Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.», sayfa 25
Chapitre CCXLII – Dans le carrosse de M. Colbert
Ainsi que l'avait vu Gourville, les mousquetaires du roi montaient à cheval et suivaient leur capitaine.
Celui-ci, qui ne voulait pas avoir de gêne dans ses allures, laissa sa brigade aux ordres d'un lieutenant, et partit de son côté, sur des chevaux de poste, en recommandant à ses hommes le plus grande diligence.
Si rapidement qu'ils allassent, ils ne pouvaient arriver avant lui.
Il eut le temps, en passant devant la rue Croix-des-Petits-Champs, de voir une chose qui lui donna beaucoup à penser. Il vit M. Colbert sortant de sa maison pour entrer dans un carrosse qui stationnait devant la porte.
Dans ce carrosse, d'Artagnan aperçut des coiffes de femme, et, comme il était curieux, il voulut savoir le nom des femmes cachées par les coiffes.
Pour parvenir à les voir, car elles faisaient gros dos et fine oreille, il poussa son cheval si près du carrosse, que sa botte à entonnoir frotta le mantelet et ébranla tout, contenant et contenu.
Les dames, effarouchées, poussèrent, l'une un petit cri, auquel d'Artagnan reconnut une jeune femme, l'autre une imprécation à laquelle il reconnut la vigueur et l'aplomb que donne un demi- siècle.
Les coiffes s'écartèrent: l'une des femmes était Mme Vanel, l'autre était la duchesse de Chevreuse.
D'Artagnan eut plus vite vu que les dames. Il les reconnut et elles ne le reconnurent pas; et, comme elles riaient de leur frayeur en se pressant affectueusement les mains:
«Bien! se dit d'Artagnan, la vieille duchesse n'est plus aussi difficile qu'autrefois en amitiés; elle fait la cour à la maîtresse de M. Colbert! Pauvre M. Fouquet! cela ne lui présage rien de bon.»
Et il s'éloigna. M. Colbert prit place dans le carrosse, et ce noble trio commença un pèlerinage assez lent vers le bois de Vincennes.
En chemin, Mme de Chevreuse déposa Mme Vanel chez M. son mari, et, restée seule avec Colbert, elle poursuivit sa promenade en causant d'affaires. Elle avait un fonds de conversation inépuisable, cette chère duchesse, et, comme elle parlait toujours pour le mal d'autrui, toujours pour son bien à elle, sa conversation amusait l'interlocuteur et ne laissait pas d'être pour elle d'un bon rapport.
Elle apprit à Colbert, qui l'ignorait, combien il était un grand ministre, et combien Fouquet allait devenir peu de chose.
Elle lui promit de rallier à lui, quand il serait surintendant toute la vieille noblesse du royaume, et lui demanda son avis sur la prépondérance qu'il faudrait laisser prendre à La Vallière.
Elle le loua, elle le blâma, elle l'étourdit. Elle lui montra le secret de tant de secrets, que Colbert craignit un moment d'avoir affaire au diable.
Elle lui prouva qu'elle tenait dans sa main le Colbert d'aujourd'hui, comme elle avait tenu le Fouquet d'hier.
Et, comme, naïvement, il lui demandait la raison de cette haine qu'elle portait au surintendant:
– Pourquoi le haïssez-vous vous-même? dit-elle.
– Madame, en politique, répliqua-t-il, les différences de systèmes peuvent amener des dissidences entre les hommes. M. Fouquet m'a paru pratiquer un système opposé aux vrais intérêts du roi.
Elle l'interrompit.
– Je ne vous parle plus de M. Fouquet. Le voyage que le roi fait à Nantes nous en rendra raison. M. Fouquet, pour moi, c'est un homme passé. Pour vous aussi.
Colbert ne répondit rien.
