Kitabı oku: «Le roi Jean», sayfa 4
PANDOLPHE. – Madame, vos discours sont ceux de la folie, et non de la douleur.
CONSTANCE. – Tu n'es pas saint, toi qui me calomnies ainsi. Je ne suis pas folle; ces cheveux que j'arrache sont à moi; mon nom est Constance; j'étais la femme de Geoffroy; le jeune Arthur est mon fils, il est perdu! Je ne suis pas folle. Plût au ciel que je le fusse! car alors, sans doute je m'oublierais moi-même. Oh! si je le pouvais, quel chagrin j'oublierais! Enseigne-moi quelque philosophie qui me rende folle, et tu seras canonisé, cardinal; car n'étant pas folle, mais sensible à la douleur, ce que j'ai de raison m'apprend à me délivrer de mes maux, m'apprend comment je puis me tuer ou me pendre. Si j'étais folle, j'oublierais mon fils, ou je croirais follement qu'une poupée de chiffons est mon fils. Ah! je ne suis pas folle; je sens trop bien, trop bien les diverses douleurs de chaque infortune.
PHILIPPE. – Renouez ces tresses. Oh! que d'amour je remarque dans cette belle multitude de cheveux! Là où est tombée par hasard une larme argentée, par cette seule larme dix mille de ces amis déliés sont collés ensemble dans un chagrin sociable, semblables à des amants sincères, fidèles, inséparables, se pressant l'un contre l'autre dans l'adversité.
CONSTANCE. – En Angleterre, s'il vous plaît!
PHILIPPE. – Rattachez vos cheveux.
CONSTANCE. – Oui, je les rattacherai. Et pourquoi le ferai-je? Je les ai arrachés de leurs noeuds en criant tout haut: Oh! si mes mains pouvaient délivrer mon fils comme elles ont rendu la liberté à mes cheveux! Mais maintenant je leur envie leur liberté et les remettrai dans leurs liens, puisque mon pauvre enfant est captif. – Père cardinal, je vous ai entendu dire que nous reverrions et que nous reconnaîtrions nos amis dans le ciel. Si cela est, je reverrai mon fils; car depuis la naissance de Caïn, le premier enfant mâle, jusqu'à celui qui respira hier pour la première fois, il n'est pas venu au monde une créature si charmante: mais le ver rongeur du chagrin va me dévorer mon bouton, et bannir de ses joues leur beauté native; il aura l'air creux d'un spectre, maigre et livide comme après un accès de fièvre: il mourra dans cet état; et lorsqu'il sera ressuscité ainsi, quand je le rencontrerai dans la cour des cieux, je ne le reconnaîtrai point; ainsi jamais, plus jamais je ne pourrai revoir mon joli Arthur.
PANDOLPHE. – Vous entretenez votre chagrin d'idées trop odieuses.
CONSTANCE. – Il me parle, lui qui n'a jamais eu de fils!
PANDOLPHE. – Vous êtes aussi attachée à votre douleur qu'à votre fils.
CONSTANCE. – Ma douleur tient la place de mon enfant absent; elle repose dans son lit, marche partout avec moi, prend son charmant regard, répète ses paroles, me rappelle toutes ses grâces, remplit de ses formes les vêtements qu'il a laissés vides. J'ai donc bien raison de chérir ma douleur. – Adieu: si vous aviez fait la même perte que moi, je vous consolerais mieux que vous ne me consolez. – Je ne veux plus conserver cet arrangement sur ma tête, quand mon esprit est dans un tel désordre. (Elle arrache sa coiffure.) – O seigneur! mon enfant, mon Arthur, mon cher fils, ma vie, ma joie, ma nourriture, mon univers, la consolation de mon veuvage, le remède de tous mes chagrins!
(Elle sort.)
PHILIPPE. – Je crains qu'elle ne se fasse du mal. Je vais la suivre.
(Il sort.)
LOUIS. – Il n'est plus rien dans le monde qui puisse me donner aucune joie. La vie est aussi ennuyeuse pour moi qu'une histoire deux fois racontée dont on rebat l'oreille fatiguée d'un homme assoupi. La honte amère a tellement gâté le goût des douceurs de ce monde, qu'il ne me rend plus que honte et qu'amertume.
