Kitabı oku: «Le nain noir», sayfa 3
Ces soupçons, dans d'autres cantons de l'Écosse, auraient pu exposer notre solitaire à des recherches qui ne lui auraient pas été agréables; mais ils ne servirent qu'à faire regarder le prétendu sorcier avec une crainte respectueuse. Il ne semblait pas fâché d'inspirer ce sentiment. Lorsque quelqu'un approchait de sa chaumière, il voyait avec une sorte de plaisir l'air de surprise et d'effroi de celui qui le regardait, et la promptitude avec laquelle il s'éloignait de lui. Peu de gens étaient assez hardis pour satisfaire leur curiosité en jetant un regard à la hâte sur son habitation et sur son jardin; et, s'ils lui adressaient quelques paroles, jamais il n'y répondait que par un mot ou un signe de tête.
Il semblait s'être établi dans sa hutte pour la vie. Earnscliff passait souvent par-là, rarement sans demander au Nain de ses nouvelles; mais il était impossible de l'engager dans aucune conversation sur ses affaires personnelles. Il acceptait sans répugnance les choses nécessaires à la vie, mais rien au-delà, quoique Earnscliff, par humanité, et les habitants du canton, par une crainte superstitieuse, lui offrissent bien davantage. Il récompensait ceux-ci par les conseils qu'il leur donnait lorsqu'il était consulté, comme il ne tarda pas à l'être, sur leurs maladies et sur celles de leurs troupeaux. Il ne se bornait pas même à des avis, il leur fournissait aussi les remèdes convenables, non seulement les simples qui croissaient dans le pays, mais aussi des médicaments coûteux, produit de climats étrangers. On juge bien que cela ne faisait que confirmer le bruit de ses liaisons avec des êtres invisibles qui étaient à ses ordres: sans quoi, comment aurait-il pu, dans son ermitage et dans son état d'indigence, se procurer toutes ces choses? Avec le temps, il fit connaître qu'il se nommait Elsender-le-Reclus, nom que les habitants du pays changèrent en celui du bon Elsy; ou le Sage de Mucklestane-Moor.
Ceux qui venaient le consulter déposaient ordinairement leur offrande sur une pierre peu éloignée de sa demeure. Si c'était de l'argent, ou quelque objet qu'il ne lui convînt pas d'accepter, il le jetait loin de lui, ou le laissait où on l'avait déposé, sans en faire usage. Dans toutes ces occasions, ses manières étaient toujours celles d'un misanthrope bourru; il ne prononçait que le nombre de mots strictement nécessaire pour répondre à la question qu'on lui faisait; et, si l'on voulait lui parler de choses indifférentes, il rentrait chez lui sans daigner faire une seule réponse.
Lorsque l'hiver fut passé, et qu'il commença à récolter quelques légumes dans son jardin, ils firent sa principale nourriture. Earnscliff parvint pourtant à lui faire accepter deux chèvres qui se nourrissaient dans la plaine, et qui lui fournissaient du lait.
Earnscliff, voyant son présent accepté, voulut aller faire une visite à l'ermite. Le vieillard était assis sur un banc de pierre, près de la porte de son jardin; c'était là son siége quand il était disposé à donner audience. Personne n'était admis dans l'intérieur de sa cabane et de son petit jardin: c'était un lieu sacré; comme le Morui des insulaires d'Otaïti. Sans doute qu'il l'aurait cru profané par la présence d'une créature humaine. Lorsqu'il était enfermé dans son habitation, aucune prière n'aurait pu le persuader de se rendre visible ou de donner audience à qui que ce fût.
Earnscliff avait été pêcher dans un ruisseau qui coulait à peu de distance. Voyant l'ermite sur le banc près de sa chaumière, il vint s'asseoir sur une pierre qui était en face, ayant en main sa ligne et un panier dans lequel étaient quelques truites; produit de sa pêche. Le Nain, habitué à sa présence, ne donna d'autre signe qu'il l'avait vu qu'en levant les yeux un moment pour le regarder de l'air d'humeur qui lui était habituel; après quoi, il laissa retomber sa tête sur sa poitrine, comme pour se replonger dans ses profondes méditations. Earnscliff s'aperçut qu'il avait adossé tout nouvellement à sa demeure un petit abri pour ses deux chèvres.
