Kitabı oku: «Sapho», sayfa 9
Chapitre 10
On en meurt donc quelquefois de ces ruptures !… Maintenant, quand ils se disputaient, Jean n’osait plus parler de son départ, il ne criait plus, exaspéré :
– Heureusement, ça va finir.
Elle n’aurait eu qu’à répondre :
– C’est bien, va-t’en… moi, je me tuerai, je ferai comme l’autre…
Et cette menace qu’il croyait comprendre dans la mélancolie de ses regards et des airs qu’elle chantait, dans la songerie de ses silences, le troublait jusqu’à l’épouvante.
Cependant il avait passé l’examen de classement qui termine, pour les attachés consulaires, le stage ministériel ; reçu dans un bon rang, on allait le désigner pour un des premiers postes libres, ce n’était plus qu’une affaire de semaines, de jours !… Et autour d’eux, dans cette fin de saison aux soleils de plus en plus brefs, tout se hâtait aussi vers les changements de l’hiver. Un matin, Fanny, ouvrant la fenêtre devant le premier brouillard, s’écriait :
– Tiens, les hirondelles sont parties…
L’une après l’autre, les maisons bourgeoises du pays fermaient leurs persiennes ; sur la route de Versailles, des voitures de déménagement se succédaient, de grands omnibus de campagne chargés de paquets, avec des panaches de plantes vertes sur la plate-forme, pendant que les feuilles s’en allaient par tourbillons, roulaient comme les nuages en fuite sous le ciel bas, et que les meules montaient dans les champs dégarnis. Derrière le verger, dépouillé, rapetissé par le manque de verdure, les chalets fermés, les séchoirs des blanchisseries aux toits rouges se massaient en paysage triste, et de l’autre côté de la maison, la voie ferrée mise à nu déroulait tout le long des bois en grisaille sa noire ligne voyageuse.
Quelle cruauté de la laisser là toute seule dans cette tristesse des choses ! Il sentait son cœur défaillir d’avance ; jamais il n’aurait le courage de l’adieu. C’était bien là-dessus qu’elle comptait, l’attendant à cette minute suprême, et jusque-là tranquille, ne parlant de rien, fidèle à sa promesse de ne pas mettre d’entraves à ce départ de tout temps prévu et consenti. Un jour, il rentra avec cette nouvelle :
– Je suis nommé…
– Ah !… et où donc ?…
Elle questionnait, l’air indifférent, mais les lèvres et les yeux décolorés, une telle crispation sur tout le visage qu’il ne la fit pas plus longtemps attendre :
– Non, non… pas encore… J’ai cédé mon tour à Hédouin… ça nous donne au moins six mois.
Ce fut un débordement de larmes, de rires, de baisers fous qui balbutiaient :
– Merci, merci… Quelle bonne vie je vais te faire maintenant !… C’était ça, vois-tu, qui me rendait méchante, cette idée de départ…
Elle allait s’y préparer mieux, s’y résigner petit à petit. Et puis, dans six mois, ce ne serait plus l’automne, avec le contre-coup de ces histoires de mort.
Elle tint parole. Plus de nerfs, plus de querelles ; et même, pour éviter les ennuis causés par l’enfant, elle se décidait à le mettre en pension à Versailles. Il ne sortait que le dimanche, et si ce nouveau régime ne modifiait pas encore sa nature rebelle et sauvage, du moins il lui apprenait l’hypocrisie. On vivait au calme, les dîners avec les Hettéma savourés sans orage, et le piano rouvert pour les partitions favorites. Mais au fond, Jean restait plus troublé, plus perplexe que jamais, se demandant où le mènerait sa faiblesse, songeant parfois à renoncer aux consulats, à passer dans le service des bureaux. C’était Paris, le bail du ménage indéfiniment renouvelé ; mais tout le rêve de sa jeunesse à bas, et le désespoir des siens, la brouille certaine avec son père qui ne lui pardonnerait pas cet abandon, surtout lorsqu’il en saurait les causes.
Et pour qui ?… Pour une créature vieillie, fanée, qu’il n’aimait plus, il en avait eu la preuve en face de ses amants… Quel maléfice tenait donc, dans cette vie à deux ?
