Kitabı oku: «Le Collier de la Reine, Tome II», sayfa 25
Chapitre XCVI
L'arrêt
Au matin, quand tous les bruits renaissent, quand Paris reprend la vie ou noue un nouveau chaînon au chaînon de la veille, la comtesse espéra que la nouvelle d'un acquittement allait tout à coup pénétrer dans sa prison avec la joie et les félicitations de ses amis.
Avait-elle des amis? Hélas! jamais la fortune, jamais le crédit ne demeurent sans cortège, et cependant Jeanne était devenue riche, puissante; elle avait reçu, elle avait donné sans s'être fait même l'ami banal qui doit brûler le lendemain d'une disgrâce ce qu'il a complimenté la veille.
Mais après son triomphe qu'elle attendait, Jeanne aurait des partisans, elle aurait des admirateurs, elle aurait des envieux.
Ce flot pressé de gens au joyeux visage, elle s'attendait vainement à le voir pénétrer dans la salle du concierge Hubert.
De l'immobilité d'une personne convaincue et qui laisse venir les bras à elle, Jeanne passa, c'était la pente de son caractère, à une inquiétude excessive.
Et comme on ne peut toujours dissimuler, elle ne prit point la peine, avec ses gardiens, de cacher ses impressions.
Il ne lui était pas permis de sortir pour aller s'informer, mais elle passa sa tête au vasistas d'une des fenêtres, et là, anxieuse, elle prêta l'oreille aux bruits de la place voisine, bruits qui se résolvaient en un murmure confus, après avoir percé l'épaisseur des murs du vieux palais de Saint Louis.
Jeanne entendit alors, non pas une rumeur, mais une véritable explosion, des bravos, des cris, des trépignements, quelque chose d'éclatant qui l'épouvanta, car elle n'avait pas la conscience que ce fût pour elle qu'on témoignât tant de sympathie.
Ces salves bruyantes se répétèrent deux fois et firent place à des bruits d'un autre genre.
Il lui sembla que c'était de l'approbation aussi, mais une approbation calme et sitôt morte que née.
Bientôt les passants devinrent plus fréquents sur le quai, comme si les groupes de la place se dissolvaient et renvoyaient en détail leurs masses dispersées.
– Un fameux jour pour le cardinal! dit une sorte de clerc de procureur, en bondissant sur le pavé près du parapet.
Et il jeta une pierre dans la rivière avec cette habileté du jeune Parisien qui a consacré beaucoup de ses journées à l'exercice de cet art, exhumé de la palestre antique.
– Pour le cardinal! répéta Jeanne. Il y a donc nouvelle que le cardinal est acquitté?
Une goutte de fiel, une goutte de sueur tomba du front de Jeanne.
Elle rentra précipitamment dans la salle.
– Madame, madame, demanda-t-elle à la femme Hubert; qu'entends-je dire: Que c'est heureux pour le cardinal? Quoi donc est heureux, s'il vous plaît?
– Je ne sais, répliqua celle-ci.
Jeanne la regarda bien en face.
– Demandez à votre mari, je vous prie, ajouta-t-elle.
La concierge obéit par complaisance, et Hubert répondit du dehors:
– Je ne sais pas!
Jeanne, impatiente, froissée, s'arrêta un moment au milieu de la chambre.
– Que voulaient dire ces passants alors, dit-elle, on ne se trompe pas à ces sortes d'oracles? Ils parlaient du procès, bien sûr.
– Peut-être, fit le charitable Hubert, voulaient-ils dire que si monsieur de Rohan est acquitté, ce sera un beau jour pour lui, voilà tout.
– Vous croyez qu'il sera acquitté? s'écria Jeanne en crispant ses doigts.
– Cela peut arriver.
– Moi, alors?..
– Oh! vous, madame… vous comme lui; pourquoi pas vous?
– étrange hypothèse! murmura Jeanne.
Et elle se remit aux vitres.
– Vous avez tort, je crois, madame, lui dit le concierge, d'aller chercher ainsi des émotions qui vous arrivent mal compréhensibles du dehors. Restez, croyez-moi, paisible, en attendant que votre conseil ou monsieur Frémyn viennent vous lire…
– L'arrêt… Non! non!
