Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.», sayfa 18
Chapitre CCXXIX – La reconnaissance du roi
Les deux hommes qui allaient se précipiter l'un vers l'autre s'arrêtèrent soudain en s'apercevant, et poussèrent alors un cri d'horreur.
– Venez-vous pour m'assassiner, monsieur? dit le roi en reconnaissant Fouquet.
– Le roi dans cet état! murmura le ministre.
Rien de plus effrayant, en effet, que l'aspect du jeune prince au moment où le surprit Fouquet. Ses habits étaient en lambeaux; sa chemise, ouverte et déchirée, buvait à la fois la sueur et le sang qui s'échappaient de sa poitrine et de ses bras déchirés.
Hagard, pâle, écumant, les cheveux hérissés, Louis XIV offrait l'image la plus vraie du désespoir, de la faim et de la peur réunis en une seule statue. Fouquet fut si touché, si troublé, qu'il courut au roi les bras ouverts et les larmes aux yeux.
Louis leva sur Fouquet le tronçon de bois dont il avait fait un si furieux usage.
– Eh bien! dit Fouquet d'une voix tremblante, ne reconnaissez- vous pas le plus fidèle de vos amis?
– Un ami, vous? répéta Louis avec un grincement de dents où sonnaient la haine et la soif d'une prompte vengeance.
– Un serviteur respectueux, ajouta Fouquet en se précipitant à genoux.
Le roi laissa tomber son arme. Fouquet, s'approchant, lui baisa les genoux, et le prit tendrement entre ses bras.
– Mon roi, mon enfant, dit-il, avez-vous dû souffrir!
Louis, rappelé à lui-même par le changement de la situation, se regarda, et, honteux de son désordre, honteux de sa folie, honteux de la protection qu'il recevait, il recula.
Fouquet ne comprit point ce mouvement. Il ne sentit pas que l'orgueil du roi ne lui pardonnerait jamais d'avoir été témoin de tant de faiblesse.
– Venez, Sire, vous êtes libre, dit-il.
– Libre? répéta le roi. Oh! vous me rendez libre après avoir osé porter la main sur moi?
– Vous ne le croyez pas! s'écria Fouquet indigné; vous ne croyez pas que je sois coupable en cette circonstance!
Et, rapidement, chaleureusement même, il lui raconta toute l'intrigue dont on connaît les détails.
Tant que dura le récit, Louis supporta les plus horribles angoisses, et, le récit terminé, la grandeur du péril qu'il avait couru le frappa bien plus encore que l'importance du secret relatif à son frère jumeau.
– Monsieur, dit-il soudain à Fouquet, cette double naissance est un mensonge; il est impossible que vous en ayez été la dupe.
– Sire!
– Il est impossible, vous dis-je, que l'on soupçonne l'honneur, la vertu de ma mère. Et mon premier ministre n'a pas déjà fait justice des criminels?
– Réfléchissez bien, Sire, avant de vous emporter, répondit
Fouquet. La naissance de votre frère…
– Je n'ai qu'un frère: c'est Monsieur. Vous le connaissez comme moi. Il y a complot, vous dis-je, à commencer par le gouverneur de la Bastille.
– Prenez garde, Sire; cet homme a été trompé, comme tout le monde, par la ressemblance du prince.
– La ressemblance? Allons donc!
– Il faut cependant que ce Marchiali soit bien semblable à Votre
Majesté, pour que tous les yeux s'y laissent prendre, insista
Fouquet.
– Folie!
– Ne dites pas cela, Sire; les gens qui s'apprêtent à affronter le regard de vos ministres, de votre mère, de vos officiers, de votre famille, ces gens-là doivent être bien sûrs de la ressemblance.
– En effet, murmura le roi; ces gens-là, où sont-ils?
– Mais à Vaux.
– À Vaux! Vous souffrez qu'ils y restent?
– Le plus pressé, ce me semble, était de délivrer Votre Majesté. J'ai accompli ce devoir. Maintenant, faisons ce qu'ordonnera le roi. J'attends.
Louis réfléchit un moment.
– Rassemblons des troupes à Paris, dit-il.
– Les ordres sont donnés à cet effet, répliqua Fouquet.
– Vous avez donné des ordres? s'écria le roi.
