Kitabı oku: «Timon d'Athènes», sayfa 5
SCÈNE III
Les bois
Entre TIMON avec une bêche
– O soleil, bienfaisant générateur, fais sortir de la terre une humidité empestée, infecte l'air sous l'orbe de ta soeur15! Prends deux frères jumeaux nourris dans le même sein, dont la conception, la gestation et la naissance furent presque simultanées; fais-leur éprouver des destinées diverses: le plus grand méprisera le plus petit. La nature qu'assiègent tous les maux ne peut supporter une grande fortune qu'en méprisant la nature. Élève ce mendiant, dépouille ce seigneur; le seigneur va essuyer un mépris héréditaire, et le mendiant jouira des honneurs de la naissance. C'est la bonne chère qui engraisse les flancs d'un frère; c'est le besoin qui le maigrit16. Qui osera, qui osera lever le front avec une pureté mâle, et dire: cet homme est un flatteur? S'il en est un seul, ils le sont tous; chaque degré de la fortune est aplani par celui qui est au-dessous. La tête savante fait plongeon devant l'imbécile vêtu d'or: tout est oblique, rien n'est uni dans notre nature maudite, que le sentier direct de la perversité. Haine donc aux fêtes, aux sociétés et aux assemblées des hommes! Timon méprise son semblable et lui-même. Que la destruction dévore le genre humain! – O terre, cède-moi quelques racines. (Il creuse la terre.) Celui qui te demande quelque chose de plus, flatte son palais de tes poisons les plus actifs! Que vois-je! de l'or? cet or jaune, ce brillant et précieux inconstant. Non, dieux17, je ne suis point un suppliant inconstant. Des racines, cieux purs! Ce peu d'or suffirait pour rendre le noir blanc, la laideur beauté, le mal bien, la bassesse noblesse, la vieillesse jeunesse, la lâcheté bravoure. – Oh! pourquoi cela, grands dieux? Qu'est-ce donc, ô dieux! pourquoi cet or peut-il faire déserter de vos autels, vos prêtres et vos serviteurs? il arrache l'oreiller placé sous la tête du malade encore plein de vie18. Ce jaune esclave forme ou rompt les noeuds des pactes les plus sacrés, bénit ce qui fut maudit, fait adorer la lèpre blanche; il place un fripon auprès du sénateur, sur le siège de justice, lui assure les titres, les génuflexions et l'approbation publique. C'est lui qui fait remarier la veuve flétrie. Celle dont ses ulcères dégoûteraient l'hôpital, l'or la parfume et l'embaume, et la ramène au mois d'avril. Viens, poussière maudite, prostituée commune à tout le genre humain, qui sèmes le trouble parmi la foule des nations, je veux te faire reprendre la place que t'assigne la nature! – (Une marche militaire.) Un tambour! Tu es bien vif, mais je veux t'ensevelir: va, robuste brigand, rentre aux lieux où ne peuvent rester tes gardiens goutteux; mais gardons-en un peu pour échantillon.
(Il prend un peu d'or et enfouit le reste.)
(Entrent Alcibiade, avec des fifres et des tambours comme dans une marche militaire; Phrynia, Timandra.)
ALCIBIADE. – Qui es-tu? parle.
TIMON. – Un animal comme toi. Qu'un cancer te ronge le coeur, pour venir me montrer encore les yeux d'un homme!
ALCIBIADE. – Quel est ton nom? As-tu donc l'homme tellement en horreur, toi qui es, toi-même, un homme?
TIMON. – Je suis misanthrope19, et je hais le genre humain. – Pour toi, je voudrais que tu fusses chien; je pourrais t'aimer un peu.
ALCIBIADE. – Je te connais bien, mais j'ignore complètement tes aventures.
TIMON. – Je te connais, et cela me suffît; je ne désire point en savoir davantage; suis tes tambours: peins la terre du sang des hommes, couleur de gueules. Les lois religieuses, les lois civiles, toutes sont cruelles! Que doit donc être la guerre? – Cette fatale courtisane, que tu mènes avec toi, porte en elle une destruction plus sûre que ton épée, malgré ses yeux de chérubin.