– Vous travaillez beaucoup, Elsy, lui dit-il pour tâcher de l'engager dans une conversation.
– Travailler! s'écria le Nain; c'est le moindre des maux de la misérable humanité. Il vaut mieux travailler comme moi que de chercher des amusements comme les vôtres.
– Je ne prétends pas que nos amusements champêtres soient des exercices inspirés par l'amour de l'humanité, et cependant…
– Et cependant ils valent mieux que votre occupation ordinaire. Il vaut mieux que l'homme assouvisse sa férocité sur les poissons muets que sur les créatures de son espèce. Mais pourquoi parlé-je ainsi? Pourquoi la race des hommes ne s'entr'égorge-t-elle pas, ne s'entre-dévore-t-elle pas, jusqu'à ce que, le genre humain détruit, il ne reste plus qu'un monstre énorme comme le Behemoth de l'Écriture; qu'alors ce monstre, le dernier de la race, après s'être nourri des os de ses semblables, quand sa proie lui manquera, rugisse des jours entiers privé de nourriture, et meure enfin peu à peu de famine? Ce serait un dénouement digne de cette race maudite.
– Vos actions valent mieux que vos paroles, Elsy: votre misanthropie maudit les hommes, et cependant vous les soulagez!
– Je le fais: mais pourquoi? Écoutez-moi. Vous êtes un de ceux que je vois avec le moins de dégoût; et, par compassion pour votre aveuglement, je veux bien, contre mon usage, perdre avec vous quelques paroles. Je ne puis envoyer dans les familles la peste et la discorde; mais n'atteins-je pas au même but en conservant la vie de quelques hommes, puisqu'ils ne vivent que pour s'entre-détruire. Si j'avais laissé mourir Alix de Bower, l'hiver dernier, Ruthwen aurait-il été tué ce printemps pour l'amour d'elle? Lorsque Willie de Westburnflat était sur son lit de mort, on laissait les troupeaux paître librement dans les champs; aujourd'hui que je l'ai guéri, on les surveille avec soin, et l'on ne se couche pas sans avoir déchaîné le limier de garde, et tous les autres chiens.
– J'avoue que cette dernière cure n'a pas rendu un grand service à la société; mais, par compensation, vous avez guéri, il y a peu de temps, mon ami Hobby, le brave Hobby Elliot de Heugh-Foot, d'une fièvre dangereuse qui pouvait lui coûter la vie.
– Ainsi pensent et parlent les enfants de la boue dans leur folie et leur ignorance, dit le Nain en souriant avec malignité. Avez-vous jamais vu le petit d'un chat sauvage dérobé tout jeune à sa mère pour être apprivoisé? Comme il est doux! comme il joue avec vous! Mais faites-lui sentir votre gibier ou vos agneaux, et sa férocité va se montrer; il va déchirer vos agneaux, ou votre volaille, dévorer tout ce qui se trouvera sous ses griffes.
– C'est l'effet de son instinct. Mais qu'est-ce que cela a de commun avec Hobby?
– C'est son emblème, c'est son portrait. Il est, quant à présent, tranquille, apprivoisé; mais qu'il trouve l'occasion d'exercer son penchant naturel, qu'il entende le son de la trompette guerrière, vous verrez le jeune limier aspirer le sang, vous le verrez aussi cruel, aussi féroce que le plus terrible de ses ancêtres qui ait brûlé le chaume d'un pauvre paysan… Me nierez-vous qu'il vous excite souvent à tirer une vengeance sanglante d'une injure dont votre famille a eu à se plaindre quand vous n'étiez encore qu'un enfant?
Earnscliff tressaillit. Le solitaire ne parut pas s'apercevoir de sa surprise, et continua.
– Hé bien! la trompette sonnera, le jeune limier satisfera sa soif de sang, et je dirai avec un sourire: Voilà pourquoi je lui ai sauvé la vie! Oui, tel est l'objet de mes soins apparents: c'est d'augmenter la masse des misères humaines, c'est, même dans ce désert, de jouer mon rôle dans la tragédie générale. Quant à vous, si vous étiez malade dans votre lit, la pitié m'engagerait peut-être à vous envoyer une coupe de poison.
