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Kitabı oku: «Histoire des salons de Paris. Tome 4», sayfa 12

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Notre comédie allait très-bien à Neuilly; j'étais fort bien secondée par le général Lallemant, un de nos anciens acteurs de La Malmaison; il jouait admirablement… Michaud venait nous faire répéter nos rôles avec une bonté et une patience qu'on ne trouve que dans les grands talents, ainsi que l'un d'eux nous le prouve tous les jours165… Nous jouâmes surtout deux pièces qui firent le plus grand plaisir, Défiance et malice et les Rivaux d'eux-mêmes. Je faisais Céphise dans la première et Lise dans la seconde. Madame la baronne de Montgardé, qui depuis a obtenu de si brillants succès à Lormois, chez madame la duchesse de Maillé, dont l'admirable talent est un bon juge, faisait madame Derval; le général Lallemant, Derval; M. de Planard, l'auteur spirituel de tant de jolis ouvrages, et lui-même un si excellent homme et si sociable, M. de Planard remplissait le rôle de l'ami; quant à celui du maître d'auberge, il nous prouva qu'avec beaucoup d'esprit, jamais on ne peut ce que la nature se refuse à vous laisser faire. Millin, à qui j'avais donné ce rôle pour apaiser sa colère de ce que je ne lui avais pas donné celui de d'Héricourt, ne put jamais dire, sans au moins dix variantes, ce petit couplet de rien du tout, par lequel commence la pièce:

 
Allons, enfants! de l'activité, du zèle, etc.
 

Un jour Michaud lui demanda si c'était une gageure? – Si vous avez parié de mal jouer, vous avez gagné.

– Ce n'est pas de vous cela, dit Millin tout gonflé de colère, et quand je veux prendre une leçon dans Saint-Simon, je le lis à moi seul.

– Saint-Simon? dit Michaud étonné. Qu'est-ce que celui-là?.. Ce que j'ai dit, je l'ai pris en moi.

– Hum!.. hum!.. marmottait Millin… parce qu'il fait rire quand il joue, il croit qu'il peut me faire enrager ici comme un damné…

À partir du jour de la citation involontaire de Michaud, Millin se révolta, non pas en ne voulant plus jouer, comme j'ai vu faire à des gens de mauvaise humeur et mal appris; mais, à la première répétition, il s'avança jusque sur la tête du souffleur, et dit avec un sérieux d'autant plus comique qu'il était vrai:

– Je ne veux pas qu'on me corrige mon rôle, je le veux jouer comme je l'AI CRÉÉ!.. Ceux qui ne le trouvent pas bien… tant pis pour eux, ajouta-t-il en lançant un regard furieux sur Michaud.

Or, il faut savoir qu'ils étaient tous deux très-liés, et même amis intimes: aussi la paix revenait-elle entre eux à peine étaient-ils sortis du théâtre… Mais sur la scène le rôle de Millin était de nouveau le sujet d'une querelle… et ce rôle avait quatre-vingt-trois mots: nous les avions comptés.

M. de Planard était un homme fort jeune à cette époque et n'ayant encore fait qu'une pièce, mais qui déjà avait donné l'idée de son charmant talent: c'était la Nièce supposée… Il allait faire une pièce pour notre théâtre, avec un rôle pour moi… C'était le sujet d'une nouvelle de madame de Genlis: Nourmahal ou le Règne de vingt-quatre heures. Ce rôle, dans lequel on peut développer beaucoup de moyens, serait charmant à jouer pour une jeune femme ayant des talents. Les événements de Portugal, où le duc d'Abrantès faisait alors le beau traité de Cintra, empêchèrent la continuation de nos représentations.

Mais les alarmes furent courtes, car la gloire n'avait jamais abandonné nos aigles; nous étions toujours les maîtres de l'Europe, et l'orage ne grondait pas encore, s'il se faisait pressentir.

La vie habituelle, quelque changée qu'elle fût dans la haute société par les événements de la révolution de 1793, commençait donc à reprendre sa gaieté et ses coutumes même, quoique différemment mises en action, parce que les localités n'étaient plus les mêmes, et qu'on ne pouvait plus agir dans une maison à l'anglaise comme dans un vieux château de l'Auvergne ou du Dauphiné. Mais l'esprit français, ainsi que l'esprit de bonne société, trouve toujours à faire sa volonté quand il en a une déterminée, et l'on sait que chez nous celle de s'amuser est, à tous les âges, la plus enracinée de toutes. En voici la preuve dans une aventure très-plaisante qui arriva en 1810 ou 1811, et qui fit un grand bruit alors.