Et elle écouta.
Une femme passait avec ses amies. Bonnets de fête, gros bouquets à la main. L'odeur des roses monta comme un baume précieux jusqu'à Jeanne, qui aspirait tout d'en bas.
– Il aura mon bouquet, cria cette femme, et cent autres encore, le cher homme. Oh! si je puis, je l'embrasserai.
– Et moi aussi, dit une compagne.
– Et moi, je veux qu'il m'embrasse, dit une troisième.
«De qui veulent-elles parler?» pensa Jeanne.
– C'est qu'il est très bel homme, tu n'es pas dégoûtée, fit une dernière à ses amies.
Et tout passa.
– Encore le cardinal! toujours lui! murmura Jeanne; il est acquitté, il est acquitté!
Et elle prononça ces mots avec tant de découragement et de certitude en même temps, que les concierges, résolus de ne pas occasionner une tempête comme celle de la veille, lui dirent en même temps:
– Eh! madame, pourquoi ne voudriez-vous pas que le pauvre prisonnier fût absous et libéré?
Jeanne sentit le coup, elle sentit surtout le changement de ses hôtes, et voulant ne rien perdre de leur sympathie:
– Oh! dit-elle, vous ne me comprenez pas. Hélas! me croyez-vous si envieuse ou si méchante que je désire le mal de mes compagnons d'infortune. Mon Dieu! qu'il soit absous, monsieur le cardinal; oh oui! qu'il le soit. Mais moi, moi, que je sache enfin… Croyez-moi donc, mes amis, c'est l'impatience qui me rend ainsi.
Hubert et sa femme se regardèrent l'un l'autre comme pour mesurer la portée de ce qu'ils voulaient faire.
Un fauve éclair qui jaillit des yeux de Jeanne, malgré elle, les arrêta comme ils allaient prendre une décision.
– Vous ne me dites rien? s'écria-t-elle, s'apercevant de sa faute.
– Nous ne savons rien, reprirent-ils plus bas.
À ce moment, un ordre appela Hubert hors de son appartement. La concierge, demeurée seule avec Jeanne, essaya de la distraire; ce fut en vain, tous les sens de la captive, toute son intelligence étaient sollicités à l'extérieur par les bruits, par les souffles qu'elle percevait avec une susceptibilité décuplée de la fièvre.
La concierge, ne pouvant plus l'empêcher de regarder ou d'écouter, se résigna.
Soudain, un grand bruit, un grand mouvement se firent sur la place. La foule reflua sur le pont, jusque sur le quai, avec des cris tellement compacts, tellement réitérés, que Jeanne en tressaillit à son observatoire.
Ces cris ne cessaient pas; ils s'adressaient à une voiture découverte dont les chevaux, retenus par la main du cocher bien moins encore que par la foule, marchaient à peine au plus petit pas.
Peu à peu, la multitude les pressant, les serrant, portait sur ses épaules, sur ses bras, chevaux, carrosse, et deux personnes que contenait le carrosse.
Aux grands rayons du soleil, sous une pluie de fleurs, sous un dôme de feuillages que mille mains agitaient au-dessus de leurs têtes, la comtesse reconnut ces deux hommes qu'enivrait la foule enthousiaste.
L'un, pâle de son triomphe, effrayé de sa popularité, demeurait grave, étourdi, tremblant. Des femmes montaient aux jantes de ses roues, lui arrachaient les mains pour les dévorer de baisers, et se disputaient à grands coups la dentelle de ses manchettes, qu'elles avaient payée en fleurs les plus fraîches et les plus rares.
D'autres, plus heureuses encore, étaient montées sur l'arrière du carrosse avec les laquais; puis, insensiblement enlevant les obstacles qui gênaient leur amour, elles prenaient la tête du personnage idolâtré, appliquaient un baiser respectueux et sensuel, puis faisaient place à d'autres heureuses. Cet homme adoré, c'était le cardinal de Rohan.
Son compagnon, frais, joyeux, étincelant, recevait un accueil moins vif, mais aussi flatteur, proportion gardée. D'ailleurs, on le payait en cris, en vivats; les femmes se partageaient le cardinal, les hommes criaient: Vive Cagliostro.
