Kitabı oku: «Germaine», sayfa 4
Mme de Villanera annonça à son fils que la demande était faite et agréée. Elle fit l'éloge de Germaine sans rien dire de la famille; elle dépeignit la misère où vivaient les La Tour d'Embleuse. Don Diego avisa aux moyens d'envoyer un prompt secours sans humilier personne. La comtesse voulait tout simplement ouvrir sa bourse au vieux duc, bien sûre qu'il ne refuserait pas d'y puiser; mais le comte trouva plus décent d'acheter immédiatement la corbeille et de glisser dans un des tiroirs mille louis pour la mariée. Cette aumône cachée sous les fleurs servirait à payer les dettes criardes et à nourrir la famille pendant quinze jours. Aussitôt fait que dit. La mère et le fils coururent aux emplettes. Avant de sortir, Mme de Villanera baisa les joues orangées de son petit-fils en disant: «Va, mon pauvre bâtard, tu auras un nom pour tes étrennes!»
Rien n'est impossible à Paris: la corbeille fut improvisée en quelques heures. Tous les marchands envoyèrent dans la soirée des étoffes, des dentelles, des cachemires et des bijoux. La comtesse prit soin de tout ranger elle-même et de placer les rouleaux d'or dans le tiroir aux épingles. A dix heures, la corbeille partit pour l'hôtel de Sanglié, et le comte pour l'hôtel Chermidy.
Germaine et la duchesse étalèrent avec une froide curiosité les trésors qu'on leur envoyait. Mme de La Tour d'Embleuse admirait les parures de sa fille comme Clytemnestre admira les bandelettes funèbres destinées au front d'Iphigénie. Germaine rappela à ses parents le chapitre de Bernardin de Saint-Pierre où Virginie dépense l'argent de sa tante en menus présents pour sa famille et ses amis. «Que ferons-nous de tout ceci, dit-elle, nous qui n'avons plus d'amis et plus de famille? Voilà beaucoup de bien perdu.» Le duc ouvrit les tiroirs avec un noble dédain, en homme à qui toutes les splendeurs ont été familières; mais son indifférence ne tint pas en présence de l'or. Ses yeux s'allumèrent. Ces mains aristocratiques, qui s'étaient ouvertes si souvent pour donner, se crispèrent avidement comme les serres d'un avare. Il prit plaisir à éventrer tous les rouleaux, à faire scintiller l'or fauve sous la lueur d'une lampe fumeuse; il fit tinter à son oreille ces disques frémissants, qui sonnaient joyeusement les funérailles de Germaine.
La passion est un niveau brutal qui égalise tous les hommes. M. le duc de La Tour d'Embleuse aurait pu faire sa partie à neuf heures du matin, sous le vestibule de l'hôtel, dans le concert des domestiques. Cependant, l'éducation reprit le dessus. Le duc serra l'argent dans le tiroir et dit avec une froideur bien jouée: «C'est à Germaine; garde-le bien, ma fille. Tu nous en prêteras un peu pour faire bouillir la marmite. Nous avons dîné sommairement aujourd'hui. Si j'étais riche comme je le serai dans un mois, je vous mènerais souper au cabaret.» La malade et la mourante devinèrent la secrète convoitise du vieillard. Vous ne sauriez croire avec quel tendre empressement, avec quelle pitié respectueuse Germaine le força de puiser dans sa caisse, et de la duchesse lui fit sa toilette pour qu'il s'en allât souper à Paris. Il rentra vers deux heures du matin. Sa femme et sa fille entendirent un pas inégal dans le corridor qui longeait leur chambre. Mais ni l'une ni l'autre n'ouvrit la bouche, et chacune régla le bruit de sa respiration pour faire croire à l'autre qu'elle dormait.