On sait combien les maisons de campagne sont nombreuses dans toute la partie du pays qui entoure la forêt de Sénart et même au-delà; c'est comme une chartreuse: les maisons, sans avoir la prétention d'être des châteaux, sont cependant assez grandes pour prendre le nom de maisons de campagne. Ce sont de ces maisons que je veux parler… Plusieurs familles amies se trouvaient habiter ces maisons, assez rapprochées pour faciliter des réunions fréquentes. L'une d'elles était à Rouvres, près de Montgeron, et appartenait à madame de Fontenille: elle l'habitait l'été avec son fils et sa fille, jeune personne vive, spirituelle et parfaitement aimable, un vrai trésor pour une société française, où la gaieté et la franchise sont habituellement la base de ce qui s'y fait et se dit.

La famille de madame de Fontenille était augmentée, pendant l'été, d'une vieille amie, dont le nom passera à la postérité, parce qu'il s'attache à une romance que la France entière et une partie de l'Europe ont chantée avec les larmes dans les yeux et la douleur au cœur! c'est la romance de Pauvre Jacques166! L'auteur était madame de Travanet167, femme d'esprit et de cœur, douée d'une imagination vive et facile à émouvoir, mais d'une bonté de caractère et d'une sûreté de commerce presque toujours, au reste, le partage des gens d'esprit avec la tête vive. Je n'ai peur que des têtes froides, moi; le cœur l'est souvent avec elles, et alors il est détestable.

La conversation de madame de Travanet était surtout amusante; elle avait une sorte de naïveté qui, à son âge, donnait beaucoup de piquant sans être ridicule à tout ce qu'elle disait. Comme on savait qu'elle était vraie et que ce qu'elle disait et faisait n'était pas de la manière, on en riait avec elle, et elle ne s'en fâchait jamais.

On était un soir réuni chez madame de Fontenille, et la conversation avait pour sujet l'enlèvement d'une jeune personne très-connue.

– Mon Dieu, dit madame de Travanet, combien je regrette de n'avoir jamais été enlevée!..

Chacun se récria.

– Pourquoi non? dit-elle tout tranquillement; chacune de vous le voudrait peut-être autant que moi pour la raison qui me le fait désirer. Je voudrais connaître les émotions qui vous agitent dans un pareil moment; ce doit être très-curieux!

Et la voilà qui, poursuivant son idée, et la retournant de cent manières, conclut à ce qu'elle regrette véritablement de n'avoir pas été enlevée.

– En vérité, lui dit M. de Folleville168, vous me feriez regretter de n'avoir pas été dans votre route, madame, il y a vingt-cinq ans!.. Je dis cela pour moi, ajouta-t-il en s'inclinant devant madame de Travanet.

– Bath! dit M. de Barral169, si Madame veut être vraie, elle nous avouera qu'elle a été enlevée au moins une fois en sa vie.

MADAME DE TRAVANET, naïvement

Non, je vous jure!

MADEMOISELLE D'ESCLIGNAC 170

Comment! pas même une fois!..

MADAME DE TRAVANET

Pas une seule!.. On doit faire une si drôle de figure!.. Que peut-on dire?

M. AMÉDÉE DE FONTENILLE

Ce n'est pas vous, madame, qui seriez embarrassée dans un pareil moment…

MADAME DE TRAVANET

Oh, maintenant!.. maintenant ne parlons plus de tout cela…

On ne continua pas plus longtemps la conversation sur ce sujet; mais rien n'en fut perdu pour toutes ces personnes désireuses de tout amusement et voulant ne laisser échapper aucune occasion convenable de se divertir…

Mademoiselle de Fontenille, la plus vive de toute la société, imagina sur l'heure même un projet dont l'exécution devait être admirable.

Le lendemain, toute la société de Rouvres alla à Crosne chez le duc de Brancas171 (Céreste); mademoiselle de Fontenille mit la duchesse de Brancas dans le secret. Le plan fut parfaitement organisé, rien n'y manqua. Quelquefois la gaieté ne se pouvait contenir en songeant au jour où la chose allait arriver; alors les rires redoublaient; et cette bonne madame de Travanet, qui était toujours heureuse du bonheur des autres, riait avec eux sans savoir que c'était elle qui faisait les frais de cette gaieté.

