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Kitabı oku: «Histoire des salons de Paris. Tome 6», sayfa 7

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M. de Narbonne, que je vis le soir chez la marquise de Lucchesini, me confirma la chose. Il en avait été témoin à sa grande honte et regret…

Ce mariage étonna tout le monde. Madame Grandt n'était plus jeune, elle n'était plus belle même. Il ne restait plus de cette personne si renommée qu'un colosse de chair, portant perruque, ayant des yeux bordés de rouge, et en tout une personne très-peu désirable. Toutes les vieilles amies de M. de Talleyrand jetèrent flammes et feu. La duchesse de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame d'Yechsiwithz, madame de Coigny, tout ce monde fut désolé. Mais ce furent principalement les hommes. M. de Montrond surtout tenait madame de Talleyrand dans la plus belle des haines. Il y avait enfin un concert de reproches entre tous les amis de M. de Talleyrand, qui vint s'abattre sur M. de Narbonne, témoin du mariage.

– Pourquoi ne pas nous l'avoir dit? s'écriaient-ils tous…; nous serions venus embrasser notre ami et lui demander de ne pas faire cette folie.

– Mais je n'ai pas eu le temps, s'écriait M. de Narbonne. Songez donc que je n'ai eu que deux heures.

Lorsque madame de Talleyrand fut présentée à l'Empereur, elle vint à Saint-Cloud faire sa cour. En la voyant, l'Empereur fronça le sourcil, et lui dit assez durement:

– Madame, maintenant que vous êtes la femme d'un homme dont le nom vous impose des devoirs, j'espère que vous y songerez.

Madame de Talleyrand était probablement prévenue, et on lui avait fait la leçon, car elle répondit:

– Sire, je m'efforcerai d'imiter en tout Sa Majesté l'Impératrice.

L'Empereur ne répondit rien à son tour. Une fois mariée, madame de Talleyrand rendit la maison de M. de Talleyrand moins agréable. On savait ce qu'elle était avant ce mariage, et tout en la traitant bien, on lui donnait souvent le loisir de la réflexion en restant des soirées entières sans lui parler. Elle ne gênait pas enfin, et maintenant il fallait se gêner pour elle. Toutefois, cette crainte ne fut pas longue. M. de Talleyrand, qui, je crois, s'en était repenti avant de l'avoir fait, dit lui-même quelques mots qui guidèrent les amis même au delà des bornes prescrites. Mais de ce moment, néanmoins, la maison de M. de Talleyrand fut toute différente de ce qu'elle était.

DEUXIÈME PARTIE
M. DE TALLEYRAND SOUS L'EMPIRE, DE 1804 À 1807. – LE PRINCE DE BÉNÉVENT DEPUIS 1807 JUSQU'EN 1814

La situation de M. de Talleyrand pendant le séjour du Pape en France, lors du couronnement, fut très-délicate; mais il s'en tira admirablement, et même à Notre-Dame il ne craignit, ou du moins ne parut craindre aucuns souvenirs fâcheux. Peut-être lui-même les avait-il oubliés.

Un fait dont peu de gens se doutent, c'est que M. de Talleyrand perdit à l'Empire. Sous le Consulat, malgré les gardes qui étaient chez le second et le troisième consul, malgré leur rang dans l'almanach de l'année, même de l'Empire, M. de Talleyrand était, par le fait, le second personnage de l'État. Bonaparte avait une excessive confiance en lui, et il le lui témoignait par des soins tout à fait visibles pour ceux qui passaient comme moi leur vie aux Tuileries ou à la Malmaison. Je pensais dès lors que le nom de M. de Talleyrand était pour beaucoup dans cette considération que lui montrait le premier Consul. L'ancienneté, l'illustration de ce nom de Périgord, formaient une sorte d'auréole autour de la tête de M. de Talleyrand. Napoléon avait une grande mobilité dans de certaines parties de lui-même, et cette mobilité donnait lieu à des disparates étranges. Ainsi, par exemple, il voulait l'égalité parmi les hommes, et il vénérait les anciens noms. On a vu combien cette magie des noms a influé sur l'arrangement du château impérial.