– Au retour de Nantes, continua la duchesse, le roi, qui ne cherche qu'un prétexte, trouvera que les États se sont mal comportés, qu'ils ont fait trop peu de sacrifices. Les États diront que les impôts sont trop lourds et que la surintendance les a ruinés. Le roi s'en prendra à M. Fouquet, et alors…
– Et alors? dit Colbert.
– Oh! on le disgraciera. N'est-ce pas votre sentiment?
Colbert lança vers la duchesse un regard qui voulait dire: «Si on ne fait que disgracier M. Fouquet, vous n'en serez pas la cause.»
– Il faut, se hâta de dire Mme de Chevreuse, il faut que votre place soit toute marquée, monsieur Colbert. Voyez-vous quelqu'un entre le roi et vous, après la chute de M. Fouquet?
– Je ne comprends pas, dit-il.
– Vous allez comprendre. Où vont vos ambitions?
– Je n'en ai pas.
– Il était inutile alors de renverser le surintendant, monsieur
Colbert. C'est oiseux.
– J'ai eu l'honneur de vous dire, madame…
– Oh! oui, l'intérêt du roi, je sais; mais, enfin, parlons du vôtre.
– Le mien, c'est de faire les affaires de Sa Majesté.
– Enfin, perdez-vous ou ne perdez-vous pas M. Fouquet? Répondez sans détour.
– Madame, je ne perds personne.
– Je ne comprends pas alors pourquoi vous m'avez acheté si cher les lettres de M. Mazarin concernant M. Fouquet. Je ne conçois pas non plus pourquoi vous avez mis ces lettres sous les yeux du roi.
Colbert, stupéfait, regarda la duchesse, et, d'un air contraint:
– Madame, dit-il, je conçois encore moins comment, vous qui avez touché l'argent, vous me le reprochez.
– C'est que, fit la vieille duchesse, il faut vouloir ce qu'on veut, à moins qu'on ne puisse ce qu'on veut.
– Voilà, dit Colbert, démonté par cette logique brutale.
– Vous ne pouvez? hein? Dites.
– Je ne puis, je l'avoue, détruire auprès du roi certaines influences.
– Qui combattent pour M. Fouquet? Lesquelles? Attendez, que je vous aide.
– Faites, madame.
– La Vallière?
– Oh! peu d'influence, aucune connaissance des affaires et pas de ressort. M. Fouquet lui a fait la cour.
– Le défendre, ce serait l'accuser elle-même, n'est-ce pas?
– Je crois que oui.
– Il y a encore une autre influence, qu'en dites-vous?
– Considérable.
– La reine mère, peut-être?
– Sa Majesté la reine mère a pour M. Fouquet une faiblesse bien préjudiciable à son fils.
– Ne croyez pas cela, fit la vieille en souriant.
– Oh! fit Colbert avec incrédulité, je l'ai si souvent éprouvé!
– Autrefois?
– Récemment encore, madame, à Vaux. C'est elle qui a empêché le roi de faire arrêter M. Fouquet.
– On n'a pas tous les jours le même avis, cher monsieur. Ce que la reine a pu vouloir récemment, elle ne le voudrait peut-être plus aujourd'hui.
– Pourquoi? fit Colbert étonné.
– Peu importe la raison.
– Il importe beaucoup, au contraire; car, si j'étais certain de ne pas déplaire à Sa Majesté la reine mère, tous mes scrupules seraient levés.
– Eh bien! vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de certain secret?
– Un secret?
– Appelez cela comme vous voudrez. Bref, la reine mère a pris en horreur tous ceux qui ont participé, d'une façon ou d'une autre, à la découverte de ce secret, et M. Fouquet, je crois, est un de ceux-là.
– Alors, fit Colbert, on pourrait être sûr de l'assentiment de la reine mère?
– Je quitte à l'instant Sa Majesté, qui me l'a assuré.
– Soit, madame.
– Il y a plus: vous connaissez peut-être un homme qui était l'ami intime de M. Fouquet, M. d'Herblay, un évêque, je crois?
– Évêque de Vannes.