PHRYNIA. – Que tes lèvres pourrissent!
TIMON. – Va, je ne t'embrasserai pas; que la pourriture retourne sur tes lèvres.
ALCIBIADE. – Comment le noble Timon est-il venu à ce changement?
TIMON. – Comme la lune change, faute de lumière à répandre; mais je n'ai pu, comme elle, renouveler ma clarté; il n'y avait point de soleils, pour en emprunter d'eux.
ALCIBIADE. – Noble Timon, quel service mon amitié peut-elle te rendre?
TIMON. – Aucun, sinon de justifier mes sentiments.
ALCIBIADE. – Quels sont-ils?
TIMON. – Promets-moi tes services, et ne m'en rends aucun. Si tu ne veux pas promettre, que les dieux te punissent, car tu es un homme; si tu tiens ta promesse, le ciel te confonde, car tu es un homme!
ALCIBIADE. – J'ai bien ouï dira quelque chose de tes malheurs.
TIMON. – Tu les as vus dans le temps de ma prospérité.
ALCIBIADE. – Je les vois maintenant; alors c'était un heureux temps.
TIMON. – Comme le tien maintenant, passé avec cette paire de prostituées.
TIMANDRA. – Est-ce donc là ce mignon d'Athènes, dont le monde parlait avec tant d'admiration?
TIMON. – Es-tu Timandra?
TIMANDRA. – Oui.
TIMON. – Sois toujours prostituée. Ceux qui jouissent de toi ne t'aiment point. Donne-leur des maladies pour prix de leur incontinence. Emploie bien tes heures de lubricité, prépare ces esclaves pour les baquets et les bains, et réduis à la diète et aux remèdes la jeunesse aux joues de rose.
TIMANDRA. – Va te faire pendre, monstre!
ALCIBIADE. – Pardonne-lui, chère Timandra; son esprit s'est perdu et noyé dans ses calamités. – Brave Timon, il ne me reste qu'un peu d'or, dont la disette excite tous les jours quelque révolte parmi mes soldats indigents. J'ai appris avec douleur comment la maudite Athènes, sans faire cas de ton mérite, oubliant tes grandes actions, qui la sauvèrent lorsque les États voisins allaient l'écraser, sans ton épée et ta fortune…
TIMON. – Je te prie, fais battre tes tambours, et va-t'en.
ALCIBIADE. – Mon cher Timon, je suis ton ami et je te plains.
TIMON. – Comment peux-tu plaindre celui que tu importunes? J'aimerais mieux être seul.
ALCIBIADE. – Eh bien! porte-toi bien; voilà un peu d'or pour toi.
TIMON. – Garde-le, je ne peux pas le manger.
ALCIBIADE. – Quand j'aurai fait de la superbe Athènes un monceau de…
TIMON. – Fais-tu la guerre à Athènes?
ALCIBIADE. – Oui, Timon, et j'en ai sujet.
TIMON. – Que les dieux les confondent tous par ton triomphe, et toi après quand tu auras triomphé!
ALCIBIADE. – Moi, Timon, et pourquoi?
TIMON. – Parce qu'en égorgeant ces misérables, tu seras né pour conquérir ma patrie. – Reprends ton or: pars, voilà de l'or, pars: sois comme un astre malfaisant, lorsque Jupiter suspend le poison au-dessus d'une ville criminelle dans l'air empesté. Que ton glaive n'en épargne pas un seul; n'aie aucune pitié de la respectable vieillesse en dépit de sa barbe blanche; c'est un usurier: frappe-moi l'épouse hypocrite; rien n'est honnête en elle que son vêtement: c'est une prostituée. Que les joues de la jeune vierge n'adoucissent pas le tranchant de ton épée: ces mamelles qui, au travers de la gaze transparente, enchantent les yeux de l'homme, ne sont point inscrites dans le livre de la pitié; traite-les comme des traîtres odieux: n'épargne pas même l'enfant dont le gracieux sourire émeut la compassion des sots; ne vois en lui qu'un bâtard qu'un oracle équivoque a désigné comme devant t'égorger; mets-le en pièces sans remords. Jure de les exterminer tous; arme tes oreilles et tes yeux d'une cuirasse impénétrable aux cris des mères, des filles, des enfants, à la vue des prêtres souillant de leur sang leurs vêtements sacrés. Tiens, voilà de l'or pour payer tes soldats; fais un grand carnage; et quand ta fureur sera assouvie, sois exterminé toi-même! Ne parle pas: va-t'en.
