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ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Une galerie du palais
GARDINER, évêque de Winchester, paraît précédé d'un PAGE qui porte un flambeau. Il est rencontré par SIR THOMAS LOVEL
GARDINER.–Il est une heure, page; n'est-ce pas?
LE PAGE.–Elle vient de sonner.
GARDINER.–Ces heures appartiennent à nos besoins et non à nos plaisirs. C'est le temps de réparer la nature par un repos rafraîchissant, et il n'est pas fait pour qu'on le perde à des inutilités.–Ah! bonne nuit, sir Thomas. Où allez-vous si tard?
LOVEL.–Venez-vous de chez le roi, milord?
GARDINER.–Oui, sir Thomas, et je l'ai laissé jouant à la prime avec le duc de Suffolk.
LOVEL.–Il faut que je me rende aussi auprès de lui, avant son coucher. Je prends congé de vous.
GARDINER.–Pas encore, sir Thomas Lovel. De quoi s'agit-il? Vous paraissez bien pressé? S'il n'y a rien là qui vous déplaise trop fort, dites à votre ami un mot de l'affaire qui vous tient éveillé si tard. Les affaires qui se promènent la nuit (comme on dit que font les esprits) ont quelque chose de plus inquiétant que celles qui se dépêchent à la clarté du jour.
LOVEL.–Milord, je vous aime et j'ose confier à votre oreille un secret beaucoup plus important que l'affaire qui m'occupe en ce moment. La reine est en travail, et, à ce que l'on dit, dans un extrême danger: on craint qu'elle ne meure en accouchant.
GARDINER.–Je fais des voeux sincères pour le fruit qu'elle va mettre au monde: puisse-t-il vivre et avoir d'heureux jours! mais pour l'arbre, sir Thomas, je voudrais qu'il fût déjà mangé des vers.
LOVEL.–Je crois que je pourrais bien vous répondre amen. Et cependant ma conscience me dit que c'est une bonne créature, et qu'une jolie femme mérite de nous des voeux plus favorables.
GARDINER.–Ah! monsieur, monsieur!..–Écoutez-moi, sir Thomas. Vous êtes dans nos principes; je vous connais pour un homme sage et religieux: permettez-moi de vous dire que jamais cela n'ira bien.... Cela n'ira jamais bien, sir Thomas Lovel, retenez cela de moi, que Cranmer, Cromwell, les deux bras de cette femme, et elle, ne soient endormis dans leurs tombeaux.
LOVEL.–Savez-vous que vous parlez là des deux plus éminents personnages du royaume? Car Cromwell, outre la charge de grand maître des joyaux de la couronne, vient d'être fait garde des rôles de la chancellerie et secrétaire du roi, il est sur le chemin, et dans l'attente encore de plus grandes dignités que le temps accumulera sur sa tête. L'archevêque est la main et l'organe du roi. Qui osera proférer une syllabe contre lui?
GARDINER.–Oui, oui, sir Thomas, il s'en trouvera qui l'oseront; et moi-même, je me suis hasardé à déclarer ce que je pense de lui; aujourd'hui même, je puis vous le dire, je crois être parvenu à échauffer les lords du conseil. Je sais, et ils le savent aussi, que c'est un archi-hérétique, une peste qui infecte le pays, et ils se sont déterminés à en parler au roi, qui a si bien prêté l'oreille à notre plainte que, daignant prendre en considération dans sa royale prévoyance, les affreux périls que nous avons mis devant ses yeux, il a donné ordre qu'il fût cité demain matin devant le conseil assemblé. C'est une plante venimeuse, sir Thomas, et il faut que nous la déracinions. Mais je vous retiens trop longtemps loin de vos affaires. Bonne nuit, sir Thomas.
LOVEL.–Mille bonnes nuits, milord! Je reste votre serviteur.
(Sortent Gardiner et son page.)
(Lovel va pour sortir, le roi entre avec le duc de Suffolk.)
LE ROI HENRI.– Charles, je ne joue plus cette nuit: mon esprit n'est point au jeu, vous êtes trop fort pour moi.
SUFFOLK.–Sire, jamais je ne vous ai gagné avant ce soir.