– Eh bien! ce M. d'Herblay, qui connaissait aussi ce secret, la reine mère le fait poursuivre avec acharnement.
– En vérité!
– Si bien poursuivre, que, fût-il mort, on voudrait avoir sa tête pour être assuré qu'elle ne parlera plus.
– C'est le désir de la reine mère?
– Un ordre.
– On cherchera ce M. d'Herblay, madame.
– Oh! nous savons bien où il est.
Colbert regarda la duchesse.
– Dites, madame.
– Il est à Belle-Île-en-Mer.
– Chez M. Fouquet?
– Chez M. Fouquet.
– On l'aura!
Ce fut au tour de la duchesse à sourire.
– Ne croyez pas cela si facilement, dit-elle, et ne le promettez pas si légèrement.
– Pourquoi donc, madame?
– Parce que M. d'Herblay n'est pas de ces gens qu'on prend quand on veut.
– Un rebelle, alors?
– Oh! nous autres, monsieur Colbert, nous avons passé toute notre vie à faire les rebelles, et, pourtant, vous le voyez bien, loin d'être pris, nous prenons les autres.
Colbert attacha sur la vieille duchesse un de ces regards farouches dont rien ne traduisait l'expression, et, avec une fermeté qui ne manquait point de grandeur:
– Le temps n'est plus, dit-il, où les sujets gagnaient des duchés à faire la guerre au roi de France. M. d'Herblay, s'il conspire, mourra sur un échafaud. Cela fera ou ne fera pas plaisir à ses ennemis, peu nous importe.
Et ce nous, étrange dans la bouche de Colbert, fit un instant rêver la duchesse. Elle se surprit à compter intérieurement avec cet homme.
Colbert avait ressaisi la supériorité dans l'entretien; il voulut la garder.
– Vous me demandez, dit-il, madame, de faire arrêter ce
M. d'Herblay?
– Moi? Je ne vous demande rien.
– Je croyais, madame; mais, puisque je me suis trompé, laissons faire. Le roi n'a encore rien dit.
La duchesse se mordit les ongles.
– D'ailleurs, continua Colbert, quelle pauvre prise que celle de cet évêque! Gibier de roi, un évêque! oh! non, non, je ne m'en occuperai même point.
La haine de la duchesse se découvrit.
– Gibier de femme, dit-elle, et la reine est une femme. Si elle veut qu'on arrête M. d'Herblay, c'est qu'elle a ses raisons. D'ailleurs, M. d'Herblay n'est-il pas ami de celui qui va tomber en disgrâce?
– Oh! qu'à cela ne tienne! dit Colbert. On ménagera cet homme, s'il n'est pas l'ennemi du roi. Cela vous déplaît?
– Je ne dis rien.
– Oui… vous le voulez voir en prison, à la Bastille, par exemple?
– Je crois un secret mieux caché derrière les murs de la Bastille que derrière ceux de Belle-Île.
– J'en parlerai au roi, qui éclaircira le point.
– En attendant l'éclaircissement, monsieur, l'évêque de Vannes se sera enfui. J'en ferais autant.
– Enfui! lui! et où s'enfuirait-il? L'Europe est à nous, de volonté, sinon de fait.
– Il trouvera toujours un asile, monsieur. On voit bien que vous ignorez à qui vous avez affaire. Vous ne connaissez pas M. d'Herblay, vous n'avez pas connu Aramis. C'était un de ces quatre mousquetaires qui, sous le feu roi, ont fait trembler le cardinal de Richelieu, et qui, pendant la Régence, ont donné tant de souci à M. de Mazarin.
– Mais, madame, comment fera-t-il, à moins qu'il n'ait un royaume à lui?
– Il l'a, monsieur.
– Un royaume à lui, M. d'Herblay?
– Je vous répète, monsieur, que, s'il lui faut un royaume, il l'a ou il l'aura.
– Enfin, du moment que vous prenez un intérêt si grand à ce qu'il n'échappe pas, madame, ce rebelle, je vous assure, n'échappera pas.
