Kitabı oku: «Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux», sayfa 23
XL
Le Pelletier Saint-Fargeau
Voilà ce que Danton avait voulu éviter.
C'était cette épilepsie fanatique qui, à la vue du sang de Louis XVI, allait fonder en face de l'autel de la patrie le culte du roi martyr.
Voilà pourquoi il avait posé cette question:
«La peine, quelle qu'elle soit, sera-t-elle ajournée après la guerre?»
S'il avait obtenu ce sursis, d'abord la guerre ne finissait que quatre ans plus tard, en 1797, à la paix de Campo Formio.
Pendant ces quatre ans, la pitié, la miséricorde, la générosité, vertus françaises, faisaient leur œuvre.
Louis XVI était jugé et condamné, ce qui était d'un grand et solennel exemple. Mais il n'était pas exécuté, ce qui était un exemple plus grand et plus solennel encore.
Fonfrède ne comprit point, il se sépara de Danton, parla au nom de la Gironde et réduisit les trois questions à cette effroyable simplicité:
Louis est-il coupable?
Notre décision sera-t-elle ratifiée?
Quelle peine?
Elles obtinrent ces trois réponses, plus laconiques encore que les demandes:
Est-il coupable? – OUI.
Notre décision sera-t-elle ratifiée? – NON.
Quelle peine? – LA MORT.
Maintenant le salut de la France était dans l'unité.
Par qui et à quelle occasion faire prêcher cette unité?
L'occasion était trouvée: les funérailles de Le Pelletier Saint-Fargeau.
Restait à désigner l'orateur.
Il fallait pour cela un homme dans le passé duquel on ne pût pas trouver trace d'une idée contraire à l'unité.
Or il y avait un homme qui n'était apparu que deux fois à la Chambre pour y annoncer deux victoires, et qui chaque fois avait été reçu au bruit des applaudissements.
Une troisième fois il s'était levé et était monté à la tribune pour apporter son vote, et son vote, il l'avait formulé d'une voix si ferme, que, quoique ce fût un vote de clémence, il avait été écouté sans murmures.
Il avait dit:
– Je vote pour la prison perpétuelle, parce que ma profession de médecin m'ordonne de combattre la mort, sous quelque aspect qu'elle se présente.
Quelques voix même avaient applaudi.
Cet homme s'asseyait sur les mêmes bancs que la Gironde.
On s'était demandé quel était cet homme, et l'on avait appris que c'était un médecin nommé Jacques Mérey, envoyé par la ville de Châteauroux.
À la suite de cette conversation qui eut lieu au pied du lit de Mme Danton, Danton décida que l'homme qui prendrait la mort de Le Pelletier Saint-Fargeau pour prétexte de l'unité serait Jacques Mérey.
Jacques Mérey accepta le rôle actif qu'il avait joué jusque-là dans la Révolution. On ne lui avait pas encore permis de développer son talent d'orateur.
L'était-il, orateur? Il n'en savait rien lui-même: il allait s'en assurer.
L'éloge était beau à faire. Pour arriver à cette vie d'unité dont la République avait si grand besoin, il avait fait pour l'enfant un plan d'éducation et de vie commune qui suffisait à sa gloire.
Le Pelletier avait une fille: elle fut solennellement adoptée par la France et reçut le nom sacré de fille de la République; ce fut elle qui, sous les voiles noirs et accompagnée de douze autres enfants, conduisait le deuil.
Et, en effet, c'était à des enfants de conduire le deuil de celui qui avait consacré sa vie à cette grande idée: donner une éducation sans fatigue à une enfance heureuse.
Le corps était exposé au milieu de la place Vendôme, à la place où est aujourd'hui la colonne. La poitrine du mort était nue afin que tout le monde pût voir la blessure; l'arme qui l'avait faite, tout ensanglantée encore, était à côté.
La Convention tout entière entourait le cénotaphe; au son d'une musique funèbre, le président souleva la tête du mort et lui mit une couronne de chêne et de fleurs.