LE ROI HENRI.–Ou fort peu, Charles, et vous ne me gagnerez pas quand mon attention sera à mon jeu.–Eh bien, Lovel, quelles nouvelles de la reine?
LOVEL.–Je n'ai pu lui remettre moi-même le message dont vous m'avez chargé: mais je me suis acquitté de votre message par une de ses femmes, qui m'a rapporté les remercîments de la reine, dans les termes les plus humbles; elle demande ardemment à Votre Majesté de prier pour elle.
LE ROI HENRI.–Que dis-tu? Ah! de prier pour elle? Quoi, est-elle dans les douleurs?
LOVEL.–Sa dame d'honneur me l'a dit, et m'a ajouté qu'elle souffrait tellement, que chaque douleur était presque une mort.
LE ROI HENRI.–Hélas, chère femme!
SUFFOLK.–Que Dieu la délivre heureusement de son fardeau et par un travail facile, pour gratifier Votre Majesté du présent d'un héritier!
LE ROI HENRI.–Il est minuit: Charles, va chercher ton lit, je te prie; et dans tes prières souviens-toi de l'état de la pauvre reine. Laisse-moi seul, car cette pensée qui va m'occuper n'aimerait pas la compagnie.
SUFFOLK.–Je souhaite à Votre Majesté une bonne nuit, et je n'oublierai pas ma bonne maîtresse dans mes prières.
LE ROI HENRI.–Bonne nuit, Charles. (Suffolk sort. Entre sir Antoine Denny.) Eh bien, que voulez-vous?
DENNY.–Sire, j'ai amené milord archevêque, comme vous me l'avez commandé.
LE ROI HENRI.–Ah! de Cantorbéry?
DENNY.–Oui, mon bon seigneur.
LE ROI HENRI.–Cela est vrai.–Où est-il, Denny?
DENNY.–Il attend les ordres de Votre Majesté.
LE ROI HENRI.–Va: qu'il vienne.
(Denny sort.)
LOVEL, à part.–Il s'agit sûrement de l'affaire dont l'évêque m'a parlé: je suis venu ici fort à propos.
(Rentre Denny avec Cranmer.)
LE ROI HENRI.–Videz la galerie. (A Lovel qui a l'air de vouloir rester.) Eh bien, ne vous l'ai-je pas dit? Allons, sortez: qu'est-ce donc?
(Lovel et Denny sortent.)
CRANMER.–Je suis dans la crainte.–Pourquoi ces regards sombres? Il a son air terrible.–Tout ne va pas bien.
LE ROI HENRI.–Eh bien, milord, vous êtes curieux de savoir pourquoi je vous ai envoyé chercher?
CRANMER.–C'est mon devoir d'être aux ordres de Votre Majesté.
LE ROI HENRI.–Je vous prie, levez-vous, mon cher et honnête lord de Cantorbéry. Venez, il faut que nous fassions un tour ensemble: j'ai des nouvelles à vous apprendre. Allons, venez: donnez-moi votre main.–Ah! mon cher lord, j'ai de la douleur de ce que j'ai à vous dire, et je suis sincèrement affecté d'avoir à vous faire connaître ce qui va s'ensuivre. J'ai dernièrement, et bien malgré moi, entendu beaucoup de plaintes graves; oui, milord, des plaintes très graves contre vous: après examen, elles nous ont déterminé, nous et notre conseil, à vous faire comparaître ce matin devant nous. Et je sais que vous ne pouvez vous disculper assez complètement, pour que, durant la procédure à laquelle donneront lieu ces charges sur lesquelles vous serez interrogé, vous ne soyez pas obligé, appelant la patience à votre aide, de faire votre demeure à la Tour. Vous ayant pour confrère dans notre conseil, il convient que nous procédions ainsi, autrement nul témoin n'oserait se produire contre vous.
CRANMER.–Je remercie humblement Votre Majesté, et je saisirai, avec une véritable joie, cette occasion favorable d'être vanné à fond, en telle sorte que le son et le grain se séparent entièrement; car je sais que personne autant que moi, pauvre homme, n'est en butte aux discours de la calomnie.
