Kitabı oku: «Peines d'amour perdues», sayfa 5
SCÈNE II
Devant la tente de la princesse
LA PRINCESSE, CATHERINE, ROSALINE et MARIE
LA PRINCESSE. – Mes chères amies, nous serons riches avant notre départ de ces lieux, si les cadeaux pleuvent ainsi sur nous. Une dame toute incrustée en diamants! Voyez ce que j'ai reçu du roi amoureux.
ROSALINE. – Madame, n'y avait-il pas autre chose encore?
LA PRINCESSE. – Autre chose? Oui vraiment: autant d'amour en rimes qu'on en peut entasser dans une feuille de papier, écrite des deux côtés et sur la marge, et partout, qu'il lui a plu de sceller avec le nom de Cupidon sur le cachet.
ROSALINE. – C'était le vrai moyen de faire grandir63 sa divinité; car il y a cinq mille ans qu'il est enfant.
CATHERINE. – Oui, et un scélérat aussi, un filou.
ROSALINE. – Vous ne serez jamais amis: il a tué votre soeur.
CATHERINE. – Il l'a rendue mélancolique, triste et sombre; et elle en est morte: si elle eût été légère comme vous, d'une humeur si joviale, si alerte et si remuante, elle aurait pu se voir grand'mère avant de mourir; et vous pourrez le devenir, vous, car un coeur léger vit longtemps.
ROSALINE. – Quel sens obscur attribuez-vous à ce mot léger, souris?
CATHERINE. – Un coeur léger dans une sombre beauté.
ROSALINE. – Nous avons besoin de plus de lumière pour vous deviner.
CATHERINE. – Vous éteignez la lumière, si vous la prenez avec colère64. Je laisserai donc mon motif dans l'obscurité.
ROSALINE. – Songez bien à toujours faire ce que vous faites dans les ténèbres.
CATHERINE. – N'en faites rien, vous; car vous êtes une fille légère.
ROSALINE. – En effet, je ne pèse pas autant que vous, et voilà en quoi je suis légère.
CATHERINE. – Vous ne me pesez pas65; c'est-à-dire que vous ne vous souciez pas de moi.
ROSALINE. – Avec grande raison; car, à mal incurable, il n'y a plus de soin à avoir.
LA PRINCESSE. – Bien dit et bien répondu. Voilà de l'esprit bien employé, Rosaline. Vous avez aussi reçu un présent: qui vous l'a envoyé? et qu'est-ce que c'est?
ROSALINE. – Je voudrais que vous le connussiez. Si mon visage était aussi beau que le vôtre, j'aurais les mêmes faveurs. En voici la preuve. Oui, j'ai des vers aussi, grâce à Biron. La quantité des syllabes en est juste; et si le contenu l'était aussi, je serais la plus belle déesse de la terre: je suis comparée à vingt mille beautés. Oh! il a tracé mon portrait dans sa lettre.
LA PRINCESSE. – Y a-t-il quelque ressemblance?
ROSALINE. – Beaucoup dans les lettres, mais rien dans l'éloge. Belle comme l'encre! bonne conclusion.
CATHERINE. – Belle comme un B majuscule dans un manuscrit.
ROSALINE. – Gare les pinceaux! Comment! Que je ne meure pas votre débitrice, ma majuscule rouge, ma lettre d'or! Plût à Dieu que votre visage ne fût pas si rempli d'os66!
CATHERINE. – Que la petite vérole vous récompense de cette saillie! et au diable toutes les méchantes femmes!
LA PRINCESSE, à Catherine. – Et vous, quel est le cadeau que vous a envoyé Dumaine?
CATHERINE. – Ce gant, madame.
LA PRINCESSE. – Est-ce qu'il ne vous en a pas envoyé deux?
CATHERINE, – Oui, madame; et, par-dessus le marché, quelques milliers de vers d'un fidèle amant; une monstrueuse traduction d'hypocrisie, une vile compilation, une niaiserie profonde.
MARIE. – Cette lettre et ces perles m'ont été envoyées à moi par Longueville. La lettre est trop longue au moins d'un demi-mille.
LA PRINCESSE. – Je le crois comme vous. Ne souhaiteriez-vous pas, dans le fond de votre coeur, que le collier fût plus long et la lettre plus courte?
MARIE. – Oui, ou que ses mains jointes ne pussent jamais se séparer.
LA PRINCESSE. – Nous sommes des filles bien sages, de nous moquer ainsi de nos amoureux!