PANDOLPHE. – Avant qu'une forte maladie soit guérie, l'instant même qui ramène la vigueur et la santé est celui de la crise la plus violente et le mal qui prend congé de nous montre en nous quittant ce qu'il a de plus cruel. Qu'avez-vous donc perdu en perdant la journée?
LOUIS. – Toutes mes journées de gloire, de plaisir et de bonheur.
PANDOLPHE. – Cela serait certainement ainsi si vous l'aviez gagnée. – Non, non, c'est quand la fortune veut le plus de bien aux hommes qu'elle les regarde d'un oeil menaçant. Il est étrange de penser tout ce qu'a perdu le roi Jean dans ce qu'il croit avoir si clairement gagné. – N'êtes-vous pas affligé qu'Arthur soit son prisonnier?
LOUIS. – Aussi sincèrement qu'il est satisfait de l'avoir.
PANDOLPHE. – Votre esprit est aussi jeune que votre âge. Écoutez-moi maintenant vous parler avec un esprit prophétique: le souffle seul de ce que j'ai à vous dire va emporter jusqu'au dernier brin de paille, jusqu'au dernier obstacle du chemin qui doit conduire vos pas au trône d'Angleterre. Écoutez donc. – Jean s'est emparé d'Arthur, et tant que la chaleur de la vie se jouera dans les veines de cet enfant, il est impossible que Jean, mal affermi, jouisse d'une heure, d'une minute, d'une seule respiration tranquille. Le sceptre qu'arrache une main révoltée ne peut être retenu que par la violence qui l'a acquis; et celui qui se tient dans un endroit glissant ne fera point scrupule de se retenir aux plus vils appuis pour rester debout. Pour que Jean puisse se soutenir, il faut qu'Arthur tombe… – Ainsi soit-il, puisque cela ne peut être autrement.
LOUIS. – Mais que gagnerai-je à la chute du jeune Arthur?
PANDOLPHE. – Vous pourrez, grâce aux droits de la princesse Blanche votre épouse, prétendre à tout ce qu'Arthur réclamait.
LOUIS. – Et le perdre, et la vie avec, comme Arthur.
PANDOLPHE. – Oh! que vous êtes jeune et nouveau dans ce vieux monde! Jean complote à votre profit; les événements conspirent avec vous; car celui qui baigne sa sûreté dans un sang loyal ne trouvera qu'une sûreté sanglante et perfide: cette action si odieusement conçue refroidira le coeur de tous ses sujets et glacera leur zèle, tellement qu'ils saisiront avec transport la première occasion d'ébranler son trône. On ne verra plus dans le ciel une exhalaison naturelle; il n'y aura plus un écart de la nature, pas un jour mauvais, pas un vent ordinaire, pas un événement accoutumé qu'on ne les dépouille de leurs causes naturelles pour les appeler des météores, des prodiges, des signes funestes, des monstruosités, des présages, des voix du ciel annonçant clairement sa vengeance contre Jean.
LOUIS. – Il est possible qu'il n'attente pas à la vie d'Arthur, et se croie suffisamment rassuré par sa captivité.
PANDOLPHE. – Ah! seigneur, quand il saura que vous approchez, si le jeune Arthur n'est pas déjà mort, il mourra à cette nouvelle; et alors les coeurs de son peuple, révoltés contre lui, baiseront les lèvres d'un changement inconnu; ils trouveront au bout des doigts sanglants de Jean de puissants motifs de rébellion et de fureur. Il me semble déjà voir ce bouleversement sur pied. Et combien se prépare-t-il pour vous des affaires meilleures que je ne vous ai dites! Le bâtard Faulconbridge est maintenant en Angleterre, pillant l'Église et offensant la charité. S'il s'y trouvait seulement douze Français en armes, ils seraient comme un signal qui attirerait autour d'eux dix mille Anglais, ou bien comme une petite boule de neige qui en roulant devient bientôt une montagne. – Noble dauphin, venez avec moi trouver le roi. Il est incroyable quel parti on peut tirer de leur mécontentement, maintenant que l'indignation est au comble dans leurs âmes. – Partez pour l'Angleterre; moi, je vais échauffer le roi.
LOUIS. – De puissants motifs produisent des actions extraordinaires. Allons, si vous dites oui, le roi ne dira pas non.
