité leur permettait de le distinguer. C'était un homme dont la taille n'excédait pas quatre pieds; mais il était presque aussi large que haut, ou plutôt d'une forme sphérique, qui ne pouvait être due qu'à une étrange difformité. Le jeune chasseur appela deux fois cet être extraordinaire sans en recevoir de réponse, et sans faire attention aux efforts que son compagnon faisait continuellement pour l'entraîner d'un autre côté, plutôt que de troubler davantage une créature si singulière: – Qui êtes-vous? Que faites-vous ici à cette heure de la nuit? demanda-t-il une troisième fois. Une voix aigre et discordante répondit enfin: – Passez votre chemin, ne demandez rien à qui ne vous demande rien. Et ces mots, qui firent reculer Elliot à deux pas, firent même tressaillir son compagnon.

– Mais pourquoi êtes-vous si loin de toute habitation? dit Earnscliff. Êtes-vous égaré? suivez-moi, je vous donnerai un logement pour la nuit.

– A Dieu ne plaise! s'écria Hobby involontairement.

J'aimerais mieux loger tout seul dans le fond du gouffre de Tarrass Flow, ajouta-t-il plus bas.

– Passez votre chemin, répéta cet être extraordinaire d'un ton de colère: je n'ai besoin ni de vous ni de votre logement. Il y a cinq ans que ma tête n'a reposé dans l'habitation des hommes; et j'espère qu'elle n'y reposera plus.

– C'est un homme qui a perdu l'esprit, dit Earnscliff.

– Ma foi, dit son superstitieux compagnon, il a quelque chose du vieux Humphry Ettercap, qui périt ici près, il y a justement cinq ans. Mais ce n'est pas là le corps ni la taille d'Humphry.

– Passez votre chemin, répéta l'objet de leur curiosité. L'haleine des hommes empoisonne l'air qui m'entoure. Le son de vos voix me perce le coeur.

– Bon Dieu! dit hobby, faut-il que les morts soient tellement enragés contre les vivants? Sa pauvre âme est sûrement dans la peine.

– Venez avec moi, mon ami, dit Earnscliff, vous paraissez éprouver quelque grande affliction; l'humanité ne me permet pas de vous abandonner ici.

– L'humanité! s'écria le Nain en poussant un éclat de rire ironique, qu'est-ce que ce mot? Vrai lacet de bécasse. – Moyen de cacher les trappes à prendre les hommes. – Appât qui couvre un hameçon plus piquant dix fois que ceux dont vous vous servez pour tromper les animaux dont votre gourmandise médite le meurtre.

– Je vous dis, mon bon ami, reprit Earnscliff, que vous ne pouvez juger de votre situation. Vous périrez dans cet endroit désert. Il faut, par compassion pour vous, que nous vous forcions à nous suivre.

– Je n'y toucherai pas du bout du doigt! dit Hobby. Pour l'amour de Dieu! laissez l'esprit agir comme il lui plaît.

– Si je péris ici, dit le Nain, que mon sang retombe sur ma tête! mais vous aurez à vous accuser de votre mort, si vous osez souiller mes vêtements du contact d'une main d'homme.

La lune parut en ce moment avec une clarté plus pure, et Earnscliff vit que cet être singulier tenait eu main quelque chose qui brilla comme la lame d'un poignard ou le canon d'un pistolet. C'eût été une folie de vouloir s'emparer d'un homme ainsi armé, et qui paraissait déterminé à se défendre. Earnscliff voyait d'ailleurs qu'il n'avait aucun secours à attendre de son compagnon, qui avait déjà reculé de quelques pas, et qui semblait décidé à le laisser s'arranger avec l'esprit comme il l'entendrait. Il rejoignit donc Hobby, et ils continuèrent leur route. Ils se retournèrent cependant plus d'une fois pour regarder cette espèce de maniaque, qui continuait le même manège autour de la colonne, et qui semblait les poursuivre par des imprécations qu'on ne pouvait comprendre, mais que sa voix aigre fit retentir au loin dans cette plaine déserte.

Nos deux chasseurs firent d'abord, chacun de leur côté, leurs réflexions en silence. Lorsqu'ils furent assez éloignés du Nain pour ne plus le voir ni l'entendre, Hobby, reprenant courage, dit à son compagnon: – Je vous garantis qu'il faut que cet esprit, si c'est un esprit, ait fait ou ait souffert bien du mal quand il était dans son corps, pour qu'il revienne ainsi après qu'il est mort et enterré.