– Pour cela, oui, Sire. Votre Majesté sera à la tête de dix mille hommes dans une heure.
Pour toute réponse, le roi prit la main de Fouquet avec une telle effusion, qu'il était aisé de voir combien il avait jusqu'à cette parole, conservé de défiance contre son ministre, malgré l'intervention de ce dernier.
– Et avec ces troupes, poursuivit le roi, nous irons assiéger, dans votre maison, les rebelles, qui doivent déjà s'y être établis ou retranchés.
– Cela m'étonnerait, répliqua Fouquet.
– Pourquoi?
– Parce que leur chef, l'âme de l'entreprise, ayant été démasqué par moi, tout le plan me semble avorté.
– Vous avez démasqué ce faux prince, lui?
– Non, je ne l'ai pas vu.
– Qui donc, alors?
– Le chef de l'entreprise, ce n'est point ce malheureux. Celui-là n'est qu'un instrument destiné pour toute sa vie au malheur, je le vois bien.
– Absolument!
– C'est M. l'abbé d'Herblay, l'évêque de Vannes.
– Votre ami?
– Il était mon ami, Sire, répliqua noblement Fouquet.
– Voilà qui est malheureux pour vous, dit le roi d'un ton moins généreux.
– De pareilles amitiés n'avaient rien de déshonorant, tant que j'ignorais le crime, Sire.
– Il fallait le prévoir.
– Si je suis coupable, je me remets aux mains de Votre Majesté.
– Ah! monsieur Fouquet, ce n'est point là ce que je veux dire, repartit le roi, fâché d'avoir ainsi montré l'aigreur de sa pensée. Eh bien! je vous le déclare, malgré le masque dont ce misérable se couvrait la face, j'ai eu comme un vague soupçon que ce pouvait être lui. Mais, avec ce chef de l'entreprise, il y avait un homme de main. Celui qui me menaçait de sa force herculéenne, quel est-il?
– Ce doit être son ami, le baron du Vallon, l'ancien mousquetaire.
– L'ami de d'Artagnan? l'ami du comte de La Fère? Ah! s'écria le roi sur ce dernier nom, ne négligeons pas cette relation entre les conspirateurs et M. de Bragelonne.
– Sire, Sire, n'allez pas trop loin. M. de la Fère est le plus honnête homme de France. Contentez-vous de ce que je vous livre.
– De ce que vous me livrez? Bien! car vous me livrez les coupables, n'est-ce pas?
– Comment Votre Majesté l'entend-elle? demanda Fouquet.
– J'entends, répliqua le roi, que nous allons arriver à Vaux avec des forces, que nous ferons main basse sur ce nid de vipères, et qu'il n'échappera rien; rien, n'est-ce pas?
– Votre Majesté fera tuer ces hommes? s'écria Fouquet.
– Jusqu'au dernier!
– Oh! Sire!
– Entendons-nous bien, monsieur Fouquet, dit le roi avec hauteur. Je ne vis plus dans un temps où l'assassinat soit la seule, la dernière raison des rois. Non, Dieu merci! J'ai des parlements, moi, qui jugent en mon nom, et j'ai des échafauds où l'on exécute mes volontés suprêmes!
Fouquet pâlit.
– Je prendrai la liberté, dit-il de faire observer à Votre Majesté que tout procès sur ces matières est un scandale mortel pour la dignité du trône. Il ne faut pas que le nom auguste d'Anne d'Autriche passe par les lèvres du peuple, entrouvertes pour un sourire.
– Il faut que justice soit faite, monsieur.
– Bien, Sire; mais le sang royal ne peut couler sur l'échafaud!
– Le sang royal! vous croyez cela? s'écria le roi avec fureur en frappant du pied sur le carreau. Cette double naissance est une invention. Là, surtout, dans cette invention, je vois le crime de M. d'Herblay. C'est ce crime que je veux punir, bien plus que leur violence, leur insulte.
– Et punir de mort?
– De mort, oui, monsieur.
– Sire, dit avec fermeté le surintendant, dont le front, longtemps baissé, se releva superbe, Votre Majesté fera trancher la tête, si elle le veut, à Philippe de France, son frère; cela la regarde, et elle consultera là-dessus Anne d'Autriche, sa mère. Ce qu'elle ordonnera sera bien ordonné. Je ne m'en veux donc plus mêler, pas même pour l'honneur de votre couronne; mais j'ai une grâce à vous demander: je vous la demande.