Mais le crédit de M. de Talleyrand venait encore d'une autre cause. J'ai dit que je serais juste avec lui, et je le serai. Je reconnaîtrai que son esprit juste et fin avait su comprendre comment on devait flatter Bonaparte. Il ne le flattait que rarement, et alors c'était avec une telle délicatesse, qu'il n'en restait que le parfum et aucun des ennuis; ensuite il le servait comme il voulait l'être. Jamais une note violente ne partait immédiatement; jamais une lettre, commandée dans la colère, n'était écrite et envoyée comme le faisaient beaucoup de ministres, qui croyaient faire merveille en servant ainsi à la course. Ceci rentre bien dans ce que me disait, il y a bien peu de temps, un des hommes qui ont été le plus attachés à Bonaparte: – Le malheur de l'Empereur, me disait-il, est d'avoir été trop bien servi. En effet, que de préfets, que de ministres se hâtaient d'exécuter les ordres donnés dans un moment de colère!.. Que de fois on a détruit l'affection d'une province entière en exigeant, croyant mieux agir, vingt hommes de plus pour la conscription d'une année!.. M. de Talleyrand ne faisait point ainsi. Il attendait, pour envoyer une note ou une lettre, quelquefois vingt-quatre ou trente-six heures, et l'Empereur n'en était que plus satisfait.

Au moment où l'Empire fut proclamé, une chose assez remarquable, c'est la manière dont le corps diplomatique était composé, en le mettant en comparaison du corps diplomatique au moment du Consulat. C'était la base de la société de M. de Talleyrand que ce corps diplomatique, et il savait avec beaucoup d'habileté en tirer un grand parti; excepté le ministre batave, tout avait été changé.

Le comte de Cobentzell (Philippe), ambassadeur d'Autriche.

C'était un petit homme, habillé comme au temps de Marie-Thérèse, dont il parlait sans cesse; portant un manchon grand comme la main, ayant toujours ses habits garnis de la plus belle pelleterie du Nord, coiffé comme un as de pique; homme assez ordinaire et pas mal ridicule, ce qui pour le temps qui courait ne valait rien chez nous. Je ne sais trop pourquoi le cabinet de Vienne l'avait choisi; du reste, bon homme et fort attentif aux devoirs de politesse du monde.

Le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, était l'opposé du comte de Cobentzell. C'était un homme encore jeune, du moins assez pour n'avoir rien d'austère dans les manières sans être ridicule; on dit qu'il était d'une grande habileté en affaires, je le crois sans peine. Il parlait bien français, et en tout il comprenait la France. Sa femme était belle en intention, mais non pas en réalité. On voyait qu'en naissant elle avait fait ce qu'elle avait pu pour cela, sans pouvoir y parvenir; elle aimait la France, était joyeuse, et en tout plaisait assez.

Le marquis de Lucchesini, ministre de Prusse, était une énigme difficile à résoudre. Fort laid, et même d'une laideur repoussante et choquante, n'ayant qu'un œil, et dans l'autre une expression déplaisante, il était peu aimé de la société dans Paris, où il est meilleur d'abord de ne pas déplaire par les yeux pour avoir du succès par l'esprit. M. de Lucchesini en avait pourtant beaucoup, et même plus qu'il n'en fallait, car souvent sa finesse lui faisait dépasser le but. L'Empereur ne l'aimait pas, et en général on aimait mieux M. de Brockhausen, qui lui succéda. Madame la marquise de Lucchesini était une grande femme prussienne, ayant tout immense, excepté les yeux, qui étaient fort petits et qu'elle agrandissait tant qu'elle pouvait avec du noir récolté sur une grande épingle; ce qui faisait que ses yeux et son visage étaient souvent barbouillés comme celui d'un petit ramoneur: elle parlait comme un enfant, prétendait qu'elle ne pouvait pas dire Paris, et disait Pa-is, faisait la charmante, et annonçait trente-deux ans, tandis que son extrait de baptême disait cinquante. Mais il n'y a pas mort d'homme dans la découverte d'un petit mensonge comme celui-là, et comme elle était bonne femme on lui passait cela.