– Je vous suis fort obligé, Elsy, et avec une si douce espérance, je ne manquerai certainement pas de vous consulter, quand j'aurai besoin de secours.
– Ne vous flattez pas trop! il n'est pas bien certain que je serais assez faible pour céder à une sotte compassion. Pourquoi m'empresserais-je d'arracher aux misères de la vie un homme si bien constitué pour les supporter? Pourquoi imiterais-je la compassion de l'Indien, qui brise la tête de son captif d'un coup de tomahawk, au moment où il est attaché au fatal poteau, quand le feu s'allume, que les tenailles rougissent, que les chaudrons sont déjà bouillants et les scalpels aiguisés pour déchirer, brûler et sacrifier la victime?
– Vous faites un tableau effrayant de la vie, Elsy, mais il ne peut abattre mon courage. Nous devons supporter les peines avec résignation, et jouir du bonheur avec reconnaissance. La journée de travail est suivie par une nuit de repos, et les souffrances mêmes nous offrent des consolations, quand, en les endurant, nous savons que nous avons rempli nos devoirs.
– Doctrine des brutes et des esclaves! dit le Nain, dont les yeux s'enflammaient d'une démence furieuse: je la méprise comme digne seulement des animaux qu'on immole. Mais je ne perdrai pas plus de paroles avec vous.
Il se leva à ces mots, et ouvrit la porte de sa chaumière; comme il allait y entrer, se retournant vers Earnscliff, il ajouta avec véhémence: – De peur que vous ne croyiez que les services que je parais rendre aux hommes prennent leur source dans ce sentiment bas et servile qu'on appelle l'amour de l'humanité, apprenez que s'il existait un homme qui eût détruit mes plus chères espérances, qui eût déchiré et torturé mon coeur, qui eût fait un volcan de ma tête; et si la vie et la fortune de cet homme étaient aussi complètement en mon pouvoir que ce vase fragile (prenant en main un pot de terre qui se trouvait près de lui), je ne le réduirais pas ainsi en atomes de poussière, dit-il en le lançant avec fureur contre la muraille. Non, continua-t-il avec amertume, quoique d'un ton plus tranquille: Je l'entourerais de richesses, je l'armerais de puissance, je ne le laisserais manquer d'aucuns moyens de satisfaire ses viles passions, d'accomplir ses infâmes desseins; j'en ferais le centre d'un effroyable tourbillon qui, privé lui-même de paix et de repos, renverserait, engloutirait tout ce qui se trouverait sur son passage. J'en ferais un fléau capable de bouleverser sa terre natale, et d'en rendre tous les habitants délaissés, proscrits et misérables comme moi.
A peine eut-il proféré ces mots, qu'il se précipita dans sa chaumière, dont il ferma la porte avec violence, poussant ensuite deux verrous, comme pour être sûr qu'aucun être appartenant à une race qu'il avait prise en horreur ne pourrait venir le troubler dans sa solitude.
Earnscliff s'éloigna avec un sentiment mêlé de compassion et d'horreur, et cherchant en vain quels malheurs pouvaient avoir réduit à cet état de frénésie l'esprit d'un homme qui paraissait avoir reçu de l'éducation, et qui ne manquait pas de connaissances. Il n'était pas moins surpris devoir que le solitaire, malgré sa réclusion absolue et le peu de temps qu'il avait vécu dans ce canton, savait tout ce qui se passait dans les environs, et connaissait même les affaires particulières de sa famille. – Il n'est pas étonnant, pensa-t-il, qu'avec une figure pareille, une misanthropie si exaltée et des connaissances si surprenantes sur les affaires de chacun, ce malheureux soit regardé par le commun du peuple comme ayant des relations avec l'ennemi des hommes.
CHAPITRE V
«Au mois de mai, du printemps la puissance
«Du rocher des déserts dompte l'aridité;
«Et malgré lui, sa féconde influence
«De mousse et de lichen pare sa nudité.
«Ainsi de la beauté tout reconnait l'empire,
«Le coeur le plus sévère est touché de ers pleurs,
«Et ce sent ranimé par sou tendre sourire.»