– Parlez, dit le roi fort troublé par les dernières paroles du ministre. Que vous faut-il?
– La grâce de M. d'Herblay et celle de M. du Vallon.
– Mes assassins?
– Deux rebelles, Sire, voilà tout.
– Oh! je comprends que vous me demandiez grâce pour vos amis.
– Mes amis! fit Fouquet blessé profondément.
– Vos amis, oui; mais la sûreté de mon État exige une exemplaire punition des coupables.
– Je ne ferai pas observer à Votre Majesté que je viens de lui rendre la liberté, de lui sauver la vie.
– Monsieur!
– Je ne lui ferai pas observer que, si M. d'Herblay eût voulu faire son rôle d'assassin, il pouvait simplement assassiner Votre Majesté, ce matin, dans la forêt de Sénart et que tout était fini.
Le roi tressaillit.
– Un coup de pistolet dans la tête, poursuivit Fouquet, et le visage de Louis XIV, devenu méconnaissable, était à jamais l'absolution de M. d'Herblay.
Le roi pâlit d'épouvante à l'aspect du péril évité.
– M. d'Herblay, continua Fouquet, s'il eût été un assassin, n'avait pas besoin de me conter son plan pour réussir. Débarrassé du vrai roi, il rendait le faux roi impossible à deviner. L'usurpateur eût-il été reconnu par Anne d'Autriche, c'était toujours un fils pour elle. L'usurpateur, pour la conscience de M. d'Herblay, c'était toujours un roi du sang de Louis XIII. De plus, le conspirateur avait la sûreté, le secret, l'impunité. Un coup de pistolet lui donnait tout cela. Grâce, pour lui, au nom de votre salut, Sire!
Le roi, au lieu d'être touché par cette peinture si vraie de générosité d'Aramis, se sentait cruellement humilié. Son indomptable orgueil ne pouvait s'accoutumer à l'idée qu'un homme avait tenu, suspendu au bout de son doigt, le fil d'une vie royale. Chacune des paroles que Fouquet croyait efficaces pour obtenir la grâce de ses amis portait une nouvelle goutte de venin dans le coeur déjà ulcéré de Louis XIV. Rien ne put donc le fléchir, et, s'adressant impétueusement à Fouquet:
– Je ne sais vraiment pas, monsieur, dit-il, pourquoi vous me demandez grâce pour ces gens-là! À quoi bon demander ce qu'on peut avoir sans le solliciter?
– Je ne vous comprends pas, Sire.
– C'est aisé, pourtant. Où suis-je ici?
– À la Bastille, Sire.
– Oui, dans un cachot. Je passe pour un fou, n'est-ce pas?
– C'est vrai, Sire.
– Et nul ne connaît ici que Marchiali?
– Assurément.
– Eh bien! ne changez rien à la situation. Laissez le fou pourrir dans un cachot de la Bastille, et MM. d'Herblay et du Vallon n'ont pas besoin de ma grâce. Leur nouveau roi les absoudra.
– Votre Majesté me fait injure, Sire, et elle a tort, répliqua sèchement Fouquet. Je ne suis pas assez enfant, M. d'Herblay n'est pas assez inepte, pour avoir oublié de faire toutes ces réflexions, et, si j'eusse voulu faire un nouveau roi, comme vous dites, je n'avais aucun besoin de venir forcer les portes de la Bastille pour vous en tirer. Cela tombe sous le sens. Votre Majesté a l'esprit troublé par la colère. Autrement, elle n'offenserait pas sans raison, celui de ses serviteurs qui lui a rendu le plus important service.
Louis s'aperçut qu'il avait été trop loin, que les portes de la Bastille étaient encore fermées sur lui, tandis que s'ouvraient peu à peu les écluses derrière lesquelles ce généreux Fouquet contenait sa colère.
– Je n'ai pas dit cela pour vous humilier. À Dieu ne plaise! monsieur! répliqua-t-il. Seulement, vous vous adressez à moi pour obtenir une grâce, et je vous réponds selon ma conscience; or, suivant ma conscience, les coupables dont nous parlons ne sont pas dignes de grâce ni de pardon.
Fouquet ne répliqua rien.