– Je crois que c'est un fou misanthrope, dit Earnscliff.

– Vous ne croyez donc pas que ce soit un être surnaturel?

– Moi? non, en vérité!

– Hé bien! je suis presque d'avis moi-même que ce pourrait bien être un homme véritable. Cependant je n'en jurerais point. Je n'ai jamais rien vu qui ressemblât si bien à un esprit.

– Quoi qu'il en soit, je reviendrai ici demain. Je veux voir ce que sera devenu ce malheureux.

– En plein jour!.. alors, s'il plaît à Dieu, je vous accompagnerai. Mais nous sommes plus près d'Heugh-Foot que d'Earnscliff. Ne feriez-vous pas mieux à l'heure qu'il est de venir coucher à la ferme? Nous enverrons le petit garçon sur le poney avertir vos gens que vous êtes chez nous, quoique je croie bien qu'il n'y a pour vous attendre à la tour que le chat et les domestiques.

– Mais encore ne voudrais-je pas inquiéter les domestiques, et priver même Minet de son souper en mon absence. Je vous serai obligé d'envoyer le petit garçon.

– C'est parler en bon maître! Vous viendrez donc à Heugh-Foot. —

On sera bienheureux de vous y voir, oui certainement.

Cette affaire réglée, nos deux chasseurs doublèrent le pas et gravirent bientôt une petite éminence. – monsieur Patrick; dit Hobby, j'éprouve toujours du plaisir quand j'arrive en cet endroit. Voyez-vous là-bas cette lumière? c'est là qu'est ma mère-grand. La bonne vieille travaille à son rouet. Et plus haut, à la fenêtre au-dessus, en voyez-vous une autre? c'est la chambre de ma cousine, de Grâce Armstrong. Elle fait à elle seule plus d'ouvrage dans la maison que mes trois soeurs, et elles en conviennent elles-mêmes, car ce sont les meilleures filles qu'on puisse voir, et ma grand'mère vous jurerait qu'il n'y a jamais eu une jeune fille si leste; si active, excepté elle, bien entendu, dans son temps. Quant à mes frères, un d'eux est parti avec les gens du chambellan (On appelle ainsi en Écosse l'intendant d'un grand seigneur), et l'autre est à Moss-Phadraig, la ferme que nous faisons valoir. – Il est aussi habile à la besogne que moi.

– Vous êtes heureux, mon cher Hobby, d'avoir une famille si estimable.

– Heureux, oui certes. – J'en rends grâce au ciel! Mais à propos, monsieur Patrick, vous qui avez été au collège et à la grande école d'Édimbourg, vous qui avez étudié la science, là où la science s'apprend le mieux, dites-moi donc, non que cela me concerne particulièrement; mais j'entendais cet hiver le prêtre de Saint-John et notre ministre discuter là-dessus, et tous deux, ma foi, parlaient très bien. Le prêtre donc dit qu'il est contre la loi d'épouser sa cousine; mais je ne crois pas qu'il citât aussi bien les autorités de la Bible que notre ministre. Notre ministre passe pour le meilleur ministre et le meilleur prédicateur qu'il y ait depuis ce canton jusqu'à Édimbourg. Croyez-vous que le ministre avait raison?

– Certainement le mariage est reconnu par tous les chrétiens protestants aussi libre que Dieu l'a fait dans la loi lévitique; ainsi, mon cher Hobby, il ne peut y avoir aucun obstacle à ce que vous épousiez miss Armstrong.

– Oh! oh! monsieur Patrick, vous qui êtes si chatouilleux, ne plaisantez donc pas comme cela! Je vous parlais en général; il n'était pas question de Grâce. D'ailleurs elle n'est pas ma cousine germaine, puisqu'elle est fille du premier mariage de la femme de mon oncle. Il n'y a donc pas une véritable parenté, il n'y a qu'une alliance.

Mais nous allons arriver, il faut que je tire un coup de fusil; c'est ma manière de m'annoncer. Quand j'ai fait bonne chasse, j'en tire deux, un pour moi, l'autre pour le gibier.

