Kitabı oku: «Titus Andronicus», sayfa 3
(Elle donne une lettre à Saturninus.)
SATURNINUS la lit.-«Si nous manquons de le joindre à propos; – mon bon chasseur! – C'est Bassianus, que nous voulons dire. – Songe seulement à creuser un tombeau pour lui; tu nous entends. – Va chercher ta récompense sous les orties au pied du sureau, qui couvre de son ombrage l'ouverture de cette même fosse où nous avons résolu d'enterrer Bassianus, fais cela et tu acquerras en nous des amis sûrs.» O Tamora! a-t-on jamais entendu rien de pareil? Voici la fosse, et voilà le sureau; voyez, amis, si vous pourriez découvrir le chasseur qui doit avoir assassiné ici Bassianus.
AARON, cherchant. – Mon digne souverain, voici le sac d'or.
(Il le montre.)
SATURNINUS, à Titus. – Deux dogues nés de toi, dogues cruels et sanguinaires, ont ôté ici la vie à mon frère. (A sa suite.) Arrachez-les de la fosse pour les traîner en prison; qu'ils y restent jusqu'à ce que nous ayons inventé pour leur supplice des tortures nouvelles et inouïes.
TAMORA. – Quoi! ils sont dans cette fosse? O prodige! avec quelle facilité le meurtre se découvre!
TITUS. – Auguste empereur, je vous demande à genoux une grâce, avec des larmes qui ne coulent pas aisément, c'est que ce crime atroce de mes enfants maudits, maudits si leur crime est prouvé…
SATURNINUS. – S'il est prouvé! vous voyez qu'il est manifeste. – Qui a trouvé cette lettre? Tamora, est-ce vous?
TAMORA. – C'est Andronicus lui-même qui l'a ramassée.
TITUS. – Oui, c'est moi, seigneur; et cependant souffrez que je sois leur caution, car je fais voeu, par la tombe de mon vénérable père qu'ils seront toujours prêts à se présenter sur l'ordre de Votre Majesté; et à répondre sur leurs vies de vos soupçons.
SATURNINUS. – Tu ne seras pas leur caution; allons, suis-moi. Que les uns enlèvent le corps, et que d'autres emmènent les meurtriers; qu'ils ne disent pas une parole; la culpabilité est évidente; sur mon âme, s'il était une fin plus cruelle que la mort, je la leur ferais subir.
TAMORA. – Andronicus, je prierai le roi pour toi; ne crains rien pour tes fils, ils se tireront d'affaire.
TITUS. – Viens, Lucius, viens; ne t'arrête pas à leur parler.
(Ils sortent par différents côtés.)
SCÈNE IV
DÉMÉTRIUS et CHIRON, avec LAVINIA violée, les mains et la langue coupées
DÉMÉTRIUS. – Va maintenant; dis, si tu peux parler, qui t'a coupé la langue et t'a déshonorée.
CHIRON. – Écris ta pensée, trahis ainsi tes sentiments; et, si tes moignons te le permettent, fais l'office d'écrivain.
DÉMÉTRIUS, à Chiron. – Vois, comme elle peut manifester son ressentiment avec des signes et des indices.
CHIRON, à Lavinia. – Va chez toi, demande de l'eau de senteur et lave tes mains.
DÉMÉTRIUS. – Elle n'a point de langue pour appeler ni de mains à laver; ainsi laissons-la à ses promenades silencieuses.
CHIRON. – Si j'étais à sa place, j'irais me pendre.
DÉMÉTRIUS. – Oui, si tu avais des mains pour t'aider à nouer la corde.
(Démétrius et Chiron sortent.)
(Entre Marcus.)
