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Kitabı oku: «Les moments perdus de John Shag», sayfa 3

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15
INSCRIPTION TROUVÉE SUR UN VIEUX MUR

En me voyant composer un poème où je chantais votre beauté, le rossignol s'est moqué de moi:

«Pourquoi célébrer ton amour, me dit-il, puisque celle que tu chéris habite une contrée lointaine et ne pense pas à toi?

–Pourquoi, lui répondis-je, ô rossignol! chantes-tu plus clair quand tu vois le reflet de la lune dans l'eau?»

16
CAPRIPÈDES AFRICAINS

Ils trottent, tous en file, autour d'une pierre que le berger nomade a levée, l'an dernier, pour marquer le lieu où il vit, avec le crépuscule, descendre, dans l'oasis, la femme qu'il chérit et que possède un seigneur opulent.

Ils trottent, tous en file, autour de cette pierre levée, et leurs petits pas font quatorze empreintes sur le sable sans poussière, car ils sont sept qui s'amusent dans la nuit et jouent avec le clair de lune.

A leurs oreilles ne pousse qu'un fin duvet, mais ne te fie pas à leurs façons puériles, bergère qui te plais à compter les étoiles! ils t'assailliraient sans vergogne, avec des gestes gourmands et malicieux.

Ils ne s'effraient pas de moi; autant qu'un arbre je leur suis familier. Fatigué par sa course, l'un d'eux quitte parfois la danse, vient s'accroupir à mes pieds et me fait des grimaces, en se pinçant la pointe de l'oreille.

Alors je lui conte l'histoire antique et précieuse de Pan poursuivant Syrinx, et le satyreau sourit et considère la lune d'un œil rêveur. Cette histoire lui paraît d'un bon exemple et il ne se fâche point si j'en varie souvent le détail.

N'ayant point de Syrinx à poursuivre, ils trottent en rond, mais, soudain, ils tournent à contre-sens, parce que la brise a changé de souffle, et maintenant, un peu étourdis, ils jouent et fuient dans la palmeraie.

Je les regarde avec complaisance; ils s'évitent et se cherchent, et se dérobent, le dos courbé, et se perdent, et se retrouvent. Ils poussent de petits cris et certains gémissements de plaisir. Ils troublent, au passage, les vols de moucherons.

Celui qui m'écoutait s'impatiente. Il esquisse une moue et laisse tomber sa lèvre inférieure, faite pour boire aux sources. Tout à coup, il saisit sa flûte, s'évade et va joindre ses compagnons.

Ils dansent sous la lune qui les regarde; le ruisseau mêle son chant à leurs minces musiques, et les petits sabots laissent quatorze empreintes fines sur le sable mouillé par la pluie de ce soir.

Et, quand le berger nomade viendra chercher, autour de la pierre qu'il leva, l'an dernier, le souvenir de Miriem, il s'émerveillera de ces quatorze traces insolites, et, seule, une odeur de bouc, répandue par la brise, flattera ses narines.

17
LES CLOCHES

Le vieux venait de mourir.—C'était prévu.

Depuis longtemps, il se plaignait de cette grosse bête qui faisait du bruit dans sa poitrine et qui lui mordait le cœur. Il avait lutté tant qu'il avait pu. La grosse bête s'était choisie un adversaire de qualité.

Ces vieux marins sont si imprégnés de sel que leur chair doit être immangeable. La bête n'avait pu se nourrir qu'à petites bouchées, et, parfois, dégoûtée par cette saumure, elle jeûnait quelques semaines. De ce temps de répit, le vieux se servait pour faire un enfant à sa femme.

Il y avait déjà six mioches dans la petite maison du bord de l'eau, six mioches qui se roulaient dans la poussière, se trempaient dans les dernières vagues, jacassaient, pleuraient, riaient, se querellaient, tout cela, en italien mâtiné d'arabe, avec, de ci, de là, quelques mots français.

Quand le septième mioche vint au monde, la grosse bête, outrée sans doute que le vieux eut encore assez de sang pour animer un nouvel être, se remit au travail et finit par prendre le dessus.—Durant deux mois, elle fourragea dans la poitrine du vieux, mordit, dépeça, déchira, creva et fit si bien qu'un soir les prunelles du vieux chavirèrent. Alors sa femme fit un signe de croix et se mit à genoux.