Dès qu'il eut donné le signal, on vit différentes lumières se mettre en mouvement. Hobby en fit remarquer une qui traversait la cour. – C'est Grâce! dit-il à son compagnon. Elle ne viendra pas me recevoir à la porte; mais pourquoi? c'est qu'elle va voir si le souper de mes chiens est préparé; les pauvres bêtes!

– Qui m'aime, aime mon chien, dit Earnscliff: vous êtes un heureux garçon, Hobby!

Cette observation fut accompagnée d'un soupir qui n'échappa point à l'oreille du jeune fermier.

– En tous cas, dit-il, je ne suis pas le seul. Aux courses de Carlisle, J'ai vu plus d'une fois miss Isabelle Vere détourner la tête pour regarder quelqu'un qui passait près d'elle. Qui sait tout ce qui peut arriver dans ce monde.

Earnscliff eut l'air de murmurer tout bas une réponse; était-ce pour convenir de ce qu'avançait Hobby, ou pour le démentir? c'est ce que celui-ci ne put entendre, et sans doute Earnscliff avait voulu faire lui-même une réponse douteuse.

Ils avaient déjà dépassé le loaning, et après un détour au pied de la colline qu'ils descendaient, ils se trouvèrent en face de la ferme où demeurait la famille d'Hobby Elliot; elle était couverte en chaume, mais d'un abord confortable. De riantes figures étaient déjà à la porte: mais la vue d'un étranger émoussa les railleries qu'on se proposait de décocher contre Hobby à cause de sa mauvaise chasse. Trois jeunes et jolies filles semblaient se rejeter de l'une à l'autre le soin de montrer le chemin à Earnscliff, parce que chacune d'elles aurait voulu s'esquiver pour aller faire un peu de toilette, et ne pas se montrer devant lui dans le déshabillé du soir, qui n'était destiné que pour les yeux de leur frère.

Hobby cependant se permit quelques plaisanteries générales sur ses deux soeurs (Grâce n'était plus là); et, prenant la chandelle des mains d'une des coquettes villageoises qui la tenait en minaudant, il introduisit son hôte dans le parloir de la famille, ou plutôt dans la grand'salle; car, le bâtiment ayant été jadis une habitation fortifiée, la pièce ou l'on se rassemblait était une chambre voûtée et, pavée, humide et sombre sans doute, comparée aux logements de fermes de nos jours; mais éclairée par un bon feu de tourbe, elle partit à Earnscliff infiniment préférable aux montagnes froides et arides qu'il venait de parcourir. La vénérable maîtresse de la maison, où la fermière, coiffée avec l'ancien pinner (coiffe des matrones d'Écosse), vêtue d'une simple robe serrée, d'une laine filée par elle-même, niais portant aussi un large collier d'or et des boucles d'oreilles, était assise au coin de la cheminée, dans son fauteuil d'osier, dirigeant les occupations des jeunes filles et de deux ou trois servantes qui travaillaient à leurs quenouilles derrière leurs maîtresses.

Après avoir fait bon accueil à Earnscliff, et donné tout bas quelques ordres pour faire une addition au souper ordinaire de la famille, la vieille grand'mère et les soeurs d'Hobby commencèrent leur attaque, qui n'avait été que différée.

– Jenny n'avait pas besoin d'apprêter un si grand feu de cuisine pour ce qu'Hobby a rapporté, dit une des soeurs.

– Non sans doute, dit une autre, la, poussière de la tourbe, bien soufflée, aurait suffi pour rôtir tout le gibier de notre Hobby.

– Oui, ou le bout de chandelle, si le vent ne l'éteignait pas, dit la troisième. Ma foi, si j'étais que de lui j'aurais rapporté un corbeau plutôt que de revenir trois fois sans la corne d'un daim pour en faire un cornet.

Hobby les regardait alternativement en fronçant le sourcil, dont l'augure sinistre était démenti par le sourire de bonne humeur qui se dessinait sur ses lèvres. Il chercha à les adoucir cependant, en annonçant le présent qu'Earnscliff avait promis.

– Dans ma jeunesse, dit la vieille mère, un homme aurait été honteux de sortir une heure avec son fusil, sans rapporter au moins un daim de chaque côté de son cheval, comme un coquetier portant des veaux au marché.

– C'est pour cela qu'il n'en reste plus, dit Hobby; je voudrais que vos vieux amis nous en eussent laissé quelques-uns.