Alors à son tour Jacques Mérey sortit des rangs, rejeta en arrière sa belle chevelure noire, monta deux marches, mit un pied sur la troisième, s'inclina devant le mort, et, d'une voix qui fut entendue de tous ceux non seulement qui remplissaient la place, mais qui occupaient les fenêtres comme les gradins d'un immense cirque, il prononça les paroles suivantes3:
«Citoyens représentants,
»Laissez-moi d'abord vous féliciter de l'unanimité que vous avez fait éclater aux yeux du monde qui avait les yeux fixés sur vous, le lendemain de la mort de Capet. Un roi égoïste a pu dire insolemment un jour: l'État, c'est moi. La Convention, dévouée au grand principe de l'unité, a pu dire depuis huit jours: la France est en moi.
»Toutes les grandes mesures que vous avez prises ont été prises à l'unanimité.
»À l'unanimité vous avez voté, le 21 janvier, l'adresse annonçant aux départements la mort du tyran; rédigée par la Convention, elle prend et donne à chacun de nous sa part de la mort qui a rendu la liberté à la France.
»Unanimité pour le vote des 900 millions d'assignats à émettre; unanimité pour la levée de 300 000 hommes; unanimité pour la déclaration de guerre à cette orgueilleuse Angleterre qui a osé envoyer ses passeports à notre ambassadeur.
»Maintenant la France a compris la grandeur de sa mission. Il ne lui reste pas seulement à défendre la France contre la ligue des rois, il lui reste à fonder l'unité de la patrie, l'indivisibilité de la République. Point de vie sans unité; se diviser, c'est périr!»
Ce que venait de dire Jacques Mérey répondait si complètement à la pensée générale, qu'il fut interrompu par d'unanimes applaudissements.
«La France a trop longtemps souffert de ses divisions sous la prétendue unité royale pour croire à l'unité d'une monarchie, et c'est pour cela qu'elle a voté l'abolition de la royauté, la fondation de la République, la mort du tyran.
»La France ne peut admettre non plus comme applicable à son gouvernement ni l'unité fédérative des États-Unis, ni l'unité fédérative de la Hollande, ni l'unité fédérative de la Suisse.
»Peut-être la chose était-elle possible avec la France divisée en provinces; elle est devenue impossible avec la France divisée en départements.
»Royalisme et fédéralisme sont deux mots sacrilèges. Seul un meurtrier de l'humanité peut les prononcer. Et remarquez bien que jamais ce problème de l'unité n'a été posé devant un grand empire; 89 n'y pensait pas; nous y répondrons tous en 93.
»Le sphinx est là sur la place de la Révolution.
»Devine ou meurs!
»Unité, avons-nous répondu en lui jetant la tête d'un roi.
»Et cependant rien ne nous guidait que le génie de la France.
»Rousseau, lumière insuffisante! Son Contrat social dit: unité pour un petit État.
»Son Gouvernement de la Pologne dit: fédéralisme pour un grand.
»Qu'était l'ancienne France? une royauté fédérative; et Louis XI seulement a commencé l'unité.
»Si Louis XI eût vécu de nos jours, il eût été républicain et membre de la Convention.
»Qui a proclamé le premier l'unité indivisible de la France le 9 août 91?
»Notre illustre collègue Rabaut-Saint-Étienne. Inclinons-nous devant le précurseur.
»La Gironde, à qui j'ai l'honneur d'appartenir en 92, veut quitter Paris menacé par les Prussiens; une défaillance était permise dans ces jours de deuil; elle avait rallié l'Assemblée presque entière à son opinion. L'arche de la France, le palladium de ses libertés, allait chercher un refuge dans ces riches et fidèles provinces du centre qui avaient abrité la royauté de Charles VII contre les Anglais.
»Un homme, un seul, dit non. Il est vrai que cet homme est un géant.
»Devant le non de Danton, Paris se rassura et demeura immobile.
»Le canon de Valmy fit le reste.
»Le christianisme lui-même, qui avait de si puissants moyens d'unité, n'est arrivé qu'à fonder la dualité.
»Il a fait un peuple de rois, de princes, d'aristocrates, de riches, de privilégiés, de savants, de lettrés, de poètes, le monde de Louis XIV, de Racine, de Boileau, de Corneille, de Molière, de Voltaire, et, au-dessous de ce peuple d'en haut, le peuple d'en bas, le peuple des esclaves, des serfs, des misérables, le peuple pauvre, abandonné, sans culture, ne sachant ni lire ni écrire, n'ayant pas une langue mais des patois, et ne comprenant pas même la langue dans laquelle il demandait à Dieu son pain quotidien.