(Ils sortent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
La scène est en Angleterre. – Une chambre dans le château de Northampton 17
Entrent HUBERT ET DEUX SATELLITES
HUBERT. – Faites-moi rougir ces fers, et ayez soin de vous tenir derrière la tapisserie. Quand je frapperai de mon pied le sein de la terre, accourez et attachez bien ferme à une chaise l'enfant que vous trouverez avec moi. Soyez attentifs. – Sortez, et veillez.
UN DES SATELLITES. – J'espère que vous nous garantirez les suites de l'action.
HUBERT. – Craintes ridicules! N'ayez pas peur; faites ce que je vous dis. (Ils sortent.) – Jeune garçon, venez ici; j'ai à vous parler.
(Entre Arthur.)
ARTHUR. – Bonjour, Hubert.
HUBERT. – Bonjour, petit prince.
ARTHUR. – Aussi petit prince qu'il soit possible de l'être, avec tant de titres pour être un plus grand prince. Vous êtes triste.
HUBERT. – En effet, j'ai été plus gai.
ARTHUR. – Miséricorde! je croyais que personne ne devait être triste que moi. Cependant je me rappelle qu'étant en France, je voyais de jeunes gentilshommes tristes comme la nuit, et cela seulement par divertissement 18. Par mon baptême, si j'étais hors de prison et gardant les moutons, je serais gai tant que le jour durerait; et je le serais même ici, si je ne me doutais que mon oncle cherche à me faire encore plus de mal. Il a peur de moi, et moi de lui. Est-ce ma faute si je suis fils de Geoffroy? Non sûrement ce n'est pas ma faute; et plût au ciel que je fusse votre fils, Hubert! car vous m'aimeriez.
HUBERT, bas. – Si je lui parle, son innocent babil va réveiller ma pitié qui est morte. Il faut me hâter de dépêcher la chose.
ARTHUR. – Êtes-vous malade, Hubert? Vous êtes pâle aujourd'hui. En vérité, je voudrais que vous fussiez un peu malade, afin de pouvoir rester debout toute la nuit à veiller près de vous. Je suis bien sûr que je vous aime plus que vous ne m'aimez.
HUBERT. – Ses discours s'emparent de mon coeur. (Il donne un papier à Arthur.) Lisez, jeune Arthur. (A part.) – Quoi! de sottes larmes qui vont mettre à la porte l'impitoyable cruauté! Il faut en finir promptement, de crainte que ma résolution ne s'échappe de mes yeux en larmes efféminées. (A Arthur.) – Est-ce que vous ne pouvez pas lire? N'est-ce pas bien écrit?
ARTHUR. – Trop bien, Hubert, pour un si horrible résultat. Quoi! il faut que vous me brûliez les deux yeux avec un fer rouge?
HUBERT. – Jeune enfant, il le faut.
ARTHUR. – Et le ferez-vous?
HUBERT. – Je le ferai.
ARTHUR. – En aurez-vous le coeur? Quand vous avez eu seulement mal à la tête, j'ai attaché mon mouchoir autour de votre front, le plus beau que j'eusse: c'était une princesse qui me l'avait brodé, et je ne vous l'ai jamais redemandé. A minuit, j'appuyais votre tête sur ma main; et, comme les vigilantes minutes font passer l'heure, j'allégeais encore pour vous le poids du temps, en vous demandant à chaque instant: «Que vous manque-t-il? où est votre mal? quel bon office pourrais-je vous rendre?» Il y a bien des enfants de pauvres gens qui fussent restés dans leur lit, et ne vous eussent pas dit un seul mot de tendresse; et vous, vous aviez un prince pour vous servir dans votre maladie! Peut-être pensez-vous que mon amour était un amour artificieux, et vous lui donnez le nom de ruse: croyez-le si vous voulez. – Si c'est la volonté du ciel que vous me traitiez mal, il faut bien que vous le fassiez. – Pourrez-vous me crever les yeux, ces yeux qui ne vous ont jamais regardé et ne vous regarderont jamais avec colère?
HUBERT. – J'ai juré de le faire, il faut que je vous les brûle avec un fer chaud.