L'aîné des mioches, comprenant ce qui venait de se passer, poussa un long hurlement. Les cinq qui jouaient par terre avec un lambeau de filet firent de même, par imitation, et le petit, dans sa barcelonnette, ayant craché son pouce qu'il suçait, se joignit au chœur funèbre, du mieux qu'il put.

La mère sanglotait au pied du lit.

Le mort se composait lentement une figure de cercueil.

Les enfants beuglaient à l'envi.

Par la fenêtre, on voyait le soleil qui tombait sur Carthage en averses d'or, et sur les flots en rafales d'argent.—C'était dimanche, un dimanche d'Afrique, fait d'éclats, de feux et d'ombres chaudes.

Soudain, dans l'air que nul vent n'agitait, une musique prit l'essor.—Les notes s'envolaient, l'une après l'autre, claires ou graves, tristes ou gaies, toutes divines, et le ciel entier fut bientôt plein de leur harmonie.

Dans la chambre du mort, le chœur funèbre se désorganisa.—La mère arrêta ses sanglots, les mioches, peut-être à bout de souffle, se turent, et le tout petit changea sa clameur aiguë en un roucoulement.—La musique divine venait d'entrer. Elle flottait au-dessus du mort, émouvante, à la fois austère et limpide, mêlant les accords d'une harpe de séraphin à la voix naïve des angelots, unissant des pluies de perles à des chants d'airain.

La mère se tourna et sourit, le tout petit eut une espèce de grognement joyeux, et l'aîné des mioches, prenant un de ses frères par l'épaule, lui montra les dehors d'un geste vague, puis, la voix pleine d'extase, murmura:

«Senti che belle campane!»

Carthage.

18
BONHEUR PARFAIT

C'est l'heure paisible où l'ombre descend.

Le père médite, au coin du feu la mère tricote, attentive, la fille rêve au jour qui meurt, le fils fume, d'un air satisfait.—Dans quelques instants, ils mangeront en commun, puis, chacun s'en ira dormir, pour trouver des rêves à sa mesure.

Bonheur parfait! bonheur parfait!… bonheur épanoui, plutôt, et qui se fanera! belle union qui va se dissocier!—Ils sont heureux depuis trop longtemps. Je cherche le point qui menace de pourrir, qui, sans doute, au sein de ce fruit mûr, pourrit déjà.—Se trouve-t-il dans la méditation du père? (un souci d'argent qu'il ne laisse point voir?) dans le travail attentif de la mère? (quelque douleur secrète qui l'épuise?) dans la rêverie de la jeune fille? dans l'air satisfait du jeune homme? au plâtre du plafond qui s'écaille peut-être?… Ah! découvrir la lézarde avant qu'elle ne soit évidente!

Je vous dis que ce bonheur est trop mûr!

19
TROIS STROPHES

A tes pieds se dresse une rose qui palpite faiblement. Ne la cueille pas, laisse-la vivre. Les roses ont leurs voluptés: quand le soir descend sur elles, ainsi que nous elles soupirent; quand le soleil paraît, elles s'ouvrent à lui, ainsi qu'au vent s'ouvre l'oiseau. Respecte cette rose riante, ronde et radieuse.

Pourquoi gémis-tu, puisque je t'aime encore, et pourquoi imiter les cris de la palombe? Ne t'attriste pas sur les étangs qui dorment; ils sont heureux: ils rêvent de toi. N'écoute rien, souris et passe, avec, pour seul emblême de puissance, une couronne de fleurs à ton front, et n'imite plus cette palombe plaintive, pure et pérégrine.

Reste ainsi sans bouger, mais ne me regarde point; regarde la mer d'un long regard de tes longs yeux. Contemple les bateaux qui vont partir. Ils ne seront pas les mêmes au retour. Dis-leur adieu, par un faible abaissement de tes paupières, cependant que, de ma cigarette, se détord une fumée fuyante, fine et fuselée.

20
L'EXODE

L'ombre était noire.

Les cyprès qui bordent la route faisaient des panaches funèbres, et, de la frondaison d'un noyer, trois corneilles jaillissaient, à chaque instant, pour tournoyer un peu, en poussant des cris. Les peupliers du cimetière se tenaient encore plus droits que de coutume et semblaient vraiment des flammes obscures. Le petit lac rond, que fréquentent mille grenouilles, brillait comme un disque d'étain bleu. Au fond de cette onde métallique, paraissait, avec quelques étoiles, une lune d'argent dont le reflet se voyait aussi dans le ciel. La brise était triste. L'air était couleur de cendre. Des parfums gras montaient de la terre.