ALCIBIADE. – As-tu encore de l'or? Je prendrai l'or; mais non tous tes avis.
TIMON. – Suis-les, ou ne les suis pas; que la malédiction du ciel plane sur toi!
TIMANDRA ET PHRYNIA. – Donne-nous de l'or, bon Timon: en as-tu encore?
TIMON. – Assez pour faire abjurer à une prostituée son métier, et renoncer une entremetteuse à faire des prostituées. Viles créatures, tendez et emplissez vos tabliers. Ce n'est pas à vous qu'il faut demander des serments qui vous enchaînent, non que vous ne soyez prêtes à jurer, à prononcer des jurements exécrables qui feraient trembler d'horreur, et frissonner les dieux immortels qui vous entendraient. Épargnez les serments; je me fie à votre penchant; restez des prostituées. Que celui dont la voix pieuse tentera de vous convertir soit lui-même entraîné par vous dans le crime; attirez-le et embrasez-le de vos feux profanes, plus puissants que la fumée de ses discours. Ne désertez jamais votre profession; seulement éprouvez six mois de l'année les peines méritées, et couvrez vos pauvres têtes chauves de la dépouille des morts; quelques-uns ont été pendus, n'importe, servez-vous-en pour trahir, continuez vos prostitutions, fardez les rides et les pustules de votre visage, jusqu'à ce qu'il devienne un bourbier.
TIMANDRA ET PHRYNIA. – Fort bien: encore de l'or. – Eh bien! sois persuadé que nous ferons tout pour de l'or.
TIMON. – Semez la consomption jusque dans la moelle des os des hommes; frappez leurs jambes décharnées, détruisez la rapidité de leur marche; étouffez la voix de l'avocat, qu'il ne puisse plus plaider pour de faux titres, et ne fasse plus entendre son aigre fausset pour soutenir des subtilités. Couvrez de lèpre le flamine qui déclame contre la chair, et qui ne se croit pas lui-même. Faites tomber le nez par terre pour qu'il se le casse l'homme qui ne cherche qu'à éventer son avantage particulier au milieu de l'intérêt général. Rendez chauves les débauchés à la tête frisée; et que les fanfarons sans cicatrices de la guerre puisent dans votre sein quelque souffrance! Frappez tous les hommes du même fléau. Que votre activité corrompe et dessèche les sources de toute vigueur. Voilà encore de l'or; allez, damnez les autres, et que cet or vous damne à votre tour, et que les fossés vous servent à tous de tombeau!
TIMANDRA ET PHRYNIA. – Encore des avis et encore de l'argent, généreux Timon.
TIMON. – Encore plus de prostituées et plus de maux d'abord. Commencez votre tâche; je vous ai donné des arrhes.
ALCIBIADE. – Tambours! battez. Marchons vers Athènes. – Adieu, Timon; si je prospère, je reviendrai te revoir.
TIMON. – Et moi, si mon espoir est accompli, je ne te reverrai jamais.
ALCIBIADE. – Je ne t'ai jamais fait de mal.
TIMON. – Tu as dit du bien de moi.
ALCIBIADE. – Appelles-tu cela du mal?
TIMON. – Oui, les hommes l'éprouvent tous les jours. – Sors d'ici, pars, et emmène tes chiennes avec toi.
ALCIBIADE. – Nous ne faisons ici que l'offenser. – Partons.
