Kitabı oku: «Cymbeline», sayfa 4
SCÈNE V
Rome. – Un autre appartement dans la même maison
POSTHUMUS seul
POSTHUMUS. – L'homme ne pourrait-il trouver un moyen d'être sans que la femme fût de moitié dans l'oeuvre; nous sommes tous bâtards; et ce respectable mortel, que je nommais mon père, était je ne sais où lorsque je fus formé? Un faussaire me fabriqua et fit de moi une pièce fausse. Cependant ma mère semblait la Diane de son temps, comme ma femme est la merveille du sien. – Oh! vengeance, vengeance! Souvent elle mettait un frein à mes légitimes ardeurs; elle implorait ma réserve avec une rougeur si pudique, que sa vue seule eût réchauffé le vieux Saturne. Je la croyais chaste comme la neige qui n'a point encore senti l'atteinte du soleil. Oh! de par tous les diables! ce jaune Iachimo, en une heure! N'est-ce pas? Peut-être en moins de temps, dès l'abord? Peut-être n'a-t-il pas eu la peine de parler; et tel qu'un sanglier allemand parvenu au terme de sa croissance, il n'a fait que crier: Ho! et s'est satisfait. Il n'aura trouvé aucune résistance; pas même celle qu'il attendait pour jouir de ce qu'elle devait garder de toute atteinte. Si je pouvais découvrir en moi ce qui appartient à la femme! car l'homme n'a point en lui de penchant pour le vice qu'il ne vienne de la femme. Est-ce le mensonge? faites-y bien attention, il vient de la femme; quelque flatterie? elle est d'elle; quelque perfidie? c'est encore d'elle; volupté, mauvaises pensées, d'elle, d'elle; vengeance, d'elle; ambition, cupidité, orgueil, dédain, caprices, médisance, inconstance, enfin tous les vices qui ont un nom et que l'enfer connaît, viennent de la femme en tout ou en partie; mais plutôt en tout. Elles ne sont pas même constantes dans un vice; elles en changent sans cesse, quittant toujours un vice, ne fût-il vieux que d'une minute, pour un vice la moitié plus nouveau. Je veux écrire contre elles; je les déteste, je les maudis. Oh! il est plus adroit à une véritable haine de prier le ciel d'accomplir leur volonté; les diables eux-mêmes ne peuvent les mieux tourmenter.
(Il sort.)
FIN DU SECOND ACTE
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Grande-Bretagne. – Une salle d'apparat dans le palais de Cymbeline
Entrent CYMBELINE, LA REINE, CLOTEN et les seigneurs de la cour
CAIUS-LUCIUS et sa suite entrent du côté opposé.
CYMBELINE, à Lucius. – Parle maintenant: que demande César Auguste?
LUCIUS. – Lorsque Jules César, dont la mémoire vit encore aux yeux des hommes, et qui servira éternellement de thème aux langues pour raconter, et aux oreilles pour entendre, était dans cette Bretagne, et qu'il la conquit, Cassibelan10, ton oncle, aussi célèbre par les éloges qu'il reçut de César que par les exploits qui les méritèrent, se soumit, lui et ses successeurs, à payer à Rome un tribut annuel de trois mille pièces d'or: ce tribut, tu as dernièrement négligé de le payer.
LA REINE. – Et pour anéantir ce prodige, il en sera toujours de même.
CLOTEN. – Il passera bien des Césars avant qu'il revienne un autre Jules. La Bretagne forme à elle seule un monde, et nous ne voulons rien payer pour le droit de porter nos nez au milieu du visage.
LA REINE. – L'occasion que les Romains eurent alors pour nous ravir notre bien, nous l'avons aujourd'hui pour le reprendre. Souvenez-vous, seigneur, des rois vos ancêtres, et de la valeur naturelle aux peuples de notre île, qui flotte comme la face de Neptune, flanquée de rocs inaccessibles, ceinte d'écueils et de mers menaçantes, qui ne porteront jamais les vaisseaux de vos ennemis, mais les engloutiront jusqu'à la cime des mâts. César fit bien ici une espèce de conquête: mais ce n'est pas ici qu'il exécuta sa bravade: Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. Il connut pour la première fois la honte; il se vit repoussé de nos côtes et deux fois battu; ses vaisseaux, pauvres novices, jouets de nos terribles mers, ballottés sur leurs flots comme des coquilles d'oeuf, se brisaient de même contre nos rochers. Dans sa joie, le célèbre Cassibelan qui se vit un moment sur le point, ô trompeuse fortune! de s'emparer de l'épée de César, fit briller la ville de Lud11 de feux d'allégresse, et enfla de courage le coeur des Bretons.
