Kitabı oku: «Histoire des salons de Paris. Tome 4», sayfa 11
J'ai raconté plus haut les déjeûners donnés à Madame Mère et à l'impératrice Joséphine. La grande-duchesse de Berg, qui alors était en grande coquetterie avec M. d'Abrantès, voulut à son tour venir au Raincy. C'était comme un pélerinage que chacun voulait faire; la grande-duchesse de Berg y vint donc aussi, accompagnée de madame Lambert et de madame Adélaïde de La Grange, ainsi que de M. de Cambis, son premier écuyer. Le grand-duc, pendant ce temps-là, se battait tant qu'il pouvait à Iéna et autres lieux.
J'avais été en grande intimité avec la grande-duchesse de Berg à son arrivée à Paris; mais cette intimité avait été plutôt ordonnée par ma mère qu'amenée par la sympathie: nous étions déjà assez grandes l'une et l'autre pour causer, et elle ne connaissait ni mes habitudes d'études, ni mes goûts. J'avais d'ailleurs une amie, Laure de Caseaux156, ma sœur de cœur, avec qui j'étais liée depuis mon enfance, avec qui je passais ma vie; j'étais aussi très-liée avec mademoiselle de Périgord, toutes deux charmantes et bonnes jeunes filles, élégantes, et tout autre chose pour moi qu'une jolie jeune personne, à la vérité, mais seulement cela, et d'une ignorance qui allait jusqu'à la plus grande de tout… Cependant, comme la jeunesse est confiante, je me liai avec elle selon le désir de sa mère et de la mienne, ainsi que de son excellent oncle Joseph, chez lequel elle logeait, dans sa maison de la rue du Rocher, lorsqu'elle venait à Paris de Saint-Germain, où elle était en pension chez madame Campan, qui alors était l'institutrice la plus en vogue… Mais nos causeries étaient nulles, et le temps se passait, de sa part et de la mienne, à regarder et montrer son écrin, qui, déjà à cette époque, se trouvait très-remarquable pour une jeune personne (c'était pendant la campagne d'Égypte); cela, pour le dire en passant, me causait une petite douleur, car enfin quelle est la jeune fille de quatorze ans qui voit philosophiquement ce qui pare une autre jeune fille… Je ne sais si sa vanité en a beaucoup joui, mais moi je sais que mon amitié ne s'en est pas accrue; et toutes les fois que je rentrais chez moi en revenant de la rue du Rocher, je pensais à mes deux amies, si bonnes et si simples avec tout ce qui devait leur inspirer de l'orgueil, et qui jamais ne m'avaient fait sentir que ma fortune était au-dessous de la leur. Nous en vînmes, malgré tout cela, à nous tutoyer, Caroline Bonaparte et moi. Nous étions assez inconnues l'une à l'autre, cependant, et la suite m'a bien prouvé que pour elle, du moins, elle ne me connaissait pas du tout!.. surtout à l'époque dont je parle… lors de ces chasses du Raincy.
L'hiver fut terrible; malgré la rigueur du froid les chasses eurent lieu: je ne pouvais les suivre à cheval, étant dans un commencement de grossesse; mais je suivais en voiture découverte. C'était la même chose pour voir la chasse et même pour le daim, pauvre bête, qui s'en vint se faire prendre un jour jusque dans ma calèche, mais non pour autre chose qu'il m'importait beaucoup de connaître… La chasse eut un plein succès; la princesse dîna au Raincy et y passa la soirée. Nicolo Isouard y était; on fit de la musique; Nicolo et moi, nous chantâmes le beau duo de la Camilla de Fioraventi, et puis Nicolo chanta quelques-unes de ses jolies romances, entre autres une appelée le pauvre Hylas!.. Cette particularité de la romance d'Hylas, qu'une autre personne se rappellera sans doute comme je me la rappelle, lui prouvera que j'ai une excellente mémoire.