»Je sais bien qu'un voile couvre encore cette grande question de l'unité; nous marchons vers l'idéal, mais avant d'y arriver nous avons à traverser comme tant d'autres une forêt ténébreuse défendue par tous les monstres de l'ignorance, une région inconnue que l'éducation répartie à tous pourra seule éclairer.
»Nous n'avons soulevé qu'un coin du voile, et ce que nous voyons nous montre une civilisation flottant à la surface, une lumière ne pénétrant pas jusqu'aux couches inférieures de la société. Nous avons inventé le théâtre populaire, nous avons décrété les fêtes nationales, mais celui qui est mort lâchement assassiné allait nous donner l'enseignement public, la première tentative d'éducation de la vie commune.
»Était-ce son génie, était-ce son cœur qui lui avait révélé ce grand secret de l'avenir?
»Je n'hésiterai point à dire que c'était son cœur qui l'avait élevé au-dessus de lui-même, par la bonté d'une admirable nature; l'assassin royaliste a deviné que ce cœur contenait la pensée la plus généreuse et la plus féconde de l'avenir. Il l'a frappé au cœur. Mais il était trop tard, le projet de Le Pelletier ne mourra pas avec lui. Il nous l'a légué. Nous ferons honneur à la confiance qu'il a mise en nous.
»Et remarquez, citoyens, que le projet de Le Pelletier n'est point une théorie, c'est un projet positif applicable dès demain, dès aujourd'hui, à l'instant même.
»Il n'y aura jamais d'égalité et de fraternité réelle que là où la société aura fondé une éducation commune et nationale; c'est l'État qui doit donner cette éducation dans la commune natale, afin que le père et la mère puissent le surveiller en ne perdant pas l'enfant de vue.
»Celui qui est couché là et qui nous entend, si quelque chose de nous survit à ce qui a été nous, avait vu ce triste spectacle de l'enfant pauvre, grelottant et affamé, à qui la porte de l'école était close et à qui le pain de l'esprit était refusé parce qu'il n'avait pas de quoi payer le pain du corps.
»Plus que tous tu as besoin d'instruction, lui criait la tyrannie, puisque tu es plus pauvre que tous; tu demandes l'éducation pour devenir honnête homme et citoyen utile; ramasse un couteau et fais-toi bandit!
»Non, si l'enfant est pauvre, il sera nourri, habillé, instruit par l'école; la misère ici-bas, nous le savons, c'est le partage de l'homme; elle doit le poursuivre, elle doit l'atteindre, mais quand il sera assez fort pour lutter contre elle. La misère s'attaquant à l'enfance est une impiété. L'homme a des fautes à expier. À l'homme le malheur, mais l'enfant doit être garanti du malheur par son innocence!
»Les Grecs avaient deux mots pour rendre la même idée: la patrie pour les hommes, la matrie pour l'enfant.
»L'éducation au Moyen Âge s'appelait castoiement, c'est-à-dire châtiment. Chez nous, l'éducation s'appellera maternité.
»Bénissons l'homme honnête et bon qui a fait descendre la Révolution jusqu'aux mains des petits enfants, qui leur fait téter la justice avec le lait, qui leur assure qu'éloignés du sein maternel ils n'auront plus ni faim ni soif, et qui, en leur retirant la mère de la nature, leur donnera deux mères d'adoption, la Patrie et la Providence.»
Le discours de Jacques Mérey, tout humanitaire et si peu en harmonie avec ceux qui se faisaient à cette époque, produisit un grand effet. Danton l'embrassa; Vergniaud vint lui serrer la main; Robespierre lui sourit.
Le convoi immense, se déroulant d'un bout à l'autre de la rue Saint-Honoré, soulevait partout un deuil réel.
Et, en effet, tous ceux de ces hommes dont l'œil pénétrait quelque peu dans l'avenir savaient bien que cette union dont Jacques Mérey avait fait l'éloge n'était qu'une union momentanée. Vergniaud avait dit: La Révolution est comme Saturne: elle dévorera tous ses enfants. Et tous les girondins, les premiers, s'attendant à être dévorés, avaient le pressentiment de leur mort prochaine. Ce deuil, ces funérailles, c'étaient leurs funérailles, c'était leur deuil; seulement, cette terre qu'ils arroseraient de leur sang serait-elle stérile ou féconde?