Cette ivresse mit une demi-heure à traverser le Pont-au-Change, et jusqu'à son point culminant, Jeanne aperçut les triomphateurs. Elle ne perdit pas un détail.
Cette manifestation de l'enthousiasme public pour les victimes de la reine, car c'est ainsi qu'on les appelait, donna un moment de joie à Jeanne.
Mais aussitôt:
– Quoi! dit-elle, ils sont déjà libres; déjà pour eux les formalités sont accomplies, et moi, moi je ne sais rien; pourquoi ne me dit-on rien, à moi?
Le frisson la prit.
À côté d'elle, elle avait senti madame Hubert qui, silencieuse, attentive à tout ce qui se passait, devait avoir compris, cependant, et ne donnait aucune explication.
Jeanne allait provoquer un éclaircissement devenu indispensable, lorsqu'un nouveau bruit attira son attention du côté du Pont-au-Change.
Un fiacre, entouré de gens, gravissait à son tour la pente du pont.
Dans le fiacre, Jeanne reconnut, souriante et montrant son enfant au peuple, Oliva, qui partait aussi, libre et folle de joie des plaisanteries un peu libres, des baisers envoyés à la fraîche et appétissante fille. Voilà l'encens grossier, il est vrai, mais plus que suffisant pour mademoiselle Oliva, que la foule envoyait, dernier relief du festin splendide offert au cardinal.
Au milieu du pont, une chaise de poste attendait. Monsieur Beausire s'y cachait derrière un de ses amis, qui seul osait se révéler à l'admiration publique. Il fit un signe à Oliva, qui descendit de son fiacre au milieu des cris changés tant soit peu en huées. Mais pour certains acteurs, qu'est-ce que les huées quand on pouvait leur infliger les projectiles et les chasser du théâtre?
Oliva, montée dans la chaise, tomba dans les bras de Beausire, qui, la serrant à l'étouffer comme une proie, ne la quitta plus d'une lieue, et, l'inondant de larmes et de baisers, ne respira qu'à Saint-Denis, où l'on changea de chevaux sans avoir été gêné par la police.
Cependant, Jeanne voyant tous ces gens libres, heureux, fêtés, se demandait pourquoi elle seule ne recevait pas de nouvelles.
– Mais moi! moi! s'écria-t-elle, par quel raffinement de cruauté ne me déclare-t-on pas l'arrêt qui me concerne?
– Calmez-vous, madame, dit Hubert en entrant; calmez-vous.
– Il est impossible que vous ne sachiez rien, répliqua Jeanne, vous savez! vous savez! instruisez-moi.
– Madame…
– Si vous n'êtes pas un barbare, instruisez-moi, vous voyez bien que je souffre.
– Il nous est interdit, madame, à nous bas officiers de la prison, de révéler les arrêts, dont la lecture appartient aux greffiers des cours.
– Mais alors, c'est donc tellement affreux que vous n'osez! s'écria Jeanne dans un transport de rage qui fit peur au concierge, et lui fit entrevoir le renouvellement des scènes de la veille.
– Non, dit-il, calmez-vous, calmez-vous.
– Alors, parlez.
– Serez-vous patiente et ne me compromettrez-vous pas?
– Mais je vous le promets, je vous le jure, parlez!
– Eh bien! monsieur le cardinal a été absous.
– Je le sais.
– Monsieur de Cagliostro mis hors de cour.
– Je le sais! je le sais!
– Mademoiselle Oliva renvoyée de l'accusation.
– Après? après?..
– Monsieur Réteau de Villette est condamné…
Jeanne tressaillit.
– Aux galères!
– Et moi! et moi? cria-t-elle en trépignant avec fureur.
– Patience, madame, patience. Est-ce là ce que vous avez promis?
– Je suis patiente; voyez, parlez… Moi?
– Au bannissement, dit d'une voix faible le concierge en détournant les yeux.
Un éclair de joie brilla dans les yeux de la comtesse, éclair aussi vite éteint qu'apparu.
Puis elle feignit de s'évanouir avec un grand cri, et se renversa dans les bras de ses hôtes.
– Que fût-il donc résulté, dit Hubert bas à l'oreille de sa femme, si je lui eusse dit la vérité?