– Comme ils sont heureux! disait-elle à madame de Fontenille… Toute la conspiration fut ourdie dans le plus profond mystère, et cependant bien des conférences eurent lieu. Des demi-répétitions furent faites, et pour tout cela il fallait des courses à Montgeron, chez M. de Folleville, à Crosne, chez la duchesse de Brancas… Mademoiselle de Fontenille n'était plus un moment en place: elle était en course dès le matin; son frère, Amédée de Fontenille, était comme elle aimable et actif, et toujours prêt à rire.

Enfin tout fut terminé à la joie des conspirateurs, qui voyaient arriver avec bonheur le jour de l'exécution de leur plan; il avait été bien discuté, bien mûri; les rôles distribués, les lieux reconnus… Enfin tout était prêt et subordonné seulement au temps qu'il ferait; on fixa le jour, sauf cette seule exception.

On était alors en automne, dans ces journées où un rayon de soleil est tant apprécié! où une promenade a tant de charmes, car celle du lendemain est incertaine! Mademoiselle de Fontenille proposa d'aller faire un tour dans la forêt; tout le monde accepta par acclamation, on se lève, on prend les ombrelles, on met les chapeaux et les guêtres, et toute la société de Rouvres, réunie ce jour-là par hasard à celle de Crosne et de Montgeron, se mit en marche pour la forêt de Sénart172.

Une dame de Rouvres dont j'ai oublié le nom fut chargée, et pour cause, de madame de Travanet. Cette dame connaissait admirablement les détours de la forêt, et il le fallait pour ce qui allait suivre.

Madame de Travanet, appuyée sur son bras, était la première en avant de toute la troupe. Les jeunes personnes causaient tout en ramassant des fleurs; elles paraissaient rire de tout ce qu'elles voyaient sans donner le moindre soupçon même à la plus méfiante personne. Aussi madame de Travanet n'en eut-elle pas même l'ombre; elle causait vivement sur un sujet qui l'intéressait avec cette dame qui, pendant qu'elles marchaient, la conduisait vers le lieu du rendez-vous général, qui était dans le lieu le plus désert de la forêt, et le plus sauvage.

– Mon Dieu! pardonnez-moi de vous interrompre, dit tout à coup madame de ***, mais je crains que nous ne nous soyons égarées!

– Eh bien! il faut chercher notre route, dit madame de Travanet; il fait encore jour et nous pouvons très-bien retrouver notre chemin.

– Ce n'est pas sûr… mais en tout cas laissez-moi faire; je connais le pays. Je connais la forêt de Sénart comme mon jardin: ainsi n'ayez aucune crainte, prenez mon bras et laissez-vous conduire.

Madame de Travanet passa son bras sous celui de madame de *** et s'en alla toujours cheminant avec elle: – Je ne sais pas pourquoi je ne lui ai pas demandé, disait plus tard madame de Travanet, très-drôlement, pourquoi elle nous avait laissé perdre comme le Petit Poucet puisqu'elle connaissait la forêt de Sénart comme son jardin…

Cependant le jour baissait… La forêt, loin de s'éclaircir devant elles, devenait plus épaisse et plus sombre… Madame de Travanet était fatiguée… bientôt elle eut peur. Madame de *** convint enfin qu'elle s'était trompée et que maintenant elle reconnaissait qu'elles étaient au milieu de la forêt, dans le plus épais du fourré, et qu'à moins d'une rencontre impossible, elles devaient passer la nuit dans le bois.

– Passer la nuit dans le bois! s'écrie madame de Travanet toute tremblante à cette seule pensée…

– Mais que faire?

– Je ne sais; mais tout au monde plutôt que de passer la nuit ici… Il fait froid d'ailleurs…; je suis déjà gelée… Voyons, tâchons encore de retrouver notre route.

– Mais on n'y voit plus!..

– Ah! mon Dieu! mon Dieu!..

Pendant toutes les plaintes de madame de Travanet, la nuit s'était encore épaissie… on n'y voyait pas à dix pas de soi… Tout à coup on entendit du bruit.