Ils pouvaient bien se faire alors cette question avec inquiétude, puisque aujourd'hui, soixante-quinze ans après que ce sang a coulé, nous nous la faisons encore avec désespoir.
Le Pelletier avait les honneurs du Panthéon. Sur les marches, le frère de Le Pelletier prononça en signe de séparation éternelle le mot: «Adieu!»
Et, sur le corps du martyr, sur la blessure encore ouverte, sur l'arme qui l'avait frappé, montagnards et girondins firent le serment d'oublier leur haine, et se jurèrent, au nom de l'unité de la patrie, union et fraternité.
XLI
La trahison
Un mois s'écoula, pendant lequel les promesses faites sur le corps de Le Pelletier Saint-Fargeau furent loyalement tenues de part et d'autre. La Gironde avait encore la majorité morale. Quoique Robespierre eût déjà l'influence révolutionnaire, Danton et ses cordeliers faisaient, selon qu'ils se portaient à la droite ou à la Montagne, la majorité numérique.
Mais, au milieu de ce calme douteux, on voyait tout à coup briller un éclair, ou tout à coup on entendait un roulement de tonnerre. La foudre ne tombait pas, mais on la sentait suspendue au-dessus de la France.
Cinq ou six jours après l'exécution, on apprit tout à coup que Basville, notre ambassadeur à Rome, dans une émeute que le pape n'avait rien fait pour réprimer, avait été assassiné.
Un perruquier l'avait frappé d'un coup de rasoir.
La nouvelle coïncidait avec l'arrivée à Rome de Mesdames Victoire et Adélaïde, filles du roi Louis XV et tantes du roi.
Le pape Pie VI fit comme Pilate, il se lava les mains du sang de Basville, mais justice ne fut pas faite du meurtre.
Il y avait longtemps que la France avait à se plaindre de ce pontife bellâtre, qui se faisait comme les courtisanes de Rome une figure avec du blanc et du rouge, qui portait frisés à l'enfant ses cheveux autrefois blonds, devenus blancs; qui, adorateur de sa propre beauté, laquelle n'avait pas nui à son avancement dans sa scandaleuse jeunesse, avait voulu, en montant sur le trône pontifical, prendre le nom de Formose, et qui ne s'était arrêté dans ce désir que par l'atroce réputation qu'avait laissée le premier du nom, dont Étienne VI déterra le cadavre pour lui faire son procès; pape étrange qui, plus colérique encore que Jules II bâtonnant ses cardinaux, souffletait son tailleur parce que sa culotte faisait un pli.
Pie VI avait fortement contribué à la mort de Louis XVI, en l'encourageant dans sa résistance dont il lui faisait un devoir, et le jour où il mourut à Valence, sur cette terre française qu'il avait ensanglantée, il eut à répondre du demi-million d'hommes que nous a coûté la guerre de Vendée.
Grand bruit à la Convention pour le meurtre de Basville. Kellermann, tout brillant encore des rayons de Valmy, est envoyé à l'armée d'Italie, et, en prenant congé de la Convention, dit au milieu des applaudissements:
– Je vais à Rome!
Puis, vers la fin de février, bruit dans Paris à propos de la création d'un nouveau milliard d'assignats.
Baisse des assignats, hausse des marchandises, l'ouvrier ne recevait pas plus et, au contraire, recevait moins, le boulanger et l'épicier lui demandant davantage.
Paris demande en vain le maximum, mais le 23 février Marat imprime:
«Le pillage des magasins à la porte desquels on pendrait les accapareurs mettrait fin à ces malversations.»
Le lendemain, on pille les magasins et, sans l'intervention des fédérés de Brest, on pendait les marchands.
Après une séance assez orageuse, la Gironde obtient que les auteurs et les instigateurs du pillage seront poursuivis par les tribunaux.
Mais le coup terrible fut en même temps l'insurrection vendéenne et la trahison de Dumouriez.