«Le bannissement, pensait Jeanne en simulant une attaque de nerfs, c'est la liberté, c'est la richesse, c'est la vengeance, c'est ce que j'ai rêvé… J'ai gagné!»
Chapitre XCVII
L'exécution
Jeanne attendait toujours que ce greffier promis par le concierge vînt lui lire l'arrêt rendu contre elle.
En effet, n'ayant plus les angoisses du doute, conservant à peine celles de la comparaison, c'est-à-dire de l'orgueil, elle se disait:
«Que m'importe à moi, esprit solide je le suppose, que monsieur de Rohan ait été regardé comme moins coupable que moi?
«Est-ce à moi qu'on inflige la peine d'une faute? Non. Si j'eusse été bien et dûment reconnue Valois par tout le monde, si j'eusse pu avoir, comme l'a eue monsieur le cardinal, toute une haie de princes et de ducs échelonnés sur le passage des juges, suppliant par leur attitude, par leurs crêpes à l'épée, par leurs pleureuses, je ne crois pas qu'on eût rien refusé à la pauvre comtesse de La Motte, et certainement, en prévision de cette illustre supplique, on eût épargné à la descendante des Valois l'affront de la sellette.
«Mais pourquoi s'occuper de tout ce passé qui est mort? La voilà donc terminée cette grande affaire de ma vie. Placée d'une façon équivoque dans le monde, d'une façon équivoque à la cour, exposée à être renversée par le premier souffle venu d'en haut, je végétais, je retournais peut-être à cette misère primordiale qui a été l'apprentissage douloureux de ma vie. Maintenant, rien de pareil. Bannie! je suis bannie! c'est-à-dire que j'ai le droit d'emporter mon million dans ma caisse, de vivre sous les orangers de Séville ou d'Agrigente pendant l'hiver, en Allemagne ou en Angleterre pendant l'été; c'est-à-dire que rien ne m'empêchera, jeune, belle, célèbre, et pouvant expliquer mon procès moi-même, de vivre comme je l'entendrai, soit avec mon mari, s'il est banni comme moi, et je le sais libre, soit avec les amis que donnent toujours le bonheur et la jeunesse!
«Et, ajoutait Jeanne, perdue dans ses pensées ardentes, qu'on vienne me dire ensuite à moi la condamnée, à moi la bannie, à moi la pauvre humiliée, que je ne suis pas plus riche que la reine, plus honorée que la reine, plus absoute que la reine; car il ne s'agissait pas pour elle de ma condamnation. Le ver de terre n'importe en rien au lion. Il s'agissait de faire condamner monsieur de Rohan, et monsieur de Rohan a été mis hors de cause!
«Maintenant, comment vont-ils s'y prendre pour me signifier l'arrêt, comme aussi pour me faire conduire hors du royaume? Se vengeront-ils sur une femme en l'assujettissant aux pratiques les plus strictes de la pénalité? Me confiera-t-on aux archers pour me mener à la frontière? Me dira-t-on solennellement: Indigne! le roi vous bannit de son royaume. Non, mes maîtres sont débonnaires, fit-elle en souriant; ils ne m'en veulent plus à moi. Ils n'en veulent qu'à ce bon peuple parisien qui hurle sous leurs balcons: Vive monsieur le cardinal! vive Cagliostro! vive le parlement! Voilà leur véritable ennemi: le peuple. Oh! oui, c'est leur ennemi direct, puisque j'avais compté, moi, sur l'appui moral de l'opinion publique – et que j'ai réussi!»
Jeanne en était là et faisait ses petits préparatifs en réglant ses comptes avec elle-même. Elle s'occupait déjà du placement de ses diamants, de son établissement à Londres (on était en été), lorsque le souvenir de Réteau de Villette lui traversa, non pas le cœur, mais l'esprit.
«Pauvre garçon! dit-elle avec un sourire méchant, c'est lui qui a payé pour tous. Il faut donc toujours aux expiations une âme vile dans le sens philosophique, et chaque fois que ces sortes de nécessités surgissent, le bouc émissaire surgit avec le coup qui le dévorera.