MARCUS. – Que vois-je? Serait-ce ma nièce qui fuit si vite? Ma nièce, un mot: où est ton mari? Si c'est un songe, je voudrais me réveiller au prix de tout ce que je possède. Et si je suis éveillé, que l'influence de quelque astre fatal me frappe et me plonge dans un sommeil éternel. – Parle-moi, chère nièce, quelle main féroce et sans pitié t'a ainsi mutilée? qui a coupé et dépouillé ton corps de ses deux branches, de ses doux ossements à l'ombre desquels des rois ont désiré de s'endormir sans pouvoir obtenir un aussi grand bonheur que la moitié de ta tendresse? – Pourquoi ne me réponds-tu pas? – Hélas! un ruisseau cramoisi de sang fumant comme une source bouillante et agitée par le vent sort et tombe entre tes deux lèvres de rose, va et revient avec le souffle de ta respiration. Sûrement quelque nouveau Térée a profané ta fleur, et, pour t'empêcher de découvrir son forfait, t'a coupé la langue. Ah! voilà que tu détournes ton visage confus, – et malgré tout ce sang que tu perds, et qui sort comme des trois bouches d'un conduit, tes joues se colorent encore comme la face de Titan lorsqu'il rougit d'être assailli par un nuage. Répondrai-je pour toi? Dirai-je que cela est vrai? Que ne puis-je lire dans ton coeur, et connaître cette bête féroce, afin que je puisse l'accabler d'injures pour soulager mon coeur! Le chagrin caché, fermé comme un four fermé, brûle et calcine le coeur où il est renfermé. La belle Philomèle ne perdit que la langue; et elle parvint à broder ses sentiments sur un ennuyeux canevas; mais, toi, mon aimable nièce, cette ressource t'a été enlevée. Tu as rencontré un Térée plus rusé, qui a coupé ces jolis doigts qui auraient brodé bien mieux que ceux de Philomèle. Ah! si le monstre avait vu ces mains de lis trembler, comme les feuilles du tremble, sur un luth, et faire frémir ses cordes de soie du plaisir d'en être caressées, il n'eût pu les toucher, au prix même de sa vie. S'il eût entendu la céleste harmonie que produisait cette langue mélodieuse, il eût laissé échapper de ses mains le couteau cruel, et se fût endormi, comme Cerbère aux pieds du poëte de Thrace. – Allons, viens, viens frapper ton père d'aveuglement; car une pareille vue doit rendre un père aveugle. Un orage d'une heure suffit pour noyer les prairies parfumées: que ne doivent donc pas produire sur les yeux de ton père des années de larmes? Ne me fuis point: nous pleurerons avec toi; plût au ciel que nos larmes pussent soulager ta souffrance!
(Ils sortent tous deux.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Le théâtre représente une rue de Rome
Les SÉNATEURS et les JUGES, suivis de MARCUS et de QUINTUS enchaînés passent sur le théâtre, se rendant au lieu de l'exécution: TITUS les précède, parlant pour ses enfants
TITUS. – Écoutez-moi, vénérables pères. Nobles tribuns, arrêtez un moment, par pitié pour mon âge, dont la jeunesse fut employée à des guerres dangereuses, tandis que vous dormiez en paix; au nom de tout le sang que j'ai versé pour la grande cause de Rome, de toutes les nuits glacées pendant lesquelles j'ai veillé, au nom de ces larmes amères que vous voyez remplir sur mes joues les rides de la vieillesse; ayez pitié pour mes enfants condamnés, dont les âmes ne sont pas aussi perverses qu'on l'imagine! J'ai perdu vingt-deux enfants sans jamais répandre une larme; morts dans le noble lit de l'honneur. (Il se jette à terre, les juges passent tous près de lui.) C'est pour ceux-ci, pour ceux-ci, tribuns, que j'écris sur la poussière l'angoisse profonde de mon coeur et les larmes de mon âme, qu'elles abreuvent la terre altérée: le sang de mes chers enfants la fera rougir de honte. (Les sénateurs et les tribuns sortent avec les prisonniers.) O terre! je prodiguerai à ta soif plus de pleurs tombant de ces deux urnes vieillies, que le jeune avril ne te donnera de ses rosées; dans les ardeurs de l'été, je t'en arroserai encore: dans l'hiver, je fondrai tes neiges par mes larmes brûlantes, et j'entretiendrai une verdure éternelle sur ta surface, si tu refuses de boire le sang de mes chers fils. (Entre Lucius avec son épée nue.) Tribuns révérés; bons vieillards, délivrez mes enfants de leurs chaînes, révoquez l'arrêt de leur mort, et faites-moi dire, à moi, qui n'avais jamais pleuré, que mes larmes sont douées d'une éloquence persuasive.
