Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.», sayfa 19
D'Artagnan, adossé au mur, en face de Fouquet, le poing sur son front, l'oeil fixe, se demandait la raison d'un si merveilleux prodige. Il n'eût pu dire sur-le-champ pourquoi il doutait; mais il savait, assurément, qu'il avait eu raison de douter, et que, dans cette rencontre des deux Louis XIV, gisait toute la difficulté qui, pendant ces derniers jours, avait rendu la conduite d'Aramis si suspecte au mousquetaire.
Toutefois, ces idées étaient enveloppées de voiles épais. Les acteurs de cette scène semblaient nager dans les vapeurs d'un lourd réveil.
Soudain Louis XIV, plus impatient et plus habitué à commander, courut à un des volets, qu'il ouvrit en déchirant les rideaux. Un flot de vive lumière entra dans la chambre et fit reculer Philippe jusqu'à l'alcôve.
Ce mouvement, Louis le saisit avec ardeur, et, s'adressant à la reine:
– Ma mère, dit-il, ne reconnaissez-vous pas votre fils, puisque chacun ici a méconnu son roi?
Anne d'Autriche tressaillit et leva les bras au ciel sans pouvoir articuler un mot.
– Ma mère, dit Philippe avec une voix calme, ne reconnaissez-vous pas votre fils?
Et, cette fois, Louis recula à son tour.
Quant à Anne d'Autriche, elle perdit l'équilibre, frappée à la tête et au coeur par le remords. Nul ne l'aidant, car tous étaient pétrifiés, elle tomba sur son fauteuil en poussant un faible soupir.
Louis ne put supporter ce spectacle et cet affront. Il bondit vers d'Artagnan, que le vertige commençait à gagner, et qui chancelait en frôlant la porte, son point d'appui.
– À moi, dit-il, mousquetaire! Regardez-nous au visage, et voyez lequel, de lui ou de moi, est plus pâle.
Ce cri réveilla d'Artagnan et vint remuer en son coeur la fibre de l'obéissance. Il secoua son front, et, sans hésiter désormais, il marcha vers Philippe, sur l'épaule duquel il appuya la main en disant: Monsieur, vous êtes mon prisonnier!
Philippe ne leva pas les yeux au ciel, ne bougea pas de la place où il se tenait comme cramponné au parquet, l'oeil profondément attaché sur le roi son frère. Il lui reprochait, dans un sublime silence, tous ses malheurs passés, toutes ses tortures de l'avenir. Contre ce langage de l'âme, le roi ne se sentit plus de force; il baissa les yeux, entraîna précipitamment son frère et sa belle-soeur, oubliant sa mère étendue sans mouvement à trois pas du fils qu'elle laissait une seconde fois condamner à la mort. Philippe s'approcha d'Anne d'Autriche, et lui dit d'une voix douce et noblement émue:
– Si je n'étais pas votre fils, je vous maudirais, ma mère, pour m'avoir rendu si malheureux.
D'Artagnan sentit un frisson passer dans la moelle de ses os. Il salua respectueusement le jeune prince, et lui dit à demi courbé:
– Excusez-moi, monseigneur, je ne suis qu'un soldat, et mes serments sont à celui qui sort de cette chambre.
– Merci, monsieur d'Artagnan. Mais qu'est devenu M. d'Herblay?
– M. d'Herblay est en sûreté, monseigneur, dit une voix derrière eux, et nul, moi vivant ou libre, ne fera tomber un cheveu de sa tête.
– Monsieur Fouquet! dit le prince en souriant tristement.
– Pardonnez-moi, monseigneur, dit Fouquet en s'agenouillant; mais celui qui vient de sortir d'ici était mon hôte.
– Voilà, murmura Philippe avec un soupir, de braves amis et de bons coeurs. Ils me font regretter ce monde. Marchez, monsieur d'Artagnan, je vous suis.
Au moment où le capitaine des mousquetaires allait sortir, Colbert apparut, remit à d'Artagnan un ordre du roi et se retira.
D'Artagnan le lut et froissa le papier avec rage.
– Qu'y a-t-il? demanda le prince.
– Lisez, monseigneur, repartit le mousquetaire.
Philippe lut ces mots tracés à la hâte de la main de Louis XIV:
«M. d'Artagnan conduira le prisonnier aux îles Sainte-Marguerite. Il lui couvrira le visage d'une visière de fer, que le prisonnier ne pourra lever sous peine de vie.»
– C'est juste, dit Philippe avec résignation. Je suis prêt.