«Pauvre Réteau! chétif, misérable, il paie aujourd'hui ses pamphlets contre la reine, ses conspirations de plume, et Dieu, qui fait à chacun sa part en ce monde, aura voulu faire à celui-là une existence de coups de bâton, de louis d'or intermittents, de guets-apens, de cachettes, avec un dénouement de galères. Voilà ce que c'est que la ruse au lieu de l'intelligence, que la malice au lieu de la méchanceté, que l'esprit d'agression sans la persévérance et la force. Combien d'êtres malfaisants dans la création, depuis le ciron venimeux jusqu'au scorpion, le premier des petits qui se fasse redouter de l'homme! Toutes ces infirmités veulent nuire, mais elles n'ont pas l'honneur de la lutte: on les écrase.»
Et Jeanne enterrait avec cette pompe commode son complice Réteau, bien décidée qu'elle était à s'informer du bagne dans lequel on renfermerait le misérable pour ne pas s'y aventurer en voyage, pour ne pas aller faire cette humiliation à un malheureux, de lui montrer le bonheur d'une ancienne connaissance. Jeanne avait bon cœur.
Elle prit gaiement son repas avec les concierges; ceux-ci avaient totalement perdu leur gaieté; ils ne prenaient plus la peine de dissimuler leur gêne. Jeanne attribua ce refroidissement à la condamnation dont elle venait d'être l'objet. Elle leur en fit l'observation. Ils répondirent que rien n'était aussi douloureux pour eux que l'aspect des personnes, après un arrêt prononcé.
Jeanne était si heureuse au fond du cœur, elle avait tant de mal à dissimuler sa joie, que l'occasion de rester seule, libre avec ses pensées, ne pouvait lui être que très agréable. Elle se promit de demander après le dîner à retourner dans sa chambre.
Elle fut bien surprise quand le concierge Hubert, prenant la parole au dessert, avec une solennité contrainte qu'il n'avait pas l'habitude de mettre dans ses relations:
– Madame, dit-il, nous avons l'ordre de ne plus garder à la geôle les personnes sur le sort desquelles a statué le parlement.
«Bien, se dit Jeanne, il va au-devant de mes désirs.»
Elle se leva.
– Je ne voudrais pas, répondit-elle, vous mettre en contravention; ce serait mal reconnaître les bontés que vous avez eues pour moi… Je vais donc retourner dans ma chambre.
Elle regarda pour voir l'effet de ses paroles. Hubert roulait une clef dans ses doigts. La concierge détournait sa tête, comme pour cacher une émotion nouvelle.
– Mais, ajouta la comtesse, où viendra-t-on me lire l'arrêt, et quand viendra-t-on?
– On attend peut-être que madame soit chez elle, se hâta de dire Hubert.
«Décidément, il m'éloigne», pensa Jeanne.
Et un vague sentiment d'inquiétude la fit tressaillir, aussitôt évaporé qu'il avait apparu dans son cœur.
Jeanne monta les trois marches qui conduisaient de cette chambre du concierge au couloir du greffe.
La voyant partir, madame Hubert vint à elle précipitamment et lui prit les mains, non pas avec respect, non pas avec amitié vraie, non pas avec cette susceptibilité qui honore celui qui la témoigne et celui qui en est l'objet, mais avec une compassion profonde, avec un élan de pitié qui n'échappa point à l'intelligente comtesse, à elle qui remarquait tout.
Cette fois, l'impression fut si nette, que Jeanne s'avoua qu'elle ressentait de l'effroi; mais l'effroi fut rejeté comme l'avait été l'inquiétude, au-dehors de cette âme emplie jusqu'aux bords parla joie et l'espérance.
Toutefois, Jeanne voulait demander compte à madame Hubert de sa pitié; elle ouvrait la bouche et redescendait deux degrés pour formuler une de ces questions précises et vigoureuses comme son esprit, mais elle n'en eut pas le temps. Hubert lui prit la main, moins poliment que vivement, et ouvrit la porte.
La comtesse se vit dans le couloir. Huit archers de la prévôté attendaient là. Qu'attendaient-ils? Voilà ce que se demanda Jeanne en les apercevant. Mais la porte du concierge était déjà refermée. En avant des archers se trouvait un des porte-clefs ordinaires de la prison, celui qui, chaque soir, reconduisait la comtesse à sa chambre.