M. de Cetto, ministre de Bavière, était un honnête homme, ayant une femme qui était douce et bonne, disait son âge et n'avait de prétention qu'à remplir ses devoirs de mère de famille; ce à quoi elle réussissait à merveille.

La Russie n'avait qu'un chargé d'affaires en ce moment, qui était M. le chevalier Doubril. C'était un garçon fort habile, dit-on; mais la position difficile de la Russie au moment du couronnement empêchait cette puissance, ou du moins son représentant, d'être dans la société française comme il l'eût été sans cet empêchement.

Le bailli de Ferrette, ministre de l'ordre de Malte, était un homme qui représentait son affaire à merveille. On se demandait souvent si le bailli de Ferrette existait; il était incertain qu'il fût vivant pour beaucoup de gens; il était petit, maigre au point d'être diaphane, pâle et tellement fluet, que M. de Montrond disait qu'il était l'homme le plus hardi de France, attendu qu'il marchait quand il faisait du vent. Sa conversation était nulle, et pourtant, comme la tradition de toutes les coutumes de la bonne compagnie vivait encore en lui plus que son individu même, on l'aimait, et il était recherché pour le whist de M. de Talleyrand quand la partie habituelle n'était pas là.

Cette partie se composait de M. de Talleyrand lui-même, de M. le comte Louis de Narbonne, de M. de Montrond, de M. le prince de Nassau, de M. de Choiseul, de M. de Sainte-Foix et de M. de La Vaupalière.

Mais le plus important de tous était le duc de Laval: j'en parlerai tout à l'heure…

M. de Dreyer, ministre-ambassadeur de Danemark, était un homme d'une bonne attitude. Le Danemark avait toujours été ami fidèle de la France, et son ministre avait toujours été bien accueilli chez M. de Talleyrand, qui avait au suprême degré un talent inimitable pour ces nuances si difficiles à saisir, et qui souvent évitent des notes qui ne font qu'aigrir les esprits.

M. de Souza, ministre de Portugal, était un homme profondément instruit, honnête homme, n'ayant pas l'apparence pour lui, mais au fond un homme fort remarquable. Sa femme allait peu dans le monde, et pourtant elle y eût été admirablement placée: c'était madame de Flahaut, auteur d'Adèle de Sénanges et d'une foule de jolis ouvrages. Elle ne sortait que rarement, même pour aller chez M. de Talleyrand, dont cependant elle avait été l'amie la plus intime pendant longtemps et avant la Révolution. Cette liaison remontait à 1785. Madame de Souza était la femme la plus charmante et la plus agréable de causerie et de bonne compagnie que j'aie vue. Une seule personne me la rappelle encore, et ce n'est qu'en partie; comme j'établis une comparaison à son désavantage, je ne la veux pas nommer.

Le cardinal Caprara, légat du Saint-Siége, était un homme dont on ne pouvait dire que du bien, mais prélat romain au delà de tout. Il suivait à Paris les coutumes de la place d'Espagne et du Corso, comme il eût fait à Rome; du reste, c'était un homme fin et délié, un homme bien capable de jouer la partie de M. de Talleyrand, et même de lui rendre peut-être des points en fait de ruses et de contre-ruses.

Quant à l'Espagne, son VRAI ministre était un homme d'un aspect odieux nommé Don Eugenio Izquierdo. – Cet homme, d'une laideur tellement repoussante qu'il faisait fuir les enfants75 comme un épouvantail, avait l'âme de cette figure. M. de Talleyrand et ses alentours avaient pour cet Izquierdo un attachement que je n'ai jamais compris, car de le voir seulement me l'aurait fait prendre en aversion. Il s'occupait d'histoire naturelle, où il était, dit-on, fort habile; mais le réel de ses occupations à Paris était de conférer secrètement avec M. de Talleyrand et une autre personne de son intimité que je ne veux pas nommer. C'est par lui qu'une grande partie des affaires d'Espagne se sont traitées; le prince de la Paix avait une entière confiance en lui, et il était son chargé d'affaires en France, pour ce fameux traité qui devait donner le royaume des Algarves au prince de la Paix… Rien n'était plus ignoble surtout que la figure de cet Izquierdo! Je me le rappelle comme un cauchemar. – Comment l'Espagne ne l'a-t-elle pas jugé! – Il y a des destinées qui, en vérité, font murmurer contre la justice céleste… Izquierdo meurt dans son lit, et Riego meurt sur l'échafaud!..