L'hiver fut brillant. Tous les ministres donnaient des bals et des fêtes superbes: le ministre de la Marine, surtout, se distingua des autres, en ce que son local était le plus magnifique de toute la troupe ministérielle. Quelles que fussent les inquiétudes de l'Impératrice, elle venait toujours à ces fêtes avec le front serein: il lui fallait parler à M. de Metternich, dont certes le cabinet, pour être forcément fidèle, n'en était pas plus ami; à M. le ministre de Wurtemberg, qui était, ainsi que celui de Bavière, dans la même position; à tout le corps diplomatique enfin, qui était notre ennemi, ou bien tellement lié à nos intérêts, que ceux qui nous étaient fidèles devaient craindre une défaite pour la France. Cela n'empêchait pas M. de Metternich de valser avec la grande-duchesse de Berg, M. de Cetto de donner sa charmante fille pour faire une nymphe dans un quadrille, et le ministre de Wurtemberg de faire la partie de l'Impératrice. Pour le gros Decrès, il circulait dans sa longue galerie, où il y avait de bien jolies femmes, mais aussi bien mauvaise compagnie: ce qui arriva, au reste, le même soir le prouvera.
Il y avait eu un souper, mais servi de telle sorte, que beaucoup de gens avaient faim… Vers trois heures du matin, deux ou trois femmes, qui connaissaient très-intimement le ministre de la Marine, dirent entre elles: Si nous allions chercher le ministre et nous faire donner à souper! On interroge les valets de chambre, qui répondent qu'il est dans le bal… Mais où est-il? C'était cependant bien lui, plus que le duc d'Orléans le père157, qui devait s'appeler la cathédrale de Reims! On regarde… l'un des jeunes gens qui donnaient le bras à ces dames se levait sur la pointe de ses pieds et le hélait tant qu'il pouvait… Enfin il dit un mot à l'une des trois dames, et tout à coup la troupe chercheuse disparut par une petite porte qui donnait dans l'intérieur des appartements.
– Où nous menez-vous donc? dit l'une des jeunes femmes; on n'y voit goutte.
Ils étaient en effet dans un corridor fort sombre, d'où l'on n'entendait déjà plus qu'imparfaitement le bruit de la fête… Le silence et l'obscurité régnaient dans cette partie de la maison… Le conducteur des jeunes femmes paraissait connaître admirablement tous les détours de cette vaste maison… Enfin, un bruit singulier se fit entendre…: c'était comme de la musique, mais barbare, dissonante, et tellement bizarre, que les femmes s'arrêtèrent pour écouter.
Le bruit venait d'une chambre contre laquelle elles venaient d'arriver; de vifs rayons de lumière se glissaient par l'intervalle de la porte mal jointe et venaient briller sur le satin blanc des souliers des jeunes danseuses… Tout à coup le jeune homme qui les avait guidées quitte le bras de celle qu'il conduisait, et, se coulant vers la porte, il l'ouvrit tout à coup en leur disant tout bas d'entrer; mais ce qu'elles virent leur donna d'abord un tel accès de joie rieuse, qu'elles ne purent qu'éclater, ce qu'elles firent si bruyamment, que celui qui était l'objet de cette fougue plaisante se prit à rire comme elles158.
Ce n'était ni plus ni moins que le maître du lieu… mais débarrassé des insignes de sa grandeur et tout simplement en habit de ville…; mais il n'était pas seul, et avait pour lui tenir compagnie trois fort jolies femmes dont la toilette de bal prouvait qu'elles venaient de la fête.
– Qu'est-ce que c'est donc que cette romance que vous chantiez à tue-tête? dit madame de M… au ministre… Je croyais que vous ne faisiez de la musique qu'avec votre porte-voix, vous autres gens de mer?..
– Ah! c'est… c'est ma chanson de haut-bord!.. Je la chantais à Madame.
– Ah! c'est joliment joli, dit la madame… et… Madame de T… se retourna à demi et lança un de ces coups d'œil impertinemment aristocratiques sur la madame, dont la langue se tint coi tout aussitôt… Madame de M… se leva et fit signe à ses compagnes.