– Il y a pourtant des gens qui savent encore trouver du gibier, dit la soeur aînée en jetant un coup d'oeil sur Earnscliff,

– Hé bien! hé bien! femme, chaque chien n'a-t-il pas son jour! Que Earnscliff me pardonne ce vieux proverbe; il a eu du bonheur aujourd'hui, une autre fois ce sera mon tour. N'est-il pas bien agréable, après avoir couru les montagnes toute la journée, d'avoir à tenir tête à une demi douzaine de femmes qui n'ont rien eu à faire que de remuer par-ci par-là leur aiguille ou leur fuseau, surtout quand, en revenant à la maison, on a été effrayé… non, ce n'est pas cela, surpris par des esprits?

– Effrayé par des esprits! s'écrièrent toutes les femmes à la fois; car grand était le respect qu'on portait et qu'on porte peut-être encore dans ces cantons à ces superstitions populaires.

– Effrayé! non: c'est surpris que je voulais dire. Et après tout, il n'y en avait qu'un; n'est-il pas vrai, monsieur Earnscliff? vous l'avez vu comme moi.

Et il se mit à raconter en détail, à sa manière, mais sans trop d'exagération, ce qui leur était arrivé à Mucklestane-Moor, en disant, pour conclure, qu'il ne pouvait conjecturer ce que ce pouvait être, à moins que ce ne fût ou l'ennemi des hommes en personne, ou un des vieux Peghts (sans doute les Pictes, que le peuple en Écosse croit avoir été des êtres surnaturels) qui habitaient le pays au temps jadis.

– Vieux Peght! s'écria la grand'mère, non, non, Dieu te préserve de tout mal, mon enfant; ce n'est pas un Peght que cela. – C'est l'homme brun des marécages (sans doute de la famille des Brownies). O maudits temps que ceux où nous vivons! Qu'est-ce qui va donc arriver à ce malheureux pays, maintenant qu'il est paisible et soumis aux lois? Jamais il ne paraît que pour annoncer quelque désastre. Feu mon père m'a dit qu'il avait fait une apparition l'année de la bataille de Marston-Moor, une autre fois du temps de Montrose, et une autre la veille de la déroute de Dunbar. De mon temps même, on l'a vu deux heures avant le combat du pont de Bothwell; et on dit encore que le laird de Benarbuck, qui avait le don de seconde vue, s'entretint avec lui quelque temps avant le débarquement du duc d'Argyle, mais je ne sais pas comment cela eut lieu. C'était dans l'ouest, loin d'ici. Oh! mes enfants, il ne revient jamais qu'en des temps de malheurs; gardez-vous bien d'aller le trouver!

Earnscliff prit la parole, en lui disant qu'il était convaincu que l'être qu'ils avaient vu était un malheureux privé de raison, et qu'il n'était chargé ni par le ciel ni par l'enfer d'annoncer une guerre ou quelque malheur; mais il parlait à des oreilles qui ne voulaient pas l'entendre, et tous se réunirent pour le conjurer de ne pas songer à y retourner le lendemain.

– Songez donc, mon cher enfant, lui dit la vieille dame, qui étendait son style maternel à tous ceux qui avaient part à sa sollicitude, songez que vous devez prendre garde à vous plus que personne. La mort sanglante de votre père, les procès et maintes pertes ont fait de grandes brèches à votre maison. – Et vous êtes la fleur du troupeau, le fils qui rebâtira l'ancien édifice (si c'est la volonté d'en haut). Vous, un honneur pour le pays, une sauvegarde pour ceux qui l'habitent, moins que personne vous devez vous risquer dans de téméraires aventures. – Car votre race fut toujours une race trop aventureuse, et il lui en a beaucoup coûté.

– Mais bien certainement, mistress Elliot, vous ne voudriez pas que j'eusse peur d'aller dans une plaine ouverte en plein jour?

– Et pourquoi non? Je n'empêcherai jamais ni mes enfants ni mes amis de soutenir une bonne cause, au risque de tout ce qui pourrait leur arriver; mais, croyez-en mes cheveux blancs, se jeter dans le péril de gaîté de coeur, c'est contre la loi et l'Écriture.