– Aramis avait raison, dit Fouquet, bas, au mousquetaire; celui- ci est roi bien autant que l'autre.
– Plus! répliqua d'Artagnan. Il ne lui manque que moi et vous.
Chapitre CCXXXI – Où Porthos croit courir après un duché
Aramis et Porthos, ayant profité du temps accordé par Fouquet, faisaient, par leur rapidité, honneur à la cavalerie française.
Porthos ne comprenait pas bien pour quel genre de mission on le forçait à déployer une vélocité pareille: mais comme il voyait Aramis piquant avec rage, lui, Porthos, piquait avec fureur.
Ils eurent ainsi bientôt mis douze lieues entre eux et Vaux; puis il fallut changer de chevaux et organiser une sorte de service de poste. C'est pendant un relais que Porthos se hasarda discrètement à interroger Aramis.
– Chut! répliqua celui-ci; sachez seulement que notre fortune dépend de notre rapidité.
Comme si Porthos eût été le mousquetaire sans sou ni maille de 1626, il poussa en avant. Ce mot magique de fortune signifie toujours quelque chose à l'oreille humaine. Il veut dire assez, pour ceux qui n'ont rien; il veut dire trop, pour ceux qui ont assez.
– On me fera duc, dit Porthos tout haut.
Il se parlait à lui-même.
– Cela est possible, répliqua en souriant à sa façon Aramis, dépassé par le cheval de Porthos.
Cependant la tête d'Aramis était en feu; l'activité du corps n'avait pas encore réussi à surmonter celle de l'esprit. Tout ce qu'il y a de colères rugissantes, de douleurs aux dents aiguës, de menaces mortelles, se tordait, et mordait, et grondait dans la pensée du prélat vaincu.
Sa physionomie offrait les traces bien visibles de ce rude combat. Libre, sur le grand chemin, de s'abandonner au moins aux impressions du moment, Aramis ne se privait pas de blasphémer à chaque écart du cheval, à chaque inégalité de la route. Pâle, parfois inondé de sueurs bouillantes, tantôt sec et glacé, il battait les chevaux et leur ensanglantait les flancs.
Porthos en gémissait, lui dont le défaut dominant n'était pas la sensibilité. Ainsi coururent-ils pendant huit grandes heures, et ils arrivèrent à Orléans.
Il était quatre heures de l'après-midi. Aramis, en interrogeant ses souvenirs, pensa que rien ne démontrait la poursuite possible.
Il eût été sans exemple qu'une troupe capable de prendre Porthos et lui fût fournie de relais suffisants pour faire quarante lieues en huit heures. Ainsi, en admettant la poursuite, ce qui n'était pas manifeste, les fuyards avaient cinq bonnes heures d'avance sur les poursuivants.
Aramis pensa que se reposer n'était pas imprudence, mais que continuer était un coup de partie. En effet, vingt lieues de plus fournies avec cette rapidité, vingt lieues dévorées, et nul, pas même d'Artagnan, ne pourrait rattraper les ennemis du roi.
Aramis fit donc à Porthos le chagrin de remonter à cheval. On courut jusqu'à sept heures du soir; on n'avait plus qu'une poste pour arriver à Blois.
Mais, là, un contretemps diabolique vint alarmer Aramis. Les chevaux manquaient à la poste.
Le prélat se demanda par quelle machination infernale ses ennemis étaient arrivés à lui ôter le moyen d'aller plus loin, lui qui ne reconnaissait pas le hasard pour un dieu, lui qui trouvait à tout résultat sa cause; il aimait mieux croire que le refus du maître de poste, à une pareille heure, dans un pareil pays, était la suite d'un ordre émané de haut; ordre donné en vue d'arrêter court le faiseur de majesté dans sa fuite.
Mais, au moment où il allait s'emporter pour avoir, soit une explication, soit un cheval, une idée lui vint. Il se rappela que le comte de La Fère logeait dans les environs.
– Je ne voyage pas, dit-il, et je ne fais pas poste entière. Donnez-moi deux chevaux pour aller rendre visite à un seigneur de mes amis qui habite près d'ici.
– Quel seigneur? demanda le maître de poste.
– M. le comte de La Fère.
– Oh! répondit cet homme en se découvrant avec respect, un digne seigneur. Mais, quel que soit mon désir de lui être agréable, je ne puis vous donner deux chevaux; tous ceux de ma poste sont retenus par M. le duc de Beaufort.
– Ah! fit Aramis désappointé.