ROSALINE. – Ils sont vraiment bien plus fous d'acheter ainsi nos moqueries! Oh! je veux mettre ce Biron à la torture avant que je quitte cette cour. Que je voudrais l'avoir à mes gages seulement une semaine! Comme je le ferais ramper, supplier, solliciter, attendre l'occasion favorable et épier les temps, dépenser son prodigue esprit en rimes sans récompense; employer ses services à mon gré, et même être fier d'être le jouet de mes railleries!.. Je voudrais gouverner aussi despotiquement toute son existence, que s'il était mon fou, et moi sa destinée.
LA PRINCESSE. – Il n'est point d'hommes aussi bien attrapés, quand une fois ils le sont, que ces beaux esprits changés en fous: la folie, éclose dans le sein de la sagesse, s'arme de toute son autorité et du secours de la science; et tous les talents de l'esprit servent à décorer ses écarts.
ROSALINE. – Le sang de la jeunesse ne s'enflamme jamais autant que celui de la gravité révoltée en faveur de l'amour.
MARIE. – La folie n'a point dans les fous la même énergie qu'elle a dans les sages; lorsque l'esprit radote, toute leur intelligence ne leur sert qu'à paraître encore plus simples.
(Entre Boyet.)
LA PRINCESSE. – Voici Boyet, la gaieté sur le visage.
BOYET. – Oh! le rire m'assassine. Où est Son Altesse?
LA PRINCESSE. – Eh bien! qu'y a-t-il de nouveau, Boyet?
BOYET. – Préparez-vous, madame, préparez-vous. (A ses femmes.) Et vous, belles, aux armes, aux armes! Des batteries sont dressées contre votre paix. L'Amour s'avance masqué et armé d'arguments: vous allez être surprises: passez en revue toutes les forces de vos esprits: disposez-vous à faire une belle défense; ou, si le coeur vous manque, cachez vos têtes comme des lâches, et fuyez vite.
LA PRINCESSE. – Allons, opposons saint Denis à saint Cupidon. Qui sont donc ces ennemis qui viennent faire assaut de propos contre nous? Parlez, espion, parlez.
BOYET. – Sous l'ombrage frais d'un sycomore, je voulais fermer mes yeux une demi-heure, lorsque tout à coup, pour troubler le repos que je voulais prendre, je vois s'avancer vers cet ombrage, le roi et ses compagnons; je me glisse prudemment dans le buisson voisin, d'où j'ai entendu tout ce que vous allez entendre: dans un moment, ils seront ici déguisés: leur héraut est un joli petit fripon de page, qui a bien appris par coeur son ambassade: ils lui ont fait sa leçon sur ses gestes, sur son accent: «Voilà ce que tu dois dire, et voilà quel doit être ton maintien;» et toujours ils craignaient fort, lui disaient-ils, que la majesté de la princesse ne le déconcertât; car, lui disait le roi: «C'est un ange que tu vas voir: cependant ne t'alarme pas, mais parle avec hardiesse.» Le page a répondu: «Un ange n'est pas méchant, j'aurais peur d'elle si c'était un démon.» A cette repartie, tous ont éclaté de rire, et lui ont frappé sur l'épaule, inspirant, par leurs éloges, plus de hardiesse au petit audacieux. L'un se frottait le coude, comme ça, souriait d'un air moqueur, et jurait que jamais on n'avait fait meilleure réponse; un autre, levant l'index et le pouce, criait: «Courage, nous en viendrons à bout, «arrive que pourra.» Un troisième cabriolait et criait: «Tout va au mieux.» Un quatrième pirouettait sur son talon, et il est tombé: aussitôt les voilà qui tombent tous l'un après l'autre sur la terre, avec des éclats de rire si immodérés, que dans cet accès de rire, les larmes sérieuses sont venues réprimer leur folie.
LA PRINCESSE. – Mais, quoi? quoi? Est-ce qu'ils viennent nous rendre visite?
BOYET. – Oui, madame, ils y viennent: et ils sont accoutrés comme des Moscovites, ou des Russes67: suivant ma conjecture, leur projet est de vous adresser des compliments, de vous faire la cour, et de danser avec vous; et chacun d'eux fera son offrande d'amour à sa maîtresse, qu'il reconnaîtra à la couleur des cadeaux différents qu'ils vous ont envoyés.
LA PRINCESSE. – Ah! c'est là leur projet? Les galants auront leur paquet. Il faut, mesdames, nous masquer toutes; et pas un d'eux n'aura la faveur, en dépit de ses prières, de voir un seul de nos visages. – Tenez, Rosaline, vous porterez ce cadeau: et alors le roi, trompé, vous fera la cour, croyant la faire à sa dame. Prenez celui-ci, ma chère, et donnez-moi le vôtre; et Biron me prendra pour Rosaline. – Changez toutes vos rubans et vos bijoux: grâce à ce moyen, vos galants trompés par ces échanges, feront leur cour de travers, et prendront l'une pour l'autre.
