Kitabı oku: «Les mystères d'Udolphe», sayfa 33
Cette entrevue inespérée lui avait à la fois montré toute la tendresse de l'amour d'Emilie et toute la fermeté de sa résolution. Son désespoir s'était renouvelé dans toute son horreur; aucun effort de sa raison ne pouvait l'adoucir. L'image d'Emilie, sa voix, ses regards, se présentaient à son esprit aussi vivement qu'ils l'avaient fait à ses sens, et tout sentiment était banni de son cœur, excepté le désespoir et l'amour.
Avant que la soirée fût finie, il revint chez Thérèse pour entendre parler d'Emilie, et se trouver dans le lieu qu'elle venait d'occuper. La joie que sentit et exprima la vieille servante fut bientôt changée en tristesse, quand elle eut observé ses regards égarés et la profonde mélancolie qui l'accablait.
Après qu'il eut écouté fort longtemps ce qu'elle avait à lui dire d'Emilie, il donna à Thérèse tout l'argent qu'il avait sur lui, quoiqu'elle voulût le refuser, et l'assurât que sa maîtresse avait pourvu à ses besoins. Il tira ensuite de son doigt un anneau de prix, et le lui remit, en la chargeant expressément de le présenter à Emilie. Il la faisait prier, comme une dernière faveur, de le conserver pour l'amour de lui, et de se souvenir quelquefois, en le regardant, du malheureux qui le lui envoyait.
Thérèse pleura en recevant l'anneau; mais c'était plutôt d'attendrissement que par l'effet d'aucun pressentiment. Avant qu'elle eût pu répliquer, Valancourt était parti; elle le suivit jusqu'à la porte, en l'appelant par son nom, et le suppliant de rentrer. Elle ne reçut aucune réponse, et ne le vit plus.
CHAPITRE XLI
Le lendemain matin Emilie, dans le cabinet qui joignait la bibliothèque, réfléchissait à la scène de la veille. Annette accourut auprès d'elle, et tomba hors d'haleine sur une chaise. Il se passa du temps avant qu'elle pût répondre aux questions d'Emilie; à la fin elle s'écria:—J'ai vu son esprit, mademoiselle; oui, j'ai vu son esprit!—Que voulez-vous dire? reprit Emilie impatiemment.—Il est sorti du vestibule, mademoiselle, dit Annette, comme je traversais le salon.—Mais de qui parlez-vous? répéta Emilie. Qui est sorti du vestibule?—Il était habillé comme je l'ai vu cent fois, dit Annette. Ah! qui l'aurait pensé?
Emilie excédée allait lui reprocher sa crédulité ridicule, quand un domestique vint lui dire qu'un étranger demandait à lui parler.
Emilie s'imagina aussitôt que cet étranger était Valancourt; elle répondit qu'elle était occupée, et qu'elle ne voulait voir personne.
Le domestique rentra; l'étranger lui faisait dire qu'il avait des choses importantes à lui communiquer. Annette, qui jusque-là était demeurée muette et surprise, tressaillit alors, et s'écria:—Oui, c'est Ludovico! oui, c'est Ludovico! Elle courut hors de la chambre. Emilie ordonna au domestique de la suivre, et si c'était réellement Ludovico de le faire entrer sur-le-champ.
L'instant d'après, Ludovico parut, accompagné d'Annette. La joie faisait oublier à Annette toutes les convenances; elle ne permettait pas que personne parlât qu'elle. Emilie exprima sa surprise et sa satisfaction en revoyant Ludovico. Sa première émotion augmenta quand elle ouvrit les lettres du comte de Villefort et de Blanche, qui l'informaient de leur aventure et de leur situation dans une auberge au fond des Pyrénées. Ils y avaient été retenus par l'état de M. Sainte-Foix, et l'indisposition de Blanche. Mais cette dernière ajoutait que le baron de Sainte-Foix venait d'arriver; qu'il allait ramener son fils à son château jusqu'à la guérison de ses blessures, et qu'elle, avec son père, continuerait sa route pour le Languedoc; ils comptaient toujours passer à la vallée, et se proposaient d'y être le lendemain. Elle priait Emilie de se trouver à ses noces, et de les accompagner au château de Blangy. Elle laissait à Ludovico le soin de raconter lui-même ses aventures. Emilie, quoique fort empressée de découvrir comment il avait disparu de l'appartement du nord, eut le courage de suspendre cette jouissance jusqu'à ce qu'il se fût rafraîchi, et qu'il eût entretenu la trop heureuse Annette. La joie d'Annette n'eût pas été plus extravagante quand il serait revenu du tombeau.