– Belle-Île est fortifiée, monsieur Colbert, et fortifiée par lui.
– Belle-Île fût-elle aussi défendue par lui, Belle-Île n'est pas imprenable, et, si M. l'évêque de Vannes est enfermé dans Belle- Île, eh bien! madame, on fera le siège de la place et on le prendra.
– Vous pouvez être bien certain, monsieur, que le zèle que vous déployez pour les intérêts de la reine mère touchera vivement Sa Majesté, et que vous en aurez une magnifique récompense; mais que lui dirai-je de vos projets sur cet homme?
– Qu'une fois pris il sera enfoui dans une forteresse d'où jamais son secret ne sortira.
– Très bien, monsieur Colbert, et nous pouvons dire qu'à dater de cet instant nous avons fait tous deux une alliance solide, vous et moi, et que je suis bien à votre service.
– C'est moi, madame, qui me mets au vôtre. Ce chevalier d'Herblay, c'est un espion de l'Espagne, n'est-ce pas?
– Mieux que cela.
– Un ambassadeur secret?
– Montez toujours.
– Attendez… le roi Philippe III est dévot. C'est… le confesseur de Philippe III?
– Plus haut encore.
– Mordieu! s'écria Colbert, qui s'oublia jusqu'à jurer en présence de cette grande dame, de cette vieille amie de la reine mère, de la duchesse de Chevreuse enfin. C'est donc le général des jésuites?
– Je crois que vous avez deviné, répondit la duchesse.
– Ah! madame, alors cet homme nous perdra tous si nous ne le perdons, et encore faut-il se hâter!
– C'est mon avis, monsieur; mais je n'osais vous le dire.
– Et nous avons eu du bonheur qu'il se soit attaqué au trône, au lieu de s'attaquer à nous.
– Mais notez bien ceci, monsieur Colbert: jamais M. d'Herblay ne se décourage, et, s'il a manqué son coup, il recommencera. S'il a laissé échapper l'occasion de se faire un roi pour lui, il en fera tôt ou tard un autre, dont, à coup sûr, vous ne serez pas le premier ministre.
Colbert fronça le sourcil avec une expression menaçante.
– Je compte bien que la prison nous réglera cette affaire-là d'une manière satisfaisante pour tous deux, madame.
La duchesse sourit.
– Si vous saviez, dit-elle, combien de fois Aramis est sorti de prison!
– Oh! reprit Colbert, nous aviserons à ce qu'il n'en sorte pas cette fois-ci.
– Mais vous n'avez donc pas entendu ce que je vous ai dit tout à l'heure? Vous ne vous rappelez donc pas qu'Aramis était un des quatre invincibles que redoutait Richelieu? Et, à cette époque, les quatre mousquetaires n'avaient point ce qu'ils ont aujourd'hui: l'argent et l'expérience.
Colbert se mordit les lèvres.
– Nous renoncerons à la prison, dit-il d'un ton plus bas. Nous trouverons une retraite dont l'invincible ne puisse pas sortir.
– À la bonne heure, notre allié! répondit la duchesse. Mais voici qu'il se fait tard; est-ce que nous ne rentrons pas?
– D'autant plus volontiers, madame, que j'ai mes préparatifs à faire pour partir avec le roi.
– À Paris! cria la duchesse au cocher.
Et le carrosse retourna vers le faubourg Saint-Antoine après la
conclusion de ce traité qui livrait à la mort le dernier ami de
Fouquet, le dernier défenseur de Belle-Île, l'ancien ami de Marie
Michon, le nouvel ennemi de la duchesse.
Chapitre CCXLIII – Les deux gabares
D'Artagnan était parti: Fouquet aussi était parti, et lui avec une rapidité que doublait le tendre intérêt de ses amis.
Les premiers moments de ce voyage, ou, pour mieux dire, de cette fuite, furent troublés par la crainte incessante de tous les chevaux, de tous les carrosses qu'on apercevait derrière le fugitif.