ARTHUR. – Oh! personne, hors de ce siècle de fer, n'eût jamais voulu le faire! Le fer lui-même, quoique rougi et ardent, en approchant de mes yeux, boirait mes larmes et éteindrait sa brûlante rage dans ma seule innocence, et même, après cela, se consumerait de rouille seulement pour avoir recélé le feu qui devait nuire à mon oeil. Êtes-vous donc plus dur, plus insensible que le fer forgé? Oh! si un ange était venu à moi et m'avait dit qu'Hubert allait me crever les yeux, je n'en aurais cru aucune autre langue que celle d'Hubert.
HUBERT, frappant du pied. – Venez. (Les satellites entrent avec des cordes, des fers, etc.) Faites ce que je vous ai ordonné.
ARTHUR. – Ah! sauvez-moi, Hubert, sauvez-moi. Mes yeux sont crevés rien que par les féroces regards de ces hommes sanguinaires.
HUBERT. – Donnez-moi ce fer, vous dis-je, et liez-le ici.
ARTHUR. – Hélas! qu'avez-vous besoin d'être si rude et si brusque? Je ne me débattrai pas, je resterai immobile comme la pierre. Pour l'amour du ciel, Hubert, que je ne sois pas lié! – Écoutez-moi, Hubert, renvoyez ces hommes, et je vais m'asseoir tranquille comme un agneau: je ne remuerai pas, je ne frémirai pas, je ne dirai pas une seule parole, je ne regarderai pas le fer avec colère. Renvoyez seulement ces hommes, et je vous pardonnerai, quelque tourment que vous me fassiez souffrir.
HUBERT. – Allez, demeurez là dedans; laissez-moi seul avec lui.
UN DES SATELLITES. – Je suis bien content d'être dispensé d'une pareille action.
(Sortent les satellites.)
ARTHUR. – Hélas! j'ai renvoyé par mes reproches mon ami: il a l'air sévère, mais le coeur tendre. Laissez-le revenir, afin que sa compassion réveille la vôtre.
HUBERT. – Allons, enfant; préparez-vous.
ARTHUR. – N'y a-t-il plus de remède?
HUBERT. – Pas d'autre que de perdre vos yeux.
ARTHUR. – Oh ciel! que n'avez-vous dans les vôtres seulement un atome, un grain de sable ou de poussière, un moucheron, un cheveu égaré, quelque chose qui pût offenser cet organe précieux! Alors, sentant vous-même combien les plus petites choses y sont douloureuses, votre odieux projet vous paraîtrait horrible.
HUBERT. – Est-ce là ce que vous avez promis? Allons, taisez-vous.
ARTHUR. – Hubert, les paroles d'un couple de langues ne seraient pas trop pour plaider la cause d'une paire d'yeux. Ne m'obligez pas à me taire, Hubert, ne m'y obligez pas; ou bien, Hubert, si vous voulez, coupez-moi la langue, afin que je puisse garder mes yeux. Oh! épargnez mes yeux, quand ils ne devraient plus me servir jamais qu'à vous voir. – Tenez, sur ma parole, le fer est froid, et il ne me ferait aucun mal.
HUBERT. – Je puis le réchauffer, enfant.
ARTHUR. – Non, en bonne foi: le feu, créé pour nous réconforter, est mort de douleur de se voir employé à des cruautés si peu méritées. Voyez vous-même: il n'y a point de malice dans ce charbon enflammé; le souffle du ciel en a chassé toute ardeur, et a couvert sa tête des cendres du repentir.
HUBERT. – Mais mon souffle peut le ranimer, enfant.
ARTHUR. – Cela ne servirait qu'à le faire rougir et brûler de honte de vos procédés, Hubert: peut-être même qu'il lancerait des étincelles dans vos yeux, et que, comme un dogue qu'on force de combattre, il s'attaquerait à son maître qui le pousse malgré lui. Tout ce que vous voulez employer pour me faire du mal vous refuse le service. Vous seul n'avez point cette pitié qui s'étend jusqu'au fer cruel et au feu, êtres connus pour servir aux usages impitoyables.
HUBERT. – Eh bien! vois pour vivre 19! Je ne toucherais pas à tes yeux pour tous les trésors que possède ton oncle. Cependant j'avais juré, et j'avais résolu, enfant, de te brûler les yeux avec ce fer.