En ajoutant à ce corps diplomatique ce qui devait nécessairement faire partie du nôtre en France, et qui allait chez M. de Talleyrand par devoir et par plaisir, comme les auditeurs qu'on envoyait en mission, on voit que sa maison était une des plus agréables de Paris. La princesse d'Yeckciwitz, sœur du prince Poniatowsky, était une habituée de la maison. Madame de Talleyrand ne l'aimait pas: elle en était jalouse comme une tigresse; et si la pauvre princesse avait eu deux yeux, elle les lui eût arrachés; malheureusement elle n'en avait qu'un. La pauvre femme avait pour M. de Talleyrand une de ces passions qui jettent un manteau de ridicules sur une femme, de manière qu'elle ne le dépouille jamais. Elle envoyait à M. de Talleyrand tout ce qu'elle trouvait de rare et de beau dans son chemin; cette manière de vivre n'enrichit pas quand on n'a pas une grande fortune. Ce fut le malheur de la pauvre princesse d'Yeckciwitz… elle fit des dettes, et même un beau jour il lui arriva un malheur comme cela pourrait échoir pour un fils de famille, le tout pour avoir fait des cadeaux à M. de Talleyrand. Le plus curieux de l'affaire, c'est que M. de Talleyrand, qui n'avait pas une passion pour elle, comme on le pense bien, ne faisait aucune attention aux raretés, qui même bien souvent s'en allaient figurer chez la duchesse de Courlande ou telle autre amie de M. de Talleyrand, qui à son tour en faisait des générosités. Je dis cela parce que je sais les voyages et malheurs arrivés à un superbe mandarin à la robe bleue, aux manches pendantes, aux yeux retroussés; cet honnête mandarin, qui coûta des sommes folles, fut donné par madame la princesse d'Yeckciwitz à M. de Talleyrand. – M. de Talleyrand le donna à madame la duchesse de Courlande; et madame la duchesse de Courlande, quoiqu'elle tînt avec tendresse à la moindre babiole qui lui venait de M. de Talleyrand, donna le magnifique mandarin à son amie de cœur madame la marquise de Sainte-Croix76, où je l'ai vu il y a peu d'années dans l'hôtel de cette dernière, rue Sainte-Marguerite au Marais.

Les vieilles femmes étaient une partie fort soignée du salon de M. de Talleyrand. À commencer d'abord par la sienne, qui n'était plus ni jolie, ni jeune, ni même agréable, on comptait une demi-douzaine de têtes qui chacune pouvaient réclamer pour leur part personnelle au moins la moitié d'un siècle. C'étaient madame de Luynes, madame d'Yeckciwitz, madame Zayombeck, madame de Balbi, madame de Laval… et quelques autres encore dont j'ai oublié les noms. – Madame de Talleyrand était à peine saluée par ces dames, au reste, qui ne s'en gênaient guère.

Le traité de paix qui suivit Austerlitz amena à Paris une quantité d'étrangers qui augmentèrent l'agrément de la maison de M. de Talleyrand, sans rien ajouter cependant au charme qu'on trouvait toujours à le rencontrer, lui, et quelques autres hommes de son intimité, passé une heure du matin; et lorsqu'on le trouvait de bonne humeur surtout, la bonne fortune était complète: alors il avait un laisser aller qu'on aurait pris pour une confiance arrachée par le charme que vous auriez exercé sur lui, lorsqu'au contraire il ne disait que ce qu'il voulait dire, et tout en ayant l'air de raconter malgré lui, c'était une nouvelle qu'il lançait dans le monde; mais n'importe, je me rappellerai toujours avec reconnaissance le charme que j'ai trouvé dans ces heures passées à l'écouter; jamais je n'ai rien rencontré de plus ravissant que cette causerie familière de M. de Talleyrand avec ses amis les plus intimes, M. de Narbonne, M. de Montrond, M. de Sainte-Foix. – Le prince de Nassau, tout conteur et menteur qu'il était, se soumettait à la loi que M. de Talleyrand semblait imposer. J'ai vu quelquefois toute une soirée ou plutôt toute une nuit, car on ne demeurait libre qu'à une heure, on ne soupait qu'à deux, et on n'allait se coucher qu'à quatre ou cinq, se passer sans que M. de Nassau fît un mensonge.