Comme il montait en wagon, un matin, aux derniers jours d’octobre, un regard de jeune fille levé vers le sien lui rappela tout à coup sa rencontre du bois, cette grâce radieuse de femme-enfant, dont le souvenir l’avait poursuivi pendant des mois. Elle portait la même robe claire que le soleil tachait si joliment sous les branches, mais recouverte d’un grand manteau de voyage ; et dans le wagon, des livres, un petit sac, un bouquet de grands roseaux, et des dernières fleurs disaient le retour vers Paris, la fin de la villégiature. Elle aussi l’avait reconnu, d’un demi-sourire frissonnant sur la limpidité d’eau de source de ses yeux ; et ce fut, pendant une seconde, l’entente inexprimée de la même pensée chez ces deux êtres.
« Comment va votre mère, M. d’Armandy ? » demanda tout à coup le vieux Bouchereau que Jean, ébloui, n’avait pas vu d’abord dans son coin, enfoui et lisant, sa pâle figure inclinée.
Jean donna des nouvelles, très touché qu’on se souvînt des siens et de lui, bien plus ému encore, quand la jeune fille s’informa des deux petites bessonnes qui avaient écrit à son oncle une si gentille lettre pour le remercier des soins donnés à leur mère… Elle les connaissait !… cela le remplit de joie ; puis comme il était, paraît-il, d’une sensibilité extraordinaire ce matin-là, il devint triste aussitôt, en apprenant qu’ils rentraient à Paris, que Bouchereau allait prendre son cours de semestre à l’école de Médecine. Il n’aurait plus la chance de la revoir… Et les champs filant aux portières, splendides tout à l’heure, lui semblaient lugubres, éclairés d’une lumière d’éclipse.
Le train siffla longuement ; on arrivait. Il salua, les perdit, mais à la sortie de la gare ils se retrouvèrent, et Bouchereau dans le tumulte de la presse l’avertit qu’à partir du jeudi suivant il restait chez lui, place Vendôme… si le cœur lui disait d’une tasse de thé… Elle donnait le bras à son oncle, et il sembla à Jean que c’était elle qui l’invitait sans rien dire.
Après avoir décidé plusieurs fois qu’il irait chez Bouchereau, puis qu’il n’irait pas – car à quoi bon se donner des regrets inutiles ? – il prévint pourtant chez lui qu’il y aurait bientôt une grande soirée au ministère à laquelle il lui faudrait assister. Fanny visitait son habit, lui faisait repasser des cravates blanches ; et brusquement, le jeudi soir, il n’eut plus la moindre envie de sortir. Mais sa maîtresse le raisonnait sur la nécessité de cette corvée, se reprochant de l’avoir trop absorbé, gardé pour elle en égoïste, et elle le décidait, achevait de l’habiller avec des jeux tendres, retouchait le nœud de sa cravate, le pli de ses cheveux, riait parce que ses doigts sentaient la cigarette qu’elle reprenait et posait sur la cheminée à toute minute, et que cela ferait faire la grimace aux danseuses. Et de la voir très gaie et très bonne, il avait le remords de son mensonge, serait volontiers resté près d’elle au coin du feu, si Fanny ne l’eût forcé : « Je veux… il le faut », tendrement poussé dehors dans la nuit du chemin.
Il était tard quand il rentra ; elle dormait, et la lampe allumée sur ce sommeil de fatigue lui rappela une rentrée pareille, trois ans passés déjà, après les révélations terribles qu’on venait de lui faire. Comme il s’était montré lâche alors ! Par quelle aberration ce qui devait briser sa chaîne l’avait-il rivée plus solidement ?… Une nausée lui monta aux lèvres, de dégoût. La chambre, le lit, la femme lui faisaient également horreur ; il prit la lumière, l’emporta dans la pièce à côté, doucement. Il désirait tant être seul pour songer à ce qui lui arrivait… oh ! rien, presque rien…..
Il aimait.