Emilie, pendant ce temps, relut les lettres de ses amis. L'expression de leur estime et de leur attachement était en ce moment bien nécessaire à la consolation de son cœur: sa tristesse, ses regrets avaient pris, par la dernière entrevue, une nouvelle amertume.
L'invitation de se rendre au château de Blangy était faite par le comte et sa fille avec la plus tendre affection. La comtesse y joignait la sienne. L'occasion en était si importante pour son amie, qu'Emilie ne pouvait s'y refuser. Elle eût désiré de ne point quitter les ombrages paisibles de sa demeure: mais elle sentait l'inconvenance d'y rester seule pendant que Valancourt était encore dans le voisinage; quelquefois aussi elle pensait que le déplacement et la société réussiraient mieux que la retraite à tranquilliser son esprit.
Il obéit au même instant. Annette, qui n'avait pas eu le temps de lui faire assez de questions, se préparait à écouter avec une curiosité dévorante. Elle fit auparavant ressouvenir sa maîtresse, et de l'incrédulité qu'elle montrait à Udolphe au sujet des esprits, et de sa propre sagesse en y croyant si fort. Emilie rougit malgré elle en songeant à la confiance que dernièrement elle y avait donnée; elle observa seulement que, si l'aventure de Ludovico avait pu justifier la superstition d'Annette, il ne serait pas là pour la lui raconter.
Ludovico sourit à Annette, salua Emilie, et commença en ces termes:
–Vous vous souvenez, mademoiselle, que lorsque je me rendis à l'appartement du nord, M. le comte et M. Henri m'accompagnèrent. Tout le temps qu'ils y restèrent, rien d'alarmant ne se présenta: dès qu'ils furent sortis, je fis bon feu dans la chambre à coucher; je m'assis près de la cheminée; j'avais porté un livre pour me distraire: je confesse que parfois je regardais dans la chambre avec un sentiment semblable à la crainte.—Oh! très-semblable, je l'ose dire, interrompit Annette; et j'ose bien dire aussi que, pour dire la vérité, vous frissonniez de la tête aux pieds.—Non, non, pas tout à fait, dit Ludovico en souriant; mais plusieurs fois, quand le vent sifflait autour du château, et ébranlait les vieilles fenêtres, plusieurs fois je m'imaginai entendre des bruits fort étranges, et même une fois ou deux je me levai et regardai autour de moi; je ne voyais rien pourtant que les maussades figures de la tapisserie, qui semblaient me faire des grimaces. Je passai ainsi plus d'une heure, continua Ludovico, puis je pensai que j'entendais un bruit; je portai encore mes yeux sur la chambre, et, n'apercevant rien, je repris mon livre. L'histoire finie, je m'assoupis; tout à coup je fus réveillé par le bruit que j'avais déjà entendu; il semblait venir du côté où était le lit: je ne sais si l'histoire que je venais de lire m'avait troublé l'esprit, ou si tous les rapports qu'on faisait sur cet appartement me revinrent à la mémoire, mais en regardant le lit je crus voir un visage d'homme entre les rideaux.
A ces mots Emilie trembla et devint inquiète en se rappelant de quel spectacle elle et la vieille Dorothée avaient été témoins en ce lieu.