CLOTEN. – Allons, il n'y a plus ici de tribut à payer. Notre royaume est plus puissant qu'il ne l'était alors; et, comme je l'ai dit, il n'y a plus de pareils Césars; d'autres pourront avoir le nez crochu, mais le bras aussi droit, personne.
CYMBELINE. – Mon fils, laissez conclure votre mère.
CLOTEN. – Nous avons chez nous bien des gens qui peuvent serrer aussi fort que Cassibelan: je ne dis pas que je sois de ce nombre, moi: mais j'ai aussi un bras. – Vraiment, un tribut? Et pourquoi payerions-nous un tribut? Si César peut nous cacher le soleil avec une couverture, ou mettre la lune dans sa poche, alors nous lui payerons un tribut pour revoir la lumière: autrement, seigneur, ne parlons plus de tribut, je vous en prie.
CYMBELINE. – Vous devez savoir qu'avant que les injustes Romains eussent extorqué de nous ce tribut, nous étions libres. L'ambition de César, qui s'enflait sans cesse, au point d'embrasser presque les deux flancs de l'univers, nous imposa ce joug sans aucun droit: le secouer est le devoir d'un peuple belliqueux; ce que nous nous vantons d'être. Nous disons donc que nous eûmes pour ancêtres ce Mulmutius qui fonda nos lois: l'épée de César les a trop mutilées. Rendre à ces lois leur vigueur et leur libre cours sera la bonne oeuvre de l'autorité que nous tenons en main, quoique Rome s'en irrite. Oui: Mulmutius fut le premier des Bretons qui ceignit son front d'une couronne d'or, le premier qui se nomma roi.
LUCIUS. – Je suis fâché, Cymbeline, d'avoir à te déclarer pour ennemi César Auguste, qui compte plus de rois à ses ordres que tu n'as d'officiers à ta cour. Au nom de César, je t'annonce la guerre et la ruine: prévois un orage auquel rien ne pourra résister. Après ce défi, je te remercie en mon propre nom.
CYMBELINE. – Tu es le bienvenu, Caïus, ton César m'a fait chevalier; j'ai passé près de lui une grande partie de ma jeunesse; j'ai recueilli près de lui cet honneur qu'il cherche aujourd'hui à me ravir; je suis contraint de le défendre à toute extrémité. – Je suis bien informé que les Pannoniens et les Dalmatiens, pour maintenir leurs franchises, sont maintenant en armes. Si, dans cet exemple, les Bretons ne lisaient pas leur devoir, ils se montreraient insensibles; c'est ce que César ne les trouvera pas.
LUCIUS. – Laissez parler les preuves.
CLOTEN. – Sa Majesté vous souhaite la bienvenue: passez gaiement avec nous un jour ou deux, ou plus encore. Après, si vous revenez nous chercher dans d'autres intentions, vous nous trouverez dans notre ceinture d'eau salée. Si vous nous en chassez, elle est à vous; si vous échouez dans l'entreprise, nos corbeaux en feront meilleure chère à vos dépens, et tout finit là.
LUCIUS. – Comme vous dites, seigneur.