(Le tambour bat; sortent Alcibiade, Phrynia, et Timandra.)
TIMON. – Se peut-il que la nature, blessée de l'ingratitude de l'homme, puisse encore avoir faim! – O mère commune, toi dont le sein immense et fécond enfante et nourrit tout (il creuse la terre); toi, qui de la même substance dont ton orgueilleux enfant, l'homme superbe est gonflé, engendre le noir crapaud, la vipère azurée, le lézard doré, le serpent aveugle20, et mille autres créatures abhorrées sous la voûte du ciel, où brillent les feux vivifiants d'Hypérion21, donne à celui qui hait tous tes enfants de l'humanité une pauvre racine! – Détruis la fécondité de tes entrailles, qu'elles ne produisent plus l'homme ingrat; ne sois plus enceinte que de tigres, de loups, de dragons et d'ours, produis d'autres monstres nouveaux que ta face extérieure n'ait point encore montrés à la voûte bigarrée qui te couvre. – Oh! une racine! – Je te remercie. – Dessèche tes veines, tes vignobles, et tes guérets déchirés par la charrue, dont l'homme ingrat tire ces liqueurs et ces mets onctueux qui souillent la pureté de l'âme, et la privent de sa raison. (Entre Apémantus.) Encore un homme! malédiction! malédiction!
APÉMANTUS. – On m'a montré ce chemin. On dit que tu affectes mes moeurs, que tu les copies.
TIMON. – C'est parce que tu n'as point de chien que je puisse imiter. Que la peste te consume!
APÉMANTUS. – Tout cela n'est en toi qu'affectation; ce n'est qu'une mélancolie indigne de l'homme, et qui est née du changement de ta fortune. Que signifient cette bêche, cet endroit, ce vêtement d'esclave, et ces regards inquiets? Et cependant tes flatteurs portent la soie, boivent le vin et dorment sur le duvet, serrent contre eux leurs parfums pernicieux, et ils ont oublié qu'il exista jamais un Timon. Ne déshonore point ces bois en adoptant la malice d'un censeur. Fais-toi flatteur à ton tour; cherche à relever ta fortune par ce qui t'a ruiné; apprends à courber les genoux; qu'il suffise du souffle du riche qui recevra ton hommage, pour faire voler ton bonnet; loue ses plus grands vices et érige-les en vertus. C'est ainsi qu'on te traitait; ton oreille était toujours ouverte comme celle d'un cabaretier qui fait un accueil gracieux aux fripons et à tous ceux qui l'approchent; il est juste que tu deviennes un fripon toi-même. Si tu avais encore des richesses, elles appartiendraient aux fripons. Ne cherche point à me ressembler.
TIMON. – Si je te ressemblais, je renoncerais à moi-même.
APÉMANTUS. – Tu as renoncé à toi-même en restant tel que tu étais, jadis extravagant, sot aujourd'hui. – Quoi! attends-tu que cet air froid, brusque chambellan, te vienne revêtir d'une chemise chaude? Ces arbres moussus, et plus vieux que l'aigle, suivront-ils tes pas, et bondiront-ils sur ton signe? L'onde du froid ruisseau recouvert de glace préparera-t-elle ton repas du matin pour réparer tes excès de la nuit? Appelle toutes les créatures qui vivent exposées à l'inclémence de l'air; ces arbres dont les troncs nus et sans abri, en butte au choc des éléments, ne répondent qu'à la nature; dis-leur de te flatter. – Oh! tu trouveras…
TIMON. – Un fou en toi: va-t'en.
APÉMANTUS. – Je t'aime plus maintenant que je n'ai jamais fait.
TIMON. – Et moi, je te hais davantage.
APÉMANTUS. – Pourquoi?
TIMON. – Tu flattes la misère.
APÉMANTUS. – Je ne flatte pas; je te dis seulement que tu es un pendard.
TIMON. – Pourquoi m'es-tu venu chercher?
APÉMANTUS. – Pour te vexer.