– Ah! mon Dieu, qu'est cela? dit madame de Travanet tremblante en se serrant contre madame de ****…

– Ce sont des chevaux… une voiture!.. des lumières!.. Ah, nous sommes sauvées!

En effet, dans une large route de la forêt, on voyait s'avancer une fort belle voiture attelée de quatre chevaux, et entourée de plusieurs hommes dont l'habillement bizarre et fantastique renouvela la terreur de madame de Travanet, aussitôt que la lumière de plusieurs torches, que portaient quelques nègres qui suivaient la cavalcade, lui permit de distinguer les individus qui la composaient, et dont une partie était masquée… La peur de madame de Travanet était au comble…

– Que veulent donc ces gens-là, ma chère? disait-elle à madame de ***; comme ils vont lentement… on dirait qu'ils cherchent!..

En effet, quelques-uns des hommes qui entouraient la voiture se détachaient souvent pour entrer sous le fourré et regarder s'ils y voyaient quelqu'un… et là ils soulevaient chaque branche comme s'ils cherchaient une mouche.

Dans ce moment, la voiture et sa suite entrèrent dans la clairière. Madame de Travanet entraîna madame de ***, qui se laissa faire, dans un taillis, où elles se blottirent du mieux qu'elles purent…

Celui qui était à la tête de la troupe, magnifiquement habillé en Turc et si bien emmoustaché qu'on l'aurait pris pour Mahomet II, s'adressa à deux hommes qui étaient près de lui, et leur fit une question que les deux femmes ne purent entendre; mais la réponse fut claire et précise…

– Je vous assure sur ma tête, monseigneur, qu'elle est dans la forêt avec une amie. Elles se sont égarées… et sont même de ce côté, j'en suis sûr… Eh! tenez, les voilà!..

Et l'homme dirigeant une longue lance vers le fourré où madame de Travanet s'était cru bien à l'abri, il la montra au monseigneur, qui, en l'apercevant, fit une exclamation de joie. Madame de Travanet, confondue de tout ce qu'elle voyait, pensa un moment perdre la raison; mais son extrême terreur la soutint…

– Ces gens-là me croient riche, et je vais bien les attraper, dit-elle, quand ils vont voir qu'il n'y a que dix francs dans mon sac!.. Mais il est donc bien misérable, ce Grand-Turc, que ses ambassadeurs fassent dévaliser sur la grande route… Dans l'ancien régime, ma chère, ces coquins de païens-là auraient été pendus!..

Pendant ce colloque avec madame de ***, madame de Travanet, conduite respectueusement par deux Turcs, dont l'un était le duc d'Esclignac, et l'autre M. de Folleville, arrivait au milieu de la clairière, où elle trouva la belle voiture arrêtée, le marche-pied baissé, et tout préparé pour se remettre en marche… Madame de Travanet tendit alors sa bourse aux Turcs… elle ne savait comment les nommer, a-t-elle avoué ensuite:

– Messieurs, dit-elle en leur donnant sa bourse, bien fâchée assurément qu'il n'y en ait pas davantage…; si j'avais su faire votre aimable rencontre, certainement j'aurais peut-être mis…

– Comment, madame, nous prenez-vous donc pour des brigands?

– Moi, monsieur!.. à Dieu ne plaise, certainement!.. mais que voulez-vous que je pense en me voyant retenue malgré moi?

– Eh! quoi, madame, dit alors le Turc magnifiquement habillé, qui paraissait le chef de la troupe, ne vous vient-il aucune autre pensée en nous voyant autour de vous, remplis d'un respect profond, et n'étant que des messagers de bonheur, de paix et d'amour?..

MADAME DE TRAVANET

D'amour! à moi!.. Mais c'est une mauvaise plaisanterie, messieurs les Turcs!.. savez-vous bien que j'ai cinquante-huit ans?

Et tout de suite se penchant à l'oreille de madame de ***, elle lui dit rapidement: Je n'en ai que cinquante-quatre…; mais il est bon d'effrayer ces coquins-là… Malgré tout, ils sont polis, ajouta-t-elle, comme par manière de dire.

LE TURC

Votre âge, madame, n'est pas un obstacle qui arrêtera mon glorieux maître!.. il vous a vue, madame, il vous aime, et veut vous plaire. Il m'a dit son amour, car je connais toutes ses pensées. Je les approuve, et j'ai cherché le moyen de satisfaire la passion moi-même de mon glorieux Sultan, et de vous donner à lui.