Don Diego et Mme Chermidy passèrent une soirée orageuse. La belle Arlésienne commença par débiter à son amant toutes ses objections contre le mariage. Le comte, qui ne discutait jamais, lui répondit par deux raisons sans réplique: L'affaire est faite, et c'est vous qui l'avez voulu. Elle changea de note, et essaya l'effet des menaces. Elle jura de rompre avec lui, de le quitter, de reprendre son enfant, de faire un éclat, de mourir. La petite dame était belle dans son courroux: elle avait des airs de mésange effarouchée, auxquels un amoureux ne pouvait rester insensible. Le comte demanda grâce, mais sans rien rabattre de sa résolution. Il pliait comme ces bons ressorts d'acier qu'on fléchit à grand effort, et qui se redressent avec la promptitude de l'éclair. Alors elle ouvrit l'écluse de ses larmes; elle épuisa l'arsenal de ses tendresses. Elle fut pendant trois quarts d'heure la plus malheureuse et la plus aimante des femmes. Vous auriez cru, à l'entendre, qu'elle était la victime, et Germaine le bourreau. Don Diego pleura avec elle: les larmes coulaient sur sa figure mâle comme la pluie sur une statue de bronze. Il fit toutes les lâchetés que l'amour commande. Il parla de la future comtesse avec une froideur qui frisait le mépris; il jura sur son honneur qu'elle ne vivrait pas longtemps. Il offrit à Mme Chermidy de lui montrer Germaine avant le mariage. Mais sa parole était donnée, et les Villanera ne reviennent jamais sur ce qu'ils ont dit. Tout ce que la dame put obtenir, c'est qu'il viendrait la voir jusqu'au jour de la cérémonie, clandestinement, à l'insu de tout le monde, et surtout de sa mère.
Le lendemain, Mme de Villanera le conduisit à l'hôtel de Sanglié, et le présenta à sa nouvelle famille. Visite de cérémonie, qui dura un quart d'heure au plus. Germaine faillit s'évanouir en sa présence. Elle a dit plus tard que cette physionomie dure l'avait épouvantée, qu'elle avait cru voir entrer l'homme qui devait la mettre en terre. Quant à lui, il se sentait mal à l'aise. Cependant il trouva quelques paroles de politesse et de reconnaissance dont la duchesse fut touchée.
Il revint tous les jours, sans sa mère, tandis que les bans se publiaient. Il apportait un bouquet, suivant la coutume établie. Germaine le pria de choisir des fleurs sans parfum. Elle supportait difficilement les odeurs. Ces entrevues quotidiennes le gênaient beaucoup et fatiguaient Germaine; mais il fallait se conformer à l'usage. M. Le Bris craignit un moment que la malade ne succombât avant le jour fixé. Les craintes du docteur gagnèrent Mme Chermidy. Lorsqu'elle vit que Germaine était bien condamnée, elle eut peur de la voir finir trop tôt, et elle s'intéressa à sa vie. Quelquefois elle conduisait le comte jusqu'à la rue de Poitiers, et l'attendait dans sa voiture.
La duchesse avait compris qu'elle ne pouvait marier sa fille dans le galetas de l'hôtel de Sanglié. Elle loua pour mille francs par mois un bel appartement meublé dans une maison voisine. Germaine y fut portée sans accident, par un jour de soleil. C'est là que don Diego vint faire sa cour; la vieille comtesse y venait aussi souvent que lui, et elle y restait plus longtemps. Elle ne tarda pas à juger Mme de La Tour d'Embleuse, et la glace fut bientôt rompue. Elle admira les vertus de cette noble femme, qui avait cheminé pendant huit ans sous des portes basses sans courber la tête une seule fois. De son côté, la duchesse reconnut dans Mme de Villanera une de ces âmes d'élite que le monde n'apprécie point, parce qu'il s'arrête à l'enveloppe. Le lit de Germaine servit de trait d'union à ces deux mères. La vieille comtesse disputa plus d'une fois à Mme de La Tour d'Embleuse les fatigues et les dégoûts de l'état de garde-malade. C'était à qui se chargerait des soins les plus pénibles et de ces corvées où éclate le dévouement du sexe sublime.