TIMON. – C'est toujours le rôle d'un lâche ou d'un fou: te plais-tu dans ce rôle?
APÉMANTUS. – Oui.
TIMON. – Quoi, tu es aussi un coquin?
APÉMANTUS. – Si tu avais adopté ce genre de vie sauvage pour châtier ton orgueil, à la bonne heure; mais tu ne l'as fait que par force. Tu serais un courtisan, si tu n'étais pas un gueux. – L'indigence volontaire survit à une opulence inquiète et arrive plus tôt au comble de ses désirs. L'une les remplit sans cesse et ne les complète jamais, l'autre est toujours satisfaite. La fortune la plus brillante, sans contentement, est un état de peine et de misère, pire que ce qu'il y a de pis avec le contentement. Tu devrais désirer de mourir, puisque tu es misérable.
TIMON. – Non par la sentence de celui qui est plus misérable que moi. Tu es un esclave que jamais la fortune ne pressa avec faveur dans ses bras caressants; tu es né comme un chien. Si tu avais, comme moi, dès ton berceau, passé successivement par toutes les douceurs que ce monde de passage prodigue à ceux qui peuvent librement jouir de toutes ses drogues assoupissantes, tu te serais plongé tout entier dans la débauche; ta jeunesse se serait usée dans tous les rendez-vous de la volupté, tu n'aurais jamais appris les froids préceptes de l'obéissance aux lois, tu aurais suivi le jeu sucré qui t'était offert. – Mais moi, qui avais le monde entier pour confiseur, je régnais sur la bouche, la langue, le coeur et les yeux de plus de serviteurs que je n'en pouvais employer; ils étaient attachés à moi comme les feuilles innombrables le sont au chêne: mais le souffle d'un seul hiver les a fait tomber des rameaux, et m'a exposé nu à toutes les fureurs de la tempête. Ce n'est pas sans quelque peine que je supporte ceci, moi, qui n'ai connu jamais que le bonheur; mais toi, ton existence a commencé dans la souffrance, et le temps t'a endurci. Pourquoi haïrais-tu les hommes? Ils ne t'ont pas flatté. Quels dons leur as-tu faits? Va, si tu veux maudire, maudis ton père; ce pauvre misérable qui, dans son dépit, s'unit à quelque malheureuse errante, et forma en toi un pauvre misérable héréditaire. – Hors d'ici, va-t'en; si tu n'étais pas né le pire des hommes, tu aurais été un fripon et un flatteur.
APÉMANTUS. – As-tu encore de l'orgueil?
TIMON. – Oui, j'en ai de ne pas être toi.
APÉMANTUS. – Et moi de n'avoir pas été un prodigue!
TIMON. – Et moi d'en être encore un à présent. Si tout ce que je possède était renfermé en toi, je te permettrais d'aller te pendre; va-t'en. – Que la vie d'Athènes entière n'est-elle dans cette racine! je la dévorerais ainsi!
(Il mange une racine.)
APÉMANTUS, lui offrant quelque chose. – Tiens, je veux améliorer ton repas.
TIMON. – Commence par améliorer ma société; va-t'en.
APÉMANTUS. – Je vais améliorer la mienne en m'éloignant de toi.
TIMON. – Elle ne sera pas améliorée22, elle ne sera que rapiécée; du moins je le souhaite.
APÉMANTUS. – Que voudrais-tu envoyer à Athènes?
TIMON. – Toi, dans un ouragan. Si tu veux, dis-leur que j'ai de l'or ici: vois, j'en ai.
APÉMANTUS. – L'or n'est ici d'aucun usage.
TIMON. – Le meilleur et l'innocent; car ici il dort et ne paye pas le mal.
APÉMANTUS. – Timon, où couches-tu la nuit?
TIMON. – Sous ce qui est au-dessus de moi. Apémantus, où manges-tu le jour?
APÉMANTUS. – Où mon estomac trouve de la nourriture, ou plutôt là où je la mange.