– Dites-moi où nous pouvons trouver à manger, mon cher amiral, dit-elle au ministre, qui paraissait assez honteux de la descente faite par l'ennemi. Cependant, il comprit qu'il ne devait pas augmenter le ridicule de l'histoire, qui serait sûrement contée, et sonnant avec violence, il fit accourir deux ou trois valets de chambre auxquels il intima l'ordre de servir ces trois dames (les jeunes gens les attendaient dans le corridor). Decrès comprenait très-bien que ces dames n'étaient pas seules, mais il était loin de se douter que des officiers de son état-major fussent de la partie. Quand les dames quittèrent la chambre, la hardiesse lui revint.
– Voulez-vous entendre ma chanson? dit-il à madame de M…
– Non, non, s'écria-t-elle en se bouchant les oreilles.
– Vraiment! dit-il fort ironiquement; ah! vous venez à quatre heures du matin chercher un vieux libertin comme moi dans son antre, et vous vous en iriez comme vous y êtes venue? cela ne se peut pas.
Et il entonna d'une voix de Stentor le premier couplet… Les dames se sauvèrent aussi rapidement qu'elles le purent, y voyant à peine; mais leurs conducteurs les attendaient, et dans la crainte eux-mêmes d'être aperçus, ils les entraînèrent, mais pas assez promptement pour que leurs oreilles ne fussent frappées désagréablement par le poëme du dithyrambe ministériel.
C'était, au reste, l'homme le plus cynique et le plus dépourvu de toute retenue… Il avait de l'esprit cependant. Ses collègues ne le plaçaient pas très-haut; ses inférieurs le détestaient, et ses supérieurs n'en faisaient rien qu'un ministre premier commis.
Je voyais aussi beaucoup la maréchale Ney. Elle me plaisait par tout le charme de douceur qu'il y avait dans elle; son esprit était ce que je veux trouver dans une femme: il était fin et doux; elle y joignait des talents charmants. Enfin elle était une femme des plus agréables à avoir non-seulement dans son salon, mais dans son intimité. Je la préférais à sa sœur; elle était bien plus naturelle que madame de Broc.
Cherchant tous les moyens de reformer cette société qui était si désunie, j'en imaginai un nouveau: ce fut de faire trouver ensemble tous les enfants de ces jeunes mères qui se trouvaient être du même âge. Ma fille aînée avait alors six ans. Je fis faire en son nom des invitations à tous les enfants de son âge, et même à ceux de deux ans au-dessus et de deux ans au-dessous. Cette liste fut immense, et, dès la première année, nous eûmes près de soixante ou quatre-vingts enfants. On leur donnait les marionnettes, le singe savant, le général Jacquot, et puis à neuf heures et demie ou dix heures, on servait un ambigu où dominaient surtout les meringues, les plombières et les charlottes russes, et puis tout le bon petit peuple allait se coucher. Lorsque les enfants étaient partis avec leurs gouvernantes et leurs bonnes, les jeunes mères dansaient une ou deux valses, quelques contredanses, et puis à minuit on soupait et à deux ou trois heures on allait se coucher, heureux non-seulement de s'être trouvés et rapprochés par ce lien tout amical et presque saint de ces enfants, riant et jouant ensemble, formant ainsi entre eux pour l'avenir une chaîne d'amitié, une liaison que rien ne devait rompre. Tous les six janvier, jour de naissance de ma fille, la même fête avait lieu chez moi. À mesure que les années arrivaient les enfants grandissaient; les amusements changèrent aussi: les marionnettes, la lanterne magique, firent place à Olivier159, aux serins savants, à Fitz-James, et enfin, en 1813, dernière année de nos fêtes régulières du 6 janvier, ma fille aînée dansa le menuet de la cour avec Abraham, son maître. Les jeunes filles commençaient déjà à remplacer les enfants: il y avait même une sorte d'émulation parmi les jeunes personnes; quant aux mères, elles avaient toujours continué à remplacer les enfants dans ma grande galerie, où se donnaient toutes les fêtes du 6 janvier. Nous dansions, nous riions comme nos enfants… Hélas! nous riions sans doute, car nous ne pouvions pas prévoir la violence de l'orage qui s'avançait sur nous sombre et menaçant…
Le jour de Saint-Joseph, je donnais également une fête d'enfants à ma fille, mais bien moins nombreuse, à laquelle elle invitait seulement ses jeunes amies; nous dansions ensuite comme le 6 janvier, et nous nous amusions beaucoup plus que lorsque nous allions au bal chez le ministre de la Guerre ou de la Marine. C'était aussi la fête de l'Impératrice; et ma fille allait ordinairement la lui souhaiter.