Il y a dans certains mots que nous employons ordinairement un ressort caché qui tout à coup les ouvre jusqu’au fond, nous les explique dans leur intimité exceptionnelle ; puis le mot se replie, reprend sa forme banale et roule insignifiant, usé par l’habitude et le machinal. L’amour est un de ces mots-là ; ceux pour qui sa clarté s’est une fois traduite entière, comprendront l’angoisse délicieuse où vivait Jean depuis une heure, sans bien se rendre compte d’abord de ce qu’il éprouvait.
Là-bas, place Vendôme, dans ce coin de salon où ils étaient restés longtemps à causer ensemble, il ne sentait rien qu’un grand bien-être, un charme doux qui l’enveloppait. Ce n’est qu’une fois dehors, la porte retombée sur lui, qu’il avait été saisi d’une allégresse folle, puis d’une défaillance à croire que toutes ses veines s’ouvraient : « Qu’est-ce que j’ai, mon Dieu ?… » Et le Paris qu’il traversait pour revenir lui paraissait tout nouveau, féerique, élargi, radieux. Oui, à cette heure où les bêtes de nuit sont lâchées et circulent, où la vase des égouts remonte, s’étale, grouille sous le gaz jaune, lui l’amant de Sapho, curieux de toutes les débauches, le Paris que peut voir la jeune fille revenant du bal avec des airs de valse plein la tête qu’elle redit aux étoiles sous les blancheurs de sa parure, ce Paris chaste baigné de lune claire où s’éclosent les âmes vierges, c’est ce Paris qu’il avait vu !… Et tout à coup, comme il montait le large escalier de la gare, si près du retour vers le mauvais gîte, il se surprenait à dire tout haut : « Mais je l’aime… je l’aime… » et c’est ainsi qu’il l’avait appris.
– Tu es là, Jean ?… Que fais-tu donc ?
Fanny s’éveille en sursaut, effrayée de ne pas le sentir à côté d’elle. Il faut venir l’embrasser, mentir, raconter le bal du ministère, dire s’il y avait de jolies toilettes et avec qui il a dansé ; mais pour échapper à cette inquisition, surtout aux caresses qu’il redoute, tout imprégné du souvenir de l’autre, il invente un travail pressé, les dessins d’Hettéma.
– Il n’y a plus de feu ; tu vas avoir froid.
– Non, non…
– Au moins laisse la porte ouverte, que je voie ta lampe…
Il doit jouer son mensonge jusqu’au bout, installer la table, les épures ; puis assis, immobile, retenant son souffle, il songe, il se rappelle, et, pour fixer son rêve, le raconte à Césaire dans une longue lettre, pendant que le vent de nuit remue les branches qui craquent sans un froissement de feuilles, que les trains se succèdent en grondant et que La Balue, troublé par la lumière, s’agite dans sa petite cage, sautille d’un perchoir à l’autre avec des cris hésitants.
Il dit tout, la rencontre dans les bois, le wagon, son émotion singulière à l’entrée de ces salons qu’il avait vus si lugubres et tragiques le jour de la consultation, des chuchotements furtifs dans les portes, de tristes regards échangés de chaise à chaise, et qui, ce soir, s’ouvraient animés et bruyants en une longue enfilade lumineuse. Bouchereau lui-même n’avait plus sa physionomie dure, cet œil noir, fouilleur et déconcertant sous ses gros sourcils d’étoupe, mais une expression reposée et paternelle de bonhomme qui consent à ce que l’on s’amuse chez lui.
« Tout à coup elle est venue vers moi et je n’ai plus rien vu… Mon ami, elle s’appelle Irène, elle est jolie, l’air bon, les cheveux de ce brun doré des Anglaises, une bouche d’enfant toujours prête à rire… Oh ! pas ce rire sans gaieté, qui agace chez tant de femmes ; une vraie expansion de jeunesse et de bonheur… Elle est née à Londres ; mais son père était Français et elle n’a pas d’accent du tout, seulement une adorable façon de prononcer certains mots, de dire « unclé » qui chaque fois met une caresse dans les yeux du vieux Bouchereau. Il l’a prise avec lui pour soulager la famille de son frère qui est nombreuse, et remplacer la sœur d’Irène, l’aînée, mariée depuis deux ans à son chef de clinique. Mais elle, voilà, les médecins ne lui vont guère… Comme elle m’a amusé avec la bêtise de ce jeune savant exigeant de sa fiancée, sur toute chose, un engagement formel et solennel de léguer leur deux corps à la Société d’anthropologie ! … Elle, c’est un oiseau voyageur. Elle aime les bateaux, la mer ; la vue d’un beaupré tourné au large lui prend le cœur… Elle me disait tout cela librement, en camarade, bien miss d’allures, malgré sa grâce parisienne, et je l’écoutais ravi de sa voix, de son rire, de la conformité de nos goûts, d’une certitude intime que le bonheur de ma vie était là, à côté de ma main, et que je n’avais qu’à le saisir, l’emporter loin, bien loin, où m’enverrait la carrière aventureuse… »
– Viens donc te coucher, m’ami…
Il tressaute, s’arrête, cache instinctivement la lettre qu’il est en train d’écrire !