TIMON. – Oh! si le poison connaissait ma volonté, et voulait m'obéir!
APÉMANTUS. – Où l'enverrais-tu?
TIMON. – Assaisonner tes aliments.
APÉMANTUS. – Va, tu n'as jamais connu le juste milieu de l'humanité; mais seulement l'un on l'autre extrême. Au milieu de ton or et de tes parfums, on se moquait de toi pour ton excès de délicatesse. Maintenant, sous tes haillons, tu n'en connais plus aucune et on te méprise pour l'excès contraire. Voici une nèfle, mange-la.
TIMON. – Je ne mange point ce que je hais.
APÉMANTUS. – Et tu hais une nèfle23?
TIMON. – Oui, parce que tu lui ressembles.
APÉMANTUS. – Si tu avais haï plus tôt les flatteurs, tu t'aimerais toi-même davantage aujourd'hui. Quel prodigue as-tu jamais connu qui ait été jamais aimé après la perte de ses moyens?
TIMON. – As-tu jamais connu un homme qui fût aimé sans les moyens dont tu parles?
APÉMANTUS. – Moi.
TIMON. – Je te comprends; tu as quelques moyens pour avoir un chien.
APÉMANTUS. – Quelles choses au monde peux-tu comparer le mieux à tes flatteurs?
TIMON. – Les femmes en approchent le plus; mais les hommes, les hommes sont la flatterie elle-même. – Apémantus, que ferais-tu de l'univers si tu le tenais sous ta puissance?
APÉMANTUS. – Je l'abandonnerais aux bêtes féroces pour me délivrer des hommes.
TIMON. – Voudrais-tu tomber toi-même dans la destruction générale des hommes et rester brute avec les brutes?
APÉMANTUS. – Oui, Timon.
TIMON. – Ambition de brute! que les dieux t'accordent ton désir! Si tu étais lion, le renard te duperait; si tu étais agneau, le renard te dévorerait; si tu étais le renard, le lion te suspecterait, si par hasard l'âne venait à t'accuser; si tu étais l'âne, ta stupidité ferait ton tourment, et tu ne vivrais que pour servir de déjeûner au loup; si tu étais le loup, ta voracité serait ton supplice, et tu exposerais ta vie pour ton diner; si tu étais la licorne24, ta fureur et ton orgueil seraient un piège pour toi, tu périrais victime de ta colère; si tu étais un ours, tu serais tué par le cheval; si tu étais cheval, tu serais la proie du léopard; si tu étais un léopard, tu serais cousin germain du lion, et ta peau mouchetée serait fatale à ta vie; tu n'aurais de sûreté que dans la fuite, et ton absence serait ton unique défense. Quel animal pourrais-tu être, qui ne fût soumis à quelque autre animal? Et quel animal tu es déjà, de ne pas voir comment tu perdrais à la métamorphose!
APÉMANTUS. – Si ta conversation avait pu me plaire, ce serait surtout en ce moment. La république d'Athènes est devenue un repaire de bêtes.
TIMON. – L'âne a-t-il donc sauté par-dessus les murailles, que te voilà hors de la ville?
APÉMANTUS. – Voilà un poëte et un peintre. Que la peste de la société te poursuive; de peur d'en être atteint je décampe: quand je ne saurai que faire je reviendrai te voir.
TIMON. – Quand tu seras le seul homme vivant, tu seras le bienvenu: j'aimerais mieux être le chien d'un mendiant qu'Apémantus.
APÉMANTUS. – Tu es le premier de tous les fous vivants!
TIMON. – Je voudrais que tu fusses assez propre pour te cracher au visage.
APÉMANTUS. – Que la peste t'étouffe! Tu es trop méchant pour que je te maudisse.
TIMON. – Tous les coquins, près de toi, sont purs.
APÉMANTUS. – Il n'est point de lèpre pareille à ton langage…
TIMON. – Oui, si je te nommais. – Je te battrais, mais ce serait souiller mes mains.
APÉMANTUS. – Je voudrais que ma langue pût les faire tomber en pourriture.