– Seulement, continua le maître de poste, s'il vous plaît de monter dans un petit chariot que j'ai, j'y ferai mettre un vieux cheval aveugle qui n'a plus que des jambes, et qui vous conduira chez M. le comte de La Fère.
– Cela vaut un louis, dit Aramis.
– Non, monsieur, cela ne vaut jamais qu'un écu; c'est le prix que me paie M. Grimaud, l'intendant du comte, toutes les fois qu'il se sert de mon chariot, et je ne voudrais pas que M. le comte eût à me reprocher d'avoir fait payer trop cher un de ses amis.
– Ce sera comme il vous plaira, dit Aramis, et surtout comme il plaira au comte de La Fère, que je me garderai bien de désobliger. Vous aurez votre écu; seulement, j'ai bien le droit de vous donner un louis pour votre idée.
– Sans doute, répliqua le maître tout joyeux.
Et il attela lui-même son vieux cheval à la carriole criarde.
Pendant ce temps-là, Porthos était curieux à voir. Il se figurait avoir découvert le secret; il ne se sentait pas d'aise: d'abord, parce que la visite chez Athos lui était particulièrement agréable; ensuite, parce qu'il était dans l'espérance de trouver à la fois un bon lit et un bon souper.
Le maître, ayant fini d'atteler, proposa un de ses valets pour conduire les étrangers à La Fère.
Porthos s'assit dans le fond avec Aramis et lui dit à l'oreille:
– Je comprends.
– Ah! ah! répondit Aramis; et que comprenez-vous, cher ami?
– Nous allons, de la part du roi, faire quelque grande proposition à Athos.
– Peuh! fit Aramis.
– Ne me dites rien, ajouta le bon Porthos en essayant de contrepeser assez solidement pour éviter les cahots; ne me dites rien, je devinerai.
– Eh bien! c'est cela, mon ami, devinez, devinez.
On arriva vers neuf heures du soir chez Athos, par un clair de lune magnifique.
Cette admirable clarté réjouissait Porthos au-delà de toute expression; mais Aramis s'en montra incommodé à un degré presque égal. Il en témoigna quelque chose à Porthos, qui lui répondit:
– Bien! je devine encore. La mission est secrète.
Ce furent ses derniers mots en voiture.
Le conducteur les interrompit par ceux-ci:
– Messieurs, vous êtes arrivés.
Porthos et son compagnon descendirent devant la porte du petit château.
C'est là que nous allons retrouver Athos et Bragelonne, disparus tous deux depuis la découverte de l'infidélité de La Vallière.
S'il est un mot plein de vérité, c'est celui-ci: les grandes douleurs renferment en elles-mêmes le germe de leur consolation.
En effet, cette douloureuse blessure faite à Raoul avait rapproché de lui son père, et Dieu sait si elles étaient douces, les consolations qui coulaient de la bouche éloquente et du coeur généreux d'Athos.
La blessure ne s'était point cicatrisée; mais Athos, à force de converser avec son fils, à force de mêler un peu de sa vie à lui dans celle du jeune homme, avait fini par lui faire comprendre que cette douleur de la première infidélité est nécessaire à toute existence humaine, et que nul n'a aimé sans la connaître.
Raoul écoutait souvent, il n'entendait pas. Rien ne remplace, dans le coeur vivement épris, le souvenir et la pensée de l'objet aimé. Raoul répondait alors à son père:
– Monsieur, tout ce que vous me dites est vrai; je crois que nul n'a autant souffert que vous par le coeur; mais vous êtes un homme trop grand par l'intelligence, trop éprouvé par les malheurs, pour ne pas permettre la faiblesse au soldat qui souffre pour la première fois. Je paie un tribut que je ne paierai pas deux fois; permettez-moi de me plonger si avant dans ma douleur, que je m'y oublie moi-même, que j'y noie jusqu'à ma raison.
– Raoul! Raoul!
– Écoutez, monsieur; jamais je ne m'accoutumerai à cette idée que Louise, la plus chaste et la plus naïve des femmes, a pu tromper aussi lâchement un homme aussi honnête et aussi aimant que je le suis; jamais je ne pourrai me décider à voir ce masque doux et bon se changer en une figure hypocrite et lascive. Louise perdue! Louise infâme! Ah! monsieur, c'est bien plus cruel pour moi que Raoul abandonné, que Raoul malheureux!
Athos employait alors le remède héroïque. Il défendait Louise contre Raoul, et justifiait sa perfidie par son amour.