Le vieux duc donnait à sa femme un supplément de soucis dont elle se fût bien passée. L'argent lui avait rendu une troisième jeunesse. Jeunesse sans excuse, dont les folies froides et refrognées n'intéressent plus personne. Il vivait hors de chez lui, et la sollicitude discrète de la duchesse n'osait s'enquérir de ses actions. Il cherchait, disait-il, à se distraire de ses chagrins domestiques. L'or de sa fille glissait entre ses doigts, et Dieu sait quelles sont les mains qui le ramassaient! Il avait perdu, en huit années de misère, ce besoin d'élégance qui ennoblit jusqu'aux sottises d'un homme bien né. Tous les plaisirs lui étaient bons, et il lui arriva d'apporter au chevet de Germaine les odeurs nauséabondes de l'estaminet. La duchesse tremblait à l'idée d'abandonner ce vieil enfant à Paris, avec plus d'argent qu'il n'en faut pour tuer dix hommes. De l'emmener en Italie, il n'y fallait pas songer. Paris était le seul endroit où il eût connu la vie, et son coeur était enchaîné au bitume des boulevards. La pauvre femme se sentait tirailler par deux devoirs contraires. Elle aurait voulu se déchirer en deux, pour adoucir les derniers moments de sa fille et pour ramener la vieillesse égarée de son incorrigible mari. Germaine assistait de son lit aux combats intérieurs qui bouleversaient la duchesse. A force de souffrir ensemble, la mère et la fille étaient arrivées à s'entendre sans rien dire et à n'avoir qu'une âme pour deux. Un jour, la malade déclara nettement qu'elle ne quitterait pas la France: «Ne suis-je pas bien ici? dit-elle. A quoi bon agiter sur les grands chemins un flambeau qui va s'éteindre?»
Mme de Villanera entra là-dessus avec le comte et M. Le Bris. «Chère comtesse, dit Germaine, tenez-vous absolument à m'envoyer en Italie? Je suis bien mieux ici pour ce que j'ai à faire, et je ne voudrais pas que ma mère s'éloignât de Paris.
–Eh! qu'elle y reste! dit la comtesse avec sa vivacité espagnole. Nous n'avons pas besoin d'elle, et je vous soignerai, moi, mieux que personne. Vous êtes ma fille, entendez-vous? et nous vous le prouverons.»
Le comte insista sur la nécessité du voyage, et le docteur fit chorus avec lui. «D'ailleurs, ajouta M. Le Bris, Mme la duchesse ne nous serait pas précisément utile. Deux malades dans une voiture n'avancent pas les affaires. Le voyage vous est bon, il fatiguerait Mme la duchesse.»
Au fond de l'âme, l'honnête garçon voulait épargner à la duchesse le spectacle de l'agonie de sa fille. Il fut convenu que Mme de La Tour d'Embleuse resterait à Paris. Germaine partirait avec son mari, sa belle-mère, son fils et le docteur.
M. Le Bris s'était engagé un peu étourdiment à quitter sa clientèle. Ce voyage pouvait lui coûter cher, s'il durait longtemps. Le difficile n'était pas de trouver un confrère qui prit soin de la duchesse et de ses autres malades; mais Paris est une ville où les absents ont tort, et celui qui ne s'y montre pas tous les jours y est bientôt oublié. Le jeune docteur avait pour Germaine une amitié solide, mais l'amitié ne nous emporte jamais jusqu'à l'oubli de nous-mêmes: c'est un des privilèges de l'amour.
De son côté, don Diego avait à coeur de faire grandement son devoir, et il voulait emmener Germaine avec son médecin légitime. Il demanda à M. Le Bris ce qu'il gagnait par année:
«Vingt mille francs, dit le docteur. Là-dessus, j'en touche cinq ou six mille.
–Et le reste?
–On me le doit. Nous autres médecins, nous n'avons pas recours aux huissiers.
–Feriez-vous le voyage d'Italie pour vingt mille francs par an?
–Mon pauvre comte, ne parlons pas d'années. Le reste de ses jours doit se compter par mois, peut-être par semaines.
–Mettons donc deux mille francs par mois et soyez à nous!»
M. Le Bris frappa dans la main du comte. L'intérêt se mêle à toutes les affections humaines. Il joue son rôle dans la comédie aussi bien que dans le drame. L'amour et la haine, le crime et la vertu, la vie et la mort ne s'entre-choquent jamais sans coudoyer un personnage brillant et sonore qui s'appelle l'argent.