TIMON. – Hors d'ici, progéniture d'un chien galeux, la colère me transporte de te voir vivant; je me trouve mal en te voyant.
APÉMANTUS. – Je voudrais te voir crever.
TIMON. – Va-t'en, coquin importun; j'en suis fâché, mais je vais perdre une pierre après toi25! (Il lui jette une pierre.)
APÉMANTUS. – Bête sauvage!
TIMON. – Esclave!
APÉMANTUS. – Crapaud!
TIMON. – Coquin, coquin, coquin! (Apémantus s'éloigne comme pour s'en aller.) Je suis malade de dégoût de ce monde pervers; je n'en veux rien aimer, que les aliments nécessaires qui croissent sur sa surface. – Allons, Timon, prépare maintenant ta tombe; repose dans un lieu où l'écume légère de la mer puisse chaque jour en baigner la pierre: compose ton épitaphe, et que la mort rie en moi de la vie des autres. (Il regarde son or.) O toi, doux régicide; cher métal de discorde entre le père et le fils; toi, brillant corrupteur de la pureté du lit nuptial, vaillant Mars, amant toujours jeune, toujours frais et séduisant, toujours aimé, dont l'éclat fond la neige consacrée qui protège le sein de Diane! ô toi, dieu visible, qui réunis les contraires dans une alliance étroite et les amène à s'embrasser; toi, qui parles et assortis tous les langages à tous les desseins! ô toi, pierre de touche des coeurs, pense que l'homme, ton esclave, se révolte, et, par ta puissance, allume entre eux des discordes mortelles! Puisse l'empire du monde rester à la brute!
APÉMANTUS. – Que ton voeu s'exauce; mais quand je serai mort. – Je vais dire que tu as de l'or; tu seras bientôt entouré d'une foule.
TIMON. – D'une foule?
APÉMANTUS. – Oui.
TIMON. – Tourne-moi le dos, je t'en conjure.
APÉMANTUS. – Vis et chéris ta misère.
(Apémantus sort.)
TIMON. – Vis longtemps ainsi, et meurs ainsi, nous sommes quittes. – Encore des visages humains! Mange, Timon, et déteste-les.
(Des voleurs entrent.)
PREMIER VOLEUR. – Où peut-il avoir trouvé cet or; sans doute ce sont quelques pauvres restes, quelques misérables débris de sa fortune? La disette d'argent, l'abandon de ses amis l'ont jeté dans cette mélancolie.
SECOND VOLEUR. – Le bruit court qu'il possède un trésor immense.
TROISIÈME VOLEUR. – Faisons une tentative sur lui; s'il ne se soucie plus de l'or, il nous l'abandonnera facilement; mais s'il est jaloux de le conserver, comment l'aurons-nous?
SECOND VOLEUR. – Tu as raison; car il ne le porte pas sur lui: il est caché.
PREMIER VOLEUR. – N'est-ce pas lui?
LES AUTRES. – Où?
SECOND VOLEUR. – Le voilà tel qu'on nous l'a peint.
TROISIÈME VOLEUR. – Lui-même; je le reconnais.
LES VOLEURS. – Dieu te garde, Timon!
TIMON. – Quoi, des voleurs!
LES VOLEURS. – Des soldats, non des voleurs.
TIMON. – Tous les deux à la fois, et des fils d'une femme.
LES VOLEURS. – Nous ne sommes point des voleurs, mais des hommes dans un grand besoin.
TIMON. – Votre plus grand besoin, c'est le besoin de nourriture. Pourquoi en manqueriez-vous? Voyez, la terre a des racines; à un mille à la ronde jaillissent cent sources; ces chênes produisent du gland; ces ronces sont couvertes de graines vermeilles; la nature, ménagère bienfaisante, vous sert sur chaque buisson des mets en abondance. Vous êtes dans le besoin, et pourquoi?
PREMIER VOLEUR. – Nous ne pouvons vivre d'herbes, de fruits sauvages et d'eau comme les poissons, les oiseaux et les bêtes de ces forêts.