–Je vous avoue, mademoiselle, continua Ludovico, que le cœur me manqua. Le retour du même bruit vint réveiller mon attention: je distinguai le son d'une clef tournant dans une serrure; et ce qui me surprenait le plus était de ne voir aucune porte d'où le son pût partir. L'instant d'après cependant, la tenture du lit fut soulevée lentement, et une personne parut derrière; elle sortait d'une petite porte dans le mur. Elle resta un moment dans la même attitude, le haut de la figure caché par le pan de la tapisserie, et l'on ne voyait guère que ses yeux. Quand sa tête se releva, je vis derrière la figure d'un autre homme, qui regardait par-dessus l'épaule du premier. Je ne sais comment cela se fit, mon épée était devant moi; je n'eus pas la présence d'esprit de m'en saisir; je restai fort tranquille à les considérer, et les yeux à demi fermés, pour qu'ils me crussent endormi. Je suppose qu'ils le pensèrent; je les entendis se concerter, et ils restèrent dans la même position environ l'espace d'une minute; alors je crus voir d'autres visages dans l'ouverture de la porte, et j'entendis parler plus haut.—Cette porte me surprend, dit Emilie: j'ai ouï dire que le comte avait fait lever toutes les tentures; et fait examiner les murailles, croyant qu'elles recélaient sans doute un passage par lequel vous étiez parti.—Il ne me paraît pas si extraordinaire, mademoiselle, reprit Ludovico, que cette porte ait pu échapper; elle est formée dans un lambris étroit, qui semble tenir au mur extérieur: ainsi, quand M. le comte y aurait pris garde, il ne se serait pas occupé d'une porte à laquelle aucun passage ne paraissait pouvoir communiquer. Le fait est que le passage était formé dans l'épaisseur du mur. Mais, pour revenir à ces hommes que je distinguais obscurément dans l'enfoncement de la porte, ils ne me laissèrent pas bien longtemps en suspens; ils fondirent dans la chambre et m'entourèrent; j'avais pris mon épée; mais que pouvait un homme contre quatre? Ils m'eurent bientôt désarmé; ils me lièrent les bras, me mirent un bâillon dans la bouche, et m'entraînèrent par le passage. Ils remirent cependant mon épée sur la table, pour secourir, dirent-ils, ceux qui viendraient, comme moi, combattre les esprits. Ils me firent traverser plusieurs couloirs étroits formés dans les murs, à ce que je crois, parce qu'auparavant ils m'étaient inconnus. Je descendis plusieurs degrés, et nous vînmes à une voûte sous le château. Ils ouvrirent une porte de pierre, que j'aurais prise pour une partie du mur. Nous suivîmes un fort long passage taillé dans le roc; une autre porte nous mena dans une cave: enfin, après quelque intervalle, je me trouvai au bord de la mer, au pied des rochers mêmes sur lesquels le château est bâti. Un bateau attendait; les brigands m'y entraînèrent et nous joignîmes un petit vaisseau à l'ancre; d'autres hommes s'y trouvaient. Quand je fus dans le vaisseau, deux de mes compagnons y sautèrent; les autres reconduisirent la barque, et l'on mit à la voile. Je compris bientôt ce que tout cela voulait dire, et ce que ces hommes faisaient au château. Nous prîmes terre en Roussillon; et après quelques jours leurs camarades vinrent des montagnes, et me menèrent dans le fort où j'étais quand M. le comte arriva. Ils avaient soin de veiller sur moi, et m'avaient même bandé les yeux pour m'y conduire; quand ils ne l'eussent pas fait, je ne crois pas que jamais j'eusse retrouvé mon chemin à travers cette sauvage contrée. Dès que je fus dans le fort, on me garda comme un prisonnier. Je ne sortais jamais sans deux ou trois de mes compagnons, et je devins si las de la vie, que je désirais d'en être délivré.—Mais cependant ils vous laissaient parler, dit Annette; ils ne vous mettaient plus de bâillon. Je ne vois pas la raison pour laquelle vous étiez si las de vivre, sans compter la chance que vous aviez de me revoir.
Ludovico sourit, ainsi qu'Emilie, et Emilie lui demanda par quel motif ces hommes l'avaient enlevé.