L'ombre était noire.

Je m'étais mis en observation au petit œil de bœuf de ma chambre. De là, je regarde souvent passer les oiseaux de nuit, volant bas au-dessus des labours, ou les nuages, glissant très loin au-dessus des arbres. Je puis voir aussi les jeux des averses, l'effort patient des pluies, toutes les émotions de l'azur et l'ornement varié de la terre et des bois.

Cette contemplation, dont je cherche à faire ma seule volupté, me permet de vivre humblement, sous le regard des dieux supérieurs.

Mais, cette nuit-là, je n'avais su me plaire ni aux prestiges de l'heure tardive, ni aux spéculations de la philosophie. Le problème le plus obscur me laissait insensible et je n'avais, auprès de moi, nul rêve qui voulût me ravir.—Quelque chose m'inquiétait. Ce jaillissement, hors d'un noyer, de trois corneilles, qui auraient dû être depuis longtemps endormies, ne présageait rien de bon.

Cependant, sur la route qui se prolongeait comme un ruban grisâtre jusqu'à la ferme de mon voisin, où elle tourne dans un petit bois, des points brillants parurent, l'un après l'autre, en cortège, de couleur et d'éclat divers, mystérieux, un peu, et doucement balancés, à la façon des feux de lanterne, lorsque l'on marche vite.

Alors, je me pris à supputer, dans l'une des chambres inoccupées de mon esprit, les erreurs de raisonnement qui avaient engagé ces promeneurs inconnus à se munir de falots, une nuit où la lune était le meilleur guide, mais, durant ces réflexions, les points de lumière s'approchaient. Et, bientôt, dans l'air cendré, j'aperçus, jetant sur la route des ombres tout à fait noires, la plus étrange des processions.

C'était des gens en habits de fête. Chacun portait une lanterne en papier, chacun avait un visage triste et gardait un peu de rêve dans le regard.—Je les connaissais bien!—Ils parlaient tous entre haut et bas, mais seulement à eux-mêmes. Je pouvais parfois surprendre leurs paroles.

En tête du cortège, et se déplaçant comme un feu follet, venait Arlequin.

Il bondissait encore, de ci, de là, bien que ses bonds eussent, semblait-il, perdu de leur souplesse. Arlequin bondissait par habitude de bondir, parce que son père avait bondi et que c'était une tradition de famille. Le costume tout neuf brillait à chaque geste et la lanterne (losangée, comme le bicorne et le vêtement) était accrochée au bout de la batte.

Et Arlequin murmurait:

«Dieux de la Grèce! d'où vient cette ardeur que je mets à toujours changer de place? Qu'allai-je donc faire en Sicile? et quelle idée de ne point rester chez moi! Pourquoi m'être laissé prendre par des pirates barbaresques? Qu'était-il besoin de connaître l'Andalousie? Que me sert d'avoir vu le Commandeur des Croyants? Quel agrément ai-je tiré de mon voyage à travers les Flandres?—L'Angleterre est pleine de brumes, l'Espagne est toute pouilleuse, Naples sent la cuisine, Venise me fut malsaine, on gèle en Allemagne, on s'ennuie en Autriche et la Hollande n'est peuplée que de moulins!—Ne pouvais-je vieillir paisiblement et fumer une pipe au seuil de ma maison, en regardant les yeux des passantes?»

Et le svelte Arlequin se tut.

Venait ensuite la fille de l'Herboriste. Son humeur paraissait tragique. Elle avait le teint pâle et l'œil noir. Sa robe tombait en lambeaux. Parfois, elle arrachait un de ses haillons et s'en défaisait, avec un beau geste. Tout en marchant d'un pas saccadé, la fille de l'herboriste disait à mi-voix:

«Je l'avais nourri de mon lait! Je l'avais soigné mieux qu'un fils de prince! Il ressemblait à Scaramouche comme une étoile ressemble à une autre étoile, et je l'aimais parce qu'il m'avait fait souffrir autant que son père!… Et c'est alors que j'ai vu Scaramouche embrasser la princesse Ariane, derrière un des bosquets du parc… Ah! Ah! il l'embrassait à pleines lèvres!… Mais j'ai pris l'enfant et je lui ai serré le cou jusqu'au moment où la petite figure est devenue bleue… et puis je l'ai jeté au fond de la mare… Maintenant, c'est fini!… Ah! Ah! il l'embrassait à pleines lèvres!… et je crois qu'elle lui suçait la langue… Oh!… Oh! les gendarmes!»