ROSALINE, à Catherine. – Allons, changeons: portez vos cadeaux de manière à les faire voir.
CATHERINE, à la princesse. – Mais quel est votre but dans cet échange?
LA PRINCESSE. – Mon projet est de traverser le leur. Ce qu'ils en font n'est qu'un badinage pour s'amuser, tromper le trompeur est tout mon but. Ils révéleront leurs secrets à celles que, dans leur méprise, ils croiront leurs maîtresses, et ensuite, à la première occasion que nous aurons de les revoir à visage découvert, pour leur parler et les complimenter, ils seront l'objet de nos railleries.
ROSALINE. – Mais danserons-nous s'ils nous y invitent?
LA PRINCESSE. – Non; pour rien au monde, nous ne remuerons le pied, et ne rendrons aucun compliment; – pas un mot de remerciement à leurs discours étudiés: et détournons le visage, tandis qu'ils nous parleront.
BOYET. – Oh! le dédain tuera le courage de l'orateur, et lui fera oublier tout son rôle.
LA PRINCESSE. – C'est bien là ce que je veux: et je suis sûre que le reste du compliment ne pourra jamais paraître au jour, si l'orateur est une fois hors de contenance. Il n'est rien de plus divertissant que de dérouter un badinage par un autre: faisons-nous un amusement de leur projet de s'amuser de nous sans qu'ils puissent prendre leur revanche. Ainsi le rire sera pour nous seules, et nous nous divertirons du tour qu'ils voulaient nous jouer; et eux, en se voyant bien raillés, ils s'en retourneront avec leur honte.
(On entend des trompettes.)
BOYET. – La trompette sonne: masquez-vous: voilà les masques qui viennent.
(La princesse et ses femmes se masquent.)
(Le roi, Biron, Longueville et Dumaine paraissent, déguisés et vêtus à la moscovite, Moth les précède accompagné de musiciens, etc.)
MOTH. – «Hommage et salut, beautés les plus belles de la terre.»
BOYET. – Belles, comme peut l'être un masque de taffetas.
MOTH. – «Céleste élite des plus belles dames…» (les dames lui tournent le dos) «qui aient jamais tourné leur dos aux regards des mortels.»
BIRON, le reprenant. – Leurs yeux, petit misérable, leurs yeux.
MOTH. – «Qui aient jamais tourné leurs yeux vers les regards des mortels. – Par, par…
BOYET. – Oh! te voilà déconcerté.
MOTH. – «Par votre faveur, accordez-nous, célestes esprits, de ne pas nous regarder.
BIRON. – «De nous regarder une fois, étourdi.
MOTH. – «De nous regarder une seule fois avec vos yeux brillants comme le soleil… Avec vos yeux brillants comme le soleil.»
BOYET. – Elles ne répondront pas à cette épithète: tu ferais mieux de dire: «des yeux brillants comme des yeux de filles.»
MOTH, troublé. – Elles ne m'écoutent pas, et cela me trouble.
BIRON. – Est-ce là tout ton savoir-faire? Retire-toi, petit malheureux.
ROSALINE. – Que nous veulent ces étrangers? Boyet, sachez leurs intentions. S'ils parlent notre langue, nous désirons que quelque homme sensé nous instruise de leurs vues. Voyez ce qu'ils veulent.
BOYET. – Que demandez-vous de la princesse?
BIRON. – Rien que la paix et une galante visite.
ROSALINE. – Eh bien! que demandent-ils?
BOYET. – Rien que la paix et l'honneur de vous visiter.
ROSALINE. – Tout cela leur est accordé, ainsi dites-leur de se retirer.
BOYET, à Biron. – Elle dit que vous avez tout cela, et que vous pouvez vous retirer.
LE ROI. – Dites-lui que nous avons mesuré bien des milles, pour danser un menuet avec elle sur ce gazon.
BOYET. – Ils disent qu'ils ont mesuré bien des milles pour danser un menuet avec vous sur ce gazon.
ROSALINE. – Ce n'est pas cela. – Demandez-leur combien il y a de pouces dans un mille; s'il est vrai qu'ils aient mesuré bien des milles, ils nous diront aisément la mesure d'un mille.