TIMON. – Ni des bêtes elles-mêmes, des oiseaux et des poissons: il faut que vous dévoriez les hommes. Je dois vous rendre grâces de ce que vous êtes des voleurs avoués; de ce que pour faire votre métier, vous ne prenez point un masque respectable, car dans les professions légitimes de la société, la rapacité n'a point de bornes. Brigands, tenez, voici de l'or. Allez, buvez le sang subtil de la grappe, jusqu'à ce qu'il allume dans vos veines une fièvre brûlante qui fasse bouillir le vôtre et vous sauve du gibet! Ne vous fiez pas au médecin: ses antidotes sont du poison; il commet plus d'assassinats que vous de vols; il vole la bourse et la vie à la fois. Commettez des crimes, commettez-en puisque c'est votre profession, comme des ouvriers. Je veux vous citer partout l'exemple du brigandage. Le soleil est un voleur qui, par sa puissante attraction, vole le vaste océan; la lune, voleur effronté, vole au soleil la pâle lumière dont elle brille. L'Océan est un autre voleur qui fond la lune en larmes salées et les mêle à ses flots. La terre est un voleur qui ne produit et ne nourrit que par un mélange soustrait au résidu de toutes les substances. Toute chose est un voleur; les lois, votre frein et votre verge, sont elles-mêmes, par leur pouvoir tyrannique, les plus effrénés des brigands. Point d'amitié entre vous; allez, volez-vous l'un l'autre; voilà encore de l'or. Coupez les gorges; tous ceux que vous rencontrerez sont des voleurs. Allez à Athènes, brisez les portes des boutiques; vous ne pouvez rien voler qu'à des voleurs. Que cet or que je vous donne ne vous empêche pas de voler encore: qu'il vous perde vous-mêmes et vous confonde: ainsi soit-il!
(Il se retire vers sa caverne.)
TROISIÈME VOLEUR. – Il m'a presque dégoûté de mon métier, en me le vantant.
PREMIER VOLEUR. – Ce n'est pas le désir que nous prospérions dans notre profession mystérieuse, c'est la haine pour les hommes qui lui a dicté ces conseils.
SECOND VOLEUR. – Je veux le croire comme un ennemi, et je dis adieu à mon état.
PREMIER VOLEUR. – Attendons que nous revoyions la paix dans Athènes.
SECOND VOLEUR. – Il n'est point de temps si misérable où l'homme ne puisse être honnête.
(Ils sortent.)
(Entre Flavius.)
FLAVIUS. – O dieux! cet homme dans l'opprobre et la ruine est-il mon seigneur? Quel état de dépérissement et de dégradation? O monument étonnant de bienfaits mal placés! Quel changement dans sa situation ont produit l'indigence et le désespoir! – Quoi de plus vil sur la terre que ces amis qui conduisent ainsi les âmes les plus nobles à la plus honteuse fin? Comme l'ordre donné à l'homme d'aimer ses ennemis s'accorde bien avec ce temps-ci! Puis-je n'accorder ma tendresse qu'à celui qui me veut du mal, plutôt qu'à celui qui m'en fait! – Son oeil m'a aperçu; je vais lui présenter ma douleur sincère, et je veux le servir, comme mon seigneur, aux dépens de ma vie. – Mon cher maître.
(Timon sort de sa caverne.)
TIMON. – Va-t'en; qui es-tu?
FLAVIUS. – M'avez-vous oublié, seigneur?
TIMON. – Pourquoi fais-tu cette question? J'ai oublié tous les hommes: donc, si tu avoues être un homme, je t'ai oublié aussi.
It is the pasture lards the brother's side.
C'est la bonne chère qui engraisse les flancs du frère, et non du bélier, ni de la saison; mais du frère de qui? Shakspeare ne dit-il pas, huit vers plus haut: Twinn'd brothers of one womb, etc.
Le dialogue commence ici à devenir plus grossier que spirituel.