Et la fille de l'herboriste s'enfuit.

Venait ensuite le coiffeur de la marquise.

Il se souriait à lui-même et, de ses longs doigts de violoniste ou de tricheur au jeu, édifiait, en rêve, toute une architecture capillaire. Il portait douze peignes dans ses cheveux et un bâton de cosmétique derrière l'oreille.

«Cette coque tombera, disait-il, mais je la retiens par ce ruban céladon; cette mèche blonde, je la tords et la relève avec une fleur; pour la frisure, elle aura l'air léger d'une écume, et ces boucles… ces boucles…»

Il était parti.

Venait ensuite Polichinelle.

Il songeait tout haut, en secouant ses deux bosses chamarrées, mais ses paroles n'avaient aucun sens. De temps en temps, on percevait bien le nom d'une sauce, d'un plat, d'un fruit succulent, d'une liqueur… puis, plus rien, rien qu'une vague rumination.

Un instant, il fit halte pour épousseter les bouffettes de ses souliers—et passa.

Je vis alors Colombine qui marchait en se pressant le sein gauche.

«N'aurais-je point de cœur? disait-elle; n'aurais-je point de cœur?»

Cela semblait l'inquiéter fort.

Et je vis Covielle, fier et pointant ses moustaches, la jambe battue par une longue rapière embarrassée de toiles d'araignée.

Et je vis Lucinde larmoyante et Lélio qui larmoyait aussi.

Et je vis la vieille marquise, avec sa perruche sur le poing, à son bras un petit griffon dans un panier, et sur l'épaule un singe inconvenant.

Et je vis Cassandre qui reniflait une prise,—et Clélie qui balançait sur sa tête un trophée en plumes d'autruche,—et Scaramouche qui chantait un air de fête,—et cette princesse, née en Utopie et qui régna sur Thulé, la princesse Ariane, couverte de fards et de bijoux.

Et je vis le magicien de Mysore qui faisait, à droite et à gauche, de petits gestes mystérieux pour confier à la nuit les secrets de Polichinelle.

Et je vis celui-ci.

Et je vis celui-là.

Et je vis enfin Pierrot qui fermait le cortège et souriait tristement, candide, comme à son ordinaire, par l'expression et par l'habit.

Alors, n'y pouvant plus tenir, je me penchai hors de la lucarne et j'appelai Pierrot, par trois fois:

«Pierrot!… Pierrot!… Pierrot!…» d'une voix très douce.

Il se retourna, me reconnut et, sur le ton le plus simple:

«C'est vous, mon ami? dit-il. Je pense que vous désirez savoir où nous allons en si bel appareil? Ne le confiez à personne! c'est un secret… Notre temps est fini. Nous nous rendons à l'hôpital. On affirme que c'est, au bout du monde, une grande bâtisse blanche sur le bord de la mer, très loin d'ici. On y respire la senteur des pins; on y peut suivre le développement des nuages. Les brises nous apporteront du large la voix des sirènes. Mais je pense qu'il faudra marcher longtemps avant d'arriver à ce bout du monde, marcher longtemps et se reposer peu.—Au revoir, mon ami! Les premières lueurs de l'aube ne tarderont guère. Je vais souffler ma lanterne.—Au revoir! ou plutôt, adieu!»

Il essuya une larme.

Bientôt, on ne les vit plus, ni lui ni ses compagnons d'infortune.

Quelques instants, je crus percevoir encore les cris du perroquet de la marquise, puis ce fut le silence, le silence pur.

Les trois corneilles étaient rentrées dans leur noyer; les cyprès qui bordent la route semblaient de plus en plus funèbres; il flottait dans l'air un peu de poussière odorante; le petit lac n'avait plus de lune en ses profondeurs et la lune du ciel rougissait l'horizon.

L'ombre était noire.

Livre Deuxième

Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l'homme spirituel la violence d'une passion. Mais il est des carapaces heureuses que le poison lui-même n'entamerait pas.

C. B.

21
DANS LE MARCHÉ

J'entre dans le marché par un petit porche blanc.

Des mouches! une abondance horrible de mouches! Sur les viandes, sur les poissons, sur les fruits, sur les hommes, des mouches! des mouches noires, vertes, bleues! des mouches!

Tout cela est sombre, garé du soleil par de la toile à sac. C'est le palais des mouches.