C'est le docteur qui fut chargé de remettre à M. le duc de La Tour d'Embleuse le prix de sa fille. Don Diego n'aurait jamais su donner un million à un gentilhomme. M. Le Bris, qui connaissait le duc, s'acquitta facilement de la commission. Il lui porta une inscription de cinquante mille francs de rente et lui dit:
«Monsieur le duc, voici la santé de Mme la duchesse.
–Et la mienne! ajouta le vieillard. Vous nous avez rendu service, docteur, et je veux vous attacher à ma maison.»
Le jeune homme reprit finement:
«C'est chose faite, monsieur le duc.»
Il les soignait tous pour rien depuis trois ans.
Le matin du mariage on vint essayer la robe de Germaine. Elle se prêta doucement à cette triste plaisanterie. La couturière s'aperçut qu'un point du corsage s'était décousu.
«Je réparerai cela, dit-elle.
–A quoi bon? répondit la malade. Je ne l'userai pas.»
On lui apporta son voile et sa coiffure. Elle remarqua l'absence des fleurs d'oranger. «C'est bien, dit-elle; je craignais qu'on eût oublié quelque chose.»
Ces apprêts étaient d'une tristesse funèbre. «Maman, dit Germaine, vous rappelez-vous ces vers du poëte Jasmin, dont vous m'avez lu la traduction dans la Revue des Deux Mondes?
Tous les chemins devraient fleurir,
Car belle épousée va sortir;
Devraient fleurir, devraient grener,
Car belle épousée va passer!
Comment donc la pièce finissait-elle? Je ne me le rappelle plus. Ah! m'y voici!
Tous les chemins devraient gémir,
Car belle morte va sortir;
Devraient gémir, devraient pleurer,
Car belle morte va passer.
La duchesse fondit en larmes. Germaine lui demanda pardon de sa lâcheté. «Attendez, dit-elle, vous me verrez devant l'ennemi! Je dois porter dignement votre nom. Ne suis-je pas le dernier des La Tour d'Embleuse?»
Les témoins de don Diego furent l'ambassadeur d'Espagne et le secrétaire de la légation des Deux-Siciles. Ceux de Germaine étaient le baron de Sanglié et le docteur Le Bris. Tout le faubourg fut invité à la messe de mariage. M. de Villanera connaissait l'élite de Paris, et le vieux duc n'était pas fâché de ressusciter publiquement en millionnaire. Les trois quarts des invités furent exacts au rendez-vous; malgré la discrétion de toutes les parties intéressées, le public se doutait de quelque chose. Dans tous les cas, c'est un spectacle rare et curieux que le mariage d'une mourante. Minuit sonnant, deux ou trois cents voitures, qui venaient du bal ou du théâtre, ouvrirent leurs portières sur la petite place de Saint-Thomas-d'Aquin.
La mariée descendit le marchepied dans les bras du docteur Le Bris. On la trouva moins pâle qu'on n'avait espéré. Elle avait prié sa mère de lui mettre du rouge pour jouer cette comédie.
Elle s'avança d'un pas ferme jusqu'au prie-Dieu qui lui était destiné. Son père lui donnait la main et marchait triomphalement à sa gauche en lorgnant l'assistance. Le singulier vieillard ne put retenir une exclamation en apercevant dans la foule un charmant visage à demi voilé. Il s'écria comme sur le boulevard: «Jolie femme!»
C'était Mme Chermidy qui venait juger par ses yeux combien la mariée avait encore à vivre.
Après la cérémonie, une chaise attelée de quatre chevaux de poste emporta les voyageurs vers la barrière Fontainebleau. Mais elle tourna bride au boulevard extérieur et revint à l'hôtel de Villanera. Il fallait prendre le petit Gomez et donner à Germaine quelques heures de repos. C'est la docteur Le Bris qui coucha la mariée.