BOYET. – Si pour venir ici vous avez mesuré des milles, et plusieurs, la princesse vous charge de lui dire combien il faut de pouces pour compléter un mille.
BIRON. – Dites-lui que nous les mesurons par des pas ennuyés.
BOYET. – Elle a entendu elle-même votre réponse.
ROSALINE. – Hé! combien de pas ennuyés, dans le nombre des milles ennuyeux que vous avez parcourus, compte-t-on dans l'espace d'un mille?
BIRON. – Nous ne comptons rien de ce que nous faisons pour vous. – Notre zèle est si grand, si inépuisable, que nous pouvons toujours prendre cette peine sans les compter. Daignez nous montrer le soleil de vos traits, afin que, comme les sauvages, nous puissions l'adorer.
ROSALINE. – Mon visage n'est qu'une lune et voilée de nuages.
LE ROI. – Heureux les nuages qui seraient comme ceux qui vous cachent. Daignez, brillante lune, et vous, belles étoiles de sa cour, écarter ces nuages et laisser tomber vos rayons sur nos yeux humides.
ROSALINE. – O frivole demande! demandez quelque chose de plus intéressant; ce que vous venez de demander n'est qu'un clair de lune dans l'eau.
LE ROI. – Eh bien! pour changer, accordez-nous un tour de danse; vous m'ordonnez de vous faire une demande, celle-là n'a rien d'étrange.
ROSALINE. – Allons, musiciens, jouez; allons, il faut faire ce tour promptement. – Non, pas encore. Point de danse. – Je change comme la lune.
LE ROI. – Ne voulez-vous pas danser? Comment avez-vous changé sitôt?
ROSALINE. – Vous avez pris la lune dans son plein; mais à présent sa phase est changée.
LE ROI. – Et cependant elle est toujours la lune, et moi je suis l'homme de la lune. La musique joue, accordez-nous quelques mouvements pour la suivre.
ROSALINE. – Nos oreilles la suivent.
LE ROI. – Mais il faudrait que vos pas la suivissent en même temps.
ROSALINE. – Puisque vous êtes des étrangers, et qu'un hasard vous a conduits ici, nous ne serons pas si dédaigneuses; prenez nos mains. – Nous ne voulons pas danser.
LE ROI. – Pourquoi donc prenez-vous nos mains?
ROSALINE. – Uniquement pour nous quitter en amis. – Voilà ma révérence, mes beaux galants; et là finit le menuet.
LE ROI. – De grâce, un peu plus de cette mesure encore; ne soyez pas si réservées.
ROSALINE. – Nous ne pouvons pas vous en donner davantage pour le prix.
LE ROI. – Daignez donc vous priser vous-mêmes; à quel prix peut-on acheter votre compagnie?
ROSALINE. – Par votre absence, et point d'autre.
LE ROI. – Cela ne peut pas être.
ROSALINE. – En ce cas, il est impossible de nous acheter; ainsi, adieu. Un double adieu à votre masque, et une moitié d'adieu pour vous.
LE ROI. – Si vous refusez de danser, accordez-nous du moins la grâce d'un plus long entretien.
ROSALINE. – En secret donc?
LE ROI. – Je n'en serai que plus enchanté.
(Ils se parlent à part.)
BIRON, à la princesse. – Belle maîtresse à la main d'albâtre, un mot de douceur avec vous.
LA PRINCESSE. – Miel, lait et sucre, voilà trois mots.
BIRON. – Et deux fois trois, si vous devenez si friande; hydromel, moût de bière et malvoisie; dé bien jeté! voilà une demi-douzaine de douceurs.
LA PRINCESSE. – Septième douceur, adieu. Puisque vous avez le secret de piper les dés, je ne veux plus jouer avec vous.
BIRON. – Un mot en secret.
LA PRINCESSE. – Oh! je vous prie, que ce mot ne soit pas une douceur!
BIRON. – Vous aigrissez ma bile.
LA PRINCESSE. – La bile? ce mot est amer.
BIRON. – En ce cas il est à propos.
(Ils causent tous bas.)
DUMAINE, à Marie. – Voulez-vous me faire la grâce d'échanger un mot avec moi.
MARIE. – Nommez-le.
DUMAINE. – Belle dame.
MARIE. – Parlez-vous ainsi? beau seigneur. – Voilà pour votre belle dame.
DUMAINE. – Si c'est votre bon plaisir, encore un mot en secret. C'est pour vous dire adieu.
(Ils s'entretiennent en secret.)
CATHERINE, à Longueville. – Quoi donc? votre masque est-il sans langue?
LONGUEVILLE. – Je sais pourquoi, belle dame, vous me faites cette question.