Il n'était pas naturel, en effet, que Louis XIV, s'il en voulait à cette proie, la laissât échapper; le jeune lion savait déjà la chasse, et il avait des limiers assez ardents pour s'en reposer sur eux.
Mais, insensiblement, toutes les craintes s'évanouirent; le surintendant, à force de courir, mit une telle distance entre lui et les persécuteurs, que, raisonnablement, nul ne le pouvait atteindre. Quant à la contenance, ses amis la lui avaient faite excellente. Ne voyageait-il pas pour aller joindre le roi à Nantes, et la rapidité même ne témoignait-elle pas de son zèle.
Il arriva fatigué mais rassuré, à Orléans, où il trouva, grâce aux soins d'un courrier qui l'avait précédé, une belle gabare à huit rameurs.
Ces gabares, en forme de gondoles, un peu larges, un peu lourdes, contenant une petite chambre couverte en forme de tillac et une chambre de poupe formée par une tente, faisaient alors le service d'Orléans à Nantes par la Loire; et ce trajet, long de nos jours, paraissait alors plus doux et plus commode que la grande route avec ses bidets de poste ou ses mauvais carrosses à peine suspendus. Fouquet monta dans cette gabare, qui partit aussitôt. Les rameurs, sachant qu'ils avaient l'honneur de mener le surintendant des finances, s'escrimaient de leur mieux, et ce mot magique, les finances, leur promettait quelque bonne gratification dont ils voulaient se rendre dignes.
La gabare vola sur les flots de la Loire. Un temps magnifique, un de ces soleils levants qui empourprent les paysages, laissait au fleuve toute sa sérénité limpide. Le courant et les rameurs portèrent Fouquet comme les ailes portent l'oiseau; il arriva devant Beaugency sans qu'aucun accident eût signalé le voyage.
Fouquet espérait arriver le premier de tous à Nantes; là, il verrait les notables et se donnerait un appui parmi les principaux membres des États; il se rendrait nécessaire, chose facile à un homme de son mérite, et retarderait la catastrophe, s'il ne réussissait pas à l'éviter entièrement.
– D'ailleurs, lui disait Gourville, à Nantes vous devinerez ou nous devinerons les intentions de vos ennemis; nous aurons les chevaux prêts pour gagner l'inextricable Poitou, une barque pour gagner la mer, et, une fois en mer, Belle-Île est le port inviolable. Vous voyez, en outre, que nul ne vous guette et que nul ne nous suit.
Il achevait à peine, que l'on découvrit de loin, derrière un coude formé par le fleuve, la mâture d'une gabare importante qui descendait.
Les rameurs du bateau de Fouquet poussèrent un cri de surprise en voyant cette gabare.
– Qu'y a-t-il? demanda Fouquet.
– Il y a, monseigneur, répondit le patron de la barque, que c'est une chose vraiment extraordinaire, et que cette gabare marche comme un ouragan.
Gourville tressaillit et monta sur le tillac pour mieux voir.
Fouquet ne monta pas, lui; mais il dit à Gourville avec une défiance contenue:
– Voyez donc ce que c'est, mon cher.
La gabare venait de dépasser le coude. Elle nageait si vite, que, derrière elle, on voyait frémir la blanche traînée de son sillage, illuminé des feux du jour.
– Comme ils vont! répéta le patron, comme ils vont! il paraît que la paie est bonne. Je ne croyais pas, ajouta le patron, que des avirons de bois pussent se comporter mieux que les nôtres; mais, en voici là-bas qui me prouvent le contraire.
– Je crois bien! s'écria un des rameurs; ils sont douze et nous ne sommes que huit.
– Douze! fit Gourville, douze rameurs? Impossible!
Le chiffre de huit rameurs, pour une gabare, n'avait jamais été dépassé, même pour le roi.
On avait fait cet honneur à M. le surintendant bien plus encore par hâte que par respect.