LE ROI HENRI.–Lève-toi, bon Cantorbéry. Ta fidélité, ton intégrité, ont jeté des racines en nous, en ton ami.–Donne-moi ta main: lève-toi.–Je te prie, continuons de marcher.–Mais, par Notre-Dame, quelle espèce d'homme êtes-vous donc? Je m'attendais, milord, que vous me demanderiez de prendre la peine de confronter moi-même vos accusateurs et vous, et de vous laisser vous défendre sans aller en prison.
CRANMER.–Redouté seigneur, l'appui sur lequel je me fonde, c'est ma loyauté et ma probité. Si elles viennent à me manquer avec mes ennemis, je me réjouirai de ma chute, ne m'estimant plus moi-même dès que je ne posséderais plus ces vertus.–Je ne redoute rien de ce qu'on peut avancer contre moi.
LE ROI HENRI.–Ne savez-vous donc pas quelle est votre position dans le monde et avec tout le monde? Vos ennemis sont nombreux, et ce ne sont pas de petits personnages; leurs trames secrètes doivent être en proportion de leur force et de leur pouvoir; et la justice, la bonté d'une cause, n'emportent pas toujours un arrêt tel qu'on le leur doit. Ne savez-vous pas avec quelle facilité des âmes corrompues peuvent se procurer des misérables corrompus comme elles pour prêter serment contre vous? Ces exemples se sont vus. Vous avez à lutter contre des adversaires puissants et contre des haines aussi puissantes. Vous imaginez-vous avoir meilleure fortune contre des témoins parjures, que ne l'eut votre Maître, dont vous êtes le ministre, lorsqu'il vivait ici-bas sur cette terre criminelle? Allez, allez; vous prenez un précipice affreux pour un fossé qu'on peut franchir sans danger, et vous courez au-devant de votre ruine.
CRANMER.–Que Dieu et Votre Majesté protègent donc mon innocence, ou je tomberai dans le piège dressé sous mes pas!
LE ROI HENRI.–Soyez tranquille: ils ne peuvent remporter sur vous qu'autant que je le leur permettrai. Prenez donc courage et songez à comparaître ce matin devant eux. S'il arriva que leurs accusations soient de nature â vous faire conduire en prison, ne manquez pas de vous en défendre par les meilleures raisons possibles, et avec toute la chaleur que pourra vous inspirer la circonstance. Si vos représentations sont inutiles, donnez-leur cet anneau, et alors, formez devant eux appel à nous. Voyez, il pleure cet excellent homme! il est honnête, sur mon honneur. Sainte mère de Dieu! je jure qu'il a un coeur fidèle, et qu'il n'y a pas une plus belle âme dans tout mon royaume.–Allez, et faites ce que je vous ai recommandé. (Sort Cranmer.) Ses larmes ont étouffé sa voix.
(Entre une vieille dame.)
UN DES GENTILSHOMMES, derrière le théâtre.–Revenez sur vos pas. Que voulez-vous!
LA VIEILLE DAME.–Je ne retourne point sur mes pas. La nouvelle que j'apporte rend ma hardiesse convenable. Que les bons anges volent sur la tête royale, et ombragent ta personne de leurs saintes ailes!
LE ROI HENRI.–Je lis déjà dans tes yeux le message que tu viens m'apporter. La reine est-elle délivrée? Dis oui; et d'un garçon.
LA VIEILLE DAME.–Oui, oui, mon souverain, et d'un charmant garçon. Que le Dieu du ciel la bénisse à présent et toujours! c'est une fille qui promet des garçons pour la suite. Sire, la reine désire votre visite, et que vous veniez faire connaissance avec cette étrangère: elle vous ressemble, comme une cerise à une cerise.
LE ROI HENRI.–Lovel!
(Entre Lovel.)
LOVEL.–Sire?
LE ROI HENRI.–Donnez-lui cent marcs. Je vais aller voir la reine.
(Sort le roi.)