CATHERINE. – Oh! voyons votre raison. Vite, monsieur, je brûle de la savoir.
LONGUEVILLE. – Vous avez une double langue dans votre masque, et vous devriez en céder une moitié à mon masque muet.
CATHERINE. -Veal, dit le Hollandais! veal ne veut-il pas dire veau?
LONGUEVILLE. – Un veau, belle dame.
CATHERINE. – Non, un beau seigneur, veau.
LONGUEVILLE. – Partageons le mot.
CATHERINE. – Non, je ne veux pas être votre moitié, gardez tout; cela pourra devenir un boeuf.
LONGUEVILLE. – Holà! comme vous vous buttez dans ces pointes de raillerie. Voudriez-vous donner des cornes, chaste dame? n'en faites rien.
CATHERINE. – Mourez donc, veau, avant que les cornes vous poussent.
LONGUEVILLE. – Un mot à part avec vous, avant de mourir.
CATHERINE. – Parlez donc bas, de peur que le boucher n'entende. (Ils causent à part.)
BOYET. – La langue des filles caustiques est aussi tranchante que le fil invisible du rasoir; elle peut couper un cheveu imperceptible, si fin, qu'il échappe à la vue. La finesse de leurs traits est au-dessus de toute imagination: leurs saillies ont des ailes plus rapides que les boulets, que le vent, que la pensée, et tout ce qu'il y a de plus rapide.
ROSALINE. – Pas un mot de plus, mes filles. Rompons, rompons l'entretien.
BIRON. – Par le ciel, il faut nous retirer bafoués, et le gosier sec.
LE ROI. – Adieu, folles; vous avez un bien pauvre esprit.
(Le roi, les seigneurs, Moth, les musiciens et la suite s'en vont.)
LA PRINCESSE. – Vingt fois adieu, mes Moscovites gelés. Est-ce là cette génération d'esprits si admirés?
BOYET. – Des lumières qu'un léger souffle de votre bouche a éteintes.
ROSALINE. – Ces esprits chargés d'embonpoint; grossiers, grossiers, épais, épais.
LA PRINCESSE. – Le pauvre esprit pour l'esprit d'un roi! Les déplorables railleries! croyez-vous qu'ils ne se pendront pas de désespoir cette nuit? ou qu'ils oseront montrer de nouveau leurs visages, autrement que sous le masque? Ce Biron qu'on dit si ingénieux était tout décontenancé.
ROSALINE. – Oh! ils étaient là dans la plus déplorable situation: encore un bon mot, et le roi se mettait à pleurer.
LA PRINCESSE. – Biron a juré, tout décontenancé.
MARIE. – Dumaine et son épée étaient à mon service; non point, lui ai-je dit: et aussitôt mon beau serviteur est resté muet.
CATHERINE. – Le seigneur Longueville m'a dit que j'avais dompté son coeur; et savez-vous comment il m'a appelée?
LA PRINCESSE. – Mal de coeur peut-être?
CATHERINE. – Oui, d'honneur.
LA PRINCESSE. – Va-t'en, mal de coeur toi-même.
ROSALINE. – Allons, on trouverait aisément de meilleurs esprits parmi les docteurs en bonnet selon les statuts68. – Mais, savez-vous une chose? Le roi a juré qu'il était amoureux de moi.
LA PRINCESSE. – Et le subtil Biron m'a engagé sa foi.
CATHERINE. – Et Longueville était né pour me servir.
MARIE. – Dumaine est à moi, aussi inséparable que l'écorce l'est de l'arbre.
BOYET. – Madame, et vous, mes jolies nymphes, prêtez-moi l'oreille, ils vont revenir tout à l'heure ici sous leur forme naturelle: car il n'est pas possible qu'ils digèrent jamais ce cruel affront.
LA PRINCESSE. – Ils vont revenir, dites-vous?
BOYET. – Ils reviendront, ils reviendront, Dieu le sait; et vous les verrez danser de joie, quoique vous les ayez renvoyés estropiés à force de coups. Ainsi, changez de couleurs, et, lorsqu'ils reparaîtront en ce lieu, épanouissez-vous comme de belles roses au souffle de l'été.
LA PRINCESSE. – Qu'entendez-vous par épanouir? Qu'entendez-vous par là? Parlez de façon qu'on vous entende.
BOYET. – De belles dames masquées sont des roses dans le bouton. Démasquées, et montrant leur incarnat et leurs douces nuances, ce sont des anges sortis des nuages, ou des roses épanouies.