Beaumont
A mesure que la saison nouvelle faisait sentir sa douce influence, l'on voyait plus souvent le solitaire assis sur la pierre qui lui servait de banc devant sa hutte. Un jour, vers midi, une compagnie assez nombreuse qui allait à la chasse, et qui était, composée de personnes des deux sexes, traversait la bruyère avec une suite de piqueurs conduisant des chiens, des faucons sur le poing, et remplissant l'air du bruit de leurs cors. Le Nain, à la vue de cette troupe brillante, allait rentrer dans sa chaumière, quand trois jeunes demoiselles, suivies de leurs domestiques, et que la curiosité avait engagées à se détacher de leur compagnie pour voir de plus près le sorcier de Mucklestane-Moor, parurent tout-à-coup devant lui. L'une fit un cri d'effroi en apercevant un être si difforme, et se couvrit les yeux avec la main; l'autre, plus hardie, s'avança en lui demandant d'un air ironique s'il voulait leur dire leur bonne aventure; la troisième, qui était la plus jeune et la plus jolie, voulant réparer l'incivilité de ses compagnes, lui dit que le hasard les avait séparées du reste de leur compagnie à l'entrée de la plaine, et que, l'ayant vu assis à sa porte, elles étaient venues pour le prier de leur indiquer le chemin le plus court pour aller à…
– Quoi! s'écria le Nain, si jeune et déjà si artificieux! Vous êtes venue, vous le savez, fière de votre jeunesse, de votre opulence et de votre beauté, pour en jouir doublement par le contraste de la vieillesse, de l'indigence et de la difformité. Cette conduite est digne de la fille de votre père, mais non de celle de la mère qui vous a donné le jour.
– Vous connaissez donc mes parents? vous savez donc qui je suis?
– Oui. C'est la première fois que mes yeux vous aperçoivent: mais je vous ai vue souvent dans mes rêves.
– Dans vos rêves?
– Oui, Isabelle Vere. Qu'ai-je à faire quand je veille, avec toi ou avec les tiens?
– Quand vous veillez, monsieur, dit la seconde des compagnes d'Isabelle avec une sorte de gravité moqueuse, toutes vos pensées sont fixées sans doute sur la sagesse: la folie ne peut s'introduire chez vous que pendant votre sommeil?
– Tandis que la nuit comme le jour, répliqua le Nain, avec plus d'humeur qu'il ne convient à un ermite ou à un philosophe, elle exerce sur toi un empire absolu.
– Que le ciel me protège! dit la jeune dame en ricanant: c'est un sorcier, bien certainement.
– Aussi certainement que vous êtes une femme, dit le Nain: que dis-je? une femme! il fallait dire une dame, une belle dame. Vous voulez que je vous prédise votre fortune future: cela sera fait en deux mots. Vous passerez votre vie à courir après des folies dont vous serez lasse dès que vous les aurez atteintes. Au passé, des poupées et des jouets; au présent, l'amour et toutes ses sottises; dans l'avenir, le jeu, l'ambition et les béquilles. Des fleurs dans le printemps, des papillons dans l'été, des feuilles fanées dans l'automne et dans l'hiver. – J'ai fini, je vous ai dit votre bonne aventure.
– Hé bien! si j'attrape les papillons, c'est toujours quelque chose, dit en riant la jeune personne, qui était une cousine de miss Vere; et vous;, Nancy, ne voulez-vous pas vous faire dire votre bonne aventure?
– Pas pour un empire, répondit-elle en faisant un pas en arrière: c'est assez d'avoir entendu la vôtre.
– Hé bien! reprit miss Ilderton, je veux vous payer comme si vous étiez un oracle et moi princesse.
En même temps elle présenta au Nain quelques pièces d'argent.
– La vérité ne se vend ni ne s'achète, dit le solitaire en repoussant son offrande avec un dédain morose.
– Hé bien! je garderai mon argent pour me servir dans la carrière que je dois suivre.
– Vous en aurez besoin, s'écria le cynique: sans cela peu de personnes peuvent suivre, et moins encore peuvent être suivies. Arrêtez, dit-il à miss Vere, au moment où ses compagnes partaient, j'ai deux mots à vous dire encore. Vous avez ce que vos compagnes voudraient avoir, ce qu'elles voudraient au moins faire croire qu'elles possèdent: beauté, richesse, naissance, talents.