– Ce que je fais là, ajouta le roi, est généreux comme ce que vous avez fait; car je suis en votre pouvoir. Je dirai même que c'est plus généreux, attendu que vous me placez en face de conditions d'où peuvent dépendre ma liberté, ma vie, et que refuser, c'est en faire le sacrifice.
– J'ai tort, en effet, répondit Fouquet. Oui, j'avais l'air d'extorquer une grâce; je me repens, je demande pardon à Votre Majesté.
– Et vous êtes pardonné, mon cher monsieur Fouquet, fit le roi avec un sourire qui acheva de ramener la sérénité sur son visage, que tant d'événements avaient altéré depuis la veille.
– J'ai ma grâce, reprit obstinément le ministre; mais
MM. d'Herblay et du Vallon?
– N'obtiendront jamais la leur, tant que je vivrai, répliqua le roi inflexible. Rendez-moi le service de ne m'en plus parler.
– Votre Majesté sera obéie.
– Et vous ne m'en conserverez pas rancune?
– Oh! non, Sire; car j'avais prévu le cas.
– Vous aviez prévu que je refuserais la grâce de ces messieurs?
– Assurément, et toutes mes mesures étaient prises en conséquence.
– Qu'entendez-vous dire? s'écria le roi surpris.
– M. d'Herblay venait, pour ainsi dire, se livrer en mes mains. M. d'Herblay me laissait le bonheur de sauver mon roi et mon pays. Je ne pouvais condamner M. d'Herblay à la mort. Je ne pouvais non plus l'exposer au courroux très légitime de Votre Majesté. C'eût été la même chose que de le tuer moi-même.
– Eh bien! qu'avez-vous fait?
– Sire, j'ai donné à M. d'Herblay mes meilleurs chevaux, et ils ont quatre heures d'avance sur tous ceux que Votre Majesté pourra envoyer après lui.
– Soit! murmura le roi; mais le monde est assez grand pour que mes coureurs gagnent sur vos chevaux les quatre heures de gain que vous avez données à M. d'Herblay.
– En lui donnant ces quatre heures, Sire, je savais lui donner la vie. Il aura la vie.
– Comment cela?
– Après avoir bien couru, toujours en avant de quatre heures sur vos mousquetaires, il arrivera dans mon château de Belle-Île, où je lui ai donné asile.
– Soit! mais vous oubliez que vous m'avez donné Belle-Île.
– Pas pour faire arrêter mes amis.
– Vous me le reprenez, alors?
– Pour cela oui, Sire.
– Mes mousquetaires le reprendront, et tout sera dit.
– Ni vos mousquetaires ni même votre armée, Sire dit froidement
Fouquet. Belle-Île est imprenable.
Le roi devint livide, un éclair jaillit de ses yeux. Fouquet se sentit perdu; mais il n'était pas de ceux qui reculent devant la voix de l'honneur. Il soutint le regard envenimé du roi. Celui-ci dévora sa rage, et, après un silence:
– Allons-nous à Vaux? dit-il.
– Je suis aux ordres de Votre Majesté, répliqua Fouquet en s'inclinant profondément; mais je crois que Votre Majesté ne peut se dispenser de changer d'habits avant de paraître devant sa cour.
– Nous passerons par le Louvre, dit le roi. Allons.
Et ils sortirent devant Baisemeaux effaré, qui, une fois encore, regarda sortir Marchiali, et s'arracha le peu de cheveux qui lui restaient.
Il est vrai que Fouquet lui donna décharge du prisonnier et que le roi écrivit au-dessous: Vu et approuvé: Louis; folie que Baisemeaux, incapable d'assembler deux idées, accueillit par un héroïque coup de poing qu'il se bourra dans les mâchoires.
Chapitre CCXXX – Le faux roi
Cependant, à Vaux, la royauté usurpatrice continuait bravement son rôle.
Philippe donna ordre qu'on introduisît pour son petit lever les grandes entrées, déjà prêtes à paraître devant le roi. Il se décida à donner cet ordre, malgré l'absence de M. d'Herblay, qui ne revenait pas, et nos lecteurs savent pour quelle raison. Mais le prince, ne croyant pas que cette absence pût se prolonger, voulait, comme tous les esprits téméraires, essayer sa valeur et sa fortune, loin de toute protection, de tout conseil.