LUCIUS. – Mon noble père, vous vous lamentez en vain; les tribuns ne vous entendent point; il n'y a personne ici, et vous racontez vos douleurs à une pierre.
TITUS. – Ah! Lucius, laisse-moi plaider la cause de tes frères. – Respectables tribuns, je vous conjure encore une fois.
LUCIUS. – Mon vénérable père, il n'y a pas de tribuns pour vous entendre.
TITUS. – N'importe: s'ils m'entendaient, ils ne feraient pas attention à moi; ou bien, comme je leur suis entièrement inutile, ils m'entendraient sans avoir pitié de moi: c'est pourquoi je raconte mes douleurs aux pierres; si elles ne peuvent répondre à mes plaintes, du moins sont-elles en quelque sorte meilleures que les tribuns; elles n'interrompent point mon douloureux récit: quand je pleure, elles reçoivent humblement mes larmes et semblent pleurer avec moi. Si elles étaient vêtues de longues robes de deuil, Rome n'aurait point de tribun qui leur fût comparable. Oui, la pierre est molle comme la cire; les tribuns sont plus durs que les rochers: la pierre est silencieuse et ne blesse point; les tribuns avec leur langue condamnent les gens à mort: mais pourquoi te vois-je avec ton épée nue?
LUCIUS. – C'était pour arracher à la mort mes deux frères; et, pour cette tentative, les juges ont prononcé contre moi la sentence d'un bannissement éternel.
TITUS. – Que tu es heureux! Ils t'ont traité avec amitié. Quoi! Lucius insensé, ne vois-tu pas que Rome n'est qu'un repaire de tigres? Il faut aux tigres une proie; et Rome n'en a point d'autre à leur offrir que moi et les miens. Ah! que tu es heureux d'être banni loin de ces tigres dévorants! – Mais qui vient ici avec notre frère Marcus?
(Entrent Marcus et Lavinia.)
MARCUS. – Titus, prépare tes nobles yeux à pleurer, sinon il faudra que ton coeur se brise de douleur; j'apporte à ta vieillesse un chagrin dévorant.
TITUS. – Me dévorera-t-il? Alors, montre-le-moi.
MARCUS, montrant Lavinia. – Ce fut là ta fille.
TITUS. – Oui, Marcus, et elle l'est encore.
LUCIUS. – Ah! malheureux que je suis! cet objet me tue.
TITUS. – Enfant au coeur faible, relève-toi et regarde-la. – Parle, ma Lavinia, quelle main maudite t'envoie ainsi mutilée devant les regards de ton père? Quel insensé va porter de l'eau à l'Océan, ou jeter du bois dans Troie en flammes? Avant que je t'eusse vue, ma douleur était au comble, et maintenant, comme le Nil, elle ne connaît plus de limites. Donnez-moi une épée, je trancherai mes mains aussi, car elles ont combattu pour Rome, et combattu en vain; elles ont nourri ma vie et prolongé mes jours pour cet horrible malheur: je les ai tendues en vain dans une prière inutile et elles ne m'ont servi qu'à des usages sans résultat, maintenant tout le service que je leur demande c'est que l'une m'aide à couper l'autre. – Il est bon, Lavinia, que tu n'aies plus de mains, car il est inutile d'en avoir pour servir Rome.
LUCIUS. – Parle, chère soeur; dis qui t'a ainsi martyrisée?
MARCUS. – Hélas! ce charmant organe de ses pensées, qui les exprimait avec une si douce éloquence, est arraché de sa jolie cage creuse où, comme un oiseau mélodieux, il chantait ces sons agréables et variés qui ravissait toutes les oreilles!
LUCIUS, à Marcus. – Toi, parle donc pour elle; dis, qui a commis cette action.
MARCUS. – Hélas! je l'ai trouvée ainsi errante dans la forêt, cherchant à se cacher, comme la biche timide qui a reçu une blessure incurable.