Un homme parfaitement aimable qui venait chez M. de Talleyrand, mais n'était pas Français ni de son intimité, c'était le comte Golowkin. Le comte Golowkin était spirituel, charmant, Français de bonne compagnie en tout… et, en vérité, un homme tout à fait désirable pour une maîtresse de maison, mais après cela menteur comme on ne l'est vraiment que très-rarement. C'était avec une perfection du genre que je ne pouvais comprendre quand je me le rappelais; car en l'écoutant il parlait si bien qu'on ne pensait pas au mensonge.

J'ai parlé tout à l'heure du duc de Laval: c'était un type dont le moule est brisé que M. de Laval; on lui a prêté une foule de mots qu'il n'a jamais dits, il y en avait bien assez des siens; mais M. de Laval était loin d'être un sot; il avait même un esprit à lui qui était assez original. Comprenant tous les jeux, les jouant, le whist surtout, de manière à se faire une fortune loyale et certaine avec ce jeu, il ne sortait jamais d'un sérieux aussi imposant que s'il eût traité de la paix ou de la guerre pour le premier des empires.

Mais son humeur était odieuse à supporter; personne n'en était à l'abri. M. de Talleyrand, sa sœur, la duchesse de Luynes, M. de Montrond et toute la troupe du whist y passaient sans appel pour peu qu'on fît une faute, et avec M. de Laval la faute arrivait souvent. M. de Montrond lui ripostait toujours: aussi avait-il fini par se soumettre un peu. Quant à M. de Talleyrand, il ne lui répondait pas. Madame de Luynes prenait l'affaire au sérieux, et alors la partie de whist devenait un combat de cris et de paroles injurieuses dites par M. de Laval, au grand amusement de toute la compagnie.

Comme je n'écris pas l'histoire politique de l'époque, je m'étends davantage sur les personnages qui formaient la société et conséquemment le salon de M. le prince de Bénévent: car tel était le titre enfin que l'Empereur avait conféré à M. de Talleyrand pour ses services rendus à l'État.

J'allais alors fort souvent chez M. de Talleyrand. J'aimais son esprit, j'appréciais son talent; et quoiqu'un homme de mes amis, d'un jugement supérieur, et qui le connaissait fort bien, me dît le peu de fond qu'on pouvait faire sur son dévouement à l'Empereur, Junot et moi, nous y croyions comme à un précepte de notre foi… Au moment où je partis pour le Portugal, je dînai chez lui; comme il était alors notre ministre, plus que celui de la Guerre, étant placée auprès de lui à table, il me parla de l'Empereur dans de tels termes que j'en fus attendrie, et le dis le soir même à M. d'Abrantès: «Cela ne m'étonne pas, me répondit-il… je sais qu'il aime l'Empereur, et Lannes aura affaire à moi s'il répète encore un mot comme celui d'hier.»

Ce mot avait été dit à dîner chez moi par le général Lannes, qui revenait de Lisbonne, où il s'était conduit comme un écolier, et où M. de Talleyrand lui avait probablement écrit ou dit quelques mots railleurs, selon la matière, qui, pour le dire avec vérité, était abondante. Avec le haut mérite du duc de Montebello, on peut convenir qu'il n'avait rien en lui qui pût convenir au négociateur. M. de Talleyrand l'avait vu, l'avait dit et avait bien fait; Lannes, qui n'aimait et ne supportait même pas une remontrance de l'Empereur, récusa, comme on le pense bien, celle de M. de Talleyrand. Cependant, tout brave qu'il était, M. de Talleyrand lui faisait peur au jeu de la parole. C'était une escrime à laquelle il n'était pas habile, et n'avait pour toute parade qu'une injure ou un jurement, ce qui ne prouve rien du tout, au contraire.