– Une femme qui eût cédé au roi parce qu'il est le roi, disait- il, mériterait le nom d'infâme; mais Louise aime Louis. Jeunes tous deux, ils ont oublié, lui son rang, elle ses serments. L'amour absout tout, Raoul. Les deux jeunes gens s'aiment avec franchise.
Et, quand il avait donné ce coup de poignard, Athos voyait en soupirant Raoul bondir sous la cruelle blessure, et s'enfuir au plus épais du bois ou se réfugier dans sa chambre d'où, une heure après, il sortait pâle, tremblant, mais dompté. Alors, revenant à Athos avec un sourire, il lui baisait la main, comme le chien qui vient d'être battu caresse un bon maître pour racheter sa faute. Raoul, lui, n'écoutait que sa faiblesse, et il n'avouait que sa douleur.
Ainsi se passèrent les jours qui suivirent cette scène dans laquelle Athos avait si violemment agité l'orgueil indomptable du roi. Jamais, en causant avec son fils, il ne fit allusion à cette scène; jamais il ne lui donna les détails de cette vigoureuse sortie qui eût peut-être consolé le jeune homme en lui montrant son rival abaissé. Athos ne voulait point que l'amant offensé oubliât le respect dû au roi.
Et quand Bragelonne, ardent, furieux, sombre, parlait avec mépris des paroles royales, de la foi équivoque que certains fous puisent dans la promesse tombée du trône; quand, passant deux siècles avec la rapidité d'un oiseau qui traverse un détroit pour aller d'un monde à l'autre, Raoul en venait à prédire le temps où les rois sembleraient plus petits que les hommes, Athos lui disait de sa voix sereine et persuasive:
– Vous avez raison, Raoul; tout ce que vous dites arrivera: les rois perdront leur prestige, comme perdent leurs clartés les étoiles qui ont fait leur temps. Mais, lorsque ce moment viendra, Raoul, nous serons morts; et rappelez-vous bien ce que je vous dis: en ce monde, il faut pour tous, hommes, femmes et rois, vivre au présent; nous ne devons vivre selon l'avenir que pour Dieu.
Voilà de quoi s'entretenaient, comme toujours, Athos et Raoul, en arpentant la longue allée de tilleuls dans le parc, lorsque retentit soudain la clochette qui servait à annoncer au comte soit l'heure du repas, soit une visite. Machinalement et sans y attacher d'importance, il rebroussa chemin avec son fils, et tous les deux se trouvèrent, au bout de l'allée, en présence de Porthos et d'Aramis.
Chapitre CCXXXII – Les derniers adieux
Raoul poussa un cri de joie et serra tendrement Porthos dans ses bras. Aramis et Athos s'embrassèrent en vieillards. Cet embrassement même était une question pour Aramis, qui, aussitôt:
– Ami, dit-il, nous ne sommes pas pour longtemps avec vous.
– Ah! fit le comte.
– Le temps, interrompit Porthos de vous conter mon bonheur.
– Ah! fit Raoul.
Athos regarda silencieusement Aramis, dont déjà l'air sombre lui avait paru bien peu en harmonie avec les bonnes nouvelles dont parlait Porthos.
– Quel est le bonheur qui vous arrive? Voyons, demanda Raoul en souriant.
– Le roi me fait duc, dit avec mystère le bon Porthos, se penchant à l'oreille du jeune homme; duc à brevet!
Mais les apartés de Porthos avaient toujours assez de vigueur pour être entendus de tout le monde; ses murmures étaient au diapason d'un rugissement ordinaire.
Athos entendit et poussa une exclamation qui fit tressaillir
Aramis.
Celui-ci prit le bras d'Athos, et, après avoir demandé à Porthos la permission de causer quelques moments à l'écart:
– Mon cher Athos, dit-il au comte, vous me voyez navré de douleur.
– De douleur? s'écria le comte. Ah! cher ami!
– Voici, en deux mots: j'ai fait, contre le roi, une conspiration; cette conspiration a manqué, et, à l'heure qu'il est, on me cherche sans doute.
– On vous cherche!.. une conspiration!.. Eh! mon ami, que me dites vous là?
– Une triste vérité. Je suis tout bonnement perdu.
– Mais Porthos… ce titre de duc… qu'est-ce que tout cela?
– Voilà le sujet de ma plus vive peine; voilà le plus profond de ma blessure. J'ai, croyant à un succès infaillible, entraîné Porthos dans ma conjuration. Il y a donné, comme vous savez qu'il donne, de toutes ses forces, sans rien savoir, et, aujourd'hui, le voilà si bien compromis avec moi, qu'il est perdu comme moi.