LA PRINCESSE. – Laissez là vos ambiguïtés. Que ferons-nous, s'ils reviennent nous faire la cour en face?
ROSALINE. – Ma chère princesse, si vous voulez vous laisser conduire par mes avis, raillons-les encore en face, comme nous les avons raillés masqués. Plaignons-nous à eux de ce qu'il est venu ici des fous déguisés en Moscovites, dans un accoutrement bizarre, et demandons avec étonnement ce que pouvaient être ces aventuriers, quel était le but de leur plate comédie, de leur prologue grossier, de tout leur procédé si ridicule, et de leur arrivée dans notre tente.
BOYET. – Mesdames, retirez-vous: nos galants sont à deux pas.
LA PRINCESSE. – Courons à nos tentes, comme des chevreuils fuyant dans la plaine.
(La princesse sort avec ses femmes.)
(Entrent le roi, Biron, Longueville et Dumaine dans leur costume habituel.)
LE ROI, à Boyet. – Salut, beau chevalier; où est la princesse?
BOYET. – Elle s'est retirée dans sa tente: Votre Majesté a-t-elle à me charger de quelques ordres pour elle?
LE ROI. – Dites-lui que je la prie de m'accorder une minute d'audience.
BOYET. – Je vais la lui demander, sire; et je sais qu'elle vous l'accordera.
(Boyet sort.)
BIRON. – Cet homme se gorge d'esprit comme les pigeons de pois69, et il se dégorge quand il plaît à Dieu. Colporteur de bons mots, il revend sa denrée aux vigiles des fêtes, aux assemblées, aux marchés, aux foires; et nous qui le vendons en gros, Dieu le sait, nous n'avons pas l'avantage de l'étaler, comme lui, en vue des chalands. Ce galant sait accrocher les jeunes filles à sa manche, comme une épingle. S'il eût été Adam il aurait tenté Ève: il sait découper les viandes et grasseyer. Quoi! c'est lui qui baisait sa main en signe de politesse; c'est le singe des belles manières, c'est monsieur le précieux; quand il joue au trictrac, il fait gronder les dés en termes choisis, il chante le ténor avec grâce, et dans l'art de maître des cérémonies, le surpasse qui pourra. Les dames l'appellent mon cher coeur; chaque degré que son pied foule en montant, le baise et le caresse: c'est une fleur qui s'épanouit, qui sourit à chacun pour montrer ses dents blanches comme des os de baleine. – Et toutes les consciences qui ne veulent pas mourir endettées lui donnent le titre mérité de Boyet à la langue mielleuse.
LE ROI. – Que les aphthes saisissent sa langue emmiellée, je le lui souhaite de tout mon coeur, pour le punir d'avoir déconcerté le page d'Armado dans son rôle!
(Entrent la princesse, Rosaline, Marie, Catherine, Boyet, et suite.)
BIRON. – Regardez, voilà qu'on vient! – Savoir-vivre! qu'étais-tu avant que cet homme t'enseignât, et qu'es-tu maintenant?
LE ROI. – Salut, aimable princesse, et bonjour.
LA PRINCESSE. – Bonjour dans un salut70, ce n'est pas très-bien, je crois.
LE ROI. – Interprétez mieux mes paroles.
LA PRINCESSE. – Faites-moi de meilleurs souhaits, je vous le permets.
LE ROI. – Nous sommes venus vous rendre visite, et nous nous proposons aujourd'hui de vous conduire à notre cour: accordez-nous cette faveur.
LA PRINCESSE. – Je ne sortirai point de ce parc; et songez à observer votre voeu. Ni Dieu ni moi n'aimons les hommes parjures.
LE ROI. – Ne me faites pas un crime d'une faute dont vous êtes la cause. C'est la vertu de vos yeux qui me force à rompre mon serment.
LA PRINCESSE. – Vous appelez vertu ce qui n'en est pas une; vous auriez dû dire vice, car jamais la vertu n'a l'effet de faire violer les serments des hommes. Par mon honneur virginal, aussi pur que le lis encore intact, je proteste que, quand on me ferait souffrir les plus horribles tourments, je ne consentirais jamais à accepter un asile dans votre palais, tant j'abhorre d'être cause qu'on viole des serments faits au ciel avec sincérité.
LE ROI. – Oh! vous avez mené ici une vie solitaire et triste, sans voir le monde, sans recevoir la moindre visite; et c'est une honte pour nous.
LA PRINCESSE. – Non pas, seigneur; il n'en est pas ainsi, je vous le jure. Nous avons eu ici des divertissements et des amusements fort agréables. Il n'y a pas encore longtemps qu'une troupe de Russes vient de nous quitter.