IV
VOYAGE EN ITALIE
Germaine dormit peu la première nuit de ses noces. Elle était couchée dans un grand lit à baldaquin, au milieu d'une chambre inconnue. Une veilleuse d'albâtre pendue au plafond éclairait mal les tapisseries. Mille figures grimaçantes se détachaient de la muraille et semblaient danser autour du lit. Pour la première fois depuis vingt ans, la duchesse, qui ne s'était jamais éloignée de sa fille, lui manquait. Elle était remplacée par Mme de Villanera, grande ombre attentive, mais disgracieuse à faire peur. Dans un milieu si peu rassurant, la pauvre fille n'osait ni veiller ni dormir. Elle fermait les yeux pour ne pas voir les tapisseries, mais elle les rouvrait aussitôt. D'autres images plus effrayantes se glissaient jusque sous ses paupières. Elle croyait voir la Mort en personne, comme les imagiers du moyen âge l'ont représentée sur les missels. «Si je m'endors, pensait-elle, personne ne viendra me réveiller: ils m'ont mise ici pour mourir.» Une grande pendule de Roule marquait les heures sur la cheminée. Les coups secs du balancier, la régularité inflexible du mouvement, lui donnèrent sur les nerfs: elle pria la comtesse d'arrêter sa pendule. Mais bientôt le silence lui parut plus redoutable que le bruit: elle fit rendre la vie à l'innocente machine.
Vers le matin, la fatigue fut plus forte que tous les soucis. Germaine laissa tomber ses paupières appesanties. Elle se réveilla presque aussitôt, et vit avec terreur que ses mains étaient croisées sur sa poitrine. Elle savait que c'est dans cette posture qu'on ensevelit les morts. Elle jeta hors des couvertures ses petits bras décharnés, et se cramponna au bois de lit comme à la vie. La comtesse s'empara de sa main droite, la baisa doucement et la garda sur ses genoux. Alors seulement la malade entra dans son repos et sommeilla jusqu'au jour. Elle rêva que la comtesse se tenait à sa droite avec des ailes blanches et une figure angélique. Elle voyait à sa gauche une autre femme dont il lui fut impossible de reconnaître la figure. Tout ce qu'elle en distingua, c'est un voile de guipure noire, deux grandes ailes de cachemire et des griffes de diamants. Le comte marchait d'un pas agité; il allait d'une femme à l'autre, et chacune des deux lui parlait à l'oreille. Enfin le ciel s'ouvrit; il en descendit un bel enfant joufflu, semblable à ces petits chérubins qui gardent le tabernacle des églises. Il vola en souriant vers la malade; elle étendit les bras pour le recevoir, et le mouvement qu'elle fit la réveilla.
Comme elle ouvrait les yeux, une portière s'écarta sans bruit; elle vit entrer la vieille comtesse en costume de voyage, et le jeune Gomez trottant à ses côtés. L'enfant sourit par instinct à cette belle petite femme blanche qui avait des cheveux en or, et il fit mine de grimper sur le lit. Germaine essaya de le prendre, mais elle n'était pas assez forte. Mme de Villanera l'enleva comme une plume et le jeta doucement parmi les oreillers de sa nouvelle mère.
«Ma fille, dit-elle avec une émotion mal contenue, je vous présente le marquis de los Montes de Hierro.»
Germaine prit l'enfant par la tête et l'embrassa deux ou trois fois. Le petit Gomez se laissa faire de bonne grâce; je crois même qu'il lui rendit un baiser. Elle le regarda longtemps et sentit son coeur s'émouvoir. Je ne sais quel travail se fit au fond de sa pensée; mais, après un effort invisible, elle dit à demi-voix: «Mon fils!»
La douairière l'embrassa pour cette bonne parole.
«Marquis, dit-elle, voici ta petite mère.»
L'enfant répéta en souriant: Mère!
«Veux-tu, demanda Germaine, que je sois ta mère?
–Oui, dit-il.
–Pauvre petit, ce n'est pas pour longtemps; non!
–Non!» fit l'enfant sans comprendre ce qu'il disait.
Dès ce moment le fils et la mère furent deux amis. Le petit Gomez ne voulut plus sortir de la chambre, et il assista d'autorité à la toilette de Germaine. Elle le tenait sur ses genoux quand le comte de Villanera vint souhaiter le bonjour à sa femme et lui baiser la main. Elle éprouva une sorte de honte de se voir ainsi surprise, et elle laissa glisser l'enfant sur le tapis.