– Tout à l’heure… Dors, dors…
Il lui parle avec colère et, le dos tendu, écoute le sommeil revenir dans cette respiration de femme, car ils sont très près l’un de l’autre, et si loin !
« … Quoi qu’il arrive, ce sera la délivrance que cette rencontre et cet amour. Tu connais ma vie ; tu as compris, sans que nous en parlions jamais, qu’elle est la même qu’autrefois, que je n’ai pas pu m’affranchir. Mais ce que tu ne sais pas, c’est que j’étais prêt à sacrifier fortune, avenir, tout, à cette habitude fatale où je m’enlisais un peu plus chaque jour. Maintenant, j’ai trouvé le ressort, le point d’appui qui me manquait ; et pour ne plus laisser de recours à ma faiblesse, je me suis juré de ne retourner là-bas que libre et séparé… à demain l’évasion… »
Ce ne fut ni le lendemain ni le jour suivant. Il fallait un moyen pour s’évader, un prétexte, le dénouement d’une querelle où l’on crie : « Je m’en vais », pour ne plus revenir ; et Fanny se montrait douce et gaie comme aux premiers temps illusionnés du ménage.
Écrire « c’est fini » sans plus d’explications ?… Mais cette violente ne se résignerait pas ainsi, le relancerait, s’acharnerait jusqu’à la porte de son hôtel, de son bureau. Non, mieux vaudrait l’attaquer de face, la convaincre de l’irrévocable, du définitif de cette rupture, et sans colère comme sans pitié, lui en énumérer les causes.
Mais avec ces réflexions, une peur lui revint du suicide d’Alice Doré. Il y avait devant chez eux, de l’autre côté du pavé, une ruelle en pente conduisant à la voie et fermée d’une barrière ; les voisins prenaient par là, les jours de presse, pour suivre les rails jusqu’à la gare. Et l’imagination du Méridional voyait, après leur scène de rupture, sa maîtresse s’échapper sur la route, joindre la traverse, se jeter sous les roues du train qui l’emportait. Cette crainte l’obsédait au point que la seule pensée de cette barrière battante, entre deux murs chargés de lierre, lui faisait reculer l’explication.
Encore s’il avait eu là un ami, quelqu’un pour la garder, l’assister à cette première crise ; mais, terrés dans leur collage comme des marmottes, ils ne connaissaient personne, et ce n’était pas les Hettéma, ces monstrueux égoïstes luisants et noyés de graisse, bestialisés encore par l’approche de leur hivernage d’Esquimaux, que la malheureuse aurait pu appeler au secours de son désespoir et de son abandon.
Il fallait rompre, pourtant, et rompre vite. Malgré sa promesse à lui-même, Jean était retourné deux ou trois fois place Vendôme, de plus en plus épris ; et quoiqu’il n’eût rien dit encore, l’accueil à bras ouverts du vieux Bouchereau, l’attitude d’Irène où se mêlaient dans la réserve une tendresse, une indulgence, et comme l’attente émue de la déclaration, tout l’avertissait de ne plus tarder. Puis le supplice de mentir, les prétextes qu’il inventait pour Fanny, et l’espèce de sacrilège d’aller des baisers de Sapho à la cour discrète, balbutiante…
Chapitre 11
Au milieu de ces alternatives, il trouvait au ministère, sur sa table, la carte d’un monsieur venu déjà deux fois dans la matinée, disait l’huissier avec un certain respect de la nomenclature suivante :
C. GAUSSIN D’ARMANDY
Président des Submersionnistes de la Vallée du Rhône,
Membre du Comité central d’étude et de vigilance,
Délégué départemental, etc., etc.