LA VIEILLE DAME.–Cent marcs! Par cette lumière, j'en veux davantage! Ce cadeau est bon pour un valet; j'en aurai davantage, ou je lui en ferai la honte. Est-ce là payer le compliment que je lui ai fait, que sa fille lui ressemblait? J'en aurai davantage, ou je dirai le contraire: et tout à l'heure, tandis que le fer est chaud, je veux en avoir raison.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Un vestibule précédant la salle du conseil
UN HUISSIER DE SERVICE, DES VALETS; entre CRANMER
CRANMER.–J'espère que je ne suis pas en retard, et cependant le gentilhomme qui m'a été envoyé de la part du conseil m'a prié de faire la plus grande diligence.–Tout fermé! Que veut dire ceci?–Holà! qui est ici de garde? Sûrement, je suis connu de vous?
L'HUISSIER.–Oui, milord; et cependant je ne peux vous laisser entrer.
CRANMER.–Pourquoi?
L'HUISSIER.–Il faut que Votre Grâce attende qu'on l'appelle.
(Entre le docteur Butts, médecin du roi.)
CRANMER, à l'huissier.--Soit.
BUTTS.–C'est un méchant tour qu'on veut lui faire! Je suis bien aise d'avoir passé si à propos: le roi en sera instruit à l'heure même.
(Sort Butts.)
CRANMER, à part.–C'est Butts, le médecin du roi! avec quel sérieux il attachait ses regards sur moi en passant! Dieu veuille que ce ne fût pas pour sonder toute la profondeur de ma disgrâce!–Ceci a été arrangé à dessein, par quelques-uns de mes ennemis, pour me faire outrage. Dieu veuille changer leurs coeurs! je n'ai jamais en rien mérité leur haine. S'il en était autrement, ils devraient rougir de me faire ainsi attendre à la porte; un de leurs collègues au conseil, parmi les pages, les valets et la livrée! Mais il faut se soumettre à leur volonté, et j'attendrai avec patience.
(Le roi et Butts paraissent à une fenêtre.)
BUTTS.–Je vais montrer à Votre Majesté une des plus étranges choses…
LE ROI HENRI.–Qu'est-ce que c'est, Butts?
BUTTS.–J'imagine que Votre Majesté a vu cela fort souvent?
LE ROI HENRI.–Par ma tête, dites-moi donc de quel côté?
BUTTS.–Là-bas, mon prince: voyez le haut rang où l'on vient de faire monter Sa Grâce de Cantorbéry, qui tient sa cour à la porte, parmi les suivants, les pages et les valets de pied.
LE ROI HENRI.–Ah! c'est lui, en vérité. Quoi? est-ce là l'honneur qu'ils se rendent les uns aux autres? Fort bien. Il y a heureusement quelqu'un au-dessus d'eux tous.–Je croyais qu'il y aurait eu entre eux assez d'honnêteté réciproque, de politesse au moins, pour ne pas souffrir qu'un homme de son rang, et si avant dans nos bonnes grâces, demeurât à faire le pied de grue en attendant le bon plaisir de leurs seigneuries, et à la porte encore comme un messager chargé de paquets. Par sainte Marie! Butts, il y a ici de la méchanceté.–Laissons-les et fermons le rideau; nous en entendrons davantage dans un moment.
(Entrent le lord chancelier, le duc de Suffolk, le comte de Surrey, le lord chambellan, Gardiner et Cromwell. Le chancelier se place au haut bout de la table du conseil, à la gauche: reste un siége vide au-dessus de lui, comme pour être occupé par l'archevêque de Cantorbéry. Les autres se placent en ordre de chaque côté. Cromwell se met au bas bout de la table, en qualité de secrétaire.)
LE CHANCELIER.–Maître greffier, appelez l'affaire qui tient le conseil assemblé.
CROMWELL.–Sous le bon plaisir de vos seigneuries, la principale cause est celle qui concerne Sa Grâce l'archevêque de Cantorbéry.
GARDINER.–En a-t-il été informé?
CROMWELL.–Oui.
NORFOLK.–Qui est présent?
L'HUISSIER.–Là dehors, mes nobles lords?
GARDINER.–Oui.
L'HUISSIER.–Milord archevêque; il y a une demi-heure qu'il attend vos ordres.