ARTHUR. – Ah! maintenant vous ressemblez à Hubert; tout ce temps vous étiez déguisé.
HUBERT. – Paix! pas un mot de plus; adieu. Il faut que votre oncle vous croie mort. Je vais charger ces farouches espions de rapports trompeurs. Toi, joli enfant, dors sans inquiétude, et sois certain que, pour tous les biens de l'univers, Hubert ne te fera jamais de mal.
ARTHUR. – Oh ciel! – Je vous remercie, Hubert.
HUBERT. – Silence! pas un mot; rentre sans bruit avec moi. Je m'expose pour toi à de grands dangers.
SCÈNE II
Toujours en Angleterre. – Une salle d'apparat dans le palais
Entrent LE ROI JEAN, couronné; PEMBROKE, SALISBURYet autres seigneurs. – Le roi monte sur son trône
LE ROI JEAN. – Nous nous revoyons encore assis dans ce palais, couronné une seconde fois; et nous l'espérons, nous y sommes vu d'un oeil joyeux.
PEMBROKE. – Cette seconde fois, n'était qu'il a plu à Votre Majesté que cela fût ainsi, était une fois de trop. Vous aviez été couronné auparavant, et jamais depuis vous n'aviez été dépouillé de la majesté royale; jamais aucune révolte n'avait donné atteinte à la foi de vos sujets; le pays n'avait été troublé d'aucune atteinte nouvelle, d'aucun désir de changement ou d'un état meilleur.
SALISBURY. – C'est donc une inutile et ridicule surabondance que de vouloir s'entourer d'une double pompe, que de parer un titre déjà précieux, que de dorer l'or fin, de teindre le lis, de parfumer la violette, de polir la glace ou d'ajouter de nouvelles couleurs à l'arc-en-ciel, et de chercher à éclairer l'oeil brillant des cieux.
PEMBROKE. – Si ce n'est qu'il faut accomplir le bon plaisir de Votre Majesté, cet acte est comme un vieux conte redit de nouveau et dont la dernière répétition devient fâcheuse lorsqu'elle tombe hors de propos.
SALISBURY. – Il défigure l'aspect antique et respectable de nos simples et anciennes formes, comme le vent qui change dans les voiles fait errer le cours des pensées; il éveille et alarme la réflexion, affaiblit la stabilité des opinions, rend suspect même ce qui est légitime en le couvrant de vêtements d'une mode si nouvelle.
PEMBROKE. – L'ouvrier qui veut faire mieux que bien perd son habileté dans les efforts de son ambition; et souvent en cherchant à excuser une faute, on l'aggrave par l'excuse même, comme une pièce posée sur une petite déchirure fait un plus mauvais effet en cachant le défaut, que ne faisait le défaut lui-même avant qu'il fût ainsi rapiécé.
SALISBURY. – C'est pourquoi avant votre nouveau couronnement nous vous avons déclaré notre avis; mais il n'a pas plu à Votre Altesse de l'écouter. Au reste, nous sommes tous satisfaits, puisque nos volontés doivent en tout et en partie s'arrêter devant celle de Votre Altesse.
LE ROI JEAN. – Je vous ai fait part de quelques-unes des raisons de ce double couronnement, et je les crois fortes; et lorsque mes craintes seront diminuées, je vous en communiquerai d'autres plus fortes encore. Cependant, indiquez les abus dont vous demandez la réforme, et vous verrez bien avec quel empressement j'écouterai et j'accorderai vos demandes.
PEMBROKE. – Eh bien, comme l'organe de ceux que voici, et pour vous découvrir les pensées de leurs coeurs; pour moi comme pour eux, mais surtout pour votre sûreté, dont eux et moi faisons notre soin le plus cher, je vous demande avec instance la liberté d'Arthur, dont la captivité porte les lèvres du mécontentement, toujours prêtes au murmure, à ce raisonnement dangereux: Si ce que vous possédez en paix vous le possédez à juste titre, pourquoi donc ces craintes, compagnes, dit-on, des pas de l'injustice, vous portent-elles à séquestrer ainsi votre jeune parent? Pourquoi étouffer sa vie sous une ignorance barbare, et priver sa jeunesse de l'avantage précieux d'une bonne éducation? Afin que dans les conjonctures présentes vos ennemis ne puissent armer de ce prétexte les occasions, souffrez que la requête que vous nous avez ordonné de vous présenter soit pour sa liberté. Nous ne vous la demandons point pour notre avantage, si ce n'est que notre intérêt est attaché au vôtre, et que votre intérêt est de le mettre en liberté.