LE ROI. – Comment, madame, des Russes?
LA PRINCESSE. – Oui, d'honneur, seigneur; de braves galants, pleins de politesse, tout brillants de magnificence.
ROSALINE. – Madame, dites la vérité. – Ce portrait ne leur ressemble pas, seigneur. C'est par politesse, et pour se conformer au ton de nos jours, que la princesse leur donne un éloge qu'ils ne méritent pas. Il est bien vrai que nous quatre nous avons été abordées par quatre galants en habits russes; ils sont restés ici une heure, et ont beaucoup parlé; mais pendant toute cette heure, seigneur, nous n'avons pas eu le bonheur de leur entendre dire un mot heureux. Je n'ose pas les appeler des fous, mais ce que je crois, c'est que quand ils ont soif, il y a des fous qui auraient bien envie de boire.
BIRON. – Cette plaisanterie me sèche le gosier à moi. – Ma belle, ma charmante, votre esprit tourne la sagesse en folie: lorsque nos yeux veulent saluer l'oeil enflammé des cieux, à force de lumière nous perdons la lumière; votre talent est éblouissant comme lui; auprès de votre sagesse, la sagesse d'autrui ne paraît que folie; et ce qu'il y a de plus riche nous paraît pauvreté.
ROSALINE. – Ce que vous dites annonce que vous êtes riche et sage; car à mes yeux…
BIRON. – Je suis un fou, dénué de tout, n'est-ce pas?
ROSALINE. – Si ce n'est que vous prenez ce qui vous appartient, il serait mal à vous de m'arracher les paroles de la bouche.
BIRON. – Oh! je suis tout à vous, avec tout ce que je possède.
ROSALINE. – Un fou tout entier à moi?
BIRON. – Je ne puis vous donner moins.
ROSALINE. – Quel était, dans les masques, celui que vous portiez?
BIRON. – Où cela? Quand? Quel masque? Pourquoi me demandez-vous cela?
ROSALINE. – Hé! là même, dans ce temps-là même, ce masque, oui, cet étui superflu, qui montrait le plus beau visage et cachait le plus laid.
LE ROI, à ceux de sa suite. – Nous sommes découverts: elles vont nous accabler de leurs railleries.
DUMAINE. – Avouons tout, et tournons la chose en plaisanterie.
LA PRINCESSE, au roi. – Quoi! vous restez confondu, seigneur? Pourquoi Votre Altesse a-t-elle l'air si sérieux?
ROSALINE. – Au secours! tenez-lui le front; pourquoi pâlissez-vous? Le mal de mer, je crois: ils viennent de Moscovie.
BIRON. – Ainsi, les étoiles versent les calamités pour punir le parjure: quel front d'airain pourrait y résister? – Me voici en butte à vos traits, belle dame; lancez sur moi toutes les bordées de votre science; écrasez-moi de vos affronts; accablez-moi de vos moqueries; hachez-moi du tranchant de vos épigrammes. Ah! je ne viendrai plus vous prier de danser; je ne viendrai plus vous faire ma cour en habit russe. – Oh! je ne me fierai plus aux harangues étudiées, ni aux mouvements de la langue d'un page; je ne viendrai plus visiter mon amie en masque, ni faire ma cour en rimes semblables aux chansons d'un aveugle jouant de la harpe; adieu phrases de taffetas, compliments soyeux, hyperboles à triple étage, affectation recherchée et figures pédantesques! ces insectes bourdonnants m'ont soufflé comme un ballon; je les abjure, et je proteste ici, par ce gant si blanc (combien la main l'est encore davantage, Dieu le sait!), que désormais, en faisant ma cour, l'expression de mes sentiments sera énoncée par des oui et des non, de l'étoffe la plus unie et la plus simple; et, pour commencer ma réforme, ma belle, que Dieu m'assiste, oui, comme mon amour pour vous est ferme et constant, de la trempe la plus pure, sans paille ni alliage!
ROSALINE. – Sans sans71, je vous prie.
BIRON. – Il me reste encore un brin de mon ancienne rage. – Daignez me supporter: je suis un malade; je me déferai de cela par degrés. Attendez: voyons. – Écrivez sur ces trois personnes: «Que le Seigneur ait pitié de nous72!» Ils sont infectés; le mal est dans leurs coeurs: ils ont la peste; ils l'ont gagnée de vos yeux. Ces braves seigneurs sont visités par la colère du ciel; et vous n'en êtes pas exemptes, mesdames; je vois sur vous les signes de la main de Dieu.