Germaine n'avait encore aimé que sa mère et son père. Elle n'avait pas été en pension; elle n'avait pas eu d'amies; elle n'avait pas aperçu dans un parloir les grands frères de ses amies. Le gaspillage d'amour et d'amitié qui se fait dans les pensionnats, et qui use avant le temps le coeur des jeunes filles, n'avait pas entamé les richesses de son âme. Elle aima donc sa belle-mère et son fils en prodigue qui ne craint pas de se ruiner; elle voua au docteur Le Bris une tendresse fraternelle, mais il lui semblait impossible d'aimer son mari: cela seul était au-dessus de ses forces; il valait mieux y renoncer. Non que le comte fût un homme désagréable; une autre que Germaine l'aurait trouvé parfait. De tous ses compagnons de voyage, il fut assurément le plus patient, le plus attentif et le plus délicat; un chevalier d'honneur chargé d'escorter une jeune reine n'aurait pas mieux fait son devoir. C'était lui qui disposait toutes choses pour la marche et pour le repos, réglait le pas des chevaux, choisissait les gîtes et préparait les logements. On marchait à petites journées, de manière à faire dix lieues en deux étapes.
Cette façon de courir pourrait user la patience d'un homme jeune et bien portant: don Diego ne craignait que d'aller trop vite et de fatiguer Germaine. Il était fumeur, je crois vous l'avoir dit. Dès le premier jour du voyage, il se réduisit à fumer deux cigares par jour, un le matin avant de partir, l'autre le soir avant de se coucher. Mais un matin la malade lui dit:
«N'avez-vous pas fumé? Je le sens à l'odeur de vos habits.»
Il laissa ses cigares à la première auberge, et ne fuma plus.
La malade acceptait tout de son mari sans lui savoir gré de rien. Ne lui avait-elle pas donné plus qu'il ne pourrait jamais rendre? Elle se répétait à tout propos que don Diego la soignait par devoir, ou plutôt par acquit de conscience; que l'amitié n'entrait pour rien dans toutes ses attentions; qu'il jouait froidement le rôle d'un bon mari; qu'il aimait une autre femme; qu'il ne s'appartenait pas; qu'il avait laissé son coeur en France. Elle songeait enfin que cet homme, si soigneux de la faire vivre longtemps, l'avait épousée dans l'espérance qu'elle mourrait bientôt, et elle s'indignait de le voir retarder de tous ses efforts l'événement qu'il hâtait de tous ses voeux.
Elle fut aussi dure pour lui qu'elle était douce pour tout le monde. Elle occupait le fond de la voiture avec la vieille comtesse. Don Diego, le docteur et l'enfant tournaient le dos aux chevaux. Si parfois l'enfant grimpait sur ses genoux, si la douairière, endormie par un mouvement monotone, laissait tomber sa tête sur cette épaule amaigrie, elle jouait avec l'enfant, elle berçait la douairière. Mais il ne fallait pas même que son mari lui demandât comment elle se trouvait.
Elle lui répondit un jour avec une cruauté sanglante: «Cela va bien; je souffre beaucoup.» Don Diego regarda le paysage, et pleura sur les roues de la voiture.
Le voyage dura trois mois, sans changer ni la santé ni l'humeur de Germaine. Elle n'allait ni mieux ni plus mal; elle traînait. Elle avait toujours son mari en grippe, mais elle s'accoutumait à lui. L'Italie entière passa le long de sa voiture sans qu'elle s'intéressât à rien, ni qu'elle voulût se fixer quelque part. Il est vrai qu'en hiver l'Italie ressemble beaucoup à la France. Il y gèle un peu moins, mais il y pleut beaucoup plus.
Le climat de Nice lui aurait fait grand bien. Don Diego avait déjà loué, sur la promenade des Anglais, une jolie villa peinte en rose, avec un jardin d'orangers en plein rapport. Mais elle s'ennuya de voir défiler au long du jour toute une population de poitrinaires. Les condamnés qu'on exile à Nice se font peur les uns aux autres, et chacun d'eux lit sa destinée dans la pâleur de son voisin. «Allons à Florence!» dit-elle. Don Diego fit atteler pour Florence.