– Que signifie cela? dit Gourville en cherchant à distinguer, sous la tente, qu'on apercevait déjà, les voyageurs, que l'oeil le plus subtil n'eût pas encore réussi à reconnaître.
– Faut-il qu'ils soient pressés! Car ce n'est pas le roi, dit le patron.
Fouquet frissonna.
– À quoi voyez-vous que ce n'est pas le roi? dit Gourville.
– D'abord, parce qu'il n'y a pas de pavillon blanc aux fleurs de lis, que la gabare royale porte toujours.
– Et ensuite, dit M. Fouquet, parce qu'il est impossible que ce soit le roi, Gourville, attendu que le roi était encore hier à Paris.
Gourville répondit au surintendant par un regard qui signifiait:
«Vous y étiez bien vous-même.»
– Et à quoi voit-on qu'ils sont pressés? ajouta-t-il pour gagner du temps.
– À ce que, monsieur, dit le patron, ces gens-là ont dû partir longtemps après nous, et qu'ils nous ont rejoints, ou à peu près.
– Bah! fit Gourville, qui vous dit qu'ils ne sont point partis de
Beaugency ou de Niort même?
– Nous n'avons vu aucune gabare de cette force, si ce n'est à
Orléans. Elle vient d'Orléans, monsieur, et se dépêche.
M. Fouquet et Gourville échangèrent un coup d'oeil.
Le patron remarqua cette inquiétude. Gourville aussitôt pour lui donner le change:
– Quelque ami, dit-il qui aura gagé de nous rattraper; gagnons le pari, et ne nous laissons pas atteindre.
Le patron ouvrait la bouche pour répondre que c'était impossible, lorsque M. Fouquet, avec hauteur:
– Si c'est quelqu'un qui veut nous joindre, dit-il, laissons-le venir.
– On peut essayer, monseigneur, dit le patron timidement. Allons, vous autres, du nerf! nagez!
– Non, dit M. Fouquet, arrêtez tout court, au contraire.
– Monseigneur, quelle folie! interrompit Gourville en se penchant à son oreille.
– Tout court! répéta M. Fouquet. Les huit avirons s'arrêtèrent, et, résistant à l'eau, imprimèrent un mouvement rétrograde à la gabare. Elle était arrêtée.
Les douze rameurs de l'autre ne distinguèrent pas d'abord cette manoeuvre, car ils continuèrent à lancer l'esquif si vigoureusement, qu'il arriva tout au plus à portée de mousquet. M. Fouquet avait la vue mauvaise; Gourville était gêné par le soleil, qui frappait ses yeux; le patron seul, avec cette habitude et cette netteté que donne la lutte contre les éléments, aperçut distinctement les voyageurs de la gabare voisine.
– Je les vois! s'écria-t-il, ils sont deux.
– Je ne vois rien, dit Gourville.
– Vous n'allez pas tarder à les distinguer; en quelques coups d'aviron, ils seront à vingt pas de nous.
Mais ce qu'annonçait le patron ne se réalisa pas; la gabare imita le mouvement commandé par M. Fouquet, et, au lieu de venir joindre ses prétendus amis, elle s'arrêta tout net sur le milieu du fleuve.
– Je n'y comprends plus rien, dit le patron.
– Ni moi, dit Gourville.
– Vous qui voyez si bien les gens qui mènent cette gabare, reprit M. Fouquet, tâchez de nous les peindre, patron, avant que nous en soyons trop loin.
– Je croyais en voir deux, répondit le batelier, je n'en vois plus qu'un sous la tente.
– Comment est-il?
– C'est un homme brun, large d'épaules, court de cou.
Un petit nuage passa dans l'azur du ciel, et vint, à ce moment, masquer le soleil.
Gourville, qui regardait toujours, une main sur les yeux, put voir ce qu'il cherchait, et, tout à coup, sautant du tillac dans la chambre où l'attendait Fouquet:
– Colbert! lui dit-il d'une voix altérée par l'émotion.