Cet homme se mit à précéder Jeanne, comme pour lui montrer le chemin.
– Je rentre chez moi? dit la comtesse avec le ton d'une femme qui voudrait paraître sûre de ce qu'elle dit, mais qui doute.
– Oui, madame, répliqua le guichetier.
Jeanne saisit la rampe de fer et monta derrière cet homme. Elle entendit les archers qui chuchotaient à quelques pas plus loin, mais qui ne bougèrent pas de place.
Rassurée, elle se laissa enfermer dans sa chambre, et remercia même affectueusement le guichetier. Celui-ci se retira.
Jeanne ne se vit pas plus tôt libre et seule chez elle, que sa joie éclata extravagante, joie bâillonnée trop longtemps par ce masque dont elle avait caché hypocritement son visage chez le concierge. Cette chambre de la Conciergerie, c'était sa loge, à elle, bête fauve un moment enchaînée par les hommes, et qu'un caprice de Dieu allait de nouveau lancer dans le libre espace du monde.
Et, dans sa tanière ou dans sa loge, quand il fait bien nuit, quand aucun bruit n'annonce à la captive la vigilance de ses gardiens; quand son flair subtil ne démêle aux alentours aucune trace, alors commencent les bondissements de cette nature sauvage. Alors, elle étire ses membres pour les assouplir aux élans de l'indépendance attendue; alors, elle a des cris, des bonds ou des extases, que ne surprend jamais l'œil de l'homme.
Pour Jeanne, ce fut ainsi. Tout à coup elle entendit marcher dans son corridor; elle entendit les clefs tinter dans le trousseau du guichetier; elle entendit solliciter la serrure massive.
«Que me veut-on?» pensa-t-elle en se redressant attentive et muette.
Le guichetier entra.
– Qu'y a-t-il, Jean? demanda Jeanne de sa voix douce et indifférente.
– Madame veut-elle me suivre? dit-il.
– Où cela?
– En bas, madame.
– Comment, en bas?..
– Au greffe.
– Pour quoi faire, je vous prie?
– Madame…
Jeanne s'avança vers cet homme qui hésitait, et elle aperçut, à l'extrémité du corridor, les archers de la prévôté, que d'abord elle avait rencontrés en bas.
– Enfin, s'écria-t-elle avec émotion, dites-moi ce que l'on veut de moi au greffe?
– Madame, c'est monsieur Doillot, votre défenseur, qui voudrait vous entretenir.
– Au greffe? Pourquoi pas ici, puisque plusieurs fois il a eu la permission d'y venir?
– Madame, c'est que monsieur Doillot a reçu des lettres de Versailles, et qu'il veut vous en donner connaissance.
Jeanne ne remarqua point combien était illogique cette réponse. Un seul mot la frappa: des lettres de Versailles, des lettres de la cour, sans doute, apportées par le défenseur lui-même.
– Est-ce que la reine aura intercédé auprès du roi après la publication de l'arrêt? Est-ce que?..
Mais à quoi bon faire des conjectures; avait-on le temps, cela était-il nécessaire quand, après deux minutes, on pouvait trouver la solution du problème.
D'ailleurs, le porte-clefs insistait; il agitait ses clefs comme un homme qui, à défaut de bonnes raisons, objecte une consigne.
– Attendez-moi un peu, dit Jeanne, vous voyez que je m'étais déjà déshabillée pour prendre un peu de repos, j'ai tant fatigué ces jours derniers.
– J'attendrai, madame; mais, je vous en prie, songez que monsieur Doillot est pressé.
Jeanne ferma sa porte, passa une robe un peu plus fraîche, prit un mantelet, et vivement arrangea ses cheveux. Elle mit à peine cinq minutes à ces préparatifs. Son cœur lui disait que monsieur Doillot apportait l'ordre de partir sur-le-champ, et le moyen de traverser la France d'une façon à la fois discrète et commode! Oui, la reine avait dû penser à ce que son ennemie fût enlevée le plus tôt possible. La reine, à présent que l'arrêt était rendu, devait s'efforcer d'irriter cette ennemie le moins possible, car si la panthère est dangereuse enchaînée, que ne doit-on pas craindre d'elle quand elle est libre? Bercée par ces heureuses pensées, Jeanne vola plutôt qu'elle ne courut derrière le porte-clefs, qui lui fit descendre le petit escalier par où déjà on l'avait menée à la salle d'audience. Mais au lieu d'aller jusqu'à cette salle, au lieu de tourner à gauche pour entrer au greffe, le geôlier se tourna vers une petite porte située à droite.