LE CHANCELIER.–Faites-le entrer.
L'HUISSIER, à l'archevêque.–Votre Grâce peut entrer à présent.
(Cranmer entre et s'approche de la table du conseil.)
LE CHANCELIER.–Mon bon lord archevêque, je suis sincèrement affligé de siéger ici dans ce conseil, et de voir ce siège vacant. Mais nous sommes tous des hommes, fragiles de notre nature; et par le seul fait de la chair, il y en a bien peu qui soient des anges. C'est par une suite de cette fragilité et d'un défaut de sagesse que vous, qui étiez l'homme fait pour nous donner des leçons, vous vous êtes égaré vous-même dans votre conduite, et assez grièvement, d'abord contre le roi, ensuite contre ses lois, en remplissant tout le royaume, et par vos enseignements et par ceux de vos chapelains (car nous en sommes informés), d'opinions nouvelles, hétérodoxes et dangereuses qui sont des hérésies, et qui, si elles ne sont pas réformées, pourraient devenir pernicieuses.
GARDINER.–Et cette réforme doit être prompte, mes nobles lords; car ceux qui façonnent un cheval fougueux ne prétendent pas l'adoucir et le dresser en le menant à la main; mais ils entravent sa bouche d'un mors inflexible, et le châtient de l'éperon jusqu'à ce qu'il obéisse au manège. Si nous souffrons par notre mollesse et par une puérile pitié, pour l'honneur d'un seul homme, que ce mal contagieux s'établisse, adieu tous les remèdes; et quelles en seront les conséquences? des secousses, des bouleversements, et l'infection générale du royaume, comme dernièrement nos voisins de la haute Allemagne nous en ont donné à leurs dépens un exemple dont le déplorable souvenir est encore tout frais dans notre mémoire.
CRANMER.–Mes bons lords, jusqu'ici pendant tout le cours de ma vie et de mes fonctions, j'ai travaillé, et non sans une grande application, à diriger mes enseignements et la marche ferme de mon autorité, dans une route sûre et uniforme dont le but a toujours été d'aller au bien; et il n'y a pas un homme au monde (je le dis avec un coeur sincère, milords) qui abhorre plus que moi et qui, soit dans l'intérieur de sa conscience, soit dans l'administration de sa place, repousse plus que je ne le fais, les perturbateurs de la paix publique. Je prie le Ciel que le roi ne rencontre jamais un coeur moins rempli de fidélité. Les hommes qui se nourrissent d'envie et d'une perfide malice, osent mordre les meilleurs. Je demande instamment à Vos Seigneuries que, dans cette cause, mes accusateurs, quels qu'ils soient, me soient opposés face à face, et qu'ils articulent librement leurs accusations contre moi.
SUFFOLK.–Eh! milord, cela ne se peut pas. Vous êtes membre du conseil; repoussé par cette dignité, nul homme n'oserait se porter votre accusateur.
GARDINER.–Milord, comme nous avons des affaires plus importantes, nous abrégerons avec vous. L'intention de Sa Majesté et notre avis unanime est que, pour mieux approfondir votre procès, on vous fasse conduire de ce pas à la Tour. Là, redevenant homme privé, vous verrez plusieurs personnes vous accuser sans crainte, de plus de choses, j'en ai peur, que vous n'êtes en état d'en repousser.
CRANMER.–Ah! mon bon lord de Winchester, je vous rends grâces; vous fûtes toujours un excellent ami. Si votre avis passe, je trouverai en vous un juge et un témoin, tant vous êtes miséricordieux. Je vois votre but; c'est ma perte. La charité, la douceur, milord, sied mieux à un homme d'église que l'ambition. Cherchez à ramener par la modération les âmes égarées, n'en rebutez aucune.–Faites peser sur ma patience tout ce que vous pourrez; je me justifierai, j'en fais aussi peu de doute que vous vous faites peu de conscience de commettre chaque jour l'injustice. Je pourrais en dire davantage, mais le respect que je porte à votre état m'oblige à me modérer.
GARDINER.–Milord, milord, vous êtes un sectaire: voilà la pure vérité. Le fard brillant dont vous vous colorez ne laisse apercevoir à ceux qui savent vous démêler que des mots et de la faiblesse.