CYMBELINE. – Je connais les volontés de votre maître; lui, les miennes. Il ne me reste plus qu'à vous dire: soyez le bienvenu.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Un autre appartement dans le même palais
PISANIO entre, des lettres à la main
PISANIO. – Quoi! d'adultère? Pourquoi ne me nommes-tu pas le monstre qui l'accuse? O Posthumus! ô mon maître! quel venin étranger s'est glissé dans ton oreille! Quel Italien perfide, le poison à la langue comme à la main12, a triomphé de ta crédulité trop prompte! – Infidèle? Non, elle est victime de sa fidélité; et elle soutient plutôt comme une déesse que comme une épouse des assauts qui triompheraient de mainte vertu. O mon maître! ton âme devant la sienne est maintenant tombée aussi bas que l'était ta fortune. Qui? moi, que je la poignarde! Au nom de l'affection, de la foi que je t'ai jurée, de mon dévouement à tes ordres: Moi! elle! son sang! Si c'est là te rendre un service, que jamais on ne me tienne pour un homme à services. Quel air ai-je donc pour paraître dépouillé d'humanité au degré que supposerait cette action? (Lisant.) Obéis: la lettre que je t'envoie pour elle te fournira l'occasion de le faire par ses ordres. Papier infernal, aussi noir que l'encre qui te couvre, matière insensible, es-tu complice de cet acte, en conservant à l'extérieur ta blancheur virginale? – La voici. (Entre Imogène.) Je ne sais plus ce qui m'est commandé.
IMOGÈNE. – Eh bien! Pisanio, quelles nouvelles?
PISANIO. – Madame, voici une lettre de mon maître.
IMOGÈNE. – Qui? ton maître? C'est le mien, Léonatus. Oh! il serait bien savant, l'astronome qui connaîtrait les étoiles comme je connais ses caractères! le livre de l'avenir lui serait ouvert. – Dieux propices, faites que tout ce qui est contenu ici ne respire que l'amour, ne parle que de la santé de mon époux, de son contentement, – non pas pourtant de ce que nous sommes séparés l'un de l'autre; que plutôt cela l'afflige. Il est des chagrins salutaires; celui-là est du nombre; c'est un remède qui fortifie l'amour… Mais, à part cela, qu'il soit content. Bonne cire, permets… soyez bénies, vous abeilles, qui formez ces sceaux des secrets. (Les amants et les hommes liés par des pactes dangereux ne font pas les mêmes voeux.) Tu jettes les faussaires dans les prisons; mais tu scelles aussi les tablettes de l'amour!.. De bonnes nouvelles, grands dieux! (Elle lit.)
«La justice et le courroux de votre père, s'il venait à me surprendre dans ses États, ne seront jamais si mortels pour moi que vous ne puissiez, ô la plus chérie des créatures, me ranimer d'un regard de vos yeux. Apprenez que je suis en Cambrie, au havre de Milford; suivez, sur cet avis, la marche que vous inspirera votre amour. Votre bonheur en tout est le voeu de celui qui reste fidèle à ses serments, et dont l'amour va croissant tous les jours.
«LÉONATUS POSTHUMUS.»
Oh! un cheval avec des ailes! L'entends-tu, Pisanio? Il est au havre de Milford. Lis et dis-moi à quelle distance c'est d'ici. Si un homme qui n'est appelé que par de minces affaires peut à l'aise y arriver en une semaine, ne pourrais-je, moi, y voler en un jour! Allons, fidèle Pisanio, toi qui languis ainsi que moi du désir de voir ton maître: oh! laisse-m'en rabattre! tu languis, mais non comme moi; tu languis aussi de le voir, mais plus faiblement… Oh! non, pas comme moi; car mon désir est au dessus, au-dessus… réponds et presse tes paroles: un confident d'amour doit les précipiter, les entasser dans l'oreille. – Combien y a-t-il d'ici à ce bienheureux Milford? et sur la route tu me raconteras par quel bonheur le pays de Galles possède ce port. – Mais avant tout, comment nous dérober de ces lieux? Et puis l'espace de temps qui va s'écouler entre le départ et notre retour, comment l'excuser?.. Mais d'abord comment sortir d'ici? pourquoi fait-on naître ou engendre-t-on des excuses? nous en parlerons plus tard. De grâce, réponds: combien de vingtaines de milles pourrons-nous parcourir dans une heure?
PISANIO. – Une vingtaine, madame, entre deux soleils, c'est assez pour vous; (à part) et trop aussi!