– Permettez-moi de suivre mes compagnes, bon père: je suis à l'épreuve contre la flatterie et les prédictions.
– Arrêtez, s'écria le Nain en retenant la bride de son cheval, je ne suis pas un flatteur. Croyez-vous que je regarde toutes ces qualités comme des avantages? Chacune d'elles n'a-t-elle pas à sa suite des maux innombrables? des affections contrariées, un amour malheureux, un couvent, ou un mariage forcé? Moi, dont l'unique plaisir est de souhaiter le malheur du genre humain, je ne puis vous en désirér davantage que votre étoile ne vous en promet.
– Hé bien! mon père, en attendant que tous ces maux m'arrivent, laissez-moi jouir d'un bonheur que je puis me procurer. Vous êtes âgé, vous êtes pauvre, vous-vous trouvez éloigné de tout secours si vous en aviez besoin; votre situation vous expose aux soupçons des ignorants, et peut-être par la suite vous exposera à leurs insultes: consentez que je vous place dans une situation moins fâcheuse; permettez-moi d'améliorer votre sort; consentez-y pour moi, si ce n'est pour vous; lorsque j'éprouverai les malheurs dont vous me faites la prédiction, et qui ne se réaliseront peut-être que trop tôt, il me restera du moins la consolation de n'avoir pas perdu tout le temps où j'étais plus heureuse.
– Oui, dit le vieillard d'une voix qui trahissait une émotion dont il s'efforçait en vain de se rendre maître; oui, c'est ainsi que tu dois penser; c'est ainsi que tu dois parler, s'il est possible que les discours d'une créature humaine soient d'accord avec ses pensées! Attends-moi un instant; garde-toi bien de partir avant que je sois de retour.
Il alla à son jardin, et en revint tenant à la main une rose à demi épanouie.
– Tu! m'as fait verser une larme, lui dit-il; c'est la seule qui soit sortie de mes yeux depuis bien des années. Reçois ce gage de ma reconnaissance. Prends cette fleur, conserve-la avec soin, ne la perds jamais! Viens me trouver à l'heure de l'adversité; montre-moi cette rose, montre-m'en seulement une feuille, fût-elle aussi flétrie que mon coeur; fût-ce dans un de mes plus terribles instants de rage contre le genre humain, elle fera naître dans mon sein des sentiments plus doux, et tu verras peut-être l'espérance luire de nouveau dans le tien. Mais point de message, point d'intermédiaire; viens toi-même, viens seule, et mon coeur et ma porte, fermés pour tout l'univers, s'ouvriront toujours pour toi et tes chagrins. Adieu!
Il laissa aller la bride, et la jeune dame, après l'avoir remercié, s'éloigna fort surprise du discours singulier que lui avait tenu cet être extraordinaire. Elle retourna la tête plusieurs fois, et le vit toujours à la porte de sa cabane. Il semblait la suivre des yeux jusqu'au château d'Ellieslaw, et il ne rentra dans sa chaumière que lorsqu'il ne lui fut plus possible de l'apercevoir.
Cependant ses compagnes ne manquèrent pas de la plaisanter sur l'étrange entretien qu'elle avait eu avec le fameux sorcier de Mucklestane-Moor. – Isabelle a eu tout l'honneur de la journée, lui dit miss Ilderton l'aînée. Son faucon a abattu le seul faisan que nous ayons rencontré; ses yeux ont conquis le coeur d'un amant, et le magicien lui-même n'a pu résister à ses charmes. Vous devriez, ma chère Isabelle, cesser d'accaparer, ou du moins vous défaire de toutes les denrées qui ne peuvent vous servir.
– Je vous les cède toutes pour peu de chose, dit Isabelle, et le sorcier pardessus le marché.
– Proposez-le à Nancy pour rétablir la balance inégale, dit miss Ilderton; vous savez que ce n'est pas une sorcière.
– Bon Dieu, ma soeur, dit Nancy, que voudriez-vous que je fisse d'un tel monstre? J'ai eu peur dès que je l'ai aperçu, et j'avais beau fermer les yeux, il me semblait que je le voyais encore.