L’oncle Césaire à Paris !… Le Fénat délégué, membre d’un comité de vigilance !… Sa stupeur durait encore, quand l’oncle parut, toujours brun comme une pomme de pin, ses yeux fous, son rire au coin des tempes, sa barbe du temps de la Ligue, mais au lieu de l’éternelle veste de futaine à côtes, une redingote en drap neuf bridant sur le ventre et donnant au petit homme une majesté vraiment présidentielle.
Ce qui l’amenait à Paris ? L’achat d’une machine élévatoire pour l’immersion de ses nouvelles vignes – il prononçait le mot « élévatoire » avec une conviction qui le grandissait à ses propres yeux –, puis la commande de son buste que ses collègues lui demandaient pour orner la salle du conseil.
– Tu as vu, ajouta-t-il d’un air modeste, ils m’ont nommé président… Mon idée de submersion bouleverse le Midi… Et dire que c’est moi, le Fénat, qui suis en train de sauver les vins de France !… Il n’y a que les toqués, vois-tu.
Mais le but principal de son voyage, c’était la rupture avec Fanny. Comprenant que l’affaire traînait en longueur, il venait donner un coup de main.
– Je m’y connais, tu penses… Quand Courbebaisse a lâché la sienne pour se marier…
Avant d’attaquer son histoire, il s’arrêta et, déboutonnant sa redingote, il en tira un petit portefeuille rondement tendu :
– D’abord, débarrasse-moi de ceci… Bé oui ! l’argent… la libération du territoire…
Il se trompa au geste de son neveu, comprit qu’il refusait par discrétion :
– Prends donc ! prends donc !… C’est ma fierté de pouvoir rendre au fils un peu de ce que le père a fait pour moi… D’ailleurs, Divonne le veut ainsi. Elle est au courant de l’affaire, et si contente que tu penses à te marier, à secouer ton vieux crampon !
Dans la bouche de Césaire, après le service que sa maîtresse lui avait rendu, Jean trouva « vieux crampon » un peu injuste, et c’est avec une pointe d’amertume qu’il répondit :
– Reprenez votre portefeuille, mon oncle… vous savez mieux que personne combien ces questions sont indifférentes à Fanny.
– Oui, c’était une bonne fille… dit l’oncle en oraison funèbre, et il ajouta, clignant sa patte d’oie : Garde toujours l’argent… Avec les tentations de Paris, je l’aime mieux entre tes mains que dans les miennes ; et puis il en faut pour les ruptures comme pour les duels…
Il se leva là-dessus, déclarant qu’il mourait de faim et que cette grosse question se discuterait mieux, la fourchette à la main, en déjeunant. Toujours la légèreté gouailleuse du Méridional à traiter les affaires de femme.
– Entre nous, petit…
Ils étaient attablés dans un restaurant de la rue de Bourgogne, et l’oncle s’épanouissait, la serviette au menton, tandis que Jean grignotait du bout des dents, l’estomac serré.
– … Je trouve que tu prends la chose trop au tragique. Je sais bien que le premier coup est dur, l’explication ennuyeuse ; mais, si cela te coûte trop, ne dis rien, fais comme Courbebaisse. Jusqu’au matin du mariage, la Mornas a tout ignoré. Le soir, en sortant de chez sa future, il allait chercher la chanteuse à son beuglant, et la reconduisait chez elle. Tu me diras que ça n’est pas très régulier ni bien loyal non plus. Mais quand on n’aime pas les scènes, et avec des femmes terribles comme Paola Mornas !… Il y avait près de dix ans que ce grand beau garçon tremblait devant cette petite moricaude. Pour le décrochage, il fallait ruser, manœuvrer…
Et voici comme il s’y était pris.