Nos relations avec M. de Talleyrand furent toujours ce que je viens de les montrer. De ma part, il y avait même un motif de plus pour m'en rapprocher. J'étais liée depuis l'enfance avec une de ses nièces que j'aimais et que j'aime toujours chèrement; aussi à mon retour de Portugal j'y allais assidûment…

Madame de Talleyrand crut un moment, et ce moment fut long, que c'était pour sa personne que j'allais si souvent chez M. de Talleyrand, et la voilà qui me prit dans la plus funeste des amitiés: car c'était une calamité que l'amitié de madame de Talleyrand; M. de Talleyrand saurait bien qu'en dire…

En conséquence, elle m'arriva régulièrement deux fois par semaine, venant le matin pour me voir plus intimement, venant le soir pour la convenance, disait-elle, et m'ennuyant toujours; ce que je ne pouvais lui dire et qu'elle ne voyait pas. Je me sauvais bien d'elle auprès de M. de Talleyrand, où j'étais sûre qu'elle ne me viendrait pas chercher, car elle le craignait et ne l'aimait plus: elle était même à cette époque déjà très-méchante pour lui; des caqueteurs prétendaient même qu'elle le battait, et l'un d'eux racontait qu'un jour M. de Talleyrand ayant mal aux dents d'une fluxion très-douloureuse, elle lui porta un coup violent dans la joue malade.

Un soir nous étions peu de monde chez M. de Talleyrand, M. Fox était encore au ministère. M. de Talleyrand nous raconta qu'il avait écrit la lettre la plus charmante pour annoncer qu'on avait découvert à Londres un homme qui voulait assassiner l'Empereur; cet homme était Français.

«J'ai fait mettre ce misérable en prison, ajoutait M. Fox; mais nos lois ne permettent pas de retenir longtemps en prison un étranger qui n'est coupable d'aucun délit en Angleterre. J'attendrai l'avis que vous me donnerez.» M. Fox disait encore dans sa lettre à M. de Talleyrand un fort joli mot qui prouvait l'horreur qu'il avait pour le crime que l'assassin méditait: «Je lui ai d'abord fait l'honneur de le prendre pour un espion,» disait le ministre anglais…

M. de Talleyrand, en parlant de ce fait comme d'une sorte de confidence, exaltait beaucoup M. Fox et sa loyauté. Le fait réel, c'est que M. Fox était un homme ayant l'âme élevée, et sans aucune de ces petites passions comme en nourrissait M. Pitt. M. de Talleyrand voulait répandre cette action de M. Fox pour qu'il lui revînt à Londres qu'on était reconnaissant de ce qu'il avait fait. L'Empereur fit encore plus; il lui fit adresser par M. de Talleyrand une charmante lettre qui fut même comme un chaînon repris et rattaché. Si M. Fox était demeuré plus longtemps en ce monde, il est certain que la paix aurait été signée de nouveau.

M. de Talleyrand quitta Paris pour suivre l'Empereur en Allemagne, après la bataille d'Iéna. Paris devint alors bien désert. Madame de Talleyrand, qui avait déjà Valençay, je crois, mais ne voulait pas aller si loin, prit une bicoque à la Muette où je me rappelle avoir été la voir. Je la trouvai dans une chambre où son gros et grand corps pouvait à peine se tenir. La conversation n'était pas tenable quand M. de Talleyrand n'y était pas…

Après son départ j'héritai de la partie de whist. Ces messieurs, qui avaient tous madame de Talleyrand dans la plus belle et cordiale aversion, ne voulurent jamais reprendre leurs soirées chez elle en l'absence de M. de Talleyrand, et comme indépendamment du goût commun à M. d'Abrantès et à ces messieurs pour le whist, ils étaient de ma plus intime société, on n'eut tout simplement qu'à ouvrir deux tables de jeu dans mon salon, et quoique les cartes fussent habituellement bannies de chez moi, je leur permis d'y entrer pour un temps…

M. de Talleyrand écrit rarement, mais il écrit bien, et cela se conçoit en l'entendant causer. Il lui arriva en Pologne une histoire fort comique qui donna lieu à une lettre charmante qu'il écrivit ici. Sa voiture s'embourba dans ces horribles chemins de la Prusse polonaise, et la voiture ministérielle demeura en panne comme la charrette d'un manant: on appela des soldats. – Il y fallait penser; la voiture était là depuis neuf heures du matin, et il était alors sept heures du soir. Un bataillon tout entier arriva, et la voiture fut soulevée et enfin arrachée de ce gouffre boueux dans lequel elle était tombée.