IMOGÈNE. – Mais, ami, un malheureux qui irait à son supplice ne s'y traînerait pas si lentement. J'ai ouï parler de ces paris de courses où les chevaux étaient plus légers que le grain de sable qui glisse dans nos horloges; mais ce sont de vains propos. – Va, dis à ma suivante qu'elle feigne une indisposition, qu'elle dise vouloir se rendre auprès de son père; et prépare-moi à l'instant un habit de cheval aussi simple que celui que porterait la ménagère d'un franklin13.
PISANIO. – Madame, vous devriez considérer…
IMOGÈNE. – Je vois la route qui est devant moi, Pisanio; et rien ici, ni là, ni rien de ce qui peut arriver. Tout le reste est enveloppé d'un brouillard que je ne puis pénétrer. Hâtons-nous, je te prie; fais ce que je t'ordonne; nous n'avons plus rien à dire. Il ne s'agit plus que de la route qui mène à Milford.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Le pays de Galles. – Contrée montagneuse, avec une caverne
BÉLARIUS sort de la caverne avec GUIDÉRIUS et ARVIRAGUS
BÉLARIUS. – Un trop beau jour pour qu'on le passe à la maison sous un toit aussi bas que le nôtre. Courbez-vous, jeunes gens! cette porte vous apprend à adorer le ciel et vous fait incliner pour la sainte prière du matin. Les portes des monarques ont des voûtes si élevées, que des géants impies peuvent y passer avec leurs turbans, sans saluer le soleil. Salut, beau ciel! Nous habitons le rocher, mais nous ne sommes pas aussi ingrats envers toi que des gens d'une vie plus recherchée.
GUIDÉRIUS. – Je te salue, ciel!
ARVIRAGUS. – Ciel, je te salue.
BÉLARIUS. – Maintenant, à nos exercices de montagnes; montez cette colline. Vos jambes sont jeunes; moi, je foulerai ces plaines, et lorsque de cette hauteur vous m'apercevrez petit comme un corbeau, remarquez bien que c'est la place qui rapetisse ou qui agrandit. Vous pourrez alors repasser dans votre mémoire tout ce que je vous ai raconté des cours, des princes et des intrigues qui se trament à la guerre; c'est là que le service, quoique rendu, n'est pas service; il ne l'est que lorsqu'il est reconnu tel. C'est en observant ainsi, que nous retirons du profit de toutes les choses que nous voyons. Et souvent, à notre consolation, nous trouverons que l'escarbot, avec ses ailes dans un étui14, vit dans un poste plus sûr que l'aigle aux vastes ailes. Oh! la vie que nous menons ici est plus noble que celle qui se passe à attendre des refus; elle est plus riche que celle qu'on passe à ne rien faire pour un petit enfant15, plus fière que celle de l'homme qui se carre dans un habit de soie qu'il n'a pas payé. Il reçoit le salut de celui qui lui fournit sa parure, et dont le livre n'est pas barré. Ce n'est pas une vie comparable à la nôtre.
GUIDÉRIUS. – Vous parlez d'après votre expérience: nous, pauvres oiseaux sans plumes, nous n'avons encore jamais volé hors de la vue du nid, nous ignorons quel air on respire loin de notre asile. Peut-être que cette vie est la plus heureuse, si la vie tranquille est la plus heureuse; elle vous semble plus douce, à vous qui en avez connu une plus dure; elle convient mieux à la pesanteur de votre âge, mais pour nous c'est une cellule d'ignorance, un voyage dans un lit, la prison d'un débiteur qui n'ose pas faire un pas hors des limites.
ARVIRAGUS. – De quoi pourrons-nous parler, lorsque nous serons vieux comme vous? Lorsque nous entendrons la pluie et les vents battre le triste Décembre, comment, dans cette froide caverne, charmerons-nous, en discourant ensemble, les heures glacées? Nous n'avons rien vu; nous vivons à la façon des animaux; subtils comme le renard pour saisir notre proie, courageux comme le loup pour conquérir ce que nous mangeons, notre valeur se borne à poursuivre ce qui fuit, nous faisons un choeur de notre cage, comme l'oiseau emprisonné, et nous chantons notre captivité avec l'accent de la liberté.