–Je m'aperçus bientôt, mademoiselle, que c'étaient des pirates qui, depuis plusieurs années, cachaient leur butin sous les voûtes du château. Ce bâtiment était près de la mer, et parfaitement convenable à leurs desseins. Pour empêcher qu'on ne les découvrît, ils avaient essayé de faire croire que le château était fréquenté par des revenants; et ayant découvert le chemin secret de l'appartement du nord, que depuis la mort de la marquise on tenait fermé, il fut aisé d'y réussir. La concierge et son mari, les seules personnes qui habitassent le château, furent si effrayés des bruits étranges qu'ils entendaient, qu'ils refusèrent d'y vivre plus longtemps. Le bruit se répandit bientôt qu'il revenait au château; et tout le pays le crut d'autant plus aisément, que la marquise était morte d'une manière fort étrange, et que le marquis, depuis ce moment, n'était jamais revenu.—Mais quoi! dit Emilie, comment tous ces pirates ne se contentaient-ils pas de la cave, et pourquoi jugeaient-ils nécessaire de déposer leurs vols dans le château?—La cave, mademoiselle, reprit Ludovico, était ouverte à tout le monde, et leurs trésors eussent bientôt été découverts. Sous la voûte ils étaient en sûreté, tant que l'on redouterait le château. Il paraît donc qu'ils y apportaient à minuit les prises qu'ils avaient faites sur mer, et qu'ils les y gardaient jusqu'à ce qu'ils pussent s'en défaire avantageusement. Ces pirates étaient liés avec des contrebandiers et des bandits qui vivent dans les Pyrénées, et font un trafic tel qu'on ne saurait se l'imaginer. C'est avec cette horde de bandits que je restai jusqu'à l'arrivée de M. le comte. Je n'oublierai jamais ce que je sentis en l'apercevant; je le crus presque perdu. Je savais que si je me montrais, les bandits allaient découvrir son nom, et probablement nous tuer tous, pour empêcher qu'on n'éventât leur secret. Je me tins hors de la vue de monsieur, et je veillai sur les brigands, déterminé, s'ils projetaient quelque violence, à me montrer et à combattre pour la vie de mon maître. Bientôt j'entendis disposer un infernal complot; il s'agissait d'un massacre total. Je hasardai de me faire connaître aux gens du comte; je leur dis ce qu'on projetait, et nous délibérâmes ensemble. M. le comte, alarmé de l'absence de sa fille, demanda ce qu'elle était devenue. Les brigands ne le satisfirent point. Mon maître et M. Sainte-Foix devinrent furieux; nous pensâmes qu'il était temps; nous fondîmes dans la chambre, en criant: Trahison! Monsieur le comte, défendez-vous! Le comte et le chevalier tirèrent l'épée au même instant. Le combat fut rude; mais à la fin nous l'emportâmes, et M. le comte vous l'a mandé.—C'est une singulière aventure, dit Emilie: assurément, Ludovico, on doit bien des éloges à votre prudence et à votre intrépidité. Il y a pourtant des circonstances relatives à l'appartement du nord, que je ne puis encore m'expliquer: peut-être le pourrez-vous? Avez-vous entendu les bandits se raconter les prétendus prodiges qu'ils opéraient dans les appartements?—Non, mademoiselle, reprit Ludovico; je ne leur en ai pas ouï parler: seulement je les entendis se moquer une fois de la vieille femme de charge; elle fut presque au moment de prendre un des pirates. C'était depuis l'arrivée du comte; et celui qui fit le tour en riait de bon cœur.
Emilie devint rouge, et pria Ludovico de lui faire ce récit.
–Eh bien! mademoiselle, lui dit-il, une nuit que cet homme était dans la chambre à coucher, il entendit quelqu'un dans le salon; il ne crut pas avoir le temps de lever la tapisserie et d'ouvrir la porte, il se cacha dans le lit; il y demeura quelque temps fort effrayé, à ce que je suppose.—Comme vous étiez, interrompit Annette, quand vous eûtes la hardiesse d'aller veiller vous-même.—Oui, dit Ludovico; dans la plus grande frayeur où l'on pût être. La concierge et une autre personne vinrent au lit. Il crut qu'elles allaient l'apercevoir, et pensa que la seule chance pour échapper était de leur faire peur. Il souleva donc la courte-pointe; mais son plan ne réussit que lorsqu'il eut montré sa tête, alors elles s'enfuirent, nous dit-il, comme si elles avaient vu le diable; et le fripon s'en alla fort tranquillement.