La veille du mariage, un Quinze Août, le jour de la fête, Césaire proposa à la petite d’aller pêcher une friture dans l’Yvette. Courbebaisse devait venir les rejoindre pour dîner ; et l’on s’en retournerait tous trois le lendemain soir, quand Paris aurait évaporé son odeur de poussière, de carcasses de fusées et d’huile à lampions. Ça va. Les voilà tous deux étendus dans l’herbe au bord de cette petite rivière qui frétille et luit entre ses berges basses, fait les prairies si vertes et les saules si feuillus. Après la pêche, le bain. Ce n’était pas la première fois qu’il leur arrivait de nager ensemble, Paola et lui, en bons garçons, en camarades ; mais ce jour-là, cette petite Mornas, les bras, les jambes nues, son corps de maugrabine fait au moule, que la mouillure du costume plaquait de partout… peut-être aussi l’idée que Courbebaisse lui avait donné carte blanche… Ah ! la mâtine… Elle se retourna, le regarda dans les yeux, durement.
– Vous savez, Césaire, n’y revenez plus.
Il n’insista pas, de peur de gâter son affaire, et se dit : « Ce sera pour après dîner. » Très gai, le dîner, sur le balcon en bois de l’auberge, entre les deux drapeaux que le patron avait arborés en l’honneur du Quinze Août. Il faisait chaud, les foins sentaient bon, et l’on entendait les tambours, les pétards, la musique de l’orphéon qui courait les rues.
– Est-il embêtant, ce Courbebaisse, de n’arriver que demain, disait la Mornas, qui s’étirait les bras avec un coup de champagne dans les yeux…, j’ai envie de m’amuser, moi, ce soir.
– Et moi, donc !
Il était venu s’appuyer à côté d’elle sur la rampe du balcon, encore brûlante du soleil de la journée, et sournoisement, en sondeur, il passait le bras autour de sa taille :
– Oh ! Paola… Paola…
Cette fois, au lieu de se fâcher, la chanteuse se mit à rire, mais si fort, de si bon cœur qu’il finit par en faire autant. Même tentative repoussée de la même façon, le soir, en rentrant de la fête où ils avaient dansé, tiré des macarons ; et comme leurs chambres étaient voisines, elle lui chantait à travers la cloison : T’es trop p’tit, t’es trop p’tit…, avec toutes sortes de comparaisons désobligeantes entre lui et Courbebaisse. Il se tenait pour ne pas lui répondre, l’appeler la veuve Mornas ; mais c’était encore trop tôt. Le lendemain, par exemple, en s’installant devant un bon déjeuner, pendant que Paola s’impatientait et s’inquiétait, à la fin, de ne pas voir arriver son homme, ce fut avec une certaine satisfaction qu’il tira sa montre et dit solennellement :
– Midi, c’est fait…
– Quoi donc ?
– Il est marié.
– Qui ?
– Courbebaisse.
Vlan !
– Ah ! mon ami, quelle gifle… Dans toutes mes aventures galantes je n’ai jamais rien reçu de pareil. Et, tout de suite, la voilà qui veut partir… Mais, pas de train avant quatre heures… Et pendant ce temps l’infidèle brûlait les rails du P.-L.-M. vers l’Italie avec sa femme. Alors, dans sa rage, elle repique, m’abîme de coups et de griffes ; – cette chance !… moi qui nous avais enfermés à clef ; – puis elle s’en prend à la vaisselle et tombe enfin dans une crise de nerfs épouvantable. À cinq, on la porte sur son lit, on la maintient, tandis que tout éraflé, comme si je sortais d’un buisson de ronces, je cours pour trouver le médecin d’Orsay… Dans ces affaires-là, c’est comme sur le terrain, il faudrait toujours avoir un médecin avec soi. Me vois-tu, par les routes, à jeun, et un soleil !… Il faisait nuit quand je le ramenai… Tout à coup, en approchant de l’auberge, une rumeur de foule, un rassemblement sous les fenêtres… Ah ! mon Dieu, elle s’est suicidée ? Elle a tué quelqu’un ? Avec la Mornas c’était plus vraisemblable… Je me précipite, et qu’est-ce que je vois ?… Le balcon chargé de lanternes vénitiennes et la chanteuse debout, consolée et superbe, enroulée dans un des drapeaux et gueulant la Marseillaise, en pleine fête impériale, au-dessus du peuple qui acclamait. Et voilà, mon petit, comment s’est terminée la liaison de Courbebaisse ; je ne te dirai pas que tout a été fini d’une fois. Après dix ans de fers, il faut toujours compter un peu de surveillance. Mais enfin, le plus fort s’était passé sur moi ; et j’en recevrai bien autant de la tienne, si tu veux.