CROMWELL.–Milord de Winchester, permettez-moi de vous le dire, vous êtes un peu trop dur: des hommes d'un si noble caractère, fussent-ils tombés en faute, devraient trouver du respect pour ce qu'ils ont été. C'est une cruauté que de surcharger un homme qui tombe.
GARDINER.–Cher maître greffier, j'en demande pardon à votre honneur; vous êtes, de tous ceux qui s'asseyent à cette table, celui à qui il est le moins permis de parler ainsi.
CROMWELL.–Pourquoi, milord?
GARDINER.–Ne vous connais-je pas pour un fauteur de cette nouvelle secte? Vous n'êtes pas pur.
CROMWELL.–Pas pur?
GARDINER.–Non, vous n'êtes pas pur, vous dis-je.
CROMWELL.–Plût à Dieu que vous fussiez la moitié aussi honnête! vous verriez s'élever autour de vous les prières des hommes et non leurs craintes.
GARDINER.–Je me souviendrai de l'audace de ce propos.
CROMWELL.–Comme il vous plaira. Souvenez-vous aussi de l'audace de votre conduite.
LE CHANCELIER.–C'en est trop. Contenez-vous, milords: n'avez-vous pas de honte?
GARDINER.–J'ai fini.
CROMWELL.–Et moi aussi.
LE CHANCELIER.–Quant à vous, milord, il est arrêté, à ce qu'il me paraît, par toutes les voix, que vous serez sur-le-champ conduit prisonnier à la Tour, pour y rester jusqu'à ce qu'on vous fasse connaître le bon plaisir du roi.–N'êtes-vous pas tous de cet avis, milords?
TOUS.–C'est notre avis.
CRANMER.–N'y a-t-il donc point d'autre moyen d'obtenir miséricorde que d'être conduit à la Tour, milords?
GARDINER.–Quelle autre voudriez-vous attendre? Vous êtes étrangement fatigant. Qu'on fasse venir ici un homme de la garde.
(Entre un garde.)
CRANMER.–Pour moi! Faut-il donc que j'y sois conduit comme un traître?
GARDINER, au garde.–On vous le consigne pour le conduire sûrement à la Tour.
CRANMER.–Arrêtez, mes bons lords: j'ai encore un mot à vous dire. Jetez les yeux ici, milords. Par la vertu de cet anneau, j'arrache ma cause des serres d'hommes cruels, et je la remets dans les mains d'un beaucoup plus noble juge, dans celles du roi mon maître.
LE CHANCELIER.–C'est l'anneau du roi!
SURREY.–Ce n'est pas un anneau contrefait?
SUFFOLK.–C'est vraiment l'anneau royal, par le ciel? Je vous l'ai dit à tous, lorsque nous avons mis en mouvement cette dangereuse pierre, qu'elle retomberait sur nos têtes.
NORFOLK.–Croyez-vous, milords, que le roi souffre qu'on blesse seulement le petit doigt de cet homme?
LE CHANCELIER.–C'est maintenant trop certain; et combien sa vie ne lui est-elle pas précieuse! Je voudrais bien être tiré de ce pas.
CROMWELL.–En cherchant à recueillir les propos et les informations contre cet homme dont la probité ne peut avoir d'ennemis que le diable et ses disciples, le coeur me disait que vous allumiez le feu qui brûle; maintenant songez à vous.
(Entre le roi qui lance sur eux un regard irrité; il prend sa place.)
GARDINER.–Redouté souverain, combien nous devons tous les jours rendre de grâces au Ciel qui nous a donné un prince non-seulement si bon et si sage, mais encore si religieux; un roi qui, en toute obéissance, fait de l'Église le soin principal de sa gloire, et qui, pour fortifier ce pieux devoir, vient, par un tendre respect, assister de sa personne royale au jugement de la cause qui s'agite entre elle et ce grand coupable!