À l'est, le sabre autrichien; à l'ouest, le poignard de la Vendée; au nord, l'Angleterre; au sud, l'Espagne.
En partant de Paris, Dumouriez avait dit:
– Je serai le 15 à Bruxelles, le 30 à Liége.
Il se trompait. Nous l'avons dit, et plus grand que nous l'a dit avant nous. Dumouriez se trompait: le 14 il était à Bruxelles, et le 28 à Liége.
Les instructions de Dumouriez étaient: Envahir la Belgique, la réunir à la France.
Mais ainsi la Révolution marchait trop vite et la question se trouvait par trop simplifiée.
Les Belges sentent si bien qu'ils sont dans la main de la France, et que cette main est une main amie, qu'ils offrent les clefs de Bruxelles à Dumouriez.
– Gardez-les, répondit Dumouriez, et ne souffrez plus d'étrangers chez vous.
Paroles à double entente; dites contre les Autrichiens, elles pouvaient, elles devaient être, elles furent interprétées contre la France.
Les Français, tout libérateurs qu'ils étaient, n'étaient-ils pas des étrangers pour les Belges?
Là commençait la trahison de Dumouriez.
Quinze jours après, la Convention recevait une adresse couverte de trente mille signatures demandant, quoi? LE MAINTIEN DES PRIVILÈGES. Nous avons toujours eu l'inégalité, nous la voulons toujours.
La lecture de cette pétition produisit à la Chambre la première tempête sérieuse qu'il y eût eu depuis la mort du roi.
Les girondins appuyèrent la pétition belge, et invoquèrent le respect du principe de la souveraineté des peuples!
Danton se leva, Danton fit signe qu'il voulait parler. En trois pas il fut à la tribune, puis sa tête puissante, railleuse, apparut échevelée et menaçante.
– Ô Gironde, Gironde! dit-il, seras-tu donc toujours esclave de principes étroits et qui ne sont pas faits pour notre époque? Ne vois-tu pas que la révolution marche à pas de géant? que 93 a laissé loin derrière lui 92? que 91 est à peine visible pour nous dans les brumes du passé? que 90 se perd dans la nuit, et que 89 est de l'antiquité? Oublies-tu que les quatre ou cinq mille lois qui ont vu le jour dans cette période ont été faites au point de vue de la royauté constitutionnelle et non pas au point de vue républicain? Nous sommes républicains depuis trois mois, nous sommes libres depuis six semaines, il est temps que nous entrions dans une nouvelle période et que nous soyons révolutionnaires.
»Le principe de la souveraineté des peuples, dis-tu, ô honnête mais aveugle Gironde! est-ce que les Belges sont un peuple? La Belgique royaume indépendant est une invention anglaise. L'Angleterre ne veut pas l'indépendance de la Belgique, elle a peur de la France à Anvers et sur l'Escaut. Il n'y a jamais eu de Belgique, il n'y en aura jamais; il y a eu et il y aura toujours des Pays-Bas. Le peuple belge n'est-il pas souverain, souverain indépendant et libre? Et tu réclames pour lui la liberté, Gironde! C'est la liberté du suicide.
»Le peuple belge! continua Danton, mais à quoi reconnaîtrez-vous qu'il y a là un peuple? à un confus assemblage de villes? Mais les villes n'ont jamais pu se grouper sérieusement en province.
»Ne voyez-vous pas d'où part le coup?
»De cet ennemi éternel que trouvera sans cesse la religion devant elle, du clergé.
»Clergé dans la Vendée, clergé en Belgique, clergé à Paris, contre-révolution partout.
»C'est le clergé des Pays-Bas, dirigé par van Cupen et Vaudernot, qui a armé le peuple contre Joseph II, qui, plus belge que les Belges, voulait les débarrasser de leurs moines.
»Que voulait Joseph II? Ouvrir l'Escaut. L'Europe, l'Angleterre en tête, fut contre lui; alors il tenta de faire deux grands ports d'Ostende et d'Anvers; il avait compté sans les jalousies municipales du Brabant, de Malines, de Bruxelles. Divisés, les Belges voulurent rester divisés. Ainsi périt l'Italie, par la jalousie, la haine, la division.