– Ah ! mon oncle, ce n’est pas le même genre de femme.
– Va donc, dit Césaire décachetant une boîte de cigares qu’il approchait de son oreille pour s’assurer s’ils étaient secs, tu n’es pas le premier qui la quitte…
– C’est pourtant vrai…
Et Jean se rattrapait avec bonheur à ce mot qui l’eût navré quelques mois auparavant. Au fond, l’oncle et son histoire comique le rassuraient un peu, mais ce qu’il n’admettait pas, c’était le mensonge en partie double pendant des mois, cette hypocrisie, ce partage, il ne pourrait jamais s’y résoudre et n’avait que trop attendu.
– Alors, comment veux-tu faire ?…
Pendant que le jeune homme se débattait dans ces incertitudes, le membre du conseil de vigilance lissait sa barbe, essayait des sourires, des effets, des ports de tête, puis d’un air négligent :
– C’est loin d’ici qu’il demeure ?
– Qui donc ?
– Mais cet artiste, ce Caoudal dont tu m’as parlé pour mon buste… On pourrait aller voir ses prix, pendant qu’on est ensemble…
Caoudal, bien que célèbre, grand mangeur d’argent, occupait toujours rue d’Assas l’atelier de ses premiers succès. Césaire, tout en allant, s’informait de sa valeur artistique ; il y mettrait le prix, certainement, mais ces messieurs du comité tenaient à une œuvre de premier ordre.
– Oh ! ne craignez rien, mon oncle, si Caoudal veut bien s’en charger…
Et il lui énumérait les titres du sculpteur, membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur et d’une foule d’ordres étrangers. Le Fénat ouvrait de grands yeux.
– Et vous êtes amis ?
– Très amis.
– Ce Paris, pas moins !… comme on y fait de belles connaissances.
Gaussin aurait eu pourtant quelque honte à avouer que Caoudal était un ancien amant de Fanny, et qu’elle les avait mis en relation. Mais on eût dit que Césaire y pensait :
– C’est lui l’auteur de cette Sapho que nous avons à Castelet ?… Alors il connaît ta maîtresse, et pourrait t’aider peut-être à la rupture. L’Institut, la Légion d’honneur, ça impressionne toujours une femme…
Jean ne répondit pas, songeant aussi peut-être à utiliser l’influence du premier amant.
Et l’oncle continuait d’un bon rire :
– à propos, tu sais, le bronze n’est plus chez ton père… Quand Divonne a su, quand j’ai eu le malheur de lui dire que ça représentait ta maîtresse, elle n’a plus voulu qu’il fût là… Avec les manies du consul, ses difficultés au moindre changement, ce n’était pas commode, surtout sans laisser soupçonner le motif… Oh ! les femmes… Elle a si bien manœuvré qu’à cette heure M. Thiers préside sur la cheminée de ton père, et la pauvre Sapho se ronge de poussière dans la chambre du vent, avec les vieux chenets et les meubles hors d’usage ; même qu’elle a reçu un atout dans le transport, le chignon cassé et sa lyre qui ne tient plus. La rancune de Divonne, sans doute, qui lui aura porté malheur.