Emilie ne put s'empêcher de sourire à cette explication. Elle comprit l'incident qui l'avait jetée dans une terreur superstitieuse, et fut surprise d'en avoir tant souffert; mais elle considéra que dès que l'esprit cède à la faiblesse de la superstition, les bagatelles lui font une impression terrible. Cependant elle se souvenait toujours avec embarras de la mystérieuse musique qu'on entendait au château de Blangy vers minuit. Elle demanda si par hasard Ludovico n'en avait rien appris.—Il ne put lui rien dire à cet égard.—Je sais seulement, mademoiselle, ajouta-t-il, que les pirates n'y ont point de part; je sais qu'ils en ont ri, et ils disent que le diable est sans doute ligué avec eux.—Oui, j'en répondrais bien, dit Annette, dont la figure était toute joyeuse. J'ai toujours cru que lui ou les esprits se mêlaient de l'appartement du nord. Vous voyez, mademoiselle, que je ne me trompais pas.—On ne peut nier que son esprit n'y eût une extrême influence, dit Emilie en souriant; mais je m'étonne, Ludovico, que ces pirates persistassent dans leur conduite; après l'arrivée de M. le comte ils étaient bien sûrs d'être découverts.—J'ai lieu de croire, mademoiselle, reprit Ludovico, qu'ils ne comptaient continuer que pendant le temps nécessaire au déménagement de leurs trésors. Il paraît qu'ils s'en occupèrent aussitôt après l'arrivée de M. le comte: mais ils n'avaient que quelques heures de nuit, et quand ils m'ont enlevé, la voûte était à moitié vide. Ils étaient bien aises d'ailleurs de confirmer toutes ces superstitions relatives à l'appartement; ils eurent grand soin de ne rien déranger pour mieux entretenir l'erreur. Souvent, en plaisantant, ils se représentaient toute la consternation des habitants du château de Blangy à ma disparition. Ce fut pour m'empêcher de les trahir qu'ils m'entraînèrent si loin. A compter de ce moment, ils se crurent maîtres du château. J'appris néanmoins qu'une nuit, malgré leurs précautions, ils s'étaient presque découverts eux-mêmes. Ils allaient, suivant leur usage, répéter les cris sourds qui faisaient tant de peur aux servantes. Au moment qu'ils allaient ouvrir, ils entendirent des voix dans la chambre à coucher; M. le comte m'a dit que lui-même y était alors avec M. Henri. Ils entendirent d'étranges lamentations qui venaient sans doute de ces bandits, fidèles à leur dessein de répandre la terreur. M. le comte m'a avoué qu'il avait éprouvé plus que de la surprise: mais comme le repos de sa famille exigeait qu'on ne le sût pas, il fut discret ainsi que son fils.
Emilie, se rappelant le changement qui s'était manifesté dans le comte après la nuit qu'il avait passée dans l'appartement, en reconnut la cause. Elle fit encore des questions à Ludovico, et, l'ayant envoyé se reposer, elle fit tout préparer pour la réception de ses amis.
Sur le soir Thérèse vint lui porter l'anneau que lui avait remis Valancourt. Emilie s'attendrit en le voyant. Valancourt le portait en des temps plus heureux; elle fut pourtant fort mécontente de ce que Thérèse l'avait reçu, et refusa de l'accepter malgré le triste plaisir qu'elle en aurait reçu. Thérèse pria, conjura, représenta l'abattement où était Valancourt quand il avait donné l'anneau: elle répéta ce qu'il l'avait chargée de dire. Emilie ne put cacher la douleur que ce récit lui causait; elle se mit à pleurer, et se plongea dans la rêverie.
L'âge et de longs services avaient acquis à Thérèse le droit de dire son avis; cependant Emilie tâcha de l'arrêter, et, quoiqu'elle sentît bien la justesse de ses remarques, elle ne voulut pas s'expliquer. Elle dit seulement à Thérèse qu'un plus long discours l'affligerait; qu'elle avait pour régler sa conduite des motifs qu'elle ne pouvait dire, et qu'il fallait rendre l'anneau, en représentant qu'on ne pouvait l'accepter. Elle dit ensuite à Thérèse que, si elle faisait cas de son estime et de son amitié, jamais elle ne se chargerait d'aucun message de Valancourt. Thérèse en fut touchée, et renouvela un faible essai. Le mécontentement singulier qu'exprimèrent les traits d'Emilie l'empêcha pourtant de continuer, et elle partit surprise et désolée.