– Colbert? répéta Fouquet. Oh! voilà qui est étrange; mais non, c'est impossible!
– Je le reconnais, vous dis-je, et lui-même m'a si bien reconnu, qu'il vient de passer dans la chambre de poupe. Peut-être le roi l'envoie-t-il pour nous faire revenir.
– En ce cas, il nous joindrait au lieu de rester en panne. Que fait-il là?
– Il nous surveille sans doute, monseigneur?
– Je n'aime pas les incertitudes, s'écria Fouquet; marchons droit à lui.
– Oh! monseigneur, ne faites pas cela! la gabare est pleine de gens armés.
– Il m'arrêterait donc, Gourville? Pourquoi ne vient-il pas, alors?
– Monseigneur, il n'est pas de votre dignité d'aller au devant même de votre perte.
– Mais souffrir que l'on me guette comme un malfaiteur?
– Rien ne dit qu'on vous guette, monseigneur; soyez patient.
– Que faire, alors?
– Ne vous arrêtez pas; vous n'alliez aussi vite que pour paraître obéir avec zèle aux ordres du roi. Redoublez de vitesse. Qui vivra, verra!
– C'est juste. Allons! s'écria Fouquet, puisque l'on demeure coi là-bas, marchons nous autres.
Le patron donna le signal, et les rameurs de Fouquet reprirent leur exercice avec tout le succès qu'on pouvait attendre de gens reposés.
À peine la gabare eut-elle fait cent brasses, que l'autre, celle aux douze rameurs, se remit en marche également.
Cette course dura tout le jour, sans que la distance grandît ou diminuât entre les deux équipages.
Vers le soir, Fouquet voulut essayer les intentions de son persécuteur. Il ordonna aux rameurs de tirer vers la terre comme pour opérer une descente.
La gabare de Colbert imita cette manoeuvre et cingla vers la terre en biaisant.
Par le plus grand des hasards, à l'endroit où Fouquet fit mine de débarquer, un valet d'écurie du château de Langeais suivait la berge fleurie en menant trois chevaux à la longe. Sans doute les gens de la gabare à douze rameurs crurent-ils que Fouquet se dirigeait vers des chevaux préparés pour sa fuite; car on vit quatre ou cinq hommes, armés de mousquets, sauter de cette gabare à terre et marcher sur la berge, comme pour gagner du terrain sur les chevaux et le cavalier.
Fouquet, satisfait d'avoir forcé l'ennemi à une démonstration, se le tint pour dit, et recommença de faire marcher son bateau.
Les gens de Colbert remontèrent aussitôt dans le leur, et la course entre les deux équipages reprit avec une nouvelle persévérance.
Ce que voyant, Fouquet se sentit menacé de près, et, d'une voix prophétique:
– Eh bien! Gourville dit-il très bas, que disais-je à notre dernier repas, chez moi? vais-je ou non à ma ruine?
– Oh! monseigneur.
– Ces deux bateaux qui se suivent avec autant d'émulation que si nous nous disputions, M. Colbert et moi, un prix de vitesse sur la Loire, ne représentent-ils pas bien nos deux fortunes, et ne crois-tu pas, Gourville que l'un des deux fera naufrage à Nantes?
– Au moins, objecta Gourville, il y a encore incertitude; vous allez paraître aux États, vous allez montrer quel homme vous êtes; votre éloquence et votre génie dans les affaires sont le bouclier et l'épée qui vous serviront à vous défendre, sinon à vaincre. Les Bretons ne vous connaissent point, et, quand ils vous connaîtront, votre cause est gagnée. Oh! que M. Colbert se tienne bien, car sa gabare est aussi exposée que la vôtre à chavirer. Les deux vont vite, la sienne plus que la vôtre, c'est vrai; on verra laquelle arrivera la première au naufrage.
Fouquet, prenant la main de Gourville:
– Ami, dit-il, c'est tout jugé; rappelle-toi le proverbe: Les premiers vont devant. Eh bien! Colbert n'a garde de me passer! C'est un prudent, Colbert.