MADAME DE TRAVANET posant un pied sur le marche-pied de la voiture et le retirant aussitôt. Elle fait cette manœuvre deux ou trois fois

Mais, monsieur, ayez donc quelque pitié d'une pauvre femme qui ne peut répondre à l'amour de monsieur votre maître… laissez-moi retourner à Rouvres, je vous en prie… je veux m'en aller…

LE TURC

Je causerais la mort de mon glorieux Sultan, madame, et… peut-être la mienne… car il a non-seulement la passion violente, mais brutale… et je courrais risque. (Il fait un signe avec son poignard.) Alors vous comprenez?.. voudriez-vous donc avoir l'excessive complaisance de monter dans cette voiture… ou je serais forcé… à mon inexprimable regret, de vous y mettre de force.

MADAME DE TRAVANET

Ah! mon Dieu! mon Dieu!..

MADAME DE ***, bas à son oreille

Allons, allons, ma chère, montez dans cette voiture! que voulez-vous faire?.. toute résistance est inutile…

MADAME DE TRAVANET

Hélas! je ne le vois que trop… (Au Turc.) Monsieur, je suis résignée…

Elle dit ce mot si drôlement, que le Turc, qui n'était autre que mademoiselle de Fontenille, pensa éclater sous son masque. On mit les deux dames dans la voiture de la duchesse de Brancas, et les chevaux l'emportèrent rapidement au travers de la forêt.

Le second acte de cette comédie devait se jouer dans un vieux château situé dans la forêt de Sénart, et appelé le château des Bergeries. Ce château, encore entier sous quelques rapports, n'était pourtant plus habité, ou ne l'était plus en effet que par un vieux concierge et sa femme. Le propriétaire l'avait bien destiné à être abattu, mais sa condamnation n'avait été prononcée que pour l'année suivante, et M. de Folleville, qui le connaissait, en avait reçu la permission d'y faire ce qu'il voudrait pour la mystification qu'on préparait à madame de Travanet. Ce château des Bergeries était une des fabriques les plus heureuses qu'on pût trouver sous sa main pour servir de théâtre à des scènes comme celle qu'on jouait. Mais pour faire juger à quel point on avait compté sur la peur de madame de Travanet, il faut dire qu'elle connaissait ce château, où elle avait été cent fois; car il était le but de presque toutes les promenades des personnes qui étaient dans les environs de la forêt de Sénart, et surtout de celles de Rouvres. Ce fut donc vers le château des Bergeries que la troupe turque dirigea sa course.

Lorsque la portière fut refermée et que les deux amies furent seules, madame de Travanet donna cours alors à toute son inquiétude. – Que veulent-ils faire de moi? répétait-elle.

– Vous épouser… vous emmener à Constantinople… il a nommé le Sultan…

– Bah! ils nomment toujours ainsi leur maître!.. N'allez-vous pas croire à présent que le Grand-Turc est amoureux de moi!.. la belle sultane que je ferais!.. Mais, grand Dieu! quel peut être cet homme?

– Écoutez donc, ma chère, il y a ici un nouvel ambassadeur d'Asker-khan, le grand chah de Perse… c'est peut-être lui!..

– Asker… hein! comment dites-vous?

– Asker-khan… c'est l'empereur de Perse.

– Mais, ma chère amie, la peur vous trouble la cervelle. Je ne suis jamais allée en Perse.

– Aussi ne vous parlé-je pas de lui, mais de son ambassadeur. C'est un bel homme qui devient très-facilement amoureux… mais il n'est pas d'une humeur facile… l'autre jour il allait faire couper la tête d'un de ses esclaves, parce qu'il avait cassé une assiette173.

– Ma chère amie, vous m'effrayez beaucoup… vous feriez mieux de garder vos histoires pour un autre jour… voulez-vous?..

Mais tandis qu'on l'effrayait dans la voiture, il arrivait une étrange chose au-dehors. C'est que la nuit était si noire, que les gens s'étaient égarés, et ne retrouvaient plus la route du vieux château où ils devaient passer le reste de la nuit.

– Que faire? dit mademoiselle de Fontenille; quel malheur! nous ne pouvons plus continuer notre pièce qui va si bien… et d'autant mieux que notre amie n'a pas froid, et qu'elle est tranquillement dans une bonne voiture.