Earnscliff ne répondit rien, car il voyait bien que ses arguments seraient paroles perdues, et l'arrivée du souper mit fin à cette conversation. Miss Grâce était entrée peu auparavant, et Hobby s'était placé à côté d'elle, non sans avoir lancé à Earnscliff un coup d'oeil d'intelligence. Un entretien enjoué, auquel la vieille dame de la maison prit part avec cette bonne humeur qui va si bien à la vieillesse, fit reparaître sur les joues des jeunes personnes les roses qu'en avait bannies l'histoire de l'apparition, et l'on dansa pendant une heure après le souper, aussi gaîment que s'il n'eût pas existé d'apparition dans le monde.

CHAPITRE IV

 
«Oui je suis misanthrope, et tout le genre humain
«Ne mérite à mes yeux que haine, que dédain.
«Que n'es-tu quelque chien! je t'aimerais peut-être.»
 
Timon d'Athènes. Shakespeare.

Le lendemain, après avoir déjeuné, Earnscliff prit congé de ses hôtes en leur promettant de revenir pour avoir sa part de la venaison qui était arrivée de chez lui. Hobby eut l'air de lui faire ses adieux à la porte, mais quelques minutes après il était à son côté.

– Vous y allez donc, monsieur Patrick? Hé bien! malgré tout ce qu'a dit ma mère, que le ciel me confonde si je vous laisse y aller seul! mais j'ai pensé qu'il valait mieux vous laisser partir sans rien dire; sauf à vous rejoindre ensuite, afin que ma mère ne se doutât de rien, car je n'aime pas à la contrarier, et c'est une des dernières recommandations que mon père m'a faites sur son lit de mort.

– Vous faites bien, Hobby, dit Earnscliff, elle mérite tous vos égards.

– Oh! quant à ceci, ma foi! si elle savait où nous allons, elle serait tourmentée, et autant pour vous que pour moi. Mais croyez-vous que nous ne soyons point imprudents de retourner là-bas? Vous savez que ni vous ni moi nous n'avons pas d'ordre exprès d'y aller, vous savez.

– Si je pensais comme vous, Hobby, peut-être n'irais-je pas plus loin; mais je ne crois ni aux esprits ni aux sorciers, et je ne veux pas perdre l'occasion de sauver peut-être la vie d'un malheureux dont la raison parait aliénée.

– A la bonne heure si vous croyez cela, dit Hobby d'un air de doute; et il est pourtant certain que les fées elles-mêmes, je veux dire les bons voisins (car on dit qu'il ne faut pas les appeler fées), qu'on voyait chaque soir sur les tertres de gazon, sont moins visibles de moitié dans notre temps. Je ne puis dire que j'en ai vu moi-même; mais j'en entendis siffler un dans la bruyère, avec un son tout semblable à celui du courlieu. Mais combien de fois mon père m'a-t-il dit qu'il en avait vu en revenant de la foire, quand il était un peu en train, le brave homme!

C'est ainsi que la superstition se transmet de plus en plus faible d'une génération à l'autre. Earnscliff le remarquait à part en écoutant Hobby. Ils continuèrent à causer de la sorte jusqu'à ce qu'ils arrivassent en vue de la colonne qui donne son nom à la plaine.

– En vérité, dit alors Hobby, voilà encore cette créature qui se traîne là-bas. Mais il est grand jour, vous avez votre fusil, j'ai mon grand coutelas, et je crois que nous pouvons nous approcher sans trop de danger.

– Très certainement, dit Earnscliff; mais, au nom du ciel! que peut-il faire là?

– On dirait qu'il fait un mur avec toutes ces pierres, ou toutes ces oies, comme on les appelle. Voilà qui passe tout ce que j'ai ouï dire.

En approchant davantage, Earnscliff reconnut que la conjecture de son compagnon n'était pas invraisemblable. L'être mystérieux qu'ils avaient vu la veille semblait s'occuper péniblement à ramasser les pierres éparses, et à les placer les unes sur les autres, de manière à former un petit enclos. Il ne manquait pas de matériaux, mais son travail n'était pas facile, et l'on avait peine à comprendre qu'il eût pu remuer les pierres énormes qui servaient de fondements à son édifice. Il s'occupait à en placer une très lourde, quand les deux jeunes gens arrivèrent à peu de distance de lui, et il y mettait tant d'attention, qu'il ne les vit pas s'approcher. Il montrait, en traînant la pierre, en la levant et en la plaçant suivant le plan qu'il avait conçu, une force et une adresse qui s'accordaient peu avec sa taille et sa difformité. En effet, à en juger par les obstacles qu'il avait déjà surmontés, il devait avoir la force d'un Hercule, puisque quelques-unes des pierres qu'il avait transportées n'auraient pu l'être que par deux hommes. Aussi Hobby ne put s'empêcher de revenir à sa première opinion.