Pour soulager en quelque manière sa tristesse et son accablement, Emilie s'occupa des préparatifs de son voyage; Annette, qui la secondait, parlait du retour de son Ludovico avec la plus tendre effusion. Emilie réfléchit qu'elle pouvait avancer leur bonheur, et décida que, si Ludovico était aussi constant que la simple et honnête Annette, elle lui ferait sa dot et les établirait dans une partie de ses domaines. Ces considérations la firent penser au patrimoine de son père, vendu jadis à M. Quesnel. Elle désirait le racheter, parce que Saint-Aubert avait regretté souvent que la demeure principale de ses ancêtres eût passé en des mains étrangères. Ce lieu, d'ailleurs, était celui de sa naissance et le berceau de ses premières années. Emilie ne tenait point à ses propriétés de Toulouse; elle désirait les vendre et racheter la terre de sa famille, si M. Quesnel voulait s'en dessaisir. Cet arrangement semblait possible, depuis qu'il s'occupait de se fixer en Italie.
Le jour suivant, l'arrivée de ses amis ranima la triste Emilie. La vallée fut encore une fois l'asile d'une société douce et d'une aimable hospitalité. Son indisposition, l'effroi qu'elle avait eu, ôtaient à Blanche quelque chose de sa vivacité; mais elle conservait une simplicité touchante, et quoiqu'un peu changée elle n'en était pas moins charmante. La malheureuse aventure des Pyrénées donnait au comte un extrême empressement de se retrouver chez lui. Après une semaine de séjour, Emilie se prépara à les suivre en Languedoc, et confia à Thérèse le soin de sa maison en son absence. La veille de son départ, cette vieille gouvernante lui rapporta encore l'anneau de Valancourt, et la conjura avec larmes de le recevoir. Elle n'avait pas revu M. de Valancourt; elle n'avait pas entendu parler de lui depuis le jour qu'il le lui avait confié. En prononçant ces mots, sa physionomie annonçait plus d'inquiétude qu'elle n'osait en manifester. Emilie retint la sienne; et, pensant que sans doute il était retourné chez son frère, elle persista à refuser l'anneau, et recommanda à Thérèse de le bien garder jusqu'à ce qu'elle revît Valancourt.
Le jour suivant, le comte, Emilie et la jeune Blanche, partirent de la vallée, et arrivèrent le lendemain au château de Blangy.
Dès le lendemain, dans la soirée, la vue des tours de Sainte-Claire, qui s'élevaient au-dessus des bois, fit souvenir Emilie de la religieuse dont le sort l'avait si fort touchée. Voulant savoir de ses nouvelles et revoir ses anciennes amies, elle détermina Blanche à venir avec elle au monastère. A la porte, elles virent un carrosse, et l'écume des chevaux leur apprit que l'équipage ne faisait que d'arriver. Un silence plus morne que jamais régnait dans la cour et les cloîtres qu'Emilie et Blanche traversèrent. En arrivant dans la grande salle, elles trouvèrent une religieuse, et elles apprirent que sœur Agnès vivait encore, qu'elle avait toute sa connaissance, mais que sûrement elle ne passerait pas la nuit. Dans le parloir, plusieurs des pensionnaires témoignèrent leur joie de revoir Emilie. Elles lui firent part de toutes les anecdotes du couvent; et l'amitié qu'elle portait aux personnes qu'elles regardaient les lui rendit intéressantes. Pendant cette conversation, l'abbesse entra: elle exprima beaucoup de satisfaction en recevant Emilie; mais ses manières avaient une gravité singulière, et ses traits exprimaient la langueur.—Notre maison, dit-elle après les premiers compliments, est vraiment une maison de deuil. Une de nos sœurs paye en ce moment le tribut à la nature; sans doute vous n'ignorez pas que notre sœur Agnès est mourante.