– Qui est donc là-dedans? demanda un soldat. – Le ministre des Affaires étrangères.

– Ah! ah! dit le premier, qui, à ce que croit M. de Talleyrand, était le gracioso du bataillon, pourquoi se mêle-t-il de venir faire de sa chienne de diplomatie dans un maudit pays comme celui-ci?

– C'est vrai ça, dirent tous les autres en chœur.

Ce que j'ai dit de M. Fox me rappelle un fait arrivé dans le même temps. Il y avait à Hambourg un émigré chargé par Louis XVIII de payer des pensions à de pauvres émigrés qui demeuraient soit à Hambourg, soit à Altona. Le comte de Gimel, nom de cet envoyé de Louis XVIII, était un homme comme la Restauration aurait dû en avoir beaucoup: c'était un homme dévoué à sa cause, mais avec honneur et loyauté, un vrai Français enfin. Le comte de Gimel était donc à Hambourg lorsqu'un jour, le 17 juillet 1806, un nommé Loiseau se présenta chez lui, et, sans préambule, lui offrit de venir à Paris pour assassiner l'Empereur. M. le comte de Gimel, révolté de cette proposition, le reçut avec horreur.

«Si vous n'avez pas d'autres moyens pour relever le trône des Bourbons qu'un lâche assassinat, monsieur, lui dit-il, allez ailleurs chercher des complices!»

Un ami de M. de Gimel, qui allait beaucoup chez le résident de France à Hambourg, lui raconta le fait, ce qui fit arrêter Loiseau et le fit conduire à Paris. M. de Gimel était un homme d'une noble et loyale opinion: des royalistes comme lui auraient fait aimer les Bourbons. Il mourut peu de temps après cet événement et fut mal remplacé jusqu'au moment où M. Hue, ancien valet de chambre de Louis XVI, vint lui-même à Hambourg pour inspecter les besoins des pauvres émigrés dont madame la duchesse d'Angoulême prenait soin.

Tilsitt vit faire un traité qui de nouveau devait donner de l'espoir pour la paix. M. de Talleyrand revint avec l'Empereur; la société de la rue d'Anjou reprit ses habitudes, et tout marcha comme par le passé. Toutefois une grande tempête se préparait du côté de l'ouest, et tout faisait présumer que ses éclats seraient terribles: l'Espagne annonçait une révolution… Ce fut en ce moment que Napoléon supprima le tribunat!..

C'est une délicate chose à toucher que cette affaire de la Péninsule. Avant d'en dire quelques mots, je parlerai de l'opinion de la France sur l'Empereur: elle était ce que peut-être elle n'avait jamais été. Sa force morale avait reçu à Tilsitt une augmentation tellement hors des proportions voulues, qu'il pouvait tout tenter. Cette amitié d'un souverain puissant, l'entrevue de Tilsitt, tout ce qui s'était passé dans cette campagne, où en dix mois Napoléon avait touché les bords de la Vistule et remporté des victoires qui suffiraient pour illustrer le règne entier d'un homme; le fait réel, c'est que depuis le couronnement de l'Empereur, jamais il ne fut aussi fort qu'en ce moment.

Les affaires de la Péninsule ont-elles été conseillées par M. de Talleyrand, oui ou non? voilà l'état d'une question fort délicate depuis longtemps livrée à la discussion politique… et personne ne l'a pu résoudre. Si j'interroge ma conscience, je réponds que je suis certaine que si M. de Talleyrand ne l'a pas conseillée, il l'a fortement approuvée. Je n'en veux pour preuve que les liaisons plus qu'intimes non-seulement de lui avec Izquierdo, mais de tous ceux qui l'entouraient avec cet homme, âme damnée du prince de la Paix… J'ai d'ailleurs trouvé dans les papiers de mon mari des fragments de lettre ayant rapport à sa mission secrète lors de notre premier passage à Madrid, en allant prendre possession de notre ambassade à Lisbonne; Junot fut alors chargé de plusieurs choses intimes pour le prince des Asturies (plus tard Ferdinand VII). Tout cela se tient, et assez pour que je puisse formuler une opinion sur cette terrible et mystérieuse affaire d'Espagne. Le duc de Lavauguyon, qui se trouva à Madrid avec Murat, nous a raconté de bien étranges choses. Tous ces fragments forment un tout sur lequel je suis assise, et je prends de là ma direction.

