Kitabı oku: «Titus Andronicus», sayfa 4
SCÈNE II
On voit un appartement dans la maison de Titus
Un banquet est dressé. TITUS, MARCUS, LAVINIA et le jeune LUCIUS, enfant de Lucius
TITUS. – Bon, bon. – Maintenant asseyons-nous, et songez à ne prendre de nourriture que ce qu'il en faut pour conserver en nous assez de forces pour venger nos affreux malheurs. Marcus, dénoue le noeud de ton douloureux embrassement; ta nièce et moi, pauvres créatures, sommes privés de nos mains, et nous ne pouvons exprimer notre profond chagrin en nous pressant de nos bras. Cette pauvre main droite qui me reste ne m'est laissée que pour tourmenter mon sein; et lorsque mon coeur, rendu fou par la souffrance, bat violemment dans cette prison de chair, je le réprime ainsi par mes coups. (A Lavinia.) Toi, carte de douleurs, qui me parles par signes, tu ne peux, quand ton coeur précipite ses battements douloureux, le frapper comme moi pour l'apaiser. Blesse-le par tes soupirs, ma fille; tue-le par des gémissements, ou saisis un petit couteau entre tes dents, et fais une ouverture là où palpite ton coeur, afin que toutes les larmes que laissent tomber tes pauvres yeux puissent couler dans cette fente et noyer dans des flots amers ce coeur insensé qui se lamente.
MARCUS. – Fi donc! mon frère, fi donc! N'enseigne point à ta fille à porter des mains homicides sur sa frêle vie!
TITUS. – Quoi, le chagrin te fait-il déjà extravaguer, Marcus? ce n'est qu'à moi seul qu'il appartient d'être fou. Quelles mains homicides peut-elle porter sur sa vie? Ah! pourquoi prononces-tu le nom de mains? c'est presser Énée de raconter deux fois l'embrasement de Troie et l'histoire de ses cruelles infortunes. Ah! évite de toucher à un sujet qui t'amène à parler de mains, de peur de nous rappeler que nous n'en avons point. – Fi donc, fi donc! quels discours extravagants! Comme si nous pouvions oublier que nous n'avons pas de mains, quand même Marcus ne prononcerait pas le mot de mains! – Allons, commençons: chère fille, mange ceci. – Il n'y a point à boire? Écoute, Marcus, ce qu'elle veut dire. – Je puis interpréter tous ses signes douloureux. Elle dit qu'elle ne boit d'autre boisson que ses larmes brassées avec ses chagrins et fermentées sur ses joues 16. Muette infortunée, j'apprendrai tes pensées et je saurai aussi bien tes gestes muets que les ermites mendiants savent leurs saintes prières. Tu ne pousseras point de soupir, tu n'élèveras point les moignons vers le ciel, tu ne feras pas un clin d'oeil, un signe de tête, tu ne te mettras pas à genoux, tu ne feras pas un geste, que je n'en compose un alphabet, et que je ne parvienne, par une pratique assidue, à savoir ce que tu veux dire.
LE JEUNE ENFANT. – Mon bon grand-père, laisse là ces plaintes amères, et égaye ma tante par quelque belle histoire.
MARCUS. – Hélas! ce pauvre enfant, ému de nos douleurs, pleure de voir le chagrin de son grand-père.
TITUS. – Calme-toi, tendre rejeton, tu es fait de larmes, et ta vie s'écoulerait bientôt avec elles. (Marcus frappe le plat avec un couteau.) Que frappes-tu de ton couteau, Marcus?
MARCUS. – Ce que j'ai tué, seigneur, une mouche.
TITUS. – Malédiction sur toi, meurtrier, tu assassines mon coeur: mes yeux sont rassasiés de voir la tyrannie. Un acte de mort exercé sur un être innocent ne sied point au frère de Titus. – Sors de ma présence, je vois que tu n'es pas fait pour être en ma société.
MARCUS. – Hélas! seigneur, je n'ai tué qu'une mouche.
TITUS. – Eh quoi! si cette mouche avait un père et une mère? comme tu les verrais laisser pendre leurs ailes délicates et dorées et frapper l'air de leur murmure gémissant! Pauvre et innocente mouche, qui était venue ici pour nous égayer par son bourdonnement mélodieux! et tu l'as tuée!
MARCUS. – Pardonnez, seigneur, c'était une mouche noire et difforme, semblable au More de l'impératrice: voilà pourquoi je l'ai tuée.