Elles se posent sur les viandes pourpres, tachées, puantes, qui semblent saigner encore; viandes chaudes, poussiéreuses, viandes malsaines, brochettes de viandes, déchets de viande, viandes en guenilles; elles se posent sur les poissons: maquereaux, loups, poulpes, seiches; sur les fruits: raisins et figues; sur les légumes: citrouilles, aubergines, poivrons rouges, poivrons verts, choux violets.

Oh! la sombre, la riche horreur! Cela chante, cela pue. Le soleil dessine de longues flèches dans la poussière grise et bleue, par les trous de la toile à sac.

Une Anglaise de caricature, montée sur un ânon pâle, et voilée d'un voile vert, passe, son kodak à la main, entre les petits Arabes qui jouent au bouchon. Ils grouillent, à peine vêtus, coiffés de chéchias ou de la seule touffe de cheveux longs au milieu du crâne ras, et quittent soudain leur jeu afin de gagner un sou, en suivant la vieille Anglaise.

Et les mouches bourdonnent toujours. Elles volent d'un ulcère de mendiant à un beau fruit crevé, du garot de l'âne au jasmin que cet Arabe porte derrière l'oreille. Leur bourdonnement grandit, les sombres couleurs gagnent en richesse, la puanteur augmente.

Je n'en puis plus. Je fuis.

Tanger.

22
UN MONDE MEILLEUR

Un monde meilleur?—Je veux parler du monde où vivent les acrobates américains, les excentriques, comme dit le programme.—J'aime la composition de ce monde nouveau. Tout ce peuple de souples gens qui l'habite a créé par sa fantaisie, par sa patiente fantaisie, un rêve fou que je prise extrêmement.

Ce monde, dont l'horizon est de toile peinte, s'ouvre, comme une caverne, sur un grand espace lumineux, peuplé de femmes et d'hommes assis qui, parfois, battent des mains, parfois sifflent des lèvres, ou bâillent, le plus souvent.—Dans ce monde bien ordonné, les lois sont sévères et précises, les fautes, jusqu'aux moindres, cruellement punies par mille tortures physiques et morales. Je ne saurais trop vanter la logique de ce monde, logique sûre, mais inattendue.

Dans ce monde, où ne sont admis que des êtres dont les articulations jouent en tous sens, la vie ne laisse pas que d'offrir un spectacle charmant à l'observateur attentif et sympathique.—On entre dans une maison par la fenêtre, on en sort, à l'ordinaire, par le toit; on ne s'assied sur une chaise qu'après l'avoir franchie, d'abord, par un saut périlleux; on se gratte volontiers le nez avec l'orteil; on fait mille jongleries, on hurle, on se roule, on piaille, on bondit, et l'on encercle le cou de sa bien-aimée d'un geste de la cuisse, publiquement.

Il faut admettre cela.

… Et puis, à la fin, l'acrobate, chaussé de souliers troués, couvert d'un chapeau noir qui sourit, l'acrobate, vêtu de haillons bizarres, enlève son faux nez, sa fausse barbe, sa perruque, pour venir saluer… et l'on voit un homme semblable aux autres, un peu plus las que vous ou moi, un peu plus suant, un peu plus hâve, mais citoyen de ce monde-ci, de ce triste monde-ci.

Folies-Bergère.

23
LES YEUX

Le soleil se couche. Sur la place, plantée de pauvres arbres poussiéreux, des nègres mahométans font leurs dévotions. Ils se prosternent sans bruit, et leurs prières s'exhalent par un mouvement dévot des lèvres.

Quelques aveugles se promènent, psalmodiant d'une voix mince et dure. Ils portent leur cécité de façon plus ouverte que les aveugles de France. Ils ont l'orbite vide ou la prunelle blanche comme une bille de marbre. Ils marchent de ci de là, et se dirigent avec un gourdin.

Nos aveugles ne sont pas privés de tout regard: il semble, à l'ordinaire, qu'ils regardent en eux-mêmes. Ils ne voient plus, mais ils pensent encore… on dirait qu'ils pensent davantage.

Ici, l'homme ne manifeste sa pensée que par le regard, par l'étonnement, ou la ruse, ou la servilité du regard. Aveugle, le nègre devient un automate, un mort mal ressuscité, une grande poupée de bronze dont le mécanisme est rudimentaire.

Et l'on souffre de voir ces gens n'être plus que des mannequins animés qui agitent leurs bâtons avec des gestes durs en chantant une complainte, toujours la même complainte,—infatigablement.

A la longue, cela fait peur.

Dakar.