La maréchale Ney donnait aussi des bals d'enfants et des bals déguisés. Un jour de carnaval de l'une des années précédentes, elle en donna un charmant auquel furent invités mes enfants. Je devais m'y rendre aussi, et après le départ de nos enfants nous devions jouer des charades en action.
Je fis faire à mes deux filles deux ravissants petits costumes de majas, l'un blanc, pour l'aînée, et l'autre blanc et rouge pour la cadette; je donnai ordre à leur gouvernante, qui était une Anglaise (mademoiselle Podewin160), de conduire ses élèves chez la maréchale Ney. Comme la maréchale Ney n'a pas de fille, les miennes n'allaient jamais chez elle comme chez madame de Rovigo et les autres femmes de cette époque. Ce n'était pas non plus mon cocher qui les conduisait: c'était le leur, qui ne connaissait guère que le chemin de l'hôtel à l'église Saint-Roch ou celle de l'Assomption, et puis celui du bois de Boulogne… Enfin mademoiselle Podewin, bien endoctrinée, part pour la rue de Lille, mais sans savoir justement l'adresse de la maréchale. Le domestique, qui était aussi celui de mes enfants, s'informe; on lui montre un fort bel hôtel, devant la porte duquel il voit plusieurs lampions. Mademoiselle Podewin dit au cocher d'entrer; la voiture roule dans une cour immense et s'arrête au bas d'un perron sur lequel s'avancèrent plusieurs domestiques, mais tous vieux, et couverts d'une livrée dont la couleur sombre ne rappelait en rien l'élégance de la maison de la maréchale, dont mademoiselle Podewin m'entendait souvent parler. Ces hommes entourent mes chères petites, qui, jolies comme deux anges avec leur costume de majas, avaient peur de ces vieilles figures et se serraient contre leur gouvernante tout en marchant et traversant de vastes salons meublés avec une élégance magnifique, mais sombres, peu éclairés, comme il aurait fallu qu'ils le fussent, pour une fête d'enfants surtout; et partout le plus profond silence.
Arrivés dans un salon plus gai que les pièces précédentes, mes enfants y trouvèrent deux valets de chambre qui demandèrent à mademoiselle Podewin quel nom il fallait annoncer.
– Mesdemoiselles Junot, répondit-elle, stupéfaite de cette solennité pour des enfants, et presque effrayée du silence singulier de cette maison.
– Mesdemoiselles Junot!.. dit le valet de chambre, d'une voix retentissante, en ouvrant les deux battants d'une vaste pièce très-éclairée cette fois. Mais ce ne fut qu'une raison pour ajouter à la stupéfaction de mademoiselle Podewin, et à la frayeur de mes petites filles.