BÉLARIUS. – Comme vous parlez! Ah! si vous connaissiez seulement les usures de la capitale, et que vous en eussiez fait la dure expérience; si vous connaissiez les artifices de la cour, qu'il est aussi difficile de quitter qu'il l'est de s'y maintenir, où l'instant qui vous amène au faîte est celui d'une chute certaine, ou bien la pente est si glissante que la crainte de choir est aussi funeste que la chute même! Si vous connaissiez les fatigues de la guerre, ce pénible métier qui semble chercher seulement le danger au nom de la réputation et de l'honneur, qui expire dans la recherche et reçoit aussi souvent sur son tombeau une épitaphe calomnieuse, qu'un éloge des belles actions; hélas! combien de fois est-on puni d'avoir fait le bien? Et ce qui est pis encore, on est forcé de sourire au blâme. O mes enfants! cette histoire que je vous raconte, le monde peut la lire sur moi-même: mon corps est couvert des marques des épées romaines, et ma réputation prenait rang jadis parmi les noms des plus célèbres capitaines. Cymbeline m'aimait, et dès qu'on parlait d'un guerrier, mon nom ne tardait guère à être cité; j'étais alors comme un arbre dont les rameaux sont courbés sous le poids des fruits; mais dans une nuit, un orage ou un voleur, appelez-le comme vous voudrez, secoua sur la terre mes rameaux pendants, et me dépouilla de mes fruits et même de mes feuilles, pour me laisser exposé nu aux injures de l'air.
GUIDÉRIUS. – Instabilité de la faveur!
BÉLARIUS. – Et ma faute ne fut, comme je vous l'ai dit souvent, que le crime de deux scélérats dont les faux serments prévalurent sur mon honneur sans tache. Ils jurèrent à Cymbeline que j'étais ligué avec les Romains. De là mon bannissement; et, depuis vingt années, ce rocher et ces bois ont été mon univers. J'y ai vécu dans une honnête liberté; j'y ai payé au ciel plus de pieux hommages que dans tout le cours précédent de ma vie. – Mais ce ne sont pas là des discours de chasseurs. Courons gravir ces montagnes; celui qui frappera le premier la proie sera le roi de la fête; il sera servi par les deux autres, et nous ne craindrons aucun de ces poisons qu'on rencontre dans des lieux de plus grande apparence. Je vous rejoindrai dans les vallons. (Guidérius et Arviragus disparaissent.) Combien il est malaisé d'étouffer les étincelles de la nature! Ces enfants ne se doutent pas qu'ils sont les fils du roi, et Cymbeline ne songe guère qu'ils sont vivants. Ils se croient mes enfants, et quoique élevés si simplement dans l'obscurité de cette caverne où il faut se courber pour entrer, déjà leurs pensées atteignent la hauteur de la voûte des palais. Dans les actions les plus simples et les plus vulgaires, la nature leur donne un air princier qui surpasse de bien loin tout l'art des autres hommes. Ce Polydore, l'héritier de Cymbeline et de la Bretagne, que le roi son père nommait Guidérius, ô Jupiter! lorsqu'assis sur mon escabeau à trois pieds je raconte mes exploits à la guerre, toute son âme s'élance vers mon récit; lorsque je dis: «Ainsi tomba mon ennemi; ce fut ainsi que je posai mon pied sur sa gorge,» alors son sang royal colore ses joues, il est en nage, il roidit ses muscles et se met en posture pour représenter l'action que je raconte. Et son jeune frère Cadwal, autrefois Arviragus, dans une attitude semblable, anime, échauffe mon récit, et montre que son imagination va bien plus loin. – Écoutons: ils ont fait lever le gibier. O Cymbeline! le ciel et ma conscience savent que tu m'as injustement banni; en revanche, je t'ai volé ces deux enfants à l'âge de trois et de deux ans, voulant te priver de tes héritiers comme tu m'avais dépouillé de mon héritage. Euriphile, tu fus leur nourrice! ils la prenaient pour leur mère, et chaque jour ils vont honorer son tombeau: et moi, Bélarius, qui me nommes aujourd'hui Morgan, ils me croient leur véritable père. – La chasse est en train.
(Il sort.)