LE ROI JEAN. – Soit, je confie sa jeunesse à vos soins. (Entre Hubert.) – Hubert, quelle nouvelle m'apportez-vous?
PEMBROKE. – Voilà l'homme qui était chargé de cette exécution sanglante. Il a montré son ordre à un de mes amis. L'image de quelque odieuse scélératesse vit dans ses yeux. Son air en dessous porte toutes les apparences d'un coeur bien troublé, et je crains beaucoup que l'acte dont nous avions peur qu'il n'eût été chargé ne soit consommé.
SALISBURY. – Les couleurs du roi vont et viennent entre sa conscience et son projet comme les hérauts entre deux terribles armées en présence. Sa passion est mûre; il faut qu'elle crève.
PEMBROKE. – Et si elle crève, nous en verrons sortir, je le crains bien, l'affreuse corruption de la mort d'un aimable enfant.
LE ROI JEAN. – Nous ne pouvons arrêter le bras inflexible de la mort. Chers seigneurs, bien que ma volonté d'accorder existe toujours, l'objet de votre requête est mort. – Il nous apprend qu'Arthur est décédé de cette nuit.
SALISBURY. – Nous avions craint, en effet, que son mal ne fut au-dessus de tout remède.
PEMBROKE. – Oui, nous avons su combien sa mort était prochaine, avant même que l'enfant se sentît malade. – Il faudra rendre compte de cela ici ou ailleurs.
LE ROI JEAN. – Pourquoi tournez-vous sur moi de si graves regards? Pensez-vous que j'aie en mes mains les ciseaux de la destinée? Puis-je commander au pouls de la vie?
SALISBURY. – La tricherie est visible, et c'est une honte qu'un roi la laisse si grossièrement apercevoir. Prospérez dans votre jeu: adieu.
PEMBROKE. – Arrête, lord Salisbury; je vais avec toi chercher l'héritage de ce pauvre enfant, ce petit royaume d'un tombeau dans lequel on l'a forcé d'entrer. Trois pieds de terre renferment le coeur à qui appartenait toute l'étendue de cette île. – Quel mauvais monde cependant! – Cela n'est pas supportable; cela éclatera pour notre chagrin à tous, et avant peu, je le crains bien.
(Ils sortent.)
LE ROI JEAN. – Ils brûlent d'indignation. Je me repens: on ne peut établir sur le sang aucun fondement solide. On n'assure point sa vie sur la mort des autres. (Entre un messager.) – Tu as l'air effrayé; où est ce sang que j'ai vu habiter sur tes joues? Un ciel si ténébreux ne s'éclaircit pas sans tempêtes. Fais crever l'orage; comment tout va-t-il en France?
LE MESSAGER. – Tout va de France en Angleterre: jamais on n'a vu dans le corps d'une nation lever une telle armée pour une expédition étrangère. Ils ont appris à imiter votre diligence; car au moment où l'on devrait vous apprendre leurs préparatifs, arrive la nouvelle de leur débarquement.
LE ROI JEAN. – Dans quelle ivresse s'est donc trouvée plongée notre vigilance? Qui a pu l'endormir ainsi? Où est l'attention de ma mère que la France ait pu lever une telle armée sans qu'elle en ait entendu parler?
LE MESSAGER. – Mon prince, la poussière lui a bouché les oreilles. Votre noble mère est morte le premier jour d'avril; et j'ai entendu dire, seigneur, que la princesse Constance était morte trois jours avant dans un accès de frénésie: mais quant à ceci, je ne le sais que vaguement par le bruit public. Je ne sais si c'est vrai ou faux.
LE ROI JEAN. – Suspends ta rapidité, occasion terrible! Oh! fais un pacte avec moi jusqu'à ce que j'aie satisfait mes pairs mécontents. – Quoi! ma mère est morte! Dans quel désordre sont maintenant nos affaires en France? Et sous le commandement de qui vient cette armée française que tu me dis positivement être entrée en Angleterre?