LA PRINCESSE. – Ceux qui nous ont donné ces signes en doivent être délivrés.
BIRON. – Nos États sont confisqués; ne cherchez pas à achever de nous détruire.
ROSALINE. – Pas du tout! Comment se pourrait-il que vous fussiez confisqués? c'est vous qui faites le procès73.
BIRON. – Ah! paix! Je ne veux plus avoir d'affaire avec vous.
ROSALINE. – Vous n'aurez pas non plus affaire à moi, si ma volonté s'accomplit.
BIRON. – Parlez pour vous-même: mon esprit est à bout.
LE ROI, à la princesse. – Enseignez-nous, belle princesse, quelque belle excuse pour notre grave offense.
LA PRINCESSE. – La plus belle excuse, c'est l'aveu. N'étiez-vous pas ici, il n'y a qu'un moment, tous déguisés?
LE ROI. – J'y étais, madame.
LA PRINCESSE. – Et avez-vous reçu une bonne leçon?
LE ROI. – Oui, certes, madame.
LA PRINCESSE. – Et lorsque vous étiez ici, qu'avez-vous murmuré à l'oreille de votre dame?
LE ROI. – Que je la prisais plus que tous les trésors du monde entier.
LA PRINCESSE. – Et lorsqu'elle vous sommera de tenir votre promesse, vous la repousserez.
LE ROI. – Non, sur mon honneur.
LA PRINCESSE. – Allons, allons, modérez-vous: après un premier serment violé, vous ne vous faites aucun scrupule de vous parjurer encore.
LE ROI. – Méprisez-moi si jamais je viole ce serment que j'ai fait.
LA PRINCESSE. – Je vous mépriserai donc; et un peu de modération. – Rosaline, que vous a murmuré ce Russe tout bas dans l'oreille?
ROSALINE. – Madame, il a juré que je lui étais chère et précieuse comme la prunelle de l'oeil, et il m'a élevée au-dessus du prix de cet univers, ajoutant, de plus, qu'il m'épouserait, ou qu'il mourrait mon amant.
LA PRINCESSE. – Dieu te donne joie de lui! Le noble prince tient bien honorablement sa promesse!
LE ROI. – Que voulez-vous dire, madame? Sur ma vie, sur ma foi, je n'ai jamais fait pareil serment à cette dame.
ROSALINE. – Par le ciel, vous l'avez fait; et, pour le confirmer, vous m'avez fait ce présent; mais reprenez-le, monsieur, le voilà.
LE ROI. – Ce présent, c'est à la princesse que je l'ai donné avec ma foi. Je l'ai bien distinguée à ce joyau qu'elle portait sur sa manche.
LA PRINCESSE. – Pardonnez-moi, seigneur; c'était elle qui portait ce joyau; quant à moi, c'est le seigneur Biron, je lui en rends grâces, qui est mon amant. – Eh bien! Biron, voulez-vous de moi, ou voulez-vous que je vous rende votre perle?
BIRON. – Ni l'un ni l'autre; je vous les abandonne tous deux. – Je devine le fin mot. – Il y a eu ici un complot (parce qu'elles ont été instruites d'avance de notre divertissement); elles ont tout disposé pour le battre en ruine comme une comédie de Noël. Quelque rediseur, quelque patelin, quelque mauvais bouffon, quelque flagorneur, quelque écuyer tranchant, quelque plaisant à qui l'excès du rire a ridé les joues, et qui sait comment il faut s'y prendre pour faire rire la princesse, lorsqu'elle est de belle humeur, a dévoilé d'avance tout notre projet; et sur cette découverte, les dames ont changé de présents; et nous, déçus par les couleurs auxquelles nous pensions les reconnaître, nous n'avons fait la cour qu'au signe trompeur qui nous a égarés. A présent, pour aggraver notre parjure, nous sommes parjures encore une fois, la première par notre bonne volonté, et la seconde par notre méprise. (A Boyet.) Et ne serait-ce pas vous-même qui auriez éventé notre secret et notre plan de divertissement pour nous rendre ainsi parjures? N'avez-vous pas trouvé la mesure du pied de la princesse74? Ne savez-vous pas toujours sourire à ses yeux, et vous tenir debout entre son dos et le feu, portant une assiette et faisant le bouffon? Vous avez déconcerté notre page dans son discours: allez, tout vous est permis; mourez quand vous voudrez, une jupe vous servira de linceul. Vous me lorgnez d'un oeil malin, n'est-il pas vrai? Vous avez un oeil qui blesse comme une épée de plomb.