TITUS. – Oh! oh! alors pardonne-moi de t'avoir blâmé, car tu as fait une action charitable. Donne-moi ton couteau; je veux outrager son cadavre, me faisant illusion comme si je voyais en lui le More qui serait venu exprès pour m'empoisonner. (Il porte des coups à l'insecte.) Voilà pour toi, et voilà pour Tamora; ah! scélérat! – Cependant je ne crois pas que nous soyons encore réduits si bas que nous ne puissions entre nous tuer une mouche qui vient nous offrir la ressemblance de ce More noir comme le charbon.
MARCUS. – Hélas, pauvre homme! la douleur a fait tant de ravages en lui, qu'il prend de vains fantômes pour des objets réels.
TITUS. – Allons, levons-nous. – Lavinia, viens avec moi: je vais dans mon cabinet; je veux lire avec toi les tristes aventures arrivées dans les temps anciens. – (Au jeune Lucius.) Viens, mon enfant, lire avec moi; ta vue est jeune, et tu liras lorsque la mienne commencera à se troubler.
(Ils sortent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
La scène est devant la maison de Titus
Entrent TITUS et MARCUS; survient en même temps le JEUNE LUCIUS, après lequel court LAVINIA
L'ENFANT. – Au secours, mon grand-père, au secours! ma tante Lavinia me suit partout, je ne sais pourquoi. Mon cher oncle Marcus, voyez comme elle court vite. – Hélas, chère tante, je ne sais pas ce que vous voulez.
MARCUS. – Reste près de moi, Lucius; n'aie pas peur de ta tante.
TITUS. – Elle t'aime trop, mon enfant, pour te faire du mal.
L'ENFANT. – Oh! oui, quand mon père était à Rome, elle m'aimait bien.
MARCUS. – Que veut dire ma nièce Lavinia par ces signes?
TITUS, à l'enfant. – N'aie pas peur d'elle, Lucius. – Elle veut dire quelque chose. – Vois, Lucius, vois comme elle t'invite. – Elle veut que tu ailles quelque part avec elle. Ah! mon enfant, jamais Cornélie ne mit plus de soin à lire à ses enfants, que Lavinia à te lire de belles poésies et les harangues de Cicéron. Ne peux-tu deviner pourquoi elle te sollicite ainsi?
L'ENFANT. – Je n'en sais rien, moi, seigneur, ni ne peux le deviner, à moins que ce ne soit quelque accès de frénésie qui l'agite; car j'ai souvent ouï dire à mon grand-père que l'excès du chagrin rendait les hommes fous, et j'ai lu que Hécube de Troie devint folle de douleur: c'est ce qui m'a fait peur, quoique je sache bien que ma noble tante m'aime aussi tendrement qu'ait jamais fait ma mère, et qu'elle ne voudrait pas effrayer mon enfance, à moins que ce ne fût dans sa folie. C'est ce qui m'a fait jeter mes livres, et fuir sans raison, peut-être; mais pardon, chère tante; oui, madame, si mon oncle Marcus veut venir, je vous accompagnerai bien volontiers.
MARCUS. – Lucius, je le veux bien.
(Lavinia retourne du pied les livres que Lucius a laissés tomber.)
TITUS. – Eh bien, Lavinia? – Marcus, que veut-elle dire? il y a un livre qu'elle demande à voir. – Lequel de ces livres, ma fille? Ouvre-les, mon enfant. – Mais tu es plus lettrée, ma fille, et plus instruite. Viens, et choisis dans toute ma bibliothèque, et trompe ainsi tes chagrins jusqu'à ce que le ciel révèle l'exécrable auteur de ces atrocités. – Pourquoi lève-t-elle ses bras ainsi l'un après l'autre?
MARCUS. – Je crois qu'elle veut dire qu'il y avait plus d'un scélérat ligué contre elle dans cette action. – Oui, il y en avait plus d'un, – ou bien, elle lève les bras vers le ciel pour implorer sa vengeance.
TITUS. – Lucius, quel est ce livre qu'elle agite ainsi?
L'ENFANT. – Mon grand-père, ce sont les Métamorphoses d'Ovide: c'est ma mère qui me l'a donné.
MARCUS. – C'est peut-être par tendresse pour celle qui n'est plus qu'elle a choisi ce livre entre tous les autres.
TITUS. – Doucement, doucement. – Voyez avec quelle activité elle tourne les feuillets! aidez-la: que veut-elle trouver? Lavinia, dois-je lire? Voici la tragique histoire de Philomèle, qui raconte la trahison de Térée et son rapt; et le rapt, je le crains bien, a été la source de tes malheurs.