»D'ailleurs, qu'est-ce que trente mille signatures pour trois millions d'hommes? Ne reconnaissez-vous donc pas dans cette adresse le credo des jésuites? Entendez-vous le jésuite Feller qui non seulement crie, mais qui imprime:
»"Mille morts plutôt que de prêter ce serment exécrable: Égalité, liberté, souveraineté du peuple!—Égalité, réprouvée de Dieu, contraire à l'autorité légitime; —liberté, c'est-à-dire licence, libertinage, monstre de désordre; —souveraineté du peuple, invention séduisante du prince des ténèbres."
»Et c'est cette même population fanatique qui, en octobre, encombrait Sainte-Gudule, montant à genoux, pour l'anéantissement de la maison d'Autriche, le chemin du Saint-Sacrement, c'est elle qui hurle aujourd'hui contre la France.
»Ô Belges! malheur à vous, malheur à ceux qui vous trompèrent; les cris de vos arrières-petits-enfants maudiront un jour votre mémoire.
»Eh bien! je vous le dis, ce sont toutes ces fausses appréciations de notre droit révolutionnaire qui nous perdent. Donnons la main aux peuples qui sont las de la tyrannie, et la France est sauvée, et le monde est libre; que vos commissaires pleins d'énergie partent cette nuit, ce soir même; qu'ils disent à la classe opulente: "Le peuple n'a que du sang, il le prodigue; vous, misérables, prodiguez vos richesses." Quoi! nous avons une nation comme la France pour levier, la raison comme point d'appui, et nous n'avons pas encore bouleversé le monde! Je suis sans fiel, non par vertu, mais par tempérament. (Et son petit œil étincelant, déchiré par un éclair, se tourna presque malgré lui sur Robespierre.) La haine est étrangère à mon caractère; je n'en ai pas besoin. Ma force est en dehors de la haine. Je n'ai de passion que le bien public. Je ne connais que l'ennemi, battons l'ennemi. Vous me fatiguez de vos dissensions. Je vous répudie comme traîtres. Appelez-moi buveur de sang, que m'importe! Avant tout conquérons la liberté, mais non pour nous seuls, pour tous. Que des lois prises en dehors de l'ordre social épouvantent les rebelles. Le peuple veut des mesures terribles, soyons terribles avec intelligence pour empêcher le peuple de l'être aveuglément. Organisez séance tenante votre tribunal révolutionnaire; que demain vos commissaires soient partis; que la France se lève, coure aux armes; que la Hollande soit envahie; que la Belgique soit libre malgré elle, s'il le faut; que le commerce de l'Angleterre soit ruiné; que le monde soit vengé!»
Vergniaud s'apprêtait à répondre et à discuter la question de droit. Il retomba sur son banc, écrasé par les applaudissements qui éclataient non seulement de toutes les parties de la salle, mais des tribunes.
On vit que Danton avait quelque chose à dire encore.
Et, en effet, il était resté les deux mains appuyées sur la tribune, la tête inclinée sur la poitrine, ses vastes flancs soulevés par de profonds soupirs.
Il releva la tête, l'expression de son visage avait complètement changé. Un abattement profond s'était emparé de sa personne.
– Citoyens représentants, dit-il, ne vous étonnez pas de ma tristesse: ma tristesse n'est point pour la patrie; la patrie sera sauvée, dussions-nous y périr tous. Mais, tandis que je viens vous demander la vie d'un peuple, la mort est chez moi, la mort inflexible, inexorable, qui marque du doigt sur la pendule les heures qui restent à vivre à la personne que j'ai le plus aimée au monde. À nul de vous, dans un pareil moment, je n'oserais dire: «Quitte le lit d'agonie de ta femme et va où la patrie t'appelle, avec la certitude qu'à ton retour tu ne la trouveras plus.»
Et de grosses larmes, des larmes véritables, coulèrent de ses yeux.
– Eh bien! continua-t-il d'une voix rauque et altérée par les sanglots, envoyez-moi en Belgique, je suis prêt à partir; car moi seul puis quelque chose sur l'homme qui nous trahit et sur le peuple que l'on trompe.
De tous côtés ces cris retentirent:
– Pars! pars! punis Dumouriez, sauve la Belgique!
Danton fit signe à Jacques Mérey et s'élança hors de la Chambre.