SCÈNE IV
Les environs du havre de Milford
PISANIO et IMOGÈNE
IMOGÈNE. – Tu me disais, quand nous sommes descendus de cheval, que nous étions tout près du port. Le désir qu'avait ma mère de me voir pour la première fois n'était pas aussi violent que celui que j'éprouve. – Pisanio! mon ami, où est Posthumus! – A quoi penses-tu pour tressaillir ainsi? Pourquoi ce soupir échappé du fond de ton coeur? Un visage en peinture qui te ressemblerait annoncerait un homme en proie à une perplexité au delà de toute imagination! Donne à ta physionomie une expression moins effrayante, avant que le trouble gagne mes sens plus rassis. Qu'y a-t-il? Pourquoi me présentes-tu cet écrit avec un regard aussi sinistre? S'il m'apporte des nouvelles agréables16, annonce-les moi par un sourire; si elles sont funestes, tu n'as qu'à garder cette expression. (Elle prend la lettre.) L'écriture de mon mari! Cette détestable Italie, décriée par ses poisons, l'aura trompé; sans doute, il est dans quelque fâcheuse extrémité. Homme17, parle; tes paroles peuvent adoucir quelque extrémité qui me tuerait si je la lisais.
PISANIO. – Je vous prie, lisez. Et vous allez voir en moi un homme bien malheureux, bien méprisé par le sort!
IMOGÈNE, lisant. – «Ta maîtresse, Pisanio, s'est prostituée dans mon lit. Les preuves en reposent au fond de mon coeur sanglant. Je ne parle pas sur de faibles soupçons; mais d'après des preuves aussi fortes que ma douleur, et aussi certaines que l'espoir de ma vengeance. Cette vengeance, Pisanio, tu dois t'en charger pour moi. Si son manque de foi n'a pas corrompu la tienne, que tes mains lui ôtent la vie. Je t'en fournirai l'occasion au port de Milford. Je lui écris de s'y rendre: arrivés là, si tu crains de frapper et de me donner la preuve certaine que c'est fait, tu es l'agent de son déshonneur, et je te tiens pour aussi déloyal qu'elle.»
PISANIO. – Quel besoin aurais-je de tirer l'épée? Ce papier lui a déjà coupé la gorge; non, c'est la calomnie, dont le tranchant est plus aigu que le poignard; dont la langue a plus de venin que tous les serpents du Nil; sa voix vole sur les vents et va séduire tous les coins du monde. Rois, reines, empires, vierges, matrones, cette vipère empoisonne tout; elle se glisse jusque dans le secret des tombeaux. – Madame, comment vous trouvez-vous?
IMOGÈNE. – Infidèle à sa couche! Qu'est-ce qu'être infidèle? – Est-ce d'y veiller les nuits en songeant à lui? d'y pleurer d'heure en heure? et si le sommeil saisit la nature accablée, l'interrompre aussitôt par un rêve effrayant dont il est l'objet, et me réveiller en pleurant: est-ce là être infidèle à sa couche? est-ce cela?
PISANIO. – Hélas! vertueuse dame!
IMOGÈNE. – Moi, infidèle? Ta conscience, – Iachimo, est témoin… Tu l'accusas d'infidélité, et dès lors tu parus à mes yeux un misérable; aujourd'hui ton visage me semble assez agréable. Quelque geai18 d'Italie, qui a eu le fard pour mère, l'aura trahi; et moi, malheureuse, je suis passée de mode, un vêtement suranné, trop riche pour être suspendu aux murailles, et qu'il vaut mieux découdre, mettre en pièces. Oh! les serments des hommes sont des traîtres qui perdent les femmes! ton inconstance, ô mon époux, va faire croire que toute apparence vertueuse couvre une trahison, qu'elle est étrangère au visage qui l'emprunte, et que c'est un piège tendu aux femmes.
PISANIO. – Ma chère maîtresse, écoutez-moi.