MARCUS. – Voyez, mon frère, voyez: remarquez avec quelle attention elle considère les pages!
TITUS. – Lavinia, chère fille, aurais-tu été ainsi surprise, violée et outragée, comme l'a été Philomèle, saisie de force dans le vaste silence des bois sombres et insensibles? Voyez, voyez! – Oui, voilà la description d'un lieu pareil à celui où nous chassions (ah! plût au ciel que nous n'eussions jamais, jamais chassé là!); il est exactement semblable à celui que le poëte décrit, et la nature semble l'avoir formé pour le meurtre et le rapt.
MARCUS. – Oh! pourquoi la nature aurait-elle bâti un antre si horrible, à moins que les dieux ne se plaisent aux tragédies?
TITUS. – Donne-moi quelques signes, chère fille. – Il n'y a ici que tes amis. – Quel est le seigneur romain qui a osé commettre cet attentat? Ou Saturninus se serait-il écarté, comme fit jadis Tarquin, qui quitta son camp pour aller souiller le lit de Lucrèce?
MARCUS. – Assieds-toi, ma chère nièce. – Mon frère, asseyez-vous près de moi. – Apollon, Pallas, Jupiter ou Mercure, inspirez-moi, afin que je puisse découvrir cette trahison. – Seigneur, regardez ici. – Regarde ici, Lavinia. (Il écrit son nom avec son bâton, qu'il tient dans sa bouche et qu'il conduit avec ses pieds.) Ce sable est uni; tâche de conduire comme moi le bâton, si tu le peux, après que j'aurai écrit mon nom sans le secours des mains. Maudit soit l'infâme qui nous réduit à ces expédients! – Écris, ma chère nièce, et dévoile enfin ici ce crime que les dieux veulent qu'on découvre pour en tirer vengeance: que le ciel guide ce burin pour imprimer nettement tes douleurs, afin que nous puissions connaître les traîtres de la vérité!
(Lavinia prend le bâton dans ses dents, et, le guidant avec ses moignons, elle écrit sur le sable.)
TITUS. – Lisez-vous, mon frère, ce qu'elle a écrit? Rapt, -Chiron, -Démétrius.
MARCUS. – Quoi! quoi! ce sont les enfants dissolus de Tamora qui sont les auteurs de cet abominable et sanglant forfait!
TITUS. -Magne dominator poli, tam lentus audis scelera? tam lentus vides. 17
MARCUS. – Calme-toi, cher Titus; quoique je convienne qu'il y en a assez d'écrit sur ce sable pour révolter les âmes les plus douces, pour armer de fureur le coeur des enfants. Seigneur, agenouillez-vous avec moi: Lavinia, agenouille-toi; et toi, jeune enfant, l'espérance de l'Hector romain, agenouille-toi aussi et jurez tous avec moi; comme autrefois Junius Brutus jura, pour le viol de Lucrèce, avec l'époux désolé et le père de cette dame vertueuse et déshonorée, jurez que nous poursuivrons avec prudence une vengeance mortelle sur ces traîtres Goths, et que nous verrons couler leur sang, ou que nous mourrons de cet affront.
TITUS. – C'est assez sûr, si nous savions comment. Si vous blessez ces jeunes ours, prenez garde: leur mère se réveillera; et si elle vous flaire une fois, songez qu'elle est étroitement liguée avec le lion, qu'elle le berce et l'endort sur son sein, et que pendant son sommeil elle peut faire tout ce qu'elle veut. Vous êtes un jeune chasseur, Marcus: laissons dormir cette idée, et venez; je vais me procurer une feuille d'airain, et avec un stylet d'acier j'y écrirai ces mots pour les mettre en réserve: – Les vents irrités du Nord vont éparpiller ces sables dans l'air, comme les feuilles de la sibylle; et que devient alors votre leçon? Enfant, qu'en dis-tu?
L'ENFANT. – Je dis, seigneur, que si j'étais homme, la chambre où couche leur mère ne serait pas un asile sûr pour ces scélérats, esclaves du joug romain.
MARCUS. – Oui, voilà mon enfant! Ton père en a souvent agi ainsi pour cette ingrate patrie.
L'ENFANT. – Et moi, mon oncle, j'en ferai autant, si je vis.
TITUS. – Viens, viens avec moi dans mon arsenal. Lucius, je veux t'équiper; et ensuite, mon enfant, tu porteras de ma part aux fils de l'impératrice les présents que j'ai l'intention de leur envoyer à tous deux. Viens, viens: tu feras ce message; n'est-ce pas?
