Kitabı oku: «Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1», sayfa 29
SUR L'ÉLOGE DE M. CHARLES COMTE. PAR M. MIGNET 47
La vie, a-t-on dit, est un tissu d'illusions et de déceptions. – Oui, mais il s'y mêle quelques souvenirs qui l'imprègnent comme d'un parfum délicieux.
Telle fut pour moi la journée du 30 mai 1846.
Arraché au fond de la province par un caprice inattendu de la fortune, j'assistais pour la première fois à une séance publique de l'Académie des sciences morales et politiques.
Autour du fauteuil du président, M. Dunoyer, se groupaient tous les membres de l'illustre compagnie. En face, les tribunes, les loges, l'amphithéâtre suffisaient à peine à contenir l'élite de la société parisienne.
Le secrétaire perpétuel devait prononcer l'éloge de son prédécesseur, M. Charles Comte.
On se demandait avec anxiété: Comment M. Mignet, quel que soit son talent, parviendra-t-il à intéresser l'auditoire? Que peut offrir de saisissant la vie d'un publiciste dont tous les jours furent absorbés par une polémique aujourd'hui oubliée et par des travaux approfondis sur la philosophie de la législation? d'un journaliste probe, consciencieux, sévère, dont la vertu fut poussée jusqu'à la rudesse? d'un écrivain laborieux et profond, mais qui semble avoir volontairement dédaigné, dans son œuvre, cette partie artistique qui, si elle n'ajoute rien, si elle nuit même quelquefois à la justesse des idées, peut seule néanmoins donner de l'éclat, de la popularité, de la puissance de propagation aux travaux de l'intelligence?
Cependant M. Mignet commence sa lecture. Sa parole, ni trop lente ni trop rapide, se propage sans effort jusqu'aux extrémités de la salle. Il varie son sujet par des réflexions pleines d'à-propos et de justesse; il l'égaye en le parsemant avec sobriété de ce sel attique dont on prétend, bien à tort sans doute, que la tradition se perd en France. Un débit toujours clair, des intonations toujours justes ne laissent échapper aucune des finesses du discours, aucune des intentions de l'orateur. Pendant une heure, l'auditoire reste comme enchaîné à ce récit, si pauvre de faits éclatants, mais si riche de nobles et pures émotions.
Mais quoi! est-ce la phrase correcte, élégante, incisive de l'orateur; est-ce sa belle diction qui retiennent ainsi l'assemblée captive? qui font courir sur tous les bancs comme un frisson d'enthousiasme et unissent tous les cœurs dans un commun sentiment de pure joie et d'admiration passionnée?
Non. – Mais M. Mignet avait vu et montrait à tous les yeux le beau côté de son sujet. Il peignait l'homme de bien, l'homme aux mâles résolutions, l'athlète vigoureux, l'intrépide défenseur des libertés publiques, le publiciste inflexible que ni les tentations de la corruption, ni les menaces, ni la persécution, ni l'attrait de la popularité, ni le besoin du repos, ni aucune considération humaine, ne firent jamais dévier de cette ligne de rectitude tracée par sa profonde conviction à son opiniâtre vertu.
Il semblait que cette chaude peinture d'une si belle vie, faisant contraste avec l'égoïsme et l'indifférence qui caractérisent l'époque actuelle, pénétrait dans toutes les sympathies de l'assemblée, et les remuait avec d'autant plus de puissance qu'on aurait pu les croire depuis plus longtemps assoupies. On aurait dit un public, aux impressions encore fraîches et naïves, recueillant de la bouche de Plutarque le récit d'une des plus nobles vies des héros antiques. Avec quel discernement vraiment français l'auditoire ne saisissait-il pas, pour les applaudir, les traits de courage, d'abnégation, de fière indépendance, dont abonde la noble carrière du publiciste! Chacun de nous se reportait au temps à jamais passé de notre jeunesse, quand l'orateur disait:
«Le temps où s'est distingué M. Comte est déjà loin de nous. Ils sont loin de nous les souvenirs de ces convictions généreuses, de ces luttes persévérantes, de ces intrépides dévouements qui animaient tant de fermes esprits, qui inspiraient tant de nobles conduites. Alors on croyait aux idées avec une foi vive, on aimait le bien public avec une passion désintéressée. Ces belles croyances, qui sont l'honneur de l'intelligence humaine, M. Comte les a eues jusqu'à l'enthousiasme. Ces fortes vertus, qui sont aussi nécessaires à un peuple pour rester libre que pour le devenir, M. Comte les a portées jusqu'à la rudesse.»