Une autre raison l'y poussait. Anne d'Autriche allait paraître; la mère coupable allait se trouver en présence de son fils sacrifié. Philippe ne voulait pas, s'il avait une faiblesse, en rendre témoin l'homme envers lequel il était désormais tenu de déployer tant de force.
Philippe ouvrit les deux battants de la porte, et plusieurs personnes entrèrent silencieusement. Philippe ne bougea point tant que ses valets de chambre l'habillèrent. Il avait vu, la veille, les habitudes de son frère. Il fit le roi, de manière à n'éveiller aucun soupçon.
Ce fut donc tout habillé, avec l'habit de chasse, qu'il reçut les visiteurs. Sa mémoire et les notes d'Aramis lui annoncèrent tout d'abord Anne d'Autriche, à laquelle Monsieur donnait la main, puis Madame avec M. de Saint-Aignan.
Il sourit en voyant ces visages, et frissonna en reconnaissant sa mère.
Cette figure noble et imposante, ravagée par la douleur, vint plaider dans son coeur la cause de cette fameuse reine qui avait immolé un enfant à la raison d'État. Il trouva que sa mère était belle. Il savait que Louis XIV l'aimait, il se promit de l'aimer aussi, et de ne pas être pour sa vieillesse un châtiment cruel.
Il regarda son frère avec un attendrissement facile à comprendre. Celui-ci n'avait rien usurpé, rien gâté dans sa vie. Rameau écarté, il laissait monter la tige, sans souci de l'élévation et de la majesté de sa vie. Philippe se promit d'être bon frère, pour ce prince auquel suffisait l'or, qui donne les plaisirs.
Il salua d'un air affectueux Saint-Aignan, qui s'épuisait en sourires et révérences, et tendit la main en tremblant à Henriette, sa belle-soeur, dont la beauté le frappa. Mais il vit dans les yeux de cette princesse un reste de froideur qui lui plut pour la facilité de leurs relations futures.
«Combien me sera-t-il plus aisé, pensait-il, d'être le frère de cette femme que son galant, si elle me témoigne une froideur que mon frère ne pouvait avoir pour elle, et qui m'est imposée comme un devoir.»
La seule visite qu'il redoutât en ce moment était celle de la reine; son coeur, son esprit venaient d'être ébranlés par une épreuve si violente, que, malgré leur trempe solide, ils ne supporteraient peut-être pas un nouveau choc. Heureusement, la reine ne vint pas.
Alors commença, de la part d'Anne d'Autriche, une dissertation politique sur l'accueil que M. Fouquet avait fait à la maison de France. Elle entremêla ses hostilités de compliments à l'adresse du roi, de questions sur sa santé, de petites flatteries maternelles, et de ruses diplomatiques.
– Eh bien! mon fils, dit-elle, êtes-vous revenu sur le compte de
M. Fouquet.
– Saint-Aignan, dit Philippe, veuillez aller savoir des nouvelles de la reine.
À ces mots, les premiers que Philippe eût prononcés tout haut, la légère différence qu'il y avait entre sa voix et celle de Louis XIV fut sensible aux oreilles maternelles; Anne d'Autriche regarda fixement son fils.
De Saint-Aignan sortit. Philippe continua.
– Madame, je n'aime pas qu'on me dise du mal de M. Fouquet, vous le savez, et vous m'en avez dit du bien vous-même.
– C'est vrai; aussi ne fais-je que vous questionner sur l'état de vos sentiments à son égard.
– Sire, dit Henriette, j'ai, moi, toujours aimé M. Fouquet. C'est un homme de bon goût, un brave homme.
– Un surintendant qui ne lésine jamais, ajouta Monsieur, et qui paie en or toutes les cédules que j'ai sur lui.
– On compte trop ici chacun pour soi, dit la vieille reine.
Personne ne compte pour l'État: M. Fouquet, c'est un fait,
M. Fouquet ruine l'État.
– Allons, ma mère, repartit Philippe d'un ton plus bas, est-ce que, vous aussi, vous vous faites le bouclier de M. Colbert?
– Comment cela? fit la vieille reine surprise.
– C'est que, en vérité, reprit Philippe, je vous entends parler là comme parlerait votre vieille amie, Mme de Chevreuse.