Emilie exprima le sincère intérêt qu'elle y prenait.
–Pendant sa maladie, elle vous a quelquefois nommée, dit l'abbesse: peut-être serait-ce pour elle une consolation que de vous voir. Quand on l'aura quittée, nous monterons à sa chambre, si vous en avez le courage. De pareilles scènes sont déchirantes, je l'avoue; mais il est bon de s'y accoutumer: elles sont salutaires à notre âme, et nous préparent à ce que nous devons souffrir.
A la porte de la chambre elles trouvèrent le confesseur; il releva sa tête à leur approche, et Emilie reconnut celui qui avait assisté son père. Il passa sans la remarquer. Ils entrèrent dans la pièce où sœur Agnès était couchée sur une natte; près d'elle était une autre sœur. Elle était si changée, qu'à peine Emilie aurait-elle pu la reconnaître, si elle n'eût été prévenue. Son air était hagard et horrible; ses yeux, creux et voilés, se fixaient sur un crucifix qu'elle tenait contre sa poitrine: elle était si préoccupée, qu'elle n'aperçut d'abord ni l'abbesse ni Emilie. Enfin, tournant ses yeux appesantis, elle les fixa avec horreur sur Emilie, et s'écria:—Ah! cette vision me poursuit jusqu'à mon dernier soupir. Emilie recula d'effroi, et regarda l'abbesse; celle-ci lui fit signe pour ne se point alarmer, puis elle dit à sœur Agnès:—Ma fille, c'est mademoiselle Saint-Aubert que je vous amène. Je croyais que vous auriez du plaisir à la voir.
Agnès ne fit aucune réponse: elle considérait Emilie dans un effroyable égarement.—C'est elle-même, s'écria-t-elle. Ah! elle a dans ses regards le charme qui fit ma perte. Que voulez-vous? que demandez-vous? réparation! vous l'aurez, vous l'avez déjà! Combien d'années sont écoulées depuis que je ne vous ai vue? Mon crime n'est que d'hier; j'ai vieilli sous son poids; et vous, vous êtes toujours jeune, vous êtes toujours belle, belle comme au temps où vous me contraignîtes à ce crime affreux! Oh! si je pouvais l'oublier! Mais à quoi cela servirait-il? Je l'ai commis.
Emilie, fort émue, voulait se retirer. L'abbesse lui prit la main, et la pria d'attendre que sœur Agnès fût plus tranquille. Elle tâcha elle-même de la calmer; mais Agnès ne l'écoutait pas, et regardant Emilie elle s'écria:—A quoi servent donc des années de prières et de repentir? Elles ne sauraient laver la souillure du meurtre; oui, du meurtre! Où est-il? où est-il? Regardez, regardez là! il erre dans cette chambre: pourquoi venez-vous m'agiter en ce moment? reprit Agnès dont les yeux parcouraient l'espace. Ne suis-je donc pas déjà assez punie? Ah! ne me regardez pas de cet air sévère! Ah ciel! encore! C'est elle! c'est elle-même! Pourquoi ces regards de pitié? pourquoi ce sourire? Me sourire, à moi! Quels gémissements entends-je?
Sœur Agnès retomba, et parut privée de la vie. Emilie ne pouvant se soutenir s'appuya sur le lit; l'abbesse et la religieuse donnèrent des secours à sœur Agnès. Emilie voulait lui parler.—Paix! dit l'abbesse. Le délire est fini; elle va être mieux.—Ma sœur, y a-t-il longtemps qu'elle est dans cet état?—Elle n'y avait pas été depuis plusieurs semaines, répondit la religieuse; mais l'arrivée du gentilhomme qu'elle désirait tant de voir l'a fortement agitée.—Oui, reprit l'abbesse, et voilà sans doute la cause de cet accès: quand elle sera mieux, nous la laisserons en repos.
Emilie y consentit volontiers; mais, quoiqu'elle donnât peu de secours, elle ne voulait pas se retirer tant qu'elle croyait pouvoir être utile.