– Il faut que ce soit l'esprit d'un maçon, dit-il: voyez comme il manie ces grosses pierres. Si c'est un homme après tout, je voudrais savoir combien il prendrait par toise pour construire un mur de digue. – On aurait bien besoin d'en avoir un entre Cringlehope et les Shaws. – Brave homme (ajouta-t-il en élevant la voix), vous faites là un ouvrage pénible!

L'être auquel il s'adressait se tournant de son côté, en jetant sur lui des regards égarés, changea de posture et se fit voir dans toute sa difformité.

Sa tête était d'une grosseur peu commune; ses cheveux crépus étaient en partie blanchis par l'âge; d'épais sourcils, qui se joignaient ensemble, couvraient de petits yeux noirs et perçants qui, enfoncés dans leur orbite, roulaient d'un air farouche, et semblaient indiquer l'aliénation d'esprit. Ses traits étaient durs et sauvages, et il avait dans sa physionomie cette expression particulière qu'on remarque si souvent dans les personnes contrefaites, avec ce caractère lourd et dur qu'un peintre donnerait aux géants des vieux romans. Son corps large et carré, comme celui d'un homme de moyenne taille, était porté sur deux grands pieds; mais la nature semblait avoir oublié les jambes et les cuisses, car elles étaient si courtes, que son vêtement les cachait tout-à-fait. Ses bras, d'une longueur démesurée, se terminaient par deux mains larges, musclées et horriblement velues. On eût dit que la nature avait d'abord destiné ces membres à la création d'un géant, pour les donner ensuite, dans son caprice, à la personne d'un nain. Son habit, espèce de tunique d'un gros drap brun, ressemblait au froc d'un moine, et il était assujetti sur son corps par une ceinture de cuir; enfin sa tête était couverte d'un bonnet de peau de blaireau ou de toute autre fourrure, qui ajoutait à l'aspect grotesque de son extérieur, et couvrait en partie son visage dont l'expression habituelle était celle d'une sombre et farouche misanthropie.

Ce Nain extraordinaire regardait en silence les deux jeunes gens d'un air d'humeur et de mécontentement. Earnscliff, voulant lui inspirer plus de douceur, lui dit: – Vous vous êtes donné une tâche fatigante, mon cher ami, permettez-nous de vous aider.

Elliot et lui, réunissant leurs efforts, placèrent une pierre sur le mur commencé. Le Nain, pendant ce temps, les regardait de l'air d'un maître qui inspecte ses ouvriers, et témoignait par ses gestes combien il s'impatientait du temps qu'ils mettaient à apporter la pierre; il leur en montra une seconde, puis une troisième, puis une quatrième, qu'ils placèrent de même, quoiqu'il parût choisir avec un malin plaisir les plus lourdes et les plus éloignées. Mais, lorsque le déraisonnable Nain leur en désigna une cinquième encore plus difficile à remuer que les précédentes: – Oh! ma foi, l'ami, dit Elliot, Earnscliff fera ce qu'il lui plaira, mais que vous soyez un homme, ou tout ce qu'il peut y avoir de pire, que le diable me torde les doigts, si je m'éreinte plus long-temps comme un manoeuvre, sans recevoir tant seulement un remerciement pour nos peines.

– Un remerciement! s'écria le Nain en le regardant de l'air du plus profond mépris; recevez-en mille, et puissent-ils vous être aussi utiles que ceux qui m'ont été prodigués, que ceux que les reptiles qu'on nomme des hommes se sont jamais adressés… Allons! travaillez ou partez.

– Voilà une belle réponse, monsieur Earnscliff, pour avoir bâti un tabernacle pour le diable, et compromis peut-être nos propres âmes par-dessus le marché.

– Notre présence paraît le contrarier, répondit Earnscliff; retirons-nous, nous ferons mieux de lui envoyer quelque nourriture.