IMOGÈNE. – Jadis, après la trahison d'Énée, tous les hommes fidèles et honnêtes furent crus perfides comme lui; les pleurs du fourbe Sinon décrièrent bien des larmes sincères et privèrent de pitié le véritable malheur. Ainsi, toi, Posthumus, ton exemple fera calomnier tous les hommes vertueux; des amants généreux et fidèles seront tenus pour traîtres et parjures, d'après ton crime. – Viens, Pisanio; sois fidèle, exécute les ordres de ton maître; et quand tu le reverras, raconte-lui un peu mon obéissance. Vois, c'est moi qui tire ton épée moi-même, prends-la, ouvre mon coeur, asile innocent de mon amour. Ne crains rien; il n'y reste plus autre chose que le désespoir; ton maître n'y est plus, lui qui en était le trésor! Fais ce qu'il t'ordonne: frappe… Peut-être serais-tu brave dans une cause plus juste; mais en ce moment tu parais lâche.
PISANIO. – Loin de moi, vil instrument. Tu ne damneras pas ma main.
IMOGÈNE. – Mais il faut que je meure, et si je ne meurs pas de ta main, tu n'obéis pas à ton maître. Il est contre le suicide une défense divine qui intimide mon faible bras. – Viens, voilà mon coeur; il y a quelque chose devant… attends, attends; je ne veux aucune défense, je suis prête, comme le fourreau, à recevoir l'épée. Qu'y a-t-il là? les lettres de Posthumus fidèle toutes changées en parjures. Loin de moi, corruptrices de ma foi, vous ne reposerez plus sur mon coeur. C'est donc ainsi que de pauvres insensées croient de perfides maîtres! Mais si la malheureuse qui est trahie souffre cruellement de la trahison, le traître en est puni par des maux plus grands encore. Et toi, Posthumus, qui as soulevé ma désobéissance contre le roi, et qui m'as fait repousser des princes mes égaux, tu reconnaîtras un jour que ce n'était pas, de ma part, un fait ordinaire, mais un sacrifice rare; et je m'afflige, en songeant combien un jour, lorsque tu seras dégoûté de celle qu'aujourd'hui tu caresses, combien alors mon souvenir tourmentera ta mémoire. – Je t'en conjure, hâte-toi, l'agneau implore le boucher. Où est ton poignard? Tu es trop lent à obéir à ton maître, lorsque je désire la même chose.
PISANIO. – O gracieuse dame! depuis que j'ai reçu l'ordre d'exécuter cette action, je n'ai pas fermé l'oeil.
IMOGÈNE. – Exécute-la, et va te coucher après.
PISANIO. – Je veillerais plutôt jusqu'à en perdre la vue.
IMOGÈNE. – Pourquoi donc t'en charger? Pourquoi m'avoir fait parcourir en vain tant de milles sous un faux prétexte? Le lieu, ma fuite, ton voyage et la fatigue du cheval, tout l'invite; le trouble aussi où mon absence aura jeté toute la cour; je n'y retournerai jamais, mon parti est pris. Pourquoi t'es-tu engagé si avant, pour détendre ton arc lorsque tu es en posture, et que la biche désignée est devant toi?
PISANIO. – Pour gagner le temps d'éluder un si funeste emploi, et, durant cet intervalle, j'ai cherché un expédient. Ma chère maîtresse, écoutez-moi avec patience.
IMOGÈNE. – Parle jusqu'à lasser ta langue; parle: je me suis entendu nommer une prostituée; mon oreille, frappée à faux, ne peut plus recevoir ni blessure plus cruelle, ni baume qui guérisse celle-là. Parle.
PISANIO. – Eh bien, madame, je pensais que vous ne retourneriez point sur vos pas.
IMOGÈNE. – C'était probable, puisque tu m'amenais ici pour me tuer.
PISANIO. – Non, non; mais si j'étais aussi sage qu'honnête, mon expédient tournerait bien. – Il est impossible que mon maître ne soit pas trompé; quelque scélérat, consommé dans son art, vous a fait à tous deux cette maudite injure.
IMOGÈNE. – Quelque courtisane romaine…
PISANIO. – Non, sur ma vie, je lui manderai seulement que vous êtes morte, et je lui en enverrai quelque indice sanglant; car tel est l'ordre qu'il m'a donné; votre absence de la cour confirmera mon récit.
IMOGÈNE. – Mais, honnête Pisanio, que ferai-je pendant ce temps-là? Où habiterai-je? Comment vivrai-je, ou quelle consolation aurai-je dans la vie, après que je serai morte pour mon époux?