– Ah! tranquillement, dit le duc d'Esclignac, c'est autre chose: car elle n'est pas brave; mais si elle ne l'est pas maintenant où elle n'a rien à craindre, que devait-elle éprouver lorsqu'elle était jeune et jolie?

– Il a raison, dit Amédée de Fontenille; mais savez-vous ce que je crains, moi, c'est que nous ne soyons rencontrés par de la gendarmerie ou par des gardes-chasses… savez-vous bien que nous serions tous arrêtés, et, en vérité, dans nos costumes, nous ferions une triste figure en entrant à Essonne!..

– Ah! mon Dieu, les gendarmes! dit sa sœur… et que leur dirions-nous?.. prendraient-ils de l'argent?

– Non, certes, je ne le pense pas! et s'ils en prenaient, je les ferais punir. Mais les gardes de la forêt sont à craindre plus encore que les gendarmes.

Mademoiselle de Fontenille, très-effrayée par ce que son frère lui disait, se remit en quête de plus belle pour retrouver un carrefour qui devait les mettre dans la bonne route… Rien n'était plus comique que de voir en ce moment vingt personnes rassemblées pour en effrayer une seule, l'être plus qu'elle… Mademoiselle de Fontenille fit rallumer une des torches qu'on avait éteintes pour ne pas attirer l'attention, et bientôt, en effet, on retrouva le carrefour qui indiquait la route à suivre; la voiture y roula aussitôt rapidement, et, au bout d'un quart d'heure, ils furent arrivés au terme de leur course, ayant joué le premier acte de leur drame burlesque.

Rien de ce que nous lisons dans les romans de madame Radcliffe, si parfaitement traduits par madame Victorine de Chastenay, n'avait été omis au château des Bergeries. Il est vrai qu'il y prêtait lui-même étonnamment, et que le concierge à lui seul, avec sa lanterne, son énorme trousseau de clefs avec lequel il vint ouvrir une grille rouillée et criant sur ses gonds, suffisait pour effrayer… Au moment où la voiture entra dans une cour remplie de hautes herbes qui empêchaient presque les roues de tourner, deux chiens hurlèrent plaintivement… Madame de Travanet tressaillit.

– Ah ça, dit-elle, ceci passe la plaisanterie… je ne veux pas être une héroïne de roman, moi! je ne suis ni Amanda, ni Rosalba, ni Fernanda: c'est odieux, tout cela… et fort ennuyeux!

À ce moment où la voiture s'arrêtait au bas d'un vieux bâtiment ruiné dont les murs tenaient à peine… le vieux concierge, son bonnet de laine à la main, conduisait respectueusement madame de Travanet et madame de ***, par un escalier étroit et tournant, dans un appartement où il y avait un bon feu et assez de lumières pour qu'elles pussent juger du délabrement du lieu où elles se trouvaient… le concierge les laissa seules. Alors madame de Travanet recommença ses doléances sur son ennui et son inquiétude, et surtout le motif pour lequel elle avait été enlevée.

– Mais par amour!.. ma chère, ne soyez pas si incrédule.

– On a la foi quand on a l'espérance, ma très-chère amie, dit madame de Travanet en riant… À mon âge, on ne me ferait plus que la charité en fait d'amour… et en quoi que ce soit je n'aime pas ce qui se fait par un sentiment de pitié: il n'a rien de noble, et encore moins rien de tendre.

– Mais votre esprit… vos talents…

– Mes talents, mon esprit, me feront des amis, parce que je les emploierai à leur amusement ou à leur bonheur…

– Enfin, ma chère, voyez ce que nous a compté l'autre jour madame de Genlis… À Berlin, un jeune homme de vingt-sept ans était amoureux d'elle, et voulait l'épouser.

– Eh bien! si elle y avait consenti, c'est elle qui eût été folle.

Dans le même moment, la porte du fond s'ouvrit avec fracas, et le Turc magnifique qui avait parlé à madame de Travanet dans la forêt entra dans la chambre. La pauvre femme, qui ne l'avait vu que masqué, faillit mourir de peur en voyant devant elle un homme d'une taille immense ayant des moustaches comme jamais elle n'en avait vu…

– Quelle effroyable tête! se disait-elle en elle-même; quel géant!..

Ce géant était mademoiselle de Fontenille!