À ce nom, Anne d'Autriche pâlit et pinça ses lèvres. Philippe avait irrité la lionne.
– Que venez-vous me parler de Mme de Chevreuse, fit-elle, et quelle humeur avez-vous aujourd'hui contre moi?
Philippe continua:
– Est-ce que Mme de Chevreuse n'a pas toujours une ligue à faire contre quelqu'un? est-ce que Mme de Chevreuse n'a pas été vous rendre une visite, ma mère?
– Monsieur, vous me parlez ici d'une telle sorte, repartit la vieille reine, que je crois entendre le roi votre père.
– Mon père n'aimait pas Mme de Chevreuse, et il avait raison, dit le prince. Moi, je ne l'aime pas non plus, et, si elle s'avise de venir, comme elle y venait autrefois, semer les divisions et les haines sous prétexte de mendier de l'argent, eh bien!..
– Eh bien? dit fièrement Anne d'Autriche provoquant elle-même l'orage.
– Eh bien! repartit avec résolution le jeune homme, je chasserai du royaume Mme de Chevreuse, et avec elle tous les artisans de secrets et de mystères.
Il n'avait pas calculé la portée de ce mot terrible, ou peut-être avait-il voulu en juger l'effet, comme ceux qui, souffrant d'une douleur chronique et cherchant à rompre la monotonie de cette souffrance appuient sur leur plaie pour se procurer une douleur aiguë.
Anne d'Autriche faillit s'évanouir; ses yeux ouverts, mais atones, cessèrent de voir pendant un moment; elle tendit les bras à son autre fils, qui aussitôt l'embrassa sans crainte d'irriter le roi.
– Sire, murmura-t-elle, vous traitez cruellement votre mère.
– Mais en quoi, madame? répliqua-t-il. Je ne parle que de Mme de Chevreuse, et ma mère préfère-t-elle Mme de Chevreuse à la sûreté de mon État et à la sécurité de ma personne? Eh bien! je vous dis que Mme de Chevreuse est venue en France pour emprunter de l'argent, qu'elle s'est adressée à M. Fouquet pour lui vendre certain secret.
– Certain secret? s'écria Anne d'Autriche.
– Concernant de prétendus vols que M. le surintendant aurait commis; ce qui est faux, ajouta Philippe. M. Fouquet l'a fait chasser avec indignation, préférant l'estime du roi à toute complicité avec des intrigants. Alors, Mme de Chevreuse a vendu le secret à M. Colbert, et, comme elle est insatiable, et qu'il ne lui suffit pas d'avoir extorqué cent mille écus à ce commis, elle a cherché plus haut si elle ne trouverait pas des sources plus profondes… Est ce vrai, madame?
– Vous savez tout, Sire, dit la reine, plus inquiète qu'irritée.
– Or, poursuivit Philippe, j'ai bien le droit d'en vouloir à cette furie qui vient tramer à ma Cour le déshonneur des uns et la ruine des autres. Si Dieu a souffert que certains crimes fussent commis, et s'il les a cachés dans l'ombre de sa clémence, je n'admets pas que Mme de Chevreuse ait le pouvoir de contrecarrer les desseins de Dieu.
Cette dernière partie du discours de Philippe avait tellement agité la reine mère, que son fils en eut pitié. Il lui prit et lui baisa tendrement la main; elle ne sentit pas que, dans ce baiser donné malgré les révoltes et les rancunes du coeur, il y avait tout un pardon de huit années d'horribles souffrances.
Philippe laissa un instant de silence engloutir les émotions qui venaient de se produire; puis avec une sorte de gaieté:
– Nous ne partirons pas encore aujourd'hui, dit-il; j'ai un plan.
Et il se tourna vers la porte, où il espérait voir Aramis, dont l'absence commençait à lui peser.
La reine mère voulut prendre congé.
– Demeurez, ma mère, dit-il; je veux vous faire faire la paix avec M. Fouquet.
– Mais je n'en veux pas à M. Fouquet; je craignais seulement ses prodigalités.
– Nous y mettrons ordre, et ne prendrons du surintendant que les bonnes qualités.
– Que cherche donc Votre Majesté? dit Henriette voyant le roi regarder encore vers la porte, et désirant lui décocher un trait au coeur; car elle supposait qu'il attendait La Vallière ou une lettre d'elle.