Il avait raison; les deux gabares voguèrent jusqu'à Nantes, se surveillant l'une l'autre; quand le surintendant aborda, Gourville espéra qu'il pourrait chercher tout de suite son refuge et faire préparer des relais.
Mais, au débarquer, la seconde gabare rejoignit la première, et Colbert, s'approchant de Fouquet, le salua sur le quai avec les marques du plus profond respect.
Marques tellement significatives, tellement bruyantes, qu'elles eurent pour résultat de faire accourir toute une population sur la Fosse.
Fouquet se possédait complètement; il sentait qu'en ses derniers moments de grandeur il avait des obligations envers lui-même.
Il voulait tomber de si haut, que sa chute écrasât quelqu'un de ses ennemis.
Colbert se trouvait là, tant pis pour Colbert.
Aussi le surintendant, se rapprochant de lui, répondit-il avec ce clignement d'yeux arrogant qui lui était particulier:
– Quoi! c'est vous, monsieur Colbert?
– Pour vous rendre mes hommages, monseigneur, dit celui-ci.
– Vous étiez dans cette gabare?
Il désigna la fameuse barque à douze rameurs.
– Oui, monseigneur.
– À douze rameurs? dit Fouquet. Quel luxe, monsieur Colbert! Un moment, j'ai cru que c'était la reine mère ou le roi.
– Monseigneur…
Et Colbert rougit.
– Voilà un voyage qui coûtera cher à ceux qui le paient, monsieur l'intendant, dit Fouquet. Mais, enfin, vous êtes arrivé. Vous voyez bien, ajouta-t-il un moment après, que, moi qui n'avais pas plus de huit rameurs, je suis arrivé avant vous.
Et il lui tourna le dos, le laissant indécis de savoir réellement si toutes les tergiversations de la seconde gabare avaient échappé à la première.
Au moins ne lui donnait-il pas la satisfaction de montrer qu'il avait eu peur.
Colbert, si fâcheusement secoué, ne se rebuta pas; il répondit:
– Je n'ai pas été vite, monseigneur, parce que je m'arrêtais chaque fois que vous vous arrêtiez.
– Et pourquoi cela, monsieur Colbert? s'écria Fouquet irrité de cette basse audace; pourquoi puisque vous aviez un équipage supérieur au mien, ne me joigniez-vous ou ne me dépassiez-vous pas?
– Par respect, fit l'intendant, qui salua jusqu'à terre.
Fouquet monta dans un carrosse que la ville lui envoyait, on ne sait pourquoi ni comment, et il se rendit à la Maison de Nantes, escorté d'une grande foule qui, depuis plusieurs jours, bouillonnait dans l'attente d'une convocation des États.
À peine fut-il installé, que Gourville sortit pour aller faire préparer les chevaux sur la route de Poitiers et de Vannes et un bateau à Paimboeuf.
Il fit avec tant de mystère, d'activité, de générosité ces différentes opérations, que jamais Fouquet, alors travaillé par son accès de fièvre, ne fut plus près du salut, sauf la coopération de cet agitateur immense des projets humains: le hasard.
Le bruit se répandit en ville, cette nuit, que le roi venait en grande hâte sur des chevaux de poste, et qu'il arriverait dans dix ou douze heures.
Le peuple, en attendant le roi, se réjouissait fort de voir les mousquetaires, fraîchement arrivés avec M. d'Artagnan, leur capitaine, et casernés dans le château, dont ils occupaient tous les postes en qualité de garde d'honneur.
M. d'Artagnan, qui était fort poli, se présenta vers dix heures chez le surintendant, pour lui offrir ses respectueux hommages, et, bien, que le ministre eût la fièvre bien qu'il fût souffrant et trempé de sueur, il voulut recevoir M. d'Artagnan, lequel fut charmé de cet honneur, comme on le verra par l'entretien qu'ils eurent ensemble.