Elle salua profondément à l'orientale, en mettant une main sur sa tête et l'autre sur son cœur, et remit une lettre à madame de Travanet, sentant l'essence de rose à en parfumer le vieux château pour dix ans… puis elle se retira toujours à reculons… pour mieux observer le respect et le décorum envers la sultane favorite, observa madame de ***.

Aussitôt que le Turc fut sorti de l'appartement, madame de Travanet ne sachant pas ce que tout cela devenait, car les choses commençaient à se brouiller dans sa tête, ouvrit la lettre avec précipitation, espérant au moins y trouver une explication.

Mais c'était une déclaration en forme adressée à madame de Travanet. On lui disait qu'on était à ses pieds; son esclave le plus soumis et… sollicitant sa main. La lettre était signée Habed-il-Roumann Schahabaham Badvildinn Dal-Ilcha-Bekir

Les expressions les plus brûlantes n'y étaient pas épargnées… Habed-il-Roumann Schahabaham Badvildinn Dal-Ilcha-Bekir n'osait pas se présenter à madame de Travanet sans son consentement, qu'il espérait, au reste… Mais pour qu'elle pût se prononcer avec plus de certitude, il la prévenait qu'il avait fait placer dans la chambre qu'elle occupait son portrait fait à deux âges différents, afin qu'elle pût juger de ce qu'il avait été et de ce qu'il était aujourd'hui.

En achevant la lecture de cette lettre, madame de Travanet ne put s'empêcher de regarder autour de la chambre, dont les murs lézardés ne laissaient voir aucune trace de ce qu'elle y cherchait. Enfin, près de la haute et antique cheminée, elle aperçut deux dessins au crayon noir, dont l'un représentait une très-belle tête de jeune Turc… Madame de Travanet s'arrêta devant ce dessin.

– Savez-vous qu'il a été très-beau, ce Turc, ma chère? dit-elle à madame de ***.

MADAME DE ***

Oui, sans doute!.. c'est dommage que son nom soit si long!..

MADAME DE TRAVANET, regardant toujours le portrait

Qu'est-ce que cela fait?.. et puis ce n'est pas un nom seul, c'est une suite de noms… c'est l'usage chez eux…

MADAME DE ***

Ah! mon Dieu, regardez donc cette horrible figure.

Madame de Travanet se retourne vivement, et voit en effet, de l'autre côté de la cheminée, le pendant de la jeunesse du Turc… il était hideux!.. On avait exprès chargé la laideur, et, dans le fait, la figure était horrible. Au bas était écrit: Tel que je suis maintenant…

– Vraiment, dit madame de Travanet, il nous la donne bonne! et moi aussi j'ai été jeune et belle: je pourrais m'en aller en quête d'un mari, en montrant mon visage de vingt-cinq ans; mais lorsque celui de cinquante-cinq se montrerait à son tour, on serait en droit de me dire que je suis une impertinente. Après tout, je suis fâchée pour lui qu'il soit changé de cette façon-là, car il était bien beau. Et elle retournait toujours au portrait du jeune Turc, qui était tout simplement la figure du jeune Turc mourant de Girodet, auquel on avait seulement ôté l'expression souffrante. Oui, répétait-elle, c'est vraiment dommage.

En ce moment, on entendit un prélude dans la pièce voisine. Ah! ah! dit madame de ***, on veut vous donner une sérénade… mais je crois qu'un bon souper et un bon lit nous feraient plus de bien que toutes les musiques du monde… Madame de Travanet, dont jamais l'aimable caractère ne se démentait, fut au contraire tout à coup ranimée par cette musique… elle quitta le portrait, et vint écouter de plus près… Qu'on juge de ce qu'elle dut éprouver lorsqu'elle entendit des voix bien connues et aimées chanter en chœur et en partie la romance si célèbre de Pauvre Jacques!

– Ah! s'écria-t-elle, ce sont nos amis!.. Les portes de l'appartement s'ouvrirent alors avec grand bruit, et tous les acteurs, les actrices, entrèrent en foule, et pressèrent madame de Travanet dans leurs bras, en lui demandant pardon du tour qu'on lui avait joué. Non-seulement elle le pardonna, mais elle fut la première à en rire… Elle regarda alors sans frayeur mademoiselle de Fontenille, dont les terribles moustaches l'avaient si fort effrayée.