– Tant pis, Nancy, reprit sa soeur, je vous souhaite, quand vous prendrez un admirateur, qu'il n'ait d'autres défauts que ceux qu'on ne peut pas voir en fermant les yeux. Au surplus, n'en voulez-vous pas? c'est une affaire faite, je le prends pour moi, je le logerai dans l'armoire où maman tient ses curiosités de la Chine, afin de prouver que l'imagination si fertile des artistes de Pékin et de Kanton n'a jamais immortalisé en porcelaine de monstre comparable à celui que la nature a produit en Écosse.
– La situation de ce pauvre homme est si triste, dit Isabelle, que je ne puis, ma chère Lucy, goûter vos plaisanteries comme de coutume. S'il est sans ressources, comment peut-il exister dans ce désert, si loin de toute habitation? et s'il a les moyens de se procurer ce dont il a besoin, ne court-il pas le risque d'être volé, assassiné par quelqu'un des brigands dont on parle quelquefois dans ce voisinage?
– Vous oubliez qu'on assure qu'il est sorcier, dit Nancy.
– Et si la magie diabolique ne lui réussit pas, dit miss Ilderton, il n'a qu'à se fier à sa magie naturelle. Qu'il montre à sa fenêtre sa tête énorme et son visage, le plus hardi voleur ne voudra pas le voir deux fois. Que ne puis-je avoir à ma disposition cette tête de Gorgone, seulement pour une demi-heure!
– Et qu'en feriez-vous, Lucy? lui demanda miss Vere.
– Je ferais fuir du château ce sombre, roide et cérémonieux Frédéric Langley, que votre père aime tant, et que vous aimez si peu. Au moins nous avons été débarrassées de sa compagnie pour le temps que nous avons mis à faire notre visite au sorcier. C'est une obligation que nous avons à Elsy, et je ne l'oublierai de ma vie.
– Que diriez-vous donc, Lucy, lui dit à demi-voix Isabelle, pour ne pas être entendue de Nancy, qui marchait en avant parce que le sentier où elles se trouvaient était trop étroit pour que trois personnes pussent y passer de front; que diriez-vous si l'on vous proposait d'associer pour la vie votre destinée à celle de sir Frédéric?
– Je dirais Non, Non, Non, trois fois Non, toujours de plus haut en plus haut, jusqu'à ce qu'on m'entendît de Carlisle.
– Mais si Frédéric vous disait que dix-neuf Non valent un demi-consentement?
– Cela dépend de la manière dont ces Non sont prononcés.
– Mais si votre père vous disait: Consentez-y ou…
– Je m'exposerais à toutes les conséquences de son ou, serait-il le plus cruel des pères.
– Et s'il vous menaçait d'un couvent, d'une abbesse, d'une tante catholique?
– Je le menacerais d'un gendre protestant, et je ne manquerais pas la première occasion de lui désobéir par esprit de conscience. Mais Nancy marche bien vite! Tant mieux, nous pourrons causer. Croyez-vous donc, ma chère Isabelle, que vous ne seriez pas excusable devant Dieu et devant les hommes, de recourir à tous les moyens possibles plutôt que de faire un semblable mariage? Un ambitieux, un orgueilleux, un avare, un cabaleur contre le gouvernement, mauvais fils, mauvais frère, détesté de tous ses parents! Je mourrais mille fois plutôt que de consentir à l'épouser.
– Que mon père ne vous entende point parler ainsi, ou faites vos adieux au château d'Ellieslaw.
– Eh bien! adieu au château d'Ellieslaw de tout mon coeur, si vous en étiez dehors, et si je vous savais avec un autre protecteur que celui que la nature vous a donné. Ah! ma chère cousine, si mon père jouissait de son ancienne santé, avec quel plaisir il vous aurait donné asile jusqu'à ce que vous fussiez débarrassée de cette cruelle et ridicule persécution!