L'ENFANT. – Oui, avec mon poignard dans leur sein, grand-père.
TITUS. – Non, non, mon enfant; non pas cela: je t'enseignerai un autre moyen. Viens, Lavinia. – Marcus, veille sur la maison: Lucius et moi, nous allons faire les braves à la cour: oui, seigneur, nous le ferons comme je le dis, et on nous rendra honneur.
(Titus sort avec Lavinia et l'enfant.)
MARCUS. – Ciel, peux-tu entendre les gémissements d'un homme de bien, et ne pas t'attendrir, et ne pas prendre pitié de ses maux? Marcus, suis dans sa fureur cet infortuné qui porte dans son coeur plus de blessures faites par la douleur que les coups de l'ennemi n'ont laissé de traces sur son bouclier usé; et cependant il est si juste qu'il ne veut pas se venger. – Ciel! charge-toi donc de venger le vieil Andronicus.
(Il sort.)
SCÈNE II
Appartement du palais
Entrent AARON, CHIRON et DÉMÉTRIUS par une des portes du palais; LUCIUS et un serviteur entrent par l'autre porte avec un faisceau d'armes sur lesquelles sont gravés des vers
CHIRON. – Démétrius, voilà le fils de Lucius: il est chargé de quelque message pour nous.
AARON. – Oui, de quelque message extravagant de la part de son extravagant grand-père.
L'ENFANT. – Seigneurs, avec toute l'humilité possible, je salue Vos Grandeurs de la part d'Andronicus; (à part) et je prie tous les dieux de Rome qu'ils vous confondent tous deux.
DÉMÉTRIUS. – Grand merci, aimable Lucius; qu'y a-t-il de nouveau?
L'ENFANT, à part. – Que vous êtes tous les deux découverts pour des scélérats souillés d'un rapt; voilà ce qu'il y a de nouveau. – (Haut.) Sous votre bon plaisir, mon grand-père, bien conseillé, vous envoie par moi les plus belles armes de son arsenal, pour en gratifier votre illustre jeunesse, qui fait l'espoir de Rome; car c'est ainsi qu'il m'a ordonné de vous appeler; je m'en acquitte, et je présente à Vos Grandeurs ces dons, afin que dans l'occasion vous soyez bien armés et bien équipés; et je prends congé de vous, (à part) comme de sanguinaires scélérats que vous êtes.
(L'enfant sort avec celui qui l'accompagne.)
DÉMÉTRIUS. – Que vois-je ici? Un rouleau écrit tout autour? Voyons:
Integer vitæ scelerisque purus
Non eget Mauri jaculis, non arcu 18.
CHIRON. – Oh! c'est un passage d'Horace; je le connais bien; je l'ai lu il y a bien longtemps dans la grammaire.
AARON. – Oui, fort bien. C'est un passage d'Horace: justement, vous y êtes. (A part.) Ce que c'est que d'être un âne! Ceci n'est pas une bonne plaisanterie, le vieillard a découvert leur crime, et il leur envoie ces armes enveloppées de ces vers, qui les blessent au vif, sans qu'ils le sentent. Si notre spirituelle impératrice était levée, elle applaudirait à l'idée ingénieuse d'Andronicus: mais laissons-la reposer quelque temps sur son lit de souffrance. – (Haut.) Eh bien, mes jeunes seigneurs, n'est-ce pas une heureuse étoile qui nous a conduits à Rome, étrangers et qui plus est captifs, pour être élevés à cette fortune suprême? Cela m'a fait du bien de braver le tribun devant la porte du palais, en présence de son père!
DÉMÉTRIUS. – Et moi cela me fait encore plus de bien de voir un homme si illustre s'insinuer bassement dans notre faveur, et nous envoyer des présents.
AARON. – N'a-t-il pas raison, seigneur Démétrius? N'avez-vous pas traité sa fille en ami?
DÉMÉTRIUS. – Je voudrais que nous eussions un millier de dames romaines à notre merci, pour assouvir tour à tour nos désirs de volupté.
CHIRON. – Voilà un souhait charitable et plein d'amour!
AARON. – Il ne manque ici que votre mère pour dire: Amen!
CHIRON. – Et elle le dirait, y eût-il vingt mille Romaines de plus dans le même cas.
DÉMÉTRIUS. – Allons, venez: allons prier les dieux pour notre mère bien-aimée qui est à présent dans les souffrances.