– Et maintenant, lui dit Amédée de Fontenille en lui présentant une grande pelisse pour la préserver de l'air froid de la nuit, retournons à Rouvres, pour y faire réveillon, et puis ensuite nous irons nous coucher…

… On riait encore dans le monde de cette histoire, lorsque le récit d'une autre aventure détruisit la gaieté qu'avait inspirée celle de la forêt de Sénart. Elle est d'un haut intérêt: la voici dans tous ses détails… Comme les personnages dont il est question dans cette histoire sont pour la plupart existants et à Paris, je ne puis donc les désigner que par une lettre initiale.

La comtesse de M*** était une femme bien née, riche, ayant une bonne maison et la volonté de la faire trouver agréable; avec tous ces moyens on a ce qu'on veut à Paris. Aussi, quoiqu'elle ne fût plus jeune, madame de M*** avait un salon fort sociable, et sa maison était une de celles où un étranger se faisait toujours présenter…

Madame de M*** avait un frère plus riche qu'elle, et vivant dans ses terres. Son opinion était fort exagérée. Il avait fait partie de l'armée de Condé, et rentré en France, il fut assez heureux pour retrouver toute sa fortune qui lui fut rendue; M. de P*** ne cachait aucunement son opinion, prétendant que l'Empereur ne l'en estimait que mieux de savoir confesser sa vraie croyance. M. de P*** n'avait qu'une fille, qui devait hériter non-seulement de sa belle fortune, mais aussi de celle de sa tante.

M. de P*** mourut des suites d'une chute de cheval à la chasse; il n'eut que le temps de recommander sa fille à sa sœur, et de dire à mademoiselle de R*** que son dernier vœu était qu'elle demeurât fidèle à leur opinion sainte.

Mademoiselle Amélie de P*** avait dix-sept ans au moment où elle perdit son père. Elle était jolie sans être pourtant une personne très-remarquable. Elle était habituellement sérieuse, et son rare sourire frappait harmonieusement lorsqu'on le voyait éclairer son visage; sa taille était grande, svelte, sa tournure distinguée, et tout son ensemble enfin formait et présentait une personne agréable et dont tous les hommes auraient certes désiré l'amour, s'ils n'eussent été repoussés par une froideur qui annonçait que son cœur se donnerait difficilement.

Aussitôt que madame de M*** fut instruite de la mort de son frère, elle partit de Paris et alla chercher sa nièce dans le château qu'elle habitait. Elle la trouva accablée de son malheur et peu disposée à partager les plaisirs de la maison bruyante de sa tante. Son deuil était une excuse pour les premiers mois, mais enfin il fallut changer une façon de vivre qui blessait une parente que son père lui avait ordonné de considérer comme une mère… et dès qu'elle eut pris le demi-deuil, Amélie descendit chez sa tante.

165.M. Michelot, qui est si parfait pour nous au théâtre Castellane, et dont j'apprécie à un bien haut degré la patience et la bonne volonté… Nous lui en devons une grande reconnaissance.
166
  Elle fut parodiée ainsi:
Pauvre peuple, quand j'étais près de toi,Tu ne sentais pas ta misère;Mais à présent que tu n'as plus de roi,Tu manques de tout sur la terre.

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167.Femme, je crois, où belle-sœur de celui qui jouait si bien au trictrac. Il disait: C'est l'année… où j'ai fait une école.
168.Du château de Montgeron.
169.Mari de la jolie madame de Barral, maintenant madame de Septeuil.
170.Fille du duc d'Esclignac et de Fimarcon. Elle est sœur du duc d'Esclignac, mari de la jolie duchesse d'Esclignac, nièce de M. de Talleyrand et fille de son frère Bozon.
171.Le duc de Brancas était chambellan de l'Empereur: c'était lui qu'on appelait toujours le grand Brancas.
172.Cette forêt… cette forêt que vous appelez Sénart!.. comme dit Arnal dans cette pièce où il apporte un gros-bec mâle et un ibis de la Haute-Égypte.
173.C'est vrai: M. Jaubert arriva au moment et empêcha l'exécution; l'ambassadeur logeait rue Plumet, à l'hôtel de mademoiselle de Condé, sur les boulevards neufs, du côté des Invalides.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 mayıs 2017
Hacim:
301 s. 2 illüstrasyon
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/44054
Telif hakkı:
Public Domain
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