– Où allez-vous donc? demanda Jeanne, le greffe est ici.
– Venez, venez, madame, dit mielleusement le guichetier; c'est par ici que monsieur Doillot vous attend.
Il passa d'abord et attira vers lui la prisonnière, qui entendit fermer avec fracas sur elle les verrous extérieurs de cette porte massive.
Jeanne, surprise, mais ne voyant encore personne dans l'obscurité, n'osa rien demander de plus à son gardien.
Elle fit deux ou trois pas et s'arrêta. Un jour bleuâtre donnait à la chambre où elle se trouvait comme l'aspect d'un intérieur de tombeau.
La lumière filtrait du haut d'un grillage antique par lequel, à travers les toiles d'araignées et la centuple couche d'une poussière séculaire, quelques rayons blafards parvenaient seuls à donner un peu de leur reflet aux murailles.
Jeanne sentit tout à coup le froid; elle sentit l'humidité de ce cachot, elle devina quelque chose de terrible dans les yeux flamboyants du porte-clefs.
Cependant, elle ne voyait encore que cet homme; lui seul avec la prisonnière occupait en ce moment l'intérieur de ces quatre murs, tout verdis par l'eau échappée des châssis, tout moisis par le passage d'un air que n'avait jamais tiédi le soleil.
– Monsieur, dit-elle alors, en dominant l'impression de terreur qui la faisait frissonner, que faisons-nous ici tous deux? Où est monsieur Doillot, que vous m'avez promis de me faire voir?
Le porte-clefs ne répondit rien; il se retourna comme pour voir si la porte par laquelle ils étaient entrés s'était bien solidement refermée.
Jeanne suivit ce mouvement avec épouvante. L'idée lui vint, comme dans ces romans noirâtres de l'époque, qu'elle avait affaire à l'un de ces geôliers, fauves amoureux de leurs prisonnières, qui, le jour où la proie va leur échapper par la porte ouverte de la cage, se font les tyrans de la belle captive et proposent leur amour en échange de la liberté.
Jeanne était forte, elle ne redoutait pas les surprises, elle n'avait point la pudeur de l'âme. Son imagination luttait avantageusement contre les caprices sophistiques de messieurs Crébillon fils et Louvet. Elle alla droit au geôlier avec un sourire de prunelle:
– Mon ami, dit-elle, que demandez-vous? Avez-vous à me dire quelque chose? Le temps d'une prisonnière, quand elle touche à la liberté, est un temps précieux. Vous semblez avoir choisi pour me parler un rendez-vous bien sinistre?
L'homme aux clefs ne lui répondit rien, parce qu'il ne comprenait pas. Il s'assit au coin de la cheminée basse, et attendit.
– Mais, dit Jeanne, que faisons-nous, je vous le répète?
Et elle craignit d'avoir affaire à un fou.
– Nous attendons maître Doillot, répliqua le guichetier.
Jeanne secoua la tête:
– Vous m'avouerez, dit-elle, que maître Doillot, s'il a des lettres de Versailles à me communiquer, prend mal son temps et sa salle d'audience… Ce n'est pas possible que maître Doillot me fasse attendre ici. Il y a autre chose.
Elle achevait à peine ces mots, quand une porte qu'elle n'avait pas remarquée s'ouvrit en face d'elle.
C'était une de ces trappes arrondies, véritables monuments de bois et de fer, qui découpent en s'ouvrant dans le fond qu'elles masquaient une sorte de rond cabalistique, au centre duquel personnage ou paysage paraissent être vivants par magie.
En effet, derrière cette porte, il y avait des degrés qui plongeaient dans quelque corridor mal éclairé, mais plein de vent et de fraîcheur, et au-delà de ce corridor, un moment, un seul, aussi rapide que l'éclair, Jeanne aperçut, en se haussant sur ses pieds, un espace pareil à celui que mesure une place, et dans cet espace, une cohue d'hommes et de femmes aux yeux étincelants.