Dans ce salon, meublé d'un velours cramoisi à crépines d'or et magnifiquement orné, étaient plusieurs hommes vêtus de noir, au visage sévère et presque tous vieux et laids, pour dire le mot, excepté l'un d'eux, mais dont la figure avait tellement la volonté d'être caduque, malgré l'âge de son possesseur, qu'il ne tenait qu'à lui de passer pour vieux s'il en avait eu envie dès cette époque… Une grande table ronde était au milieu de l'appartement; elle était couverte de papiers, et plusieurs hommes tout noirs écrivaient… D'un côté de la cheminée, était une femme qui avait dû être fort belle et dans laquelle on retrouvait encore des restes frappants de beauté; près d'elle, et comme une apparition fantastique au milieu de cette cohorte d'hommes sombres et sérieux, était une jeune fille vêtue de blanc, blonde, blanche comme un lis et jolie comme un ange… Elle voulait être sérieuse pour se conformer, on le voyait, au décorum d'une circonstance inaccoutumée. Toutefois, sa bouche de rose fut la première qui sourit à la vue du groupe qui vint tout à coup se jeter au milieu de la grave cérémonie… Devant la cheminée était un vieillard de taille moyenne, mais dont le dos était voûté, portant l'habit ecclésiastique et décoré de plusieurs ordres. Sur un petit manteau de taffetas noir était sur son dos une grande plaque qui disait qu'il était chanoine de Munster. Enfin mes filles étaient tout simplement chez le prince primat!.. Il logeait alors dans l'hôtel du prince Eugène, qui était, comme on sait, contigu à celui de la maréchale Ney, et ce même jour il mariait, c'est-à-dire fiançait son neveu, M. le duc Dalberg, à la jolie mademoiselle de Brignolé.
On sait comme le prince primat était excellent, et surtout poli et affectueux. Je le connaissais beaucoup, et il venait assez souvent chez moi; mais il n'était nullement connu de mes enfants, qui, à cette époque de leur vie, ne descendaient chez moi que lorsqu'il n'y avait personne: c'était dans la journée et le soir après dîner pour remonter à huit heures chez elles; mais aussitôt que le prince entendit prononcer mon nom, il s'avança vers mes enfants, accueillit parfaitement la pauvre miss Podewin, toute troublée de son aventure: car tout cela s'était succédé bien plus promptement que je ne mets de temps à l'écrire, et dans son phlegme anglais, qui ne se démentait jamais, elle ne comprenait rien à tout cela.
Ma fille aînée Joséphine161 fut celle qui se tira le mieux de l'affaire; elle était la filleule favorite de l'Impératrice, et fort souvent elle allait déjeûner avec elle aux Tuileries. Toutes les dames du palais adoraient sa gentille personne et son adorable visage d'ange. Madame de Brignolé la gâtait plus qu'une autre, ainsi que madame Dalberg. Aussi dès que Joséphine aperçut madame de Brignolé, elle courut à elle, lui montra son bel habit espagnol en satin blanc, avec de belles franges d'argent, et lui demanda où donc était la fête? Heureusement que la chose s'éclaircissait, car pendant ce temps Constance162 s'enhardissant, malgré sa timidité, demandait de sa douce voix au prince primat:
– Monsieur, où donc est le général Jacquot?..
Or il faut savoir que ce général Jacquot était un énorme singe, avec lequel, pour le dire en passant, le primat avait un air de famille très-prononcé.