LE MESSAGER. – Du dauphin.
(Entrent le Bâtard et Pierre de Pomfret.)
LE ROI JEAN. – Tu m'as tout étourdi par ces fâcheuses nouvelles. – Eh bien, que dit le monde de nos procédés? Ne cherchez pas à me farcir encore la tête de mauvaises nouvelles, car elle en est pleine.
LE BATARD. – Mais si vous avez peur d'apprendre le pis; laissez donc ce qu'il y a de pis tomber sur votre tête sans que vous en ayez été averti.
LE ROI JEAN. – Pardon, mon cousin, j'étais étourdi sous le flot; mais je commence à reprendre haleine au-dessus des vagues, et je puis donner audience à quelque bouche que ce soit, de quoi qu'elle veuille me parler.
LE BATARD. – Vous verrez par les sommes que j'ai ramassées comment j'ai réussi parmi les ecclésiastiques. Mais en traversant le pays pour revenir ici, j'ai trouvé le peuple troublé par d'étranges imaginations, préoccupé de bruit divers, rempli de vains rêves, ne sachant ce qu'il craint, mais plein de craintes; et voici un prophète que j'ai amené avec moi de Pomfret 20, où je l'ai rencontré dans les rues, traînant à ses talons des centaines de gens à qui il chantait en vers grossiers et aux rudes accords que le jour de l'Ascension prochaine, avant midi, Votre Altesse déposerait sa couronne.
LE ROI JEAN, à Pierre. – Rêveur insensé que tu es, pourquoi parlais-tu ainsi?
PIERRE. – Parce que je savais d'avance que cela arrivera ainsi en vérité.
LE ROI JEAN. – Hubert, emmène-le, emprisonne-le; et qu'à midi, le jour même qu'il dit que je céderai ma couronne, il soit pendu. Mets-le en lieu de sûreté, et reviens; j'ai besoin de toi. (Hubert sort avec Pierre de Pomfret.) – Oh! mon cher cousin, sais-tu les nouvelles? sais-tu qui est arrivé?
LE BATARD. – Les Français, seigneur; on n'a pas autre chose à la bouche. J'ai de plus trouvé lord Bigot et lord Salisbury, les yeux aussi rouges qu'un feu nouvellement allumé, et plusieurs autres qui allaient cherchant le tombeau d'Arthur, tué cette nuit, disent-ils, par votre ordre.
LE ROI JEAN. – Cher cousin, va, mêle-toi à leur compagnie; je sais un moyen de regagner leur affection: amène-les-moi.
LE BATARD. – Je vais tâcher de les rencontrer.
LE ROI JEAN. – Oui, mais dépêche-toi; toujours le meilleur pied devant. Oh! ne laisse pas mes sujets devenir mes ennemis, au moment où des étrangers en armes viennent effrayer mes villes de l'appareil menaçant d'une invasion formidable. Sois un Mercure, mets des ailes à tes talons; et rapide comme la pensée, reviens d'eux à moi.
LE BATARD. – L'esprit du temps m'enseignera la diligence.
(Il sort.)
LE ROI JEAN. – C'est parler en vaillant et noble chevalier. (Au messager.) – Suis-le, car il aura peut-être besoin de quelque messager entre les pairs et moi. Ce sera toi.
LE MESSAGER. – De grand coeur, mon souverain.
(Il sort.)
LE ROI JEAN. – Ma mère morte!
(Entre Hubert.)
HUBERT. – Seigneur, on dit que cette nuit on a vu cinq lunes: quatre fixes, et la cinquième tournant autour des quatre autres avec une rapidité étonnante.
LE ROI JEAN. – Cinq lunes!
HUBERT. – Des vieillards et des fous prophétisent là-dessus dans les rues d'une manière dangereuse. La mort du jeune Arthur est dans toutes les bouches. En s'entretenant de lui, ils secouent la tête, chuchotent à l'oreille l'un de l'autre: celui qui parle serre le poignet de celui qui écoute, tandis que celui qui écoute exprime son effroi par des froncements de sourcil, des signes de tête et des roulements d'yeux. – J'ai vu un forgeron rester ainsi avec son marteau tandis que son fer refroidissait sur l'enclume pour dévorer, la bouche béante, les nouvelles que lui contait un tailleur qui, ses ciseaux et son aune à la main, debout dans ses pantoufles que dans son vif empressement il avait chaussées de travers et mises au mauvais pied, parlait de bien des milliers de Français belliqueux qui étaient déjà rangés en bataille dans le pays de Kent. Un autre ouvrier maigre et tout sale vint interrompre son récit pour parler de la mort d'Arthur.