LE ROI HENRI.–Évêque de Winchester, vous fûtes toujours excellent pour les compliments improvisés; mais sachez que je ne viens point ici aujourd'hui pour m'entendre adresser ces flatteries en face: elles sont trop basses et trop transparentes pour cacher les actions qui m'offensent. Ne pouvant atteindre jusqu'à moi, vous faites le chien couchant, et vous espérez me gagner par des mouvements de langue; mais de quelque façon que vous vous y preniez avec moi, je suis certain d'une chose, c'est que vous êtes d'un naturel cruel et sanguinaire.–(A Cranmer.) Homme de bien, asseyez-vous à votre place. A présent, voyons si le plus fier d'entre eux, le plus hardi, remuera seulement contre vous le bout du doigt: Par tout ce qu'il y a de plus sacré, il vaudrait mieux pour lui mourir de misère, que d'avoir seulement un instant la pensée que cette place ne soit pas faite pour vous.
SURREY.–S'il plaisait à Votre Majesté…
LE ROI HENRI.–Non, monsieur, il ne me plaît pas.... J'avais cru que je possédais dans mon conseil des hommes de quelque sagesse et de quelque jugement; mais je n'en trouve pas un. Était-il sage et décent, lords, de laisser cet homme, cet homme de bien (il en est peu parmi vous qui méritent ce titre), cet homme d'honneur, attendre comme un gredin de valet à la porte de la chambre, lui votre égal? Eh quoi! quelle honte est-ce là? Ma commission vous ordonnait-elle de vous oublier jusqu'à cet excès? Je vous ai donné pouvoir de procéder envers lui comme envers un membre du conseil, et non pas comme envers un valet de pied. Il est quelques hommes parmi vous, je le vois, qui, bien plus animés par la haine que par un sentiment d'intégrité, ne demanderaient pas mieux que de le juger à la dernière rigueur s'ils en avaient la faculté, que vous n'aurez jamais tant que je respirerai.
LE CHANCELIER.–Votre Grâce veut-elle bien permettre, mon très-redouté souverain, que ma voix vous présente notre excuse à tous. Si l'on avait proposé son emprisonnement, c'était (s'il est quelque bonne foi dans le coeur des hommes), c'était beaucoup plutôt pour sa justification et pour faire éclater publiquement son innocence, que par aucun dessein de lui nuire: j'en réponds du moins pour moi.
LE ROI HENRI.–Bien, bien.–Allons, milords, respectez-le. Recevez-le parmi vous, pensez bien de lui, soyez bien pour lui, il en est digne. J'irai même jusqu'à dire sur son compte que si un roi peut être redevable à son sujet, je le suis, moi, envers lui pour son attachement et ses services. Ne venez plus me tourmenter, mais embrassez-le tous: soyez amis; ou ce serait une honte, milords.–Milord de Cantorbéry, j'ai à vous présenter une requête que vous ne devez pas rejeter: il y a ici une belle jeune fille qui n'a pas encore reçu le baptême; il faut que vous soyez son père spirituel, et que vous répondiez pour elle.
CRANMER.–Le plus grand monarque aujourd'hui existant se glorifierait de cet honneur: comment puis-je le mériter, moi, qui ne suis qu'un de vos obscurs et humbles sujets?
LE ROI HENRI.–Allons, allons, milord, je vois que vous voudriez bien vous épargner les cuillers 12. Vous aurez avec vous deux nobles compagnes, la vieille duchesse de Norfolk et la marquise de Dorset: vous plaisent-elles pour commères?–Encore une fois, milord de Winchester, je vous enjoins d'embrasser et d'aimer cet homme.
GARDINER.–Du coeur le plus sincère, et avec l'amour d'un frère.
CRANMER.–Que le Ciel me soit témoin combien cette assurance de votre part m'est chère!
LE ROI HENRI.–Homme vertueux, ces larmes de joie montrent l'honnêteté de ton coeur. Je vois la confirmation de ce que dit de toi la commune voix: «Faites un mauvais tour à milord de Cantorbéry et il sera votre ami pour toujours,» Allons, milords, nous gaspillons ici le temps: il me tarde de voir cette petite faite chrétienne. Restez unis, lords, comme je viens de vous unir: ma puissance en sera plus forte, et vous en serez plus honorés.