TITUS. – Elle était ma biche chérie, et celui qui l'a blessée m'a fait plus de mal que s'il m'eût étendu mort. Maintenant je suis comme un homme sur un rocher environné d'une vaste étendue de mer, et qui voit la marée monter vague après vague, attendant le moment où un flot ennemi l'engloutira dans ses entrailles salées. C'est par ce chemin que mes malheureux fils ont marché à la mort: voilà ici mon autre fils condamné à l'exil, et voilà mon frère, qui pleure mes malheurs: mais de tous mes maux, celui qui porte à mon âme le coup le plus cruel, c'est le sort de ma chère Lavinia, qui m'est plus chère que mon âme. Si j'avais vu ton portrait dans cet état affreux, cela aurait suffi pour me rendre fou: que deviendrai-je, lorsque je te vois ainsi en personne dans cette horrible situation? Tu n'as plus de mains pour essuyer tes larmes, ni de langue pour dire qui t'a ainsi martyrisée: ton époux est mort, et, pour sa mort, tes frères sont condamnés et exécutés à l'heure qu'il est. – Vois, Marcus: ah! Lucius, mon fils, regardez-la. Quand j'ai nommé ses frères, de nouvelles larmes ont coulé sur ses joues comme une douce rosée sur un lis cueilli et déjà flétri.
MARCUS. – Peut-être pleure-t-elle parce qu'ils ont tué son mari: peut-être aussi parce qu'elle les sait innocents.
TITUS, à sa fille. – Si ce sont eux qui ont tué ton époux, réjouis-toi alors de ce que la loi a vengé sa mort. – Non, non, ils n'ont point commis un forfait aussi atroce: j'en atteste la douleur que montre leur soeur. – Ma chère Lavinia, laisse-moi baiser tes lèvres; ou fais-moi comprendre par quelques signes comment je pourrais te soulager. Veux-tu que ton bon oncle, et ton frère Lucius, et toi, et moi, nous allions nous asseoir autour de quelque fontaine, tous, les yeux baissés vers son onde, pour voir comment nos joues sont tachées par les larmes, semblables à des prairies encore humides du limon qu'a laissé sur leur surface une inondation? Irons-nous attacher nos regards sur la fontaine jusqu'à ce que la douceur de ses eaux limpides soit altérée par l'amertume de nos larmes, ou bien veux-tu que nous coupions nos mains comme on a coupé les tiennes: ou que nous tranchions nos langues avec nos dents, et que nous passions, sans autre voix que nos signes muets, le reste de nos exécrables jours? Que veux-tu que nous fassions? – Nous, qui possédons nos langues, imaginons quelque plan de misères plus horribles pour étonner l'avenir de nos désastres.
LUCIUS. – Mon tendre père, cessez vos pleurs: car voyez comme votre désespoir fait pleurer et sangloter ma pauvre soeur.
MARCUS. – Prends patience, chère nièce. – Bon Titus, sèche tes yeux.
TITUS. – Ah! Marcus, Marcus! mon frère, je sais bien que ton mouchoir ne peut plus boire une seule de mes larmes; car toi, homme infortuné, tu l'as tout trempé des tiennes.
LUCIUS. – Ah! ma chère Lavinia, je veux essuyer tes joues.
TITUS. – Vois, Marcus, vois; je comprends ses signes; si elle avait une langue pour parler, elle dirait en ce moment à son frère, ce que je viens de te dire; «que le mouchoir tout trempé des pleurs de son frère ne peut plus servir à essuyer ses joues humides.» O quelle sympathie de malheurs! aussi éloignés de tout remède que les limbes le sont du ciel! (Entre Aaron.)
AARON. – Titus Andronicus, l'empereur mon maître m'envoie te dire, que si tu aimes tes fils, vous pouvez, soit Marcus, soit Lucius, soit toi-même, vieillard, quelqu'un de vous, enfin, vous couper la main et l'envoyer au roi; qu'en retour il te renverra tes deux fils vivants, et que ce sera la rançon de leur crime.
TITUS. – O généreux empereur! ô bon Aaron! Le noir corbeau a-t-il donc jamais fait entendre des accents aussi semblables à ceux de l'alouette, qui nous avertit par ses chants du lever du soleil? De tout mon coeur, je consens à envoyer ma main à l'empereur; bon Aaron, veux-tu m'aider à la couper?
LUCIUS. – Arrêtez, mon père; non, vous n'enverrez point votre main, cette main glorieuse qui a terrassé tant d'ennemis, la mienne suffira; ma jeunesse a plus de sang à perdre que vous; et ce sera ma main qui servira à sauver la vie de mes frères.