LE ROI JEAN. – Pourquoi cherches-tu à me remplir l'âme de toutes ces terreurs? Pourquoi reviens-tu si souvent sur la mort du jeune Arthur? C'est ta main qui l'a assassiné: j'avais de puissantes raisons de souhaiter sa mort, mais tu n'en avais aucune de le tuer.
HUBERT. – Aucune, seigneur? Quoi! ne m'y avez-vous pas excité?
LE ROI JEAN. – C'est la malédiction des rois d'être environnés d'esclaves qui regardent leurs caprices comme une autorisation d'aller briser de force la sanglante demeure de la vie; qui voient un ordre dans le moindre clin d'oeil de l'autorité, et s'imaginent deviner les intentions menaçantes du souverain dans un regard irrité, qui vient peut-être d'humeur, plutôt que d'aucun motif réfléchi.
HUBERT. – Voilà votre seing et votre sceau comme garantie de ce que j'ai fait.
LE ROI JEAN. – Oh! quand se rendra le dernier compte entre le ciel et la terre, cette signature et ce sceau déposeront contre nous pour notre damnation. – Combien de fois la vue des moyens de commettre une mauvaise action a-t-elle fait commettre cette mauvaise action! Si tu n'avais pas été près de moi, toi, un misérable choisi, marqué, désigné par la main de la nature pour accomplir de honteuses actions, jamais l'idée de ce meurtre ne fût entrée dans mon âme. Mais en remarquant ton visage odieux, te voyant propre à quelque sanglante infamie, tout fait, tout disposé pour être employé à des actes dangereux, je m'ouvris faiblement à toi de la mort d'Arthur: et toi, pour gagner la faveur d'un roi, tu ne t'es pas fait scrupule de détruire un prince!
HUBERT. – Seigneur!..
LE ROI JEAN. – Si tu avais seulement secoué la tête, si tu avais gardé un moment le silence quand je te parlais à mots couverts de mes desseins; si tu avais fixé sur moi un regard de doute comme pour me demander de m'expliquer en paroles expresses, une honte profonde m'eût soudain rendu muet, m'eût fait rompre l'entretien, et tes craintes auraient fait naître en moi des craintes: mais tu m'as entendu par signes, et c'est par signe que tu as parlementé avec le péché. Oui! c'est sans un seul instant de retard que ton coeur s'est laissé persuader, et que ta main cruelle s'est hâtée en conséquence d'accomplir l'action que nos deux bouches avaient honte d'exprimer! – Ote-toi de mes yeux, et que je ne te revoie jamais! – Ma noblesse m'abandonne, une armée étrangère vient jusqu'à mes portes braver ma puissance: que dis-je! au dedans même de ce pays de chair, de cet empire où se renferment le sang et la vie, éclatent les hostilités, et la guerre civile règne entre ma conscience et la mort de mon cousin.
HUBERT. – Armez-vous contre vos autres ennemis; je vais faire la paix entre votre âme et vous; le jeune Arthur est vivant. Cette main est encore innocente et vierge, et ne s'est point teinte des taches rouges du sang: jamais encore n'est entré dans ce sein le terrible sentiment d'une pensée meurtrière; et vous avez calomnié la nature dans mon visage, qui, bien que rude à l'extérieur, couvre une âme trop belle pour être le boucher d'un enfant innocent.
LE ROI JEAN. – Quoi! Arthur vit? Oh! cours promptement vers les pairs; jette cette nouvelle sur leur fureur allumée, fais-les rentrer sous le joug de l'obéissance. Pardonne-moi le jugement que ma colère portait sur ta physionomie, car ma fureur était aveugle; et les affreux traits de sang dont te couvrait mon imagination te représentaient plus hideux que tu ne l'es. Oh! ne me réplique pas; mais hâte-toi autant qu'il sera possible d'amener dans mon cabinet les lords irrités: je t'en conjure bien lentement; cours plus vite.