Ce fut ce qu'ils firent dès qu'ils furent de retour à Heugh-Foot, et ils chargèrent un domestique de porter au Nain un panier de provisions. Celui-ci trouva le Nain toujours occupé de son travail; mais, étant imbu des préjugés du pays, il n'osa ni s'en approcher ni lui parler. Il plaça ce qu'il apportait sur une des pierres les plus éloignées à la disposition du misanthrope.

Le Nain continua ses travaux avec une activité qui paraissait presque surnaturelle; il faisait en un jour plus d'ouvrage que deux hommes n'auraient pu en faire, et les murs qu'il élevait prirent bientôt l'apparence d'une hutte qui, quoique très étroite, et construite seulement de pierres et de terres, sans mortier, offrait, à cause de la grosseur peu commune des pierres employées, un air de solidité très rare dans des cabanes si petites et d'une construction si grossière. Earnscliff, qui épiait tous ses mouvements, n'eut pas plutôt compris son but qu'il fit porter dans le voisinage du lieu les bois nécessaires pour la toiture, et il se proposait même d'y envoyer des ouvriers le jour d'après, pour les placer: mais le Nain ne lui en laissa pas le temps, il passa la nuit à l'ouvrage, et fit si bien que, dès le lendemain matin, la charpente était en place; il s'occupa ensuite à couper des joncs et à en couvrir sa demeure, ce qu'il exécuta avec une adresse surprenante.

Voyant que cet être extraordinaire ne voulait recevoir d'aide que le secours accidentel d'un passant; Earnsclilf se contenta de faire porter dans les environs les matériaux et les outils qu'il jugeait pouvoir lui être utiles; le solitaire s'en servait avec talent. Il construisit une porte et une fenêtre, se fit un lit de planches; et, à mesure que ses travaux avançaient, son humeur semblait devenir moins irascible. Il songea ensuite à se fermer d'un enclos. Puis il transporta du terreau et travailla si bien le sol qu'il se forma un petit, jardin. On supposera naturellement, comme nous l'avons fait entendre, que cet être solitaire fut aidé plus d'une fois par les passants qui par hasard traversaient la plaine, et par d'autres que la curiosité portait à lui rendre visite. Il était en effet impossible de voir une créature humaine si peu propre en apparence à un travail si rude et si constant sans s'arrêter pendant quelques minutes pour l'aider. Mais, comme aucun de ces aides ne savait jusqu'à quel point le Nain avait reçu assistance des autres, les rapides progrès de sa tâche journalière ne perdaient rien de ce qu'ils avaient de merveilleux. La solidité compacte de sa cabane, construite en si peu de temps et par un tel être, son adresse supérieure dans le maniement de ses outils, son talent dans tous les arts mécaniques et autres, éveillèrent les soupçons des voisins. On ne croyait plus que ce fût un fantôme; on l'avait vu d'assez près et assez long-temps pour être convaincu que c'était véritablement un homme de chair et d'os; mais le bruit courait qu'il avait des liaisons avec des êtres surnaturels, et qu'il avait fixé sa résidence dans ce lieu écarté pour n'être pas troublé dans ses relations avec eux. Il n'était jamais moins seul que quand il était seul, disait-on, en donnant à cette phrase d'un ancien philosophe un sens mystérieux. On assurait aussi que des hauteurs qui dominent la bruyère on avait vu souvent un autre personnage qui aidait dans son travail cet habitant du désert, et qui disparaissait aussitôt qu'on s'en approchait; ce personnage était quelquefois assis à son côté sur le seuil de la porte, il se promenait avec lui dans le jardin, il allait avec lui chercher de l'eau à une fontaine voisine. Earnscliff expliquait ce phénomène en disant qu'on avait pris l'ombre du Nain pour une seconde personne. – Son ombre serait donc d'une nature aussi singulière que son corps, disait alors Hobby, grand partisan de l'opinion générale; il est trop bien dans les papiers du vieux Satan pour avoir une ombre (allusion à la croyance populaire qui veut que les corps des sorciers ne projettent point d'ombre). Qui a jamais vu une ombre entre un corps et le soleil? Cette chose, que ce soit ce qu'on voudra, est plus mince et plus grande que le corps dont vous dites qu'elle est l'ombre. On l'a vue plus d'une fois s'interposer entre le soleil et lui.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
190 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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