MARCUS. – Laquelle de vos mains n'a pas défendu Rome, et brandi la hache d'armes sanglante, écrivant la destruction sur le casque des ennemis? Ah! vous n'avez point de main qui ne soit illustrée par de rares exploits, la mienne est restée oisive; qu'elle serve aujourd'hui de rançon pour arracher mes neveux à la mort; je l'aurai conservée alors pour un digne usage.
AARON. – Allons, convenez promptement; quelle main sera sacrifiée, de crainte qu'ils ne meurent, avant que leur pardon arrive.
MARCUS. – Ce sera ma main.
LUCIUS. – Non, par le ciel, ce ne sera pas la vôtre.
TITUS. – Mes amis, ne vous disputez plus; des herbes si flétries (montrant ses mains) sont bonnes à arracher, et ce doit être la mienne.
LUCIUS. – Mon tendre père, si l'on doit me croire ton fils, laisse-moi racheter mes deux frères de la mort.
MARCUS. – Pour l'amour de notre père, au nom de l'affection de notre mère, laisse-moi te prouver en ce moment la tendresse d'un frère.
TITUS. – Arrangez-vous entre vous; je veux bien épargner ma main.
LUCIUS. – Je vais chercher une hache.
MARCUS. – Mais c'est à moi qu'elle servira.
(Lucius et Marcus sortent.)
TITUS. – Approche, Aaron, je veux les tromper tous deux; prête-moi ta main, et je vais te donner la mienne.
AARON. – Si cela s'appelle tromper, je veux être honnête, et ne jamais tromper ainsi les hommes, tant que je vivrai. (A part.) Mais je te tromperai d'une autre manière, et tu le verras avant qu'il se passe une demi-heure.
(Il coupe la main à Titus.)
(Lucius et Marcus reviennent.)
TITUS. – Maintenant cessez votre dispute; ce qui devait être est fait. Bon Aaron, va, donne ma main à l'empereur. Dis-lui que c'est une main qui l'a protégé contre mille dangers; qu'il l'enterre; elle a mérité davantage; qu'elle obtienne du moins cela. Quant à mes fils, dis-lui que je les regarde comme des joyaux achetés à peu de frais, et cependant bien chèrement aussi, puisque je n'ai racheté que ce qui est à moi.
AARON. – Je pars, Andronicus; et, au prix de ta main, attends-toi à voir incessamment tes fils t'être rendus, (à part) leurs têtes, je veux dire. Oh! comme cette scélératesse me nourrit par sa seule idée! Que les fous fassent du bien, et que les beaux hommes cherchent à plaire; Aaron veut avoir l'âme aussi noire que son visage.
(Il sort.)
TITUS, à sa fille. – Je lève cette main qui me reste vers le ciel, et je fléchis jusqu'à terre ce corps caduc; s'il est quelque puissance qui prenne pitié des larmes des malheureux, c'est elle que j'implore. Quoi, veux-tu te prosterner avec moi? Fais-le, chère âme; le ciel entendra nos prières, ou bien, avec nos soupirs, nous obscurcirons la voûte du ciel, et nous ternirons la face du soleil par une vapeur comme font quelquefois les nuages quand ils le pressent contre leur sein humide.
MARCUS. – Mon frère, demande des choses possibles, et ne te jette point dans cet abîme de chagrins.
TITUS. – Mon malheur n'est-il donc pas un abîme, puisqu'il n'a point de fond? que ma douleur soit donc sans fond comme lui.
MARCUS. – Mais pourtant que ta raison gouverne ta douleur.
TITUS. – S'il était quelque raison pour mes misères, je pourrais contenir ma souffrance dans quelques bornes. Quand le ciel pleure, la terre n'est-elle pas inondée? Si les vents sont en fureur, la mer ne devient-elle pas furieuse, menaçant le firmament de son sein gonflé? Et veux-tu avoir une raison de ce tumulte? Je suis la mer; écoute la violence de ses soupirs. Ma fille est le firmament en pleurs, et moi la terre; il faut donc que la mer soit émue de ses soupirs; il faut donc que ma terre submergée et noyée par ses larmes continuelles devienne un déluge. Mes entrailles ne peuvent contenir mon désespoir; il faut donc que, comme un ivrogne, je le vomisse. Ainsi, laisse-moi en liberté, ceux qui perdent doivent avoir la liberté de se soulager le coeur par la méchanceté de leur langue.