Elle trouva que la ville avait un air de fête qui semblait narguer son malheur. La première fois qu'on la conduisit à la promenade, qu'elle entendit la musique des régiments autrichiens, et que les bouquetières joufflues lancèrent des fleurs dans sa voiture, elle reprocha durement à son mari de l'avoir exposée à un contraste si cruel. Restait Pise; on l'y porta. Elle voulut voir le Campo santo et le chef-d'oeuvre épouvantable d'Orcagna. Ces peintures funèbres, ces tableaux de la Mort, maîtresse de la vie, frappèrent son imagination. Elle sortit de là plus morte que vive.
Elle exprima le désir d'aller jusqu'à Rome. Le climat de la grande ville ne pouvait pas lui faire grand bien, mais elle semblait arrivée à ce point où le médecin ne refuse plus rien à son malade. Elle vit Rome, et crut entrer dans une vaste nécropole. Ces rues désertes, ces palais vides, ces grandes églises où l'on voit d'espace en espace un fidèle agenouillé, prirent à ses yeux une physionomie sépulcrale.
Elle partit pour Naples, et ne s'y trouva pas mieux. On l'avait logée à Sainte-Lucie. Le plus beau golfe de l'univers roulait et déroulait ses eaux bleues devant elle; le Vésuve fumait sous ses fenêtres; la place était bien choisie pour vivre et mourir. Mais elle supportait impatiemment les bruits de la rue, le cri aigu des cochers, le pas sonore des patrouilles suisses, et la chanson des pêcheurs. Elle maudit cette ville criarde et remuante où il n'est pas même permis de souffrir en paix. On offrit de lui trouver dans le voisinage une retraite plus tranquille; elle voulut chercher elle-même, et fit une débauche de mouvement qui l'épuisa en quelques jours. Le docteur admirait qu'elle eût résisté à tant de fatigues. Il fallait que la nature eût construit son corps avec des matériaux solides, ou qu'une âme bien vigoureuse retardât la ruine de cet édifice croulant.
On lui montra Sorrente et Castellamare; on la promena pendant huit jours de village en village sans la décider à faire un choix. Un soir, elle eut la fantaisie de visiter Pompeï au clair de lune. «C'est une ville dans mon genre, dit-elle avec un sourire amer. Il est juste que les débris se consolent entre eux.» Il fallut la traîner pendant deux heures sur le pavé inégal de la ville morte. C'est une promenade délicieuse pour un esprit qui se porte bien. La journée avait été belle; la nuit était presque tiède. La lune éclairait les objets comme un soleil d'hiver. Le silence ajoutait au spectacle un charme doux et solennel. Les ruines de Pompeï n'ont pas la grandeur écrasante de ces monuments romains qui inspirèrent de si longues phrases à Mme de Staël. C'est le reste d'une ville de dix mille âmes; les édifices privés et publics y ont une petite physionomie provinciale. En entrant dans ces rues étroites, en ouvrant ces maisonnettes, on pénètre dans la vie intime de l'antiquité, on est reçu en ami chez un peuple qui n'est plus.
Vous trouvez là dedans un singulier mélange du sentiment artistique qui distinguait les anciens et du mauvais goût qui appartient aux petits bourgeois de tous les temps. Rien n'est plus plaisant que de découvrir sous la poussière de vingt siècles des jardinets pareils à ceux des Invalides, avec le jet d'eau microscopique, les petits canards de marbre et la statuette d'Apollon au milieu. Voilà le domaine d'un citoyen romain qui vivait de ses rentes en l'an 79 de l'ère chrétienne! La gaieté champenoise du docteur s'ébattait doucement au milieu de ces curieux débris. Don Diego traduisait à sa femme les récits interminables du gardien. Mais l'impatience fébrile de la malade brûlait tout le plaisir du voyage. La pauvre fille ne s'appartenait plus; elle était à son mal et à la mort prochaine. Elle ne marchait que pour se sentir vivre, et ne parlait que pour entendre le bruit de sa voix. Elle allait en avant, revenait sur ses pas, demandait à revoir ce qu'elle avait vu, s'arrêtait en chemin et s'ingéniait à chercher des caprices que personne ne pût satisfaire. Sur les neuf heures, le froid la prit, et elle proposa de retourner à l'auberge. «Décidément, dit-elle, je veux mourir ici; j'y serai tranquille.» Mais elle s'avisa que le Vésuve n'avait peut-être pas dit son dernier mot, et qu'il pourrait verser une nappe de feu sur sa tombe. Elle parla de retourner à Paris, et se mit au lit avec un frisson de mauvais augure.