– Qu'est-ce donc que le général Jacquot? dit le prince en se retournant vers plusieurs ecclésiastiques de sa cour, dont plusieurs, grands chanoines des premiers chapitres d'Allemagne, ne badaudaient pas souvent sur les boulevards…
– C'est un singe fort savant, répondit gravement un petit homme ayant les cheveux coupés en brosse tout autour de sa tête, et une petite figure dans laquelle on trouvait, ce qu'il avait en effet, prodigieusement d'esprit. C'était le futur M. le duc Dalberg, neveu du prince primat grand-duc de Francfort…
Ceux qui ont connu le prince primat doivent se rappeler sa bonté et son aimable accueil, chaque fois qu'on se trouvait avec lui… Il fut parfait pour mes petits masques, mais avec une telle recherche, que je lui en témoignai ma reconnaissance dès le lendemain matin. On s'expliqua: mademoiselle Podewin acheva d'éclaircir ce que disaient mes filles, dont l'une demandait des masques, entre autres, le grand sauvage, parce que les enfants qui se voyaient le plus souvent dans les intervalles de leurs petites fêtes se confiaient leurs déguisements, et celui du grand sauvage était celui du prince Achille Murat, que mes filles voyaient très-souvent, ainsi que ses deux sœurs: les confidences avaient eu lieu, et Joséphine demandait le grand sauvage; Constance s'en tenait au général Jacquot… Mais la voiture avait été renvoyée… et celles des personnes présentes ne devaient aussi, comme celle de mes filles, revenir les prendre que plus tard. Le prince voulait faire mettre ses chevaux, lorsque le duc Dalberg leva toutes les difficultés. Il donna l'ordre à deux valets de pied de prendre mes deux petites dans leurs bras et de les transporter dans la maison voisine, qui était celle de la maréchale Ney… et les deux enfants partirent toutes joyeuses et chargées de bonbons qu'elles n'osaient pas manger de peur de gâter leur belle toilette…
Elles firent beaucoup d'effet en entrant dans la fête. J'en étais fort inquiète… Je venais d'arriver à l'instant et ne pouvais m'expliquer la cause de leur absence, lorsque je les vis entrer, et miss Podewin me dit le motif de leur retard. L'aventure courut bientôt dans tous les salons et amusa autant que le singe savant et le général Jacquot…
Cette soirée chez la maréchale Ney fut charmante: les enfants furent heureux d'abord, et nous le fûmes de leur joie, de leur délire même, car il y avait des moments où ils trépignaient avec une sorte de frénésie lorsqu'Olivier faisait le tour du sac fermé ou des trois bobines… ou bien encore de l'anneau, dans une boîte à double fond et à bascule… Mais enfin, après avoir soupé, ils étaient allés se coucher. Après leur départ: – Que ferons-nous? dirent les jeunes mères; il n'est que onze heures…
– Des charades en actions, dit M. de Metternich163, qui, en sa qualité de jeune père, était du conseil. – Oui, oui, des charades en actions! – Et la maréchale nous fit ouvrir sa garde-robe, que nous explorâmes au grand chagrin de ses femmes, à en juger par le désespoir des miennes, lorsque la chose arrivait chez moi; mais aussi nous nous amusâmes beaucoup… Deux charades eurent surtout un succès complet: or-ange et pou-pon. La première fut représentée magnifiquement par la prise du Mexique ou du Pérou, je ne sais lequel; une scène du temple du soleil: tout cela était admirable; et puis le sacrifice d'Abraham; mais la seconde fut un triomphe. La première partie n'était pas facile à faire… Nous représentâmes Antiochus et Stratonice!.. le moment où le médecin juge, par la fréquence du pouls, de la passion du prince; nous y fûmes très-applaudis. M. de Brigode joua le rôle du père, comme s'il eût été à l'Opéra. Le pont fut représenté par l'action de Coclès, et enfin le poupon le fut burlesquement par M. de Palfy, faisant le nourrisson, et par Grandcourt, dont je n'ai pas encore parlé, mais qui aura tout à l'heure sa place, car il ne bougeait de chez moi, et certes on s'en amusait assez pour lui témoigner au moins de la reconnaissance par un souvenir: il faisait la nourrice.
Grandcourt était un petit homme qui, disait-on, n'avait pas d'inconvénient, et à qui j'en trouvais souvent. Il était raconteur, sot et pas mal glorieux. – De quoi? Je n'en sais rien. Il avait une grosse tête, un gros ventre et des jambes courtes; il allait partout; se disait amoureux de toutes les femmes jolies et jeunes, avec cette figure que je viens de vous dire, et soixante ans par-dessus.
Ce fut lui que nous chargeâmes du rôle de nourrice: on lui fit des appas avec deux oreillers, et il remplit très-convenablement son emploi.