La prise du Portugal commença la prise de la Péninsule. Ce mot de prise on n'en voulait pas, car on choisit pour commander l'armée d'invasion l'homme qui était encore ambassadeur auprès de la reine de Portugal. Ce fut une mauvaise comédie dont personne ne fut dupe, mais qui ne s'en joua pas moins.

La marche de l'armée française sur Lisbonne fut un prodige. Le général Thiébault, chef d'état-major du duc d'Abrantès pour cette même campagne, et à qui l'armée doit tant de remerciements et de reconnaissance, peut dire si ce fut une promenade, comme l'ont dit quelques ignorants ou quelques serpents… un de ces reptiles qui ont toujours besoin de siffler, n'importe quelle action. Quoi qu'il en soit du plus ou moins de périls que l'armée a courus, tandis que nos aigles s'avançaient vers Lisbonne, Madrid grondait déjà sourdement pour annoncer cette terrible tempête qui devait amener quatre cent mille Français dans cette belle Espagne, pour y trouver la mort.

On sait déjà que ce n'était pas Charles IV qui était roi d'Espagne; il avait beau mettre au bas des cédules royales:

Yo el Rey, il n'était pas aussi roi dans la Péninsule que je suis maîtresse absolue dans ma maison. C'était Godoy.

Ce Godoy, détesté, méprisé des Espagnols, ce Godoy qui, pendant vingt ans qu'il fut privado, ne sut même pas donner une loi heureuse à sa patrie… Pas un chemin, pas un pont, pas un arbre planté en son nom!.. un silence de mort enfin couvrirait le nom de cet homme, si le cri de l'indignation ne s'élevait à côté de lui pour lui dire qu'il a fait le malheur de l'Espagne.

Cette haine générale n'était pas seulement le fruit de sa position de favori. Cette place de privado n'avait pas toujours été occupée par un homme inhabile; le duc d'Olivarès77, le duc de Lerme, don Juan d'Autriche, le frère de Charles II, montraient, avec le comte de Campo-Manès, ce qu'on peut produire avec la faveur, quand le bon grain tombe sur une bonne terre. Mais Godoy ne dut son avénement à la faveur du roi que par celle de la reine. Honte sur lui! criait la nation tout entière.

Et c'est de cet homme que Don Eugenio Izquierdo était non-seulement l'agent, mais l'ami… Et on sait comment Izquierdo était reçu chez M. de Talleyrand!.. Izquierdo!.. lorsque je pense à cet homme, mon cœur se soulève.

Godoy fut l'homme fatal de l'Espagne bien plus que Napoléon. Je connais l'Espagne et je l'aime; j'ai bien étudié tous ses malheurs, j'ai remonté à leur cause, et je crois pouvoir affirmer que Don Manuel Godoy est la principale cause de toutes les infortunes de la Péninsule, sous quelque forme qu'elle ait été frappée.

75.Mes petites filles, surtout la plus jeune, faisaient des cris affreux en le voyant.
76.Madame la marquise Des Corches de Sainte-Croix, mère du général Sainte-Croix et tante de madame du Cayla. Elle était sœur de M. Talon; c'était une femme supérieure, et l'amie la plus intime de la duchesse de Courlande, mère de la duchesse de Dino.
77.Le duc d'Olivarès laissa prendre le Portugal, mais ce fut après tout un grand ministre; s'il ne fut pas l'égal de Richelieu, il fut moins cruel, au moins, et cela compense.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 mayıs 2017
Hacim:
300 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/44676
Telif hakkı:
Public Domain
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