– Ah! plût à Dieu que cela fût! ma chère Lucy, répondit Isabelle, mais je crains que, faible de santé comme est votre père; il ne soit hors d'état de protéger la pauvre fugitive contre ceux, qui viendront la réclamer:
– Je le crains bien aussi! reprit miss llderton; mais nous y penserons et trouverons quelque moyen pour sortir d'embarras. Depuis quelques jours, je vois partir et arriver un grand nombre de messagers; je vois paraître et disparaître des figures étrangères que personne ne connaît, et dont on ne prononce pas le nom: on nettoie et on prépare les armes dans l'arsenal du château; tout y est dans l'agitation et l'inquiétude, et j'en conclus que votre père et ceux qui sont chez lui en ce moment s'occupent de quelque complot. Il ne nous en serait que plus facile de former aussi quelque petite conspiration; nos messieurs n'ont pas pris pour eux toute la science politique, et il y a quelqu'un que je désire admettre à nos conseils.
– Ce n'est pas Nancy?
– Oh non! Nancy est une bonne fille; elle vous est fort attachée, mais elle serait un pauvre génie de conspiration, aussi pauvre que Renault et les autres conjurés subalternes de Venise sauvée (Tragédie d'Otway); non, non, c'est un Jaffier ou un Pierre que je veux dire, si Pierre vous plaît davantage. Et cependant quoique je sache que je vous ferai plaisir, je n'ose pas le nommer, de peur de vous contrarier en même temps. Ne devinez-vous pas? Il y a un aigle et un rocher dans ce nom-là; il ne commence point par un aigle en anglais, mais par quelque chose qui y ressemble en écossais (Miss Ilderton joue ici sur le nom d'Eanscliff. Earn signifie aigle (eagle) en écossais; et cliff, rocher en anglais). Hé bien, vous ne voulez pas le nommer?
– Ce n'est pas au moins le jeune Earnscliff que vous voulez dire, Lucy, répondit Isabelle en rougissant?
– Eh! à quel autre pouvez-vous penser? Les Jaffier et les Pierre ne sont pas en grand nombre dans ce canton, quoiqu'on y trouve en grand nombre les Renault et les Bedmar.
– Quelle folle idée, Lucy! vos drames et vos romans vous ont tourné la tête. Qui vous a fait connaître les inclinations de M. Earnscliff et les miennes? Elles n'ont d'existence que dans votre imagination toujours si vive. D'ailleurs, mon père ne consentirait jamais à ce mariage, et Earnscliff même… Vous savez la fatale querelle…
– Quand son père a été tué? Cela est si vieux. Nous ne sommes plus, j'espère, dans le temps où la vengeance d'une querelle faisait partie de l'héritage qu'un père laissait à ses enfants, comme une partie d'échecs en Espagne, et où l'on commettait un meurtre ou deux à chaque génération, seulement polir empêcher le ressentiment de se refroidir. Nous en usons aujourd'hui avec nos querelles comme avec nos vêtements: nous les cherchons pour nous, et nous ne réveillerons pas plus les ressentiments de nos pères, que nous ne porterons leurs pourpoints tailladés et leurs haut-de-chausses.
– Vous traitez la chose trop légèrement, Lucy, répondit, miss Vere.
– Non, non, pas du tout. Quoique votre père fût présent à cette malheureuse affaire, on n'a jamais cru qu'il ait porté le coup fatal. Et, dans tous les cas, même du temps des guerres de clans, la main d'une fille, d'une soeur, n'a-t-elle pas été souvent un gage de réconciliation? Vous riez de mon érudition en fait de romans; mais je vous assure que si votre histoire était écrite comme celle de mainte héroïne moins malheureuse et moins méritante, le lecteur tant soit peu pénétrant vous déclarerait d'avance la dame des pensées d'Earnscliff et son épouse future, à cause de l'obstacle même que vous supposez insurmontable.
– Nous ne sommes plus au temps des romans, mais à celui de la triste réalité; car voilà le château d'Ellieslaw.
– Et j'aperçois à la porte sir Frédéric Langley, qui nous attend pour nous aider à descendre de cheval. J'aimerais mieux toucher un crapaud. Ce sera le vieux Horsington, le valet d'écurie, qui me servira d'écuyer.
En parlant ainsi, elle fit sentir la houssine à son coursier, passa devant sir Frédéric, qui s'apprêtait à lui offrir la main, sans daigner jeter un regard sur lui, et sauta légèrement à terre dans les bras du vieux palefrenier. Isabelle aurait bien voulu l'imiter, mais elle voyait son père froncer le sourcil et la regarder d'un air sévère; elle fut obligée de recevoir les soins d'un amant odieux.