Mais, nous le répétons, ce fut pour Jeanne une vision bien plutôt qu'un coup d'œil; elle n'eut pas même le temps de s'en rendre raison. Devant elle, à un plan bien plus rapproché que n'était cette place, trois personnes apparurent, montant le dernier degré.
Derrière ces personnes, aux degrés inférieurs sans doute, quatre baïonnettes surgirent, blanches et acérées, pareilles à des cierges sinistres qui eussent voulu éclairer cette scène.
Mais la porte ronde se referma. Les trois hommes seuls entrèrent dans le cachot où se trouvait Jeanne.
Celle-ci marchait de surprise en surprise, ou mieux d'inquiétudes en terreurs.
Ce guichetier, qu'elle redoutait l'instant d'avant, elle le vint chercher comme pour avoir sa protection contre les inconnus.
Le guichetier se colla sur la muraille même du cachot, montrant par ce mouvement qu'il voulait, qu'il devait rester spectateur passif de ce qui allait avoir lieu.
Jeanne fut interpellée avant même que l'idée ne lui fût venue de prendre la parole.
Ce fut un des trois hommes, le plus jeune, qui commença. Il était vêtu de noir. Il avait son chapeau sur la tête, et roulait dans sa main des papiers fermés comme la scytale antique.
Les deux autres, imitant l'attitude du guichetier, se dérobaient aux regards dans la partie la plus sombre de la salle.
– Vous êtes, madame, dit cet inconnu, Jeanne de Saint-Rémy de Valois, épouse de Marc-Antoine-Nicolas comte de La Motte?
– Oui, monsieur, répliqua Jeanne.
– Vous êtes bien née à Fontette, le 22 juillet 1756?
– Oui, monsieur.
– Vous demeurez bien à Paris, rue Saint-Claude?
– Oui, monsieur… Mais pourquoi m'adressez-vous toutes ces questions?
– Madame, je suis fâché que vous ne me reconnaissiez pas; j'ai l'honneur d'être le greffier de la cour.
– Je vous reconnais.
– Alors, madame, je puis remplir mes fonctions en ma qualité que vous venez de reconnaître?
– Un moment, monsieur. À quoi, s'il vous plaît, vos fonctions vous obligent-elles?
– À vous lire, madame, l'arrêt qui a été prononcé contre vous en séance du 31 mai 1786.
Jeanne frémit. Elle promena autour d'elle un regard plein d'angoisses et de défiance. Ce n'est pas sans dessein que nous écrivons le second ce mot défiance, qui paraîtrait le moins fort des deux; Jeanne frissonna d'une angoisse irréfléchie; elle allumait, pour prendre garde, deux yeux terribles dans les ténèbres.
– Vous êtes le greffier Breton, dit-elle alors; mais qui sont ces deux messieurs, vos acolytes?
Le greffier allait répondre, lorsque le guichetier, prévenant sa parole, s'élança auprès de lui, et, à son oreille, glissa ces mots empreints d'une peur ou d'une compassion éloquente:
– Ne le lui dites pas!
Jeanne entendit; elle regarda ces deux hommes plus attentivement qu'elle n'avait fait jusqu'alors. Elle s'étonna de voir l'habit gris de fer à boutons de fer de l'un, la veste et le bonnet à poil de l'autre; l'étrange tablier qui couvrait la poitrine de ce dernier appela l'attention de Jeanne; ce tablier semblait brûlé à certains endroits, taché de sang et d'huile à d'autres.
Elle recula. On eût dit qu'elle se pliait comme pour prendre un vigoureux élan.
Le greffier, s'approchant, lui dit:
– À genoux, s'il vous plaît, madame.
– À genoux! s'écria Jeanne; à genoux! moi!.. moi! une Valois, à genoux!
– C'est l'ordre, madame, dit le greffier en s'inclinant.
– Mais, monsieur, objecta Jeanne avec un fatal sourire, vous n'y pensez pas, il faut donc que je vous apprenne la loi. On ne se met pas à genoux, sinon pour faire amende honorable.