– Ma soeur, dit le jeune homme, qui venait de la deviner, grâce à cette merveilleuse perspicacité dont la fortune lui allait désormais permettre l'exercice, ma soeur, j'attends un homme extrêmement distingué, un conseiller des plus habiles que je veux vous présenter à tous, en le recommandant à vos bonnes grâces. Ah! entrez donc, d'Artagnan.
D'Artagnan parut.
– Que veut Sa Majesté?
– Dites donc, où est M. l'évêque de Vannes, votre ami?
– Mais, Sire…
– Je l'attends et ne le vois pas venir. Qu'on me le cherche.
D'Artagnan demeura un instant stupéfait, mais bientôt, réfléchissant qu'Aramis avait quitté Vaux secrètement avec une mission du roi, il en conclut que le roi voulait garder le secret.
– Sire, répliqua-t-il, est-ce que Votre Majesté veut absolument qu'on lui amène M. d'Herblay?
– Absolument n'est pas le mot, répliqua Philippe; je n'en ai pas un tel besoin; mais si on me le trouvait…
«J'ai deviné», se dit d'Artagnan.
– Ce M. d'Herblay, dit Anne d'Autriche, c'est l'évêque de Vannes?
– Oui, madame.
– Un ami de M. Fouquet?
– Oui, madame, un ancien mousquetaire.
Anne d'Autriche rougit.
– Un de ces quatre braves qui, jadis, firent tant de merveilles.
La vieille reine se repentit d'avoir voulu mordre; elle rompit l'entretien pour y conserver le reste de ses dents.
– Quel que soit votre choix, Sire, dit-elle, je le tiens pour excellent.
Tous s'inclinèrent.
– Vous verrez, continua Philippe, la profondeur de
M. de Richelieu, moins l'avarice de M. de Mazarin.
– Un premier ministre, Sire? demanda Monsieur effrayé…
– Je vous conterai cela, mon frère; mais c'est étrange que
M. d'Herblay ne soit pas ici!
Il appela.
– Qu'on prévienne M. Fouquet, dit-il, j'ai à lui parler… Oh! devant vous, devant vous; ne vous retirez point.
M. de Saint-Aignan revint, apportant des nouvelles satisfaisantes de la reine, qui gardait le lit seulement par précaution, et pour avoir la force de suivre toutes les volontés du roi.
Tandis que l'on cherchait partout M. Fouquet et Aramis, le nouveau roi continuait paisiblement ses épreuves, et tout le monde, famille, officiers, valets, reconnaissait le roi à son geste, à sa voix, à ses habitudes.
De son côté, Philippe, appliquant sur tous les visages la note et le dessin fidèles fournis par son complice Aramis, se conduisait de façon à ne pas même soulever un soupçon dans l'esprit de ceux qui l'entouraient.
Rien désormais ne pouvait inquiéter l'usurpateur. Avec quelle étrange facilité la Providence ne venait-elle pas de renverser la plus haute fortune du monde, pour y substituer la plus humble!
Philippe admirait cette bonté de Dieu à son égard, et la secondait avec toutes les ressources de son admirable nature. Mais il sentait parfois comme une ombre se glisser sur les rayons de sa nouvelle gloire. Aramis ne paraissait pas.
La conversation avait langui dans la famille royale; Philippe, préoccupé, oubliait de congédier son frère et Madame Henriette. Ceux-ci s'étonnaient et perdaient peu à peu patience. Anne d'Autriche se pencha vers son fils et lui adressa quelques mots en espagnol.
Philippe ignorait complètement cette langue; il pâlit devant cet obstacle inattendu. Mais, comme si l'esprit de l'imperturbable Aramis l'eût couvert de son infaillibilité, au lieu de se déconcerter, Philippe se leva.
– Eh bien! quoi? Répondez, dit Anne d'Autriche.
– Quel est tout ce bruit? demanda Philippe en se tournant vers la porte de l'escalier dérobé.
Et l'on entendait une voix qui criait:
– Par ici, par ici! Encore quelques degrés, Sire!
– La voix de M. Fouquet? dit d'Artagnan placé près de la reine mère.
– M. d'Herblay ne saurait être loin, ajouta Philippe. Mais il vit ce qu'il était bien loin de s'attendre à voir si près de lui.