AARON, à part. – Priez plutôt tous les démons; les dieux nous ont abandonnés.
(On entend une fanfare.)
DÉMÉTRIUS. – Pourquoi les trompettes de l'empereur sonnent-elles ainsi?
CHIRON. – Apparemment pour la joie qu'il ressent d'avoir un fils.
DÉMÉTRIUS. – Doucement; qui vient à nous?
(Entre une nourrice, portant dans ses bras un enfant more.)
LA NOURRICE. – Salut, seigneurs! Oh! dites-moi, avez-vous le More Aaron?
AARON. – Bien, un peu plus, ou un peu moins, ou pas du tout, voici Aaron: que voulez-vous à Aaron?
LA NOURRICE. – Mon cher Aaron, nous sommes tous perdus; venez à notre secours, ou le malheur vous accable à jamais!
AARON. – Quoi? quel miaulement vous faites! Que tenez-vous là enveloppé dans vos bras?
LA NOURRICE. – Oh! ce que je voudrais cacher à l'oeil des cieux; l'opprobre de notre impératrice, et la honte de la superbe Rome. – Elle est délivrée, seigneurs, elle est délivrée.
AARON. – A qui? 19
LA NOURRICE. – Je veux dire qu'elle est accouchée.
AARON. – Eh bien, que Dieu lui donne bon repos! Que lui a-t-il envoyé?
LA NOURRICE. – Un démon.
AARON. – Eh bien! alors elle est la femelle de Pluton? une heureuse lignée!
LA NOURRICE. – Dites une malheureuse, hideuse, noire et triste lignée. Le voilà l'enfant, aussi dégoûtant qu'un crapaud, au milieu des beaux nourrissons de notre climat. – L'impératrice vous l'envoie, c'est votre image, scellée de votre sceau, et vous ordonne de le baptiser avec la pointe de votre poignard.
AARON. – Fi donc! fi donc! prostituée! Le noir est-il une si vilaine couleur? Cher joufflu, tu fais une jolie fleur, cela est sûr.
DÉMÉTRIUS. – Misérable, qu'as-tu fait?
AARON. – Ce que tu ne peux défaire.
CHIRON. – Tu as perdu 20 notre mère.
AARON. – Misérable, j'ai trouvé ta mère.
DÉMÉTRIUS. – Oui, chien d'enfer, et c'est ainsi que tu l'as perdue. Malheur à son fruit, et maudit soit son détestable choix! maudit soit le rejeton d'un si horrible démon.
CHIRON. – Il ne vivra pas.
AARON. – Il ne mourra pas.
LA NOURRICE. – Aaron, il le faut; sa mère le veut ainsi.
AARON. – Le faut-il absolument, nourrice? En ce cas, qu'aucun autre que moi n'attente à la vie de ma chair et de mon sang.
DÉMÉTRIUS. – J'embrocherai le petit têtard sur la pointe de ma rapière. Nourrice, donne-le-moi, mon épée l'aura bientôt expédiée.
AARON, prenant l'enfant et tirant son épée. – Ce fer t'aurait plus vite encore labouré les entrailles. – Arrêtez, lâches meurtriers! Voulez-vous tuer votre frère? Par les flambeaux du firmament, qui brillaient avec tant d'éclat lorsque cet enfant fut engendré, il meurt de la pointe affilée de mon cimeterre, celui qui ose toucher à cet enfant, mon premier-né et mon héritier! Je vous dis, jeunes gens, qu'Encelade lui-même avec toute la race menaçante des enfants de Typhon, ni le grand Alcide, ni le dieu de la guerre, n'auraient le pouvoir d'arracher cet enfant des mains de son père. Quoi! quoi! enfants aux joues rouges, aux coeurs vides, murs plâtrés, enseignes peintes de cabaret! le noir vaut mieux que toute autre couleur, il dédaigne de recevoir aucune autre couleur; toute l'eau de l'Océan ne blanchit jamais les jambes noires du cygne, quoiqu'il les lave à toute heure dans les flots. – Dites de ma part à l'impératrice que je suis d'âge à garder ce qui est à moi, qu'elle arrange cela comme elle pourra.
DÉMÉTRIUS. – Veux-tu donc trahir ainsi ton auguste maîtresse?
AARON. – Ma maîtresse est ma maîtresse; et cet enfant, c'est moi-même; la vigueur et le portrait de ma jeunesse; je le préfère au monde entier; et en dépit du monde entier, je conserverai ses jours; ou Rome verra quelques-uns de vous en porter la peine.