Le poupon, ce fut le comte de Palfy, noble hongrois de haute naissance certes, et tenant à Paris un grand état; il y était fort à la mode, nous donnait des fêtes où nous nous amusions beaucoup, et se mit dans le monde élégant malgré quelques ridicules assez fortement prononcés qu'il avait: l'un des plus grands était l'état qu'il avait pris d'être un mangeur de cœurs des plus affamés, et de parler de ses bonnes fortunes un peu comme le chasseur de l'ours. Au résumé, il avait de l'esprit cependant, et M. de Metternich, qui se connaissait en hommes, m'en avait parlé avec une autre opinion que celle qui dirigeait le monde. Il avait cinq pieds sept à huit pouces, et avait une sorte de beauté: tout cela fit merveille dans le pouls-pont.
M. de Palfy me rappelle une circonstance assez plaisante qui lui est relative. On faisait encore quelquefois des mystifications; la mode en avait été fort active, et de temps à autre elle revenait encore. Un jour, à Neuilly, je demandai à M. de Metternich s'il ne trouverait pas mauvais qu'on plaisantât un peu avec M. le comte de Palfy; j'étais bien sûre de sa réponse, mais je n'aurais à cet égard rien voulu faire sans sa permission. Il me la donna grandement, parce qu'il était bien sûr que je ne ferais rien que de convenable. Je fis donc venir le gros Musson, qui était encore bien spirituel et bien amusant; nous le plaçâmes à côté du comte de Palfy. Au bout d'un quart d'heure je le vis me regarder et me faire signe d'une manière très-significative… je ne savais ce qui se passait à l'autre bout de la table; enfin je compris que Musson ne trouvait rien à dire au comte de Palfy… Cette idée s'empara alors de moi sous un aspect si bouffon, que je ne pus m'empêcher de la communiquer à M. de Metternich. Elle le frappa comme moi, et aussitôt nous voilà à rire, et bien autrement que si Musson avait parlé. En effet, quoi de plus comique que vingt-cinq personnes réunies autour d'une table pour entendre un homme qui se trouve muet!.. et qui est le mystifié au lieu d'être le mystificateur. Jamais je n'ai ri d'aussi bon cœur.
Nous nous amusions beaucoup à Neuilly; la proximité de Paris permettait de venir me voir à tous mes amis, même ceux qui n'avaient pas de chevaux. J'avais tous les jours vingt personnes à dîner, et quarante le soir, les jours d'opéra exceptés. On savait que j'allais au spectacle; je n'y allais pas toujours cependant; mais lorsque j'y allais, je revenais exactement le soir à Neuilly.
Nous jouâmes aussi des charades en actions, et M. Vautour eut entre autres un succès prodigieux. M. Vautour était le nom d'un vaudeville dans lequel Brunet jouait alors et faisait courir tout Paris. Un homme de ma société, fort aimable et fort spirituel, parent ou allié de madame d'Osmond164, M. Digneron de Saint-Furcy, me proposa un soir de faire une charade en action sur le mot vautour; ce fut lui qui la monta et l'organisa. La première partie fut représentée par le veau d'or, avec tout le luxe des costumes juifs et même leur exactitude. La seconde dura longtemps. M. Digneron faisait des tours d'adresse aussi bien qu'Olivier et Fitz-James; il se mit comme les Indiens qui étaient alors à Paris, devant une grande table à lui, et faite exprès pour ses tours: il nous en fit pendant une heure de ravissants, et puis pour le tout, Grandcourt s'était laissé arranger si bel et bien, qu'il ressemblait à Brunet parfaitement dans le rôle de M. Vautour. Il y fut très-applaudi.
Notre été fut très-brillant à Neuilly; nous jouâmes la comédie; il y venait encore plus de monde, ainsi que je l'ai dit, qu'au Raincy, en raison de la proximité de Paris. Un jour le maire de Surênes vint me prier de couronner la rosière: c'était une institution faite par madame des Bassyns, dans une affreuse circonstance de sa vie. Elle était en calèche et traversait Surênes en descendant d'une maison qu'elle habitait sur le haut de la montagne. Sa fille, âgée, je crois, de cinq ou six ans, était appuyée contre la portière de la calèche; elle s'ouvre: l'enfant tombe sous la roue, qui l'écrase sous les yeux de sa mère. La malheureuse femme, insensée de désespoir, serait morte sur la place sans les secours, les consolations de toutes les femmes de Surênes; une aussi immense douleur fut comprise par elles; toutes étaient mères, toutes avaient un cœur… Elles étaient bonnes, et leurs soins parvinrent à émousser la pointe trop aiguë du malheur qui frappait une mère… Revenue à elle-même après bien des mois, où sa raison fut presque égarée, madame des Bassyns sentit alors la reconnaissance qu'elle devait à ces femmes qui n'avaient pas eu peur de ce qui souvent effraie, la douleur d'une étrangère.