Tous les yeux s'étaient tournés vers la porte par laquelle allait entrer M. Fouquet; mais ce ne fut pas lui qui entra.
Un cri terrible partit de tous les coins de la chambre, cri douloureux poussé par le roi et les assistants.
Il n'est pas donné aux hommes, même à ceux dont la destinée renferme le plus d'éléments étranges et d'accidents merveilleux, de contempler un spectacle pareil à celui qu'offrait la chambre royale en ce moment.
Les volets, à demi clos, ne laissaient pénétrer qu'une lumière incertaine tamisée par de grands rideaux de velours doublés d'une épaisse soie.
Dans cette pénombre moelleuse s'étaient peu à peu dilatés les yeux, et chacun des assistants voyait les autres plutôt avec la confiance qu'avec la vue. Toutefois, on en arrive, dans ces circonstances, à ne laisser échapper aucun des détails environnants et le nouvel objet qui se présente apparaît lumineux comme s'il était éclairé par le soleil.
C'est ce qui arriva pour Louis XIV, lorsqu'il se montra pâle et le sourcil froncé sous la portière de l'escalier secret.
Fouquet laissa voir, derrière, son visage empreint de sévérité et de tristesse.
La reine mère, qui aperçut Louis XIV, et qui tenait la main de Philippe, poussa le cri dont nous avons parlé, comme elle eût fait en voyant un fantôme.
Monsieur eut un mouvement d'éblouissement et tourna la tête, de celui des deux rois qu'il apercevait en face, vers celui aux côtés duquel il se trouvait.
Madame fit un pas en avant, croyant voir se refléter, dans une glace, son beau-frère.
Et, de fait, l'illusion était possible.
Les deux princes, défaits l'un et l'autre, car nous renonçons à peindre l'épouvantable saisissement de Philippe, et tremblants tous deux, crispant l'un et l'autre une main convulsive, se mesuraient du regard et plongeaient leurs yeux comme des poignards dans l'âme l'un de l'autre. Muets, haletants, courbés, ils paraissaient prêts à fondre sur un ennemi.
Cette ressemblance inouïe du visage, du geste, de la taille, tout, jusqu'à une ressemblance de costume décidée par le hasard, car Louis XIV était allé prendre au Louvre un habit de velours violet, cette parfaite analogie des deux princes acheva de bouleverser le coeur d'Anne d'Autriche.
Elle ne devinait pourtant pas encore la vérité. Il y a de ces malheurs que nul ne veut accepter dans la vie. On aime mieux croire au surnaturel, à l'impossible.
Louis n'avait pas compté sur ces obstacles. Il s'attendait, en entrant seulement, à être reconnu. Soleil vivant, il ne souffrait pas le soupçon d'une parité avec qui que ce fût. Il n'admettait pas que tout flambeau ne devînt ténèbres à l'instant où il faisait luire son rayon vainqueur.
Aussi, à l'aspect de Philippe, fut-il plus terrifié peut-être qu'aucun autre autour de lui, et son silence son immobilité, furent ce temps de recueillement et de calme qui précède les violentes explosions de la colère.
Mais Fouquet, qui pourrait peindre son saisissement et sa stupeur, en présence de ce portrait vivant de son maître? Fouquet pensa qu'Aramis avait raison, que ce nouveau venu était un roi aussi pur dans sa race que l'autre, et que, pour avoir répudié toute participation à ce coup d'État si habilement fait par le général des jésuites, il fallait être un fol enthousiaste indigne à jamais de tremper ses mains dans une oeuvre politique.
Et puis c'était le sang de Louis XIII que Fouquet sacrifiait au sang de Louis XIII; c'était à une ambition égoïste qu'il sacrifiait une noble ambition; c'était au droit de garder qu'il sacrifiait le droit d'avoir. Toute l'étendue de sa faute lui fut révélée par le seul aspect du prétendant.
Tout ce qui se passa dans l'esprit de Fouquet fut perdu pour les assistants. Il eut cinq minutes pour concentrer ses méditations sur ce point du cas de conscience; cinq minutes, c'est-à-dire cinq siècles, pendant lesquels les deux rois et leur famille trouvèrent à peine le temps de respirer d'une si terrible secousse.