DÉMÉTRIUS. – Cet enfant déshonore à jamais notre mère.
CHIRON. – Rome la méprisera pour cette indigne faiblesse.
LA NOURRICE. – L'empereur, dans sa rage, la condamnera à la mort.
CHIRON. – Je rougis quand je songe à cette ignominie.
AARON. – Voilà donc le privilége de votre beauté; malheur à cette couleur traîtresse, qui trahit par la rougeur les secrètes pensées du coeur! Voilà un petit garçon formé d'une autre nuance. Voyez comme le petit moricaud sourit à son père, et semble lui dire: «Mon vieux, je suis à toi.» Il est votre frère, seigneurs; visiblement nourri du même sang qui vous a donné la vie, et il est venu au jour et sorti du même sein, où, comme lui, vous avez été emprisonnés. Oui, il est votre frère, et du côté le plus certain, quoique mon sceau soit empreint sur son visage.
LA NOURRICE. – Aaron, que dirai-je à l'impératrice?
DÉMÉTRIUS. – Réfléchis, Aaron, sur le parti qu'il faut prendre, et nous souscrirons tous à ton avis. Sauve l'enfant, pourvu que nous soyons tous en sûreté.
AARON. – Asseyons-nous et délibérons tous ensemble; mon fils et moi nous nous placerons au vent de vous; restez là; maintenant parlez à loisir de votre sûreté.
(Ils s'asseyent à terre.)
DÉMÉTRIUS. – Combien de femmes ont déjà vu cet enfant?
AARON. – Allons, fort bien, braves seigneurs. Quand nous sommes tous unis, je suis un agneau. Mais si vous irritez le More, – le sanglier en fureur, la lionne des montagnes, l'Océan en courroux ne seraient pas aussi redoutables qu'Aaron. – Mais répondez, combien de personnes ont vu l'enfant?
LA NOURRICE. – Cornélie la sage-femme, et moi; personne autre si ce n'est l'impératrice sa mère.
AARON. – L'impératrice, la sage-femme et vous. – Deux peuvent garder le secret, quand le troisième n'est plus là 21, va trouver l'impératrice, dis-lui ce que je viens de dire. (Il poignarde la nourrice.) Aïe! aïe! voilà comme crie un cochon de lait qu'on arrange pour la broche.
DÉMÉTRIUS. – Que prétends-tu donc, Aaron? pourquoi as-tu fait cela?
AARON. – Seigneur, c'est un acte de politique; la laisserai-je vivre pour trahir notre crime? Une commère bavarde avec la langue longue? Non, seigneur, non. Et maintenant connaissez tous mes desseins. Près d'ici habite un certain Mulitéus, mon compatriote; sa femme n'est accouché que d'hier. Son enfant lui ressemble, il est blanc comme vous; allez arranger le marché avec lui, donnez de l'or à la mère, et instruisez-les tous deux de tous les détails de l'affaire; dites-leur comment leur fils, par cet arrangement, sera élevé et reçu pour héritier de l'empereur, et substitué à la place du mien, afin d'apaiser cet orage qui se forme à la cour, et que l'empereur le caresse comme sien. Vous entendez, seigneurs? Et voyez (montrant la nourrice), je lui ai donné sa potion. – Il faut que vous preniez soin de ses funérailles. Les champs ne sont pas loin, et vous êtes de braves compagnons. Cela fait, songez à ne pas prolonger les délais, mais envoyez-moi sur-le-champ la sage-femme. Une fois débarrassés de la sage-femme et de la nourrice, libre alors aux dames de jaser à leur gré.
CHIRON. – Aaron, je vois que tu ne veux pas confier aux vents tes secrets.
DÉMÉTRIUS. – Pour le soin que tu prends de l'honneur de Tamora, elle et les siens te doivent une grande reconnaissance.
(Démétrius et Chiron sortent en emportant le cadavre de la nourrice.)
AARON, seul. – Courons vers les Goths, aussi rapidement que l'hirondelle, pour y placer le trésor qui est dans mes bras, et saluer secrètement les amis de l'impératrice. – Allons, viens, petit esclave aux lèvres épaisses; je t'emporte d'ici; car c'est toi qui nous donnes de l'embarras; je te ferai nourrir de fruits sauvages, de racines, de lait caillé, de petit-lait; je te ferai téter la chèvre, et loger dans une caverne, et je t'élèverai pour être un guerrier, et commander un camp.