La douairière soupa auprès d'elle. L'enfant était couché depuis longtemps. L'aubergiste de la Couronne de fer invita les hommes à descendre à la salle à manger: ils y seraient mieux que dans une chambre de malade, et ils auraient de la compagnie. Le docteur accepta la proposition, et don Diego le suivit.
La compagnie se réduisait à deux personnes: un gros peintre français, gaillard de bonne humeur, et un jeune Anglais rose comme une crevette. Ils avaient vu rentrer Germaine, et ils avaient deviné sans peine de quel mal elle mourait. Le peintre professait une philosophie gaie, comme tout homme qui digère bien. «Moi, monsieur, disait-il à son voisin, si jamais je suis pris de la poitrine, ce qui n'est pas probable, je ne me dérangerai pas d'une semelle. On guérit partout, on meurt partout. L'air de Paris est peut-être celui qui convient le mieux aux poitrinaires. On parle du Nil: c'est les aubergistes du Caire qui font courir ce bruit-là. Sans doute la vapeur du fleuve est bonne à quelque chose; mais le sable du désert, on ne le compte donc pas? Il vous entre dans les poumons, il s'y loge, il s'y amasse, et bonsoir!… Vous me direz: mourir pour mourir, on a bien le droit de choisir la place. C'est une idée que je comprends. Avez-vous voyagé dans la régence de Tunis?
–Oui.
–Vous n'avez vu couper le cou à personne?
–Non.
–Eh bien, vous avez perdu. Voilà des gens qui tiennent à choisir leur place! Lorsqu'un Tunisien est condamné à mort, on lui donne jusqu'au coucher du soleil pour choisir l'endroit où il lui plaît d'avoir la tête coupée. De grand matin, deux bourreaux le prennent bras dessus, bras dessous, et l'emmènent dans la campagne. Chaque fois qu'ils arrivent à quelque joli coin de paysage, une fontaine, deux palmiers, les exécuteurs disent au patient: «Comment te trouves-tu ici? Il serait inutile de chercher mieux.—Allons plus loin, dit l'autre; il y a des mouches.» On le promène ainsi jusqu'à ce qu'il ait trouvé un endroit à sa convenance, et il se décide généralement au coucher du soleil. Il se met à genoux, les deux voisins tirent leurs couteaux et lui coupent familièrement la tête. Mais il a la consolation de mourir sur un terrain de son choix.
«J'ai connu à Paris une danseuse, fort bien portante du reste, qui était férue de la même idée. Elle s'était offert un terrain au Père-Lachaise. Elle allait le voir de temps en temps, et toujours avec un nouveau plaisir. Ses six mètres étaient situés dans un des plus beaux quartiers du cimetière; tous monuments bourgeois aux environs, et la vue sur la grande rue. Mais c'est surtout vous autres Anglais qui donnez dans ce travers-là. J'en ai rencontré un qui voulait se faire enterrer à Étretat, parce que l'air y est pur, qu'on y voit la mer, et qu'on n'y a jamais eu le choléra. On m'a parlé d'un autre qui achetait des terrains dans tous les pays où il passait, pour n'être pas pris au dépourvu. Malheureusement, il est mort dans la traversée de Liverpool à New-York, et le capitaine l'a fait jeter à l'eau.»
Don Diego et le docteur se seraient bien passés d'entendre ce discours, et ils allaient prier leur voisin de changer de conversation, quand le jeune Anglais prit la parole.