Ils arrivaient rue d’Assas. Devant l’aspect modeste et travailleur de cette cité d’artistes, ces ateliers aux portes de remises numérotées, s’ouvrant de chaque côté d’une longue cour que terminent les bâtiments vulgaires d’une école communale aux perpétuelles mélopées de lecture, le président des submersionnistes eut de nouveaux doutes sur le talent d’un homme aussi médiocrement logé ; mais sitôt entré chez Caoudal, il sut à quoi s’en tenir : « Pas pour cent mille francs, pas pour un million !… » hurlait le sculpteur au premier mot de Gaussin ; et soulevant à mesure son grand corps du divan où il s’allongeait dans le désordre et l’abandon de l’atelier : « Un buste !… Ah bien ! oui… mais regardez donc là-bas cet écrasement de plâtre en mille miettes… ma figure du prochain Salon que je viens de démolir à coups de maillet… Voilà le cas que j’en fais, de la sculpture, et si tentante que soit la binette du monsieur…
– Gaussin d’Armandy… président…
L’oncle rassemblait tous ses titres, mais il y en avait trop, Cadoual l’interrompit, et tourné vers le jeune homme :
– Vous me regardez, Gaussin… Vous me trouvez vieilli ?… »
C’est vrai qu’il avait bien son âge dans ce jour tombé d’en haut sur les balafres, les creux et meurtrissures de sa tête viveuse et surmenée, sa crinière de lion montrant des râpes de vieux tapis, ses bajoues pendantes et flasques, et sa moustache aux tons de métal dédoré qu’il ne se donnait plus la peine de friser ni de teindre… à quoi bon ?… Cousinard, le petit modèle, venait de partir.
– Oui, mon cher, avec mon mouleur, un sauvage, une brute, mais vingt ans !…
L’intonation rageuse et ironique, il arpentait l’atelier, bousculant d’un coup de botte l’escabeau qui le gênait au passage. Tout à coup, arrêté devant le miroir enguirlandé de cuivre au-dessus du divan, il se regardait avec une affreuse grimace :
– Suis-je assez laid, assez démoli, en voilà des cordes, des fanons de vieille vache !…
Il prenait son cou à poignée, puis dans un accent lamentable et comique, une prévoyance de vieux beau qui se pleure :
– Et dire que je regretterai ça, l’an prochain !…
L’oncle restait effaré. Cet académicien qui se tirait la langue racontait ses basses amours ! Il y avait donc des toqués partout, même à l’Institut ; et son admiration pour le grand homme s’amoindrissait de la sympathie qu’il ressentait pour ses faiblesses.
– Comment va Fanny ?… Êtes-vous toujours à Chaville ?… fit Caoudal subitement apaisé et venant s’asseoir à côté de Gaussin dont il tapotait familièrement l’épaule.
– Ah ! la pauvre Fanny, nous n’avons plus longtemps à vivre ensemble…
– Vous partez ?
– Oui, bientôt… et je me marie avant… Il faut que je la quitte.
Le sculpteur eut un rire féroce :
– Bravo ! Je suis content… Venge-nous, mon petit, venge-nous de ces coquines-là. Lâche-les, trompe-les, et qu’elles pleurent, les misérables ! Tu ne leur feras jamais autant de mal qu’elles en ont fait aux autres.
L’oncle Césaire triomphait :
– Tu vois, monsieur ne prend pas les choses aussi tragiquement que toi… Comprenez-vous cet innocent… ce qui le retient de s’en aller, c’est la peur qu’elle se tue !
Jean avoua très simplement l’impression que lui avait faite le suicide d’Alice Doré.
– Mais ce n’est pas la même chose, dit Caoudal vivement… Celle-là, c’était une triste, une molle aux mains tombantes… une pauvre poupée qui manquait de son… Déchelette a eu tort de croire qu’elle mourait pour lui… Un suicide par fatigue et ennui de vivre. Tandis que Sapho… ah ! ouiche, se tuer… Elle aime bien trop l’amour et brûlera jusqu’au bout, jusqu’aux bobèches. Elle est de la race des jeunes premiers qui ne changent jamais de rôle, et finissent sans dents, sans cils, dans leur peau de jeunes premiers… Regardez-moi donc… Est-ce que je me tue ?… J’ai beau avoir du chagrin, je sais bien que, celle-là partie, j’en prendrai une autre, qu’il m’en faudra toujours… Votre maîtresse fera comme moi, comme elle a déjà fait… Seulement, elle n’est plus jeune, et ce sera plus difficile.
L’oncle continuait à triompher :
– Te voilà rassuré, hein ?
Jean ne disait rien, mais ses scrupules étaient vaincus et sa résolution bien prise. Ils partaient, quand le sculpteur les rappela pour leur montrer une photographie ramassée sur la poussière de sa table et qu’il essuyait d’un revers de manche.