Quand sœur Agnès eut reprit ses sens, elle regarda encore Emilie; mais désormais sans égarement et avec une profonde expression de douleur: il se passa du temps avant qu'elle pût parler, puis elle dit faiblement:—La ressemblance est étonnante! c'est plus que de l'imagination! Dites-moi, je vous en conjure, si, malgré le nom de Saint-Aubert que vous portez, vous n'êtes pas fille de la marquise?—Quelle marquise? dit Emilie surprise. Le calme des manières d'Agnès l'avait fait croire au retour de sa raison; l'abbesse lui donna un coup d'œil d'intelligence; mais elle répéta sa question.—Quelle marquise! s'écria Agnès: je n'en connais qu'une! la marquise de Villeroi.
Emilie, se rappelant l'émotion de son père à la mention inopinée de cette dame, et la demande qu'il avait faite d'être enterré près des Villeroi, elle sentit un extrême intérêt, et pria sœur Agnès d'expliquer les motifs de sa question. L'abbesse aurait voulu entraîner Emilie, mais celle-ci, fortement attachée, réitéra sa demande avec chaleur.
–Apportez-moi ma cassette, ma sœur, dit Agnès, je vous apprendrai tout: regardez-vous dans cette glace, et vous le saurez. Vous êtes sûrement sa fille; sans cela comment expliquer une si parfaite ressemblance!
La religieuse apporta la cassette: sœur Agnès la lui fit ouvrir; elle en tira une miniature, et Emilie vit qu'elle ressemblait exactement à celle qu'elle avait trouvée dans les papiers de son père. Agnès tendait la main pour la reprendre; elle la regarda quelque temps en silence, puis dans l'excès du désespoir elle leva ses yeux vers le ciel et pria tout bas. Quand elle eut achevé sa prière, elle rendit le portrait à Emilie.—Gardez-le, lui dit-elle, je vous le lègue, et je crois que vous y avez droit: votre ressemblance m'a bien souvent frappée; mais jamais jusqu'à ce moment elle n'avait ainsi frappé ma conscience:—Restez, ma sœur, n'emportez pas cette cassette, elle renferme un autre portrait.
Emilie tremblait dans l'attente, et l'abbesse voulait l'entraîner: Agnès est encore dans le délire, lui dit-elle, observez combien elle divague! Dans ses accès, elle ne s'entend plus et s'accuse comme vous voyez des crimes les plus épouvantables.
Emilie néanmoins crut voir dans ce délire autre chose que de la folie. Le nom de la marquise, son portrait avaient pour elle un suffisant intérêt, et elle se décida à tâcher de se procurer de plus amples informations.
La religieuse rapporta la cassette. Agnès poussa un ressort, et découvrit un autre portrait, elle le montra à Emilie:—Voici, lui dit-elle, une leçon pour la vanité; regardez ce portrait, et voyez s'il y a quelque rapport entre ce que je suis et ce que j'ai été.
Emilie s'empressa de prendre ce portrait; à peine l'eut-elle regardé, que ses tremblantes mains faillirent le laisser échapper. C'était la ressemblance du portrait de la signora Laurentini qu'elle avait trouvé à Udolphe: la signora Laurentini, cette dame qui avait disparu d'une manière si mystérieuse, et qu'on soupçonnait Montoni d'avoir fait périr.
Muette de surprise, Emilie regardait tour à tour le portrait et la religieuse mourante; elle cherchait une ressemblance qui alors n'existait plus.
–Pourquoi ce regard sévère? dit sœur Agnès, qui se méprenait au genre de son émotion.—J'ai vu cette figure! dit enfin Emilie: est-ce réellement votre portrait?—Vous pouvez le demander, dit la religieuse; mais autrefois il était frappant. Regardez-moi attentivement, et voyez les effets du crime! Autrefois j'étais innocente, mes malheureuses passions dormaient encore. Ma sœur, ajouta-t-elle gravement; et prenant de sa main froide et humide une des mains d'Emilie, que cet attouchement fit frémir: ma sœur, prenez bien garde au premier mouvement des passions! prenez garde au premier! si l'on n'arrête leur course, elle est rapide; leur force ne connaît aucun frein; elles nous entraînent aveuglément; elles nous mènent à des crimes que des années de prières et de pénitence n'effacent pas.