(Entre un messager, portant deux têtes et une main.)
LE MESSAGER. – Digne Andronicus, tu es mal payé de cette noble main que tu as envoyée à l'empereur: voici les têtes de tes deux braves fils, et voilà ta main qu'on te renvoie avec mépris. Tes chagrins vont faire leur amusement, et ils se moquent de ton courage. Je souffre plus de penser à tes maux que du souvenir de la mort de mon père.
(Il sort.)
MARCUS. – Maintenant que le bouillant Etna s'éteigne en Sicile, et que mon coeur nourrisse la flamme éternelle d'un enfer! C'est trop de maux pour pouvoir les supporter! Pleurer avec ceux qui pleurent soulage un peu, mais un chagrin qu'on insulte est une double mort.
LUCIUS. – Quoi! comment se peut-il que ce spectacle me fasse une blessure si profonde, et que l'odieuse vie ne succombe pas? Se peut-il que la mort permette à la vie d'usurper son nom, quand la vie n'a plus d'autre bien que le souffle?
(Lavinia lui donne un baiser.)
MARCUS. – Hélas! pauvre coeur, ce baiser est sans consolation, comme l'eau glacée pour un serpent transi par la faim.
TITUS. – Quand finira cet effrayant sommeil?
MARCUS. – Adieu, maintenant, toute illusion: meurs, Andronicus, tu ne dors pas: vois les têtes de tes deux fils, ta main guerrière tranchée, ta fille mutilée, ton autre fils banni, pâle et inanimé à cet horrible aspect; et moi, ton frère, froid et immobile comme une statue de pierre. Ah! je ne veux plus chercher à modérer ton désespoir: arrache tes cheveux argentés, ronge de tes dents ton autre main, et que cet affreux spectacle ferme enfin tes yeux trop infortunés! Voilà le moment de t'emporter: pourquoi restes-tu calme?
TITUS, riant. – Ha, ha, ha.
MARCUS. – Pourquoi ris-tu? ce n'est guère le moment.
TITUS. – Il ne me reste plus une seule larme à verser; d'ailleurs, ce désespoir est un ennemi qui veut envahir mes yeux humides, et les rendre aveugles en les forçant de payer le tribut de leurs larmes. Par quel chemin alors trouverais-je la caverne de la vengeance? car ces deux têtes semblent me parler et me menacer de ne jamais entrer dans le séjour du bonheur, jusqu'à ce que tous ces malheurs retombent sur ceux qui les ont commis. Allons, voyons quelle tâche j'ai à remplir. – Vous, tristes compagnons, entourez-moi, afin que je puisse me tourner vers chacun de vous, et jurer à mon âme de venger vos affronts. Le voeu est prononcé. – Allons, mon frère, prends une tête, et moi je porterai l'autre dans cette main. Lavinia, tu seras employée à cette oeuvre: porte ma main, chère fille, entre tes dents. Toi, jeune homme, va-t'en, éloigne-toi de ma vue: tu es banni, et tu ne dois pas rester ici; cours chez les Goths, lève parmi eux une armée; et si tu m'aimes, comme je le crois, embrassons-nous et séparons-nous, car nous avons beaucoup à faire.
(Ils sortent tous, excepté Lucius.)
LUCIUS, seul. – Adieu, Andronicus, mon noble père, l'homme le plus malheureux qui ait jamais vécu dans Rome! Adieu, superbe Rome: Lucius laisse ici, jusqu'à son retour, des gages plus chers que sa vie. Adieu, Lavinia, ma noble soeur; ah! plût aux dieux que tu fusses ce que tu étais auparavant! Mais à présent Lucius et Lavinia ne vivent plus que dans l'oubli et dans des chagrins insupportables. Si Lucius vit, il vengera vos outrages et forcera le fier Saturninus et son impératrice à mendier aux portes de Rome, comme autrefois Tarquin et sa reine. Je vais chez les Goths, et je lèverai une armée pour me venger de Rome et de Saturninus.