– Mon Dieu!
Et Athos se retourna vers Porthos, qui leur sourit agréablement.
– Il faut vous faire tout comprendre. Écoutez-moi, continua
Aramis.
Et il raconta l'histoire que nous connaissons.
Athos sentit plusieurs fois, durant le récit, son front se mouiller de sueur.
– C'est une grande idée, dit-il; mais c'était une grande faute.
– Dont je suis puni, Athos.
– Aussi ne vous dirai-je pas ma pensée entière.
– Dites.
– C'est un crime.
– Capital, je le sais. Lèse-majesté!
– Porthos! pauvre Porthos!
– Que voulez-vous que je fasse? Le succès, je vous l'ai dit, était certain.
– M. Fouquet est un honnête homme.
– Et moi, je suis un sot, de l'avoir si mal jugé, fit Aramis. Oh! la sagesse des hommes! oh! meule immense qui broie un monde, et qui, un jour, est arrêtée par le grain de sable qui tombe, on ne sait comment, dans ses rouages!
– Dites par un diamant, Aramis. Enfin, le mal est fait. Que comptez-vous devenir?
– J'emmène Porthos. Jamais le roi ne voudra croire que le digne homme ait agi naïvement; jamais il ne voudra croire que Porthos ait cru servir le roi en agissant comme il a fait. Sa tête paierait ma faute. Je ne le veux pas.
– Vous l'emmenez, où?
– À Belle-Île, d'abord. C'est un refuge imprenable. Puis j'ai la mer et un navire pour passer, soit en Angleterre, où j'ai beaucoup de relations…
– Vous? en Angleterre?
– Oui. Ou bien en Espagne, où j'en ai davantage encore…:
– En exilant Porthos, vous le ruinez, car le roi confisquera ses biens.
– Tout est prévu. Je saurai, une fois en Espagne, me réconcilier avec Louis XIV et faire rentrer Porthos en grâce.
– Vous avez du crédit, à ce que je vois, Aramis! dit Athos d'un air discret.
– Beaucoup, et au service de mes amis, ami Athos.
Ces mots furent accompagnés d'une sincère pression de main.
– Merci, répliqua le comte.
– Et, puisque nous en sommes là, dit Aramis, vous aussi vous êtes un mécontent; vous aussi, Raoul aussi, vous avez des griefs contre le roi. Imitez notre exemple. Passez à Belle-Île. Puis nous verrons… Je vous garantis sur l'honneur que, dans un mois, la guerre aura éclaté entre la France et l'Espagne, au sujet de ce fils de Louis XIII, qui est un infant aussi, et que la France détient inhumainement. Or, comme Louis XIV ne voudra pas d'une guerre faite pour ce motif, je vous garantis une transaction dont le résultat donnera la grandesse à Porthos et à moi, et un duché en France à vous, qui êtes déjà grand d'Espagne. Voulez-vous?
– Non; moi, j'aime mieux avoir quelque chose à reprocher au roi; c'est un orgueil naturel à ma race que de prétendre à la supériorité sur les races royales. Faisant ce que vous me proposez, je deviendrais l'obligé du roi; j'y gagnerais certainement sur cette terre, j'y perdrais dans ma conscience. Merci.
– Alors, donnez-moi deux choses, Athos: votre absolution…
– Oh! je vous la donne, si vous avez réellement voulu venger le faible et l'opprimé contre l'oppresseur.
– Cela me suffit, répondit Aramis avec une rougeur qui s'effaça dans la nuit. Et maintenant donnez-moi vos deux meilleurs chevaux pour gagner la seconde poste, attendu que l'on m'en a refusé sous prétexte d'un voyage que M. de Beaufort fait dans ces parages.
– Vous aurez mes deux meilleurs chevaux, Aramis, et je vous recommande Porthos.
– Oh! soyez sans crainte. Un mot encore: trouvez-vous que je manoeuvre pour lui comme il convient?
– Le mal étant fait, oui; car le roi ne lui pardonnerait pas, et puis vous avez toujours, quoi qu'il en dise, un appui dans M. Fouquet, lequel ne vous abandonnera pas, étant, lui aussi, fort compromis, malgré son trait héroïque.