PISANIO. – Si vous retournez à la cour…
IMOGÈNE. – Plus de cour, plus de père; je ne veux plus de démêlés avec cet insupportable seigneur, cet être nul, ce Cloten dont la poursuite était pour moi plus effrayante qu'un siège.
PISANIO. – Et si vous renoncez à la cour, vous ne pourrez pas alors rester en Bretagne.
IMOGÈNE. – Où irais-je, alors? Le soleil ne luit-il que sur la Bretagne seule? N'est-ce que dans la Bretagne qu'il y a des jours et des nuits? Dans le grand livre du monde, notre Bretagne paraît en faire partie, sans y être comprise; c'est un nid de cygne sur un grand étang. Crois, je te prie, qu'il existe des hommes hors de la Bretagne.
PISANIO. – Je suis bien aise que vous songiez à quelque autre lieu. Lucius, l'ambassadeur romain, arrive demain au havre de Milford; si vous pouviez conformer votre extérieur à l'état de votre fortune, et cacher sous le déguisement cette grandeur qui ne peut se montrer sans péril, vous marcheriez dans une route agréable où vous pourriez voir bien des choses… Peut-être seriez-vous tout près des lieux où habite Posthumus; ou si vous ne pouviez voir de vos yeux ses actions, assez près du moins pour que la renommée apportât d'heure en heure, à votre oreille, le récit fidèle de toutes ses démarches.
IMOGÈNE. – Oh! pour arriver là, malgré les dangers que peut courir ma modestie, ce n'est pas sa mort, et je hasarderai tout.
PISANIO. – Eh bien! alors, voici mon expédient. Il vous faut oublier que vous êtes une femme, passer du commandement à l'obéissance, dépouiller cette crainte et cette délicatesse, attributs de toutes les femmes, ou qui sont, à vrai dire, la femme elle-même, et affecter un courage badin, être vif à la répartie, impertinent et querelleur comme une belette19; oui, il vous faut oublier aussi ce trésor précieux de vos joues et les exposer… (O coeur barbare! mais hélas! point de remède) aux ardeurs empressées de Titan, qui prodigue à tous ses baisers; il vous faut renoncer à vos atours élégants et étudiés, qui rendaient la grande Junon jalouse.
IMOGÈNE. – Ah! sois bref, je vois ton but, et déjà je me sens presque un homme.
PISANIO. – Commencez d'abord par le paraître. Prévoyant ceci, j'avais préparé un pourpoint, un chapeau, un haut-de-chausses et tout ce qui s'en suit; nous trouverons cela dans mon sac de voyage. Voulez-vous, dans ce travestissement et empruntant de votre mieux tous les dehors d'un jeune homme de votre âge, vous présenter devant le noble Lucius, lui demander de l'emploi, lui dire quels sont vos talents: il les connaîtra bientôt si son oreille est sensible aux charmes de la musique. Je n'en doute point, il vous adoptera avec joie; car il est honorable, et, qui plus est, très-saint. Quant à vos ressources à l'étranger, vous me savez riche; je ne manquerai jamais à vos besoins présents ni à ceux de l'avenir.
IMOGÈNE. – Tu es toute la consolation que les dieux me laissent. De grâce, éloigne-toi, il y aurait encore bien des choses à considérer; mais nous ferons tout ce que le temps nous permettra. Je m'enrôle dans cette entreprise et je la soutiendrai avec le courage d'un prince. Séparons-nous, je te prie.
PISANIO. – Allons, madame, il faut nous faire de courts adieux, de peur, si on remarquait mon absence, que je ne fusse soupçonné d'avoir aidé votre évasion de la cour. – Ma noble maîtresse, prenez cette boîte, je l'ai reçue de la reine, elle renferme un suc précieux; si vous êtes malade en mer ou que vous ayez mal à l'estomac sur terre, une gorgée de cette liqueur dissipera votre indisposition. Cherchez quelque ombrage et allez vous revêtir de vos habits d'homme. Puissent les dieux vous inspirer la meilleure conduite!
IMOGÈNE. – Ainsi soit-il. Je te remercie.