Jacques Mérey rencontra Danton dans le corridor. Danton l'entraîna dans le cabinet d'un des secrétaires.
Ils étaient seuls.
Danton se jeta dans les bras de son ami. En tête à tête avec lui, il n'essayait pas de lui cacher ses larmes.
– Ah! lui dit-il, c'est toi que j'aurais dû envoyer en Belgique; mais, égoïste que je suis, j'ai besoin de toi ici.
– Pauvre ami! dit Mérey, lui serrant la main.
– Tu as vu ma femme hier, dit Danton.
– Oui.
– Comment va-t-elle?
Mérey fit un mouvement d'épaules.
– S'affaiblissant toujours, dit-il.
– Tu n'as aucun espoir de la sauver?
Jacques Mérey hésita.
– Parle-moi comme à un homme, lui dit Danton.
– Aucun, dit Jacques.
Danton poussa un soupir tiré du plus profond de son cœur.
– Combien de jours penses-tu qu'elle puisse vivre encore?
– Huit jours, dix jours, douze peut-être; mais une hémorragie peut l'emporter au moment où elle s'y attendra le moins.
– Mon ami, lui dit Danton, tu as tout entendu. Je pars; je vais essayer de sauver la Belgique que je plains, et Dumouriez que j'aime malgré moi. Tout ce que la science a de ressources, emploie-le pour prolonger sa vie. Ne m'écris pas: elle est morte ou elle va mourir; non, rien, laisse-moi dans l'ignorance, c'est le doute; le doute, c'est encore l'espérance.
Jacques Mérey fit signe d'obéissance.
– Si elle meurt, continua Danton d'une voix étouffée, embaume son corps, dépose-le dans un cercueil de chêne qui s'ouvrira avec une clef; puis dépose le cercueil dans un caveau provisoire. À mon retour, je lui achèterai une tombe définitive; mais, avant de la rendre pour toujours à la terre, je veux… je veux la revoir.
Jacques lui serra la main et détourna la tête; à son tour il pleurait.
– Tu promets de faire tout ce que je demande? demanda Danton.
– Je te le jure, dit Jacques.
– Attends encore, reprit Danton.
Mérey fit signe qu'il écoutait.
– Nous sommes des hommes, nous, dit-il; nourris du lait viril de la raison, nous avons mesuré les préjugés politiques et religieux en les combattant et nous les avons vaincus; mais elle, c'est une femme; elle est restée humble et croyante; il ne faut ni la mépriser ni lui en vouloir; c'est moi qui l'ai tuée par mes actes violents.
Danton hésita.
– Parle, lui dit Jacques.
– Elle demandera sans doute un prêtre; si elle n'en demande point, c'est peut-être qu'elle n'osera. Offre-lui-en un de toi-même; laisse-le lui choisir assermenté ou non. Quel qu'il soit, tu peux le protéger, protège-le. D'ailleurs, dans toutes ces pieuses commissions, elle aura sa mère qui recevra ses confidences et l'aidera. Quant aux deux enfants, ils sont trop faibles pour rien comprendre à leur malheur; laisse-les lui jusqu'au dernier moment, si le mal n'a rien de contagieux.
– Tu seras ponctuellement obéi.
– Et je t'aurai une reconnaissance éternelle.
– Dois-je t'accompagner chez toi?
– Non, je la quitte; je veux la voir seul; je veux lui dire adieu!
Puis, regardant Jacques:
– Toi aussi, lui dit-il, tu as un profond chagrin.
Jacques sourit tristement.
– Le tien a-t-il conservé quelque espoir?
– Bien peu, dit Jacques.
– Eh bien! à mon retour, tu me le raconteras, et l'inconsolable tentera de te consoler.
– Au revoir!.. Hélas! à elle je vais dire adieu.
Et les deux hommes se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.
Puis Danton sortit avec un visage désespéré.
Jacques le regarda s'éloigner avec une profonde tristesse; puis, lorsque la porte se fut refermée sur lui:
– Heureux les humbles de science et les pauvres d'esprit, dit-il; ils croient à quelque chose au-delà de ce monde; tandis que nous!..
Et il sortit avec un visage plus désespéré en regardant le ciel que Danton n'était sorti en regardant la terre.