– Vous avez raison. Voilà pourquoi, au lieu de gagner tout de suite la mer, ce qui déclarerait ma peur et m'avouerait coupable, voilà pourquoi je reste sur le sol français. Mais Belle-Île sera pour moi le sol que je voudrai: anglais, espagnol ou romain; le tout consiste pour moi dans le pavillon que j'arborerai.
– Comment cela?
– C'est moi qui ai fortifié Belle-Île, et nul ne prendra Belle- Île, moi la défendant. Et puis, comme vous l'avez dit tout à l'heure, M. Fouquet est là. On n'attaquera pas Belle-Île sans la signature de M. Fouquet.
– C'est juste. Néanmoins, soyez prudent. Le roi est rusé et il est fort.
Aramis sourit.
– Je vous recommande Porthos, répéta le comte avec une sorte de froide insistance.
– Ce que je deviendrai, comte, répliqua Aramis avec le même ton, notre frère Porthos le deviendra.
Athos s'inclina en serrant la main d'Aramis, et alla embrasser
Porthos avec effusion.
– J'étais né heureux n'est-ce pas? murmura celui-ci, transporté, en s'enveloppant de son manteau.
– Venez, très cher, dit Aramis.
Raoul était allé devant pour donner des ordres et faire seller les deux chevaux.
Déjà le groupe s'était divisé. Athos voyait ses deux amis sur le point de partir; quelque chose comme un brouillard passa devant ses yeux et pesa sur son coeur.
«C'est étrange! pensa-t-il. D'où vient cette envie que j'ai d'embrasser Porthos encore une fois?»
Justement Porthos s'était retourné, et il venait à son vieil ami les bras ouverts.
Cette dernière étreinte fut tendre comme dans la jeunesse, comme dans les temps où le coeur était chaud, la vie heureuse.
Et puis Porthos monta sur son cheval. Aramis revint aussi pour entourer de ses bras le cou d'Athos.
Ce dernier les vit sur le grand chemin s'allonger dans l'ombre avec leurs manteaux blancs. Pareils à deux fantômes, ils grandissaient en s'éloignant de terre, et ce n'est pas dans la brume, dans la pente du sol qu'ils se perdirent: à bout de perspective, tous deux semblèrent avoir donné du pied un élan qui les faisait disparaître évaporés dans les nuages.
Alors Athos, le coeur serré, retourna vers la maison en disant à
Bragelonne:
– Raoul, je ne sais quoi vient de me dire que j'avais vu ces deux hommes pour la dernière fois.
– Il ne m'étonne pas, monsieur, que vous ayez cette pensée, répondit le jeune homme, car je l'ai en ce moment même, et moi aussi, je pense que je ne verrai plus jamais MM. du Vallon et d'Herblay.
– Oh! vous, reprit le comte, vous me parlez en homme attristé par une autre cause, vous voyez tout en noir; mais vous êtes jeune; et s'il vous arrive de ne plus voir ces vieux amis, c'est qu'ils ne seront plus du monde où vous avez bien des années à passer. Mais, moi…
Raoul secoua doucement la tête, et s'appuya sur l'épaule du comte, sans que ni l'un ni l'autre trouvât un mot de plus en son coeur, plein à déborder.
Tout à coup, un bruit de chevaux et de voix, à l'extrémité de la route de Blois, attira leur attention de ce côté.
Des porte-flambeaux à cheval secouaient joyeusement leurs torches sur les arbres de la route, et se retournaient de temps en temps pour ne pas distancer les cavaliers qui les suivaient.
Ces flammes, ce bruit, cette poussière d'une douzaine de chevaux richement caparaçonnés, firent un contraste étrange au milieu de la nuit avec la disparition sourde et funèbre des deux ombres de Porthos et d'Aramis.
Athos rentra chez lui.
Mais il n'avait pas gagné son parterre, que la grille d'entrée parut s'enflammer; tous ces flambeaux s'arrêtèrent et embrasèrent la route. Un cri retentit:
– M. le duc de Beaufort!
Et Athos s'élança vers la porte de sa maison.
Déjà le duc était descendu de cheval et cherchait des yeux autour de lui.
– Me voici, monseigneur, fit Athos.
– Eh! bonsoir, cher comte, répliqua le prince avec cette franche cordialité qui lui gagnait tous les coeurs. Est-il trop tard pour un ami?
– Ah! mon prince, entrez, dit le comte.
Et, M. de Beaufort s'appuyant sur le bras d'Athos ils entrèrent dans la maison, suivis de Raoul, qui marchait respectueusement et modestement parmi les officiers du prince, au nombre desquels il comptait plusieurs amis.