– Que puis-je faire pour cette commune? dit-elle un jour au maire.
– Leur rendre leur rosière, répondit-il.
Et madame des Bassyns fonda alors une rosière, puisque l'ancienne fondation n'existait plus. Voilà quelle était l'origine de cette rosière. J'acceptai en annonçant que je doublerais la dot, et que ce serait ma fille aînée qui couronnerait la rosière…
Ce fut une grande fête, non-seulement au château de Neuilly, chez moi, mais dans la commune de Surênes. Tout le pays était en émoi, et au château il y avait plus de deux cents personnes, car j'avais engagé tout ce que je connaissais, pour que la quête, que devaient faire madame Lallemant et madame la baronne de Montgardé, fût abondante. L'effet ne manqua pas… Elles eurent presque toute la quête en or, et firent deux mille francs… La cérémonie eût été superbe dans cette petite église, mais les rosières étaient aussi par trop laides; presque toutes étaient vigneronnes, et leurs bras étaient noirs comme ceux d'une négresse, le visage à l'avenant… Celle qui eut la couronne était plus jolie que les autres. Le lendemain de la cérémonie, elle vint dîner au château avec M. le maire; j'avais aussi invité le fiancé, mais il ne put venir: – Parce que, voyez-vous, me dit la rosière, il avait un mal de reins qui lui est tombé dans le talon.
Ceux qui connaissent le jargon, car c'est une langue à part, des paysannes des environs de Paris, sauront, peut-être, ce qu'elle voulait dire…
Sa parure était incroyable: elle portait son grand cordon bleu par-dessus un déshabillé de basin blanc, ayant des demi-manches qui tranchaient victorieusement sur des bras d'un pain d'épice parfait… Son bonnet, très-empesé, avec une fort belle valencienne, était surmonté par sa couronne, chef-d'œuvre de Nattier, et que ma fille avait offerte; la bonne rosière avait, je crois, dormi avec et ne l'avait pas quittée depuis le moment où l'archevêque in partibus de je ne sais plus quelle ville de Palestine l'avait bénite. On pourrait faire un portrait de cette jeune fille; mais faire comprendre le comique de sa tournure, c'est impossible.
En 1821, j'allai m'établir à Versailles. Je fis faire quelques réparations à la maison que j'occupai au Petit-Montreuil; un jour on me dit que la femme du serrurier qui avait travaillé pour moi demandait à me parler. Je la fis entrer; c'était une femme de bonne mine, encore jolie, et toutes les fois qu'on voyait sa main, on pouvait juger que la femme du serrurier ne mettait pas les mains à la forge.
– Madame la duchesse ne me reconnaît pas? me dit cette femme fort émue. Je la regardai… rien. – Non, lui dis-je, je ne vous ai même, je crois, jamais vue.
– Oh! madame!..
Et cette femme se met à pleurer.
– Je suis de Surênes!..
C'était ma rosière!..
Les maux de reins et de talon étaient tous deux partis; mais la dot et la fiancée, toutes deux restées, et le fiancé exempté de la conscription, à l'aide du mal de talon et du mal de reins… Ils s'étaient mariés, et M. Lebœuf était, en 1821, maître serrurier, très-achalandé, grande rue de Montreuil, vis-à-vis de l'église, à Versailles; leur établissement était bon, et je crois que ma seconde dot n'y avait pas nui.