Ah! malgré le triste et décourageant spectacle qui s'offre de toute part autour de nous, quoique l'on n'aperçoive plus ni convictions énergiques, ni courage civil, ni résistance à la corruption, on ne saurait désespérer d'un pays où le simple récit de la vie de M. Comte éveille une si vive et si unanime satisfaction! Non, le scepticisme n'a pas tout envahi, tout altéré, tout dégradé là où se montre cette ancre de salut du peuple, – l'intelligence d'honorer ce qui est honorable, – là où la puissance d'admiration vit encore!
Deux circonstances concouraient à jeter un intérêt touchant et comme quelque chose de dramatique sur cette solennité littéraire. Derrière l'orateur, le fauteuil de la présidence était occupé par M. Dunoyer. Chacun sentait que l'éloge de M. Mignet et l'enthousiasme de l'assemblée s'adressaient indirectement au collaborateur, à l'ami de M. Comte, à celui qui avait partagé les mêmes travaux, essuyé les mêmes persécutions, montré le même dévouement. Au premier banc des spectateurs, on voyait vêtus de deuil les quatre enfants de M. Comte, qu'une mort hâtée par le travail et la persécution avait trop tôt privés de leur père. Ils recueillent enfin, après dix longues années, le seul mais précieux héritage que puisse laisser un homme de cette trempe: un solennel hommage, un juste tribut d'admiration rendus à sa mémoire par une bouche éloquente, et sanctionnés par le sympathique et enthousiaste assentiment d'un public éclairé.
Je dois le dire cependant, si l'honorable secrétaire perpétuel fit une juste appréciation de l'homme en ce qui concerne ses actes, son caractère, son courage, ses vertus, il ne me parut pas placer le publiciste à sa véritable hauteur. Peut-être en cela son verdict a-t-il été trop influencé par celui de l'opinion publique, qui semble n'avoir pas suffisamment apprécié, de bien s'en faut, la valeur philosophique des ouvrages de M. Comte. Ce jugement, on pourrait le comprendre s'il se rapportait uniquement au style. Je l'ai déjà dit: dans un ouvrage qui traite, selon la méthode scientifique, ces vastes sujets sur lesquels Rousseau et Montesquieu ont répandu les couleurs de leur brillante imagination, M. Comte ne paraît pas s'être attaché à rendre à ses pensées saillantes par l'éclat de la forme, la variété des tons, l'imprévu des antithèses et toutes les ressources d'une rhétorique étudiée. On conçoit qu'un homme tel que l'a dépeint M. Mignet ait rejeté ces vains ornements qui, dans sa pensée, sont des piéges pour le lecteur quand ils ne le sont pas pour l'écrivain. Plus M. Comte atteignait à la simplicité de l'expression, plus il croyait éloigner de ses écrits les chances de l'erreur; et la Vérité était le seul objet de son culte, celui auquel il était prêt à sacrifier, s'il l'eût fallu, bien plus que sa renommée littéraire.
Ne croyons pas néanmoins que ses ouvrages soient dépourvus d'éloquence. «Bien qu'il veuille, dit M. Mignet, appliquer dans sa rigueur et sa sécheresse la méthode analytique, M. Comte a l'esprit trop résolu et l'âme trop bouillante pour exposer sans s'émouvoir les longues traverses de l'humanité; je l'en loue.» Et ailleurs: «Sous des formes un peu âpres et avec des apparences froides, il avait cette bonté du cœur, cette chaleur de l'âme, cette élévation des sentiments, cette verve de la conviction qui se montrent à la fois dans ses écrits et dans sa vie.»
Mais si M. Comte s'élève souvent jusqu'à l'éloquence (en laissant à ce mot son acception reçue), lorsqu'il flétrit de sa parole énergique l'injustice et l'abus de la force, j'ose dire qu'une éloquence d'une autre nature et tout aussi vraie règne sur toutes les pages de ses écrits. En les lisant, le lecteur sent toujours comme une lumière qui se fait dans son intelligence. Il se sent épris d'admiration devant l'harmonieuse simplicité des lois que l'auteur expose, et ce sentiment est d'autant plus vif qu'il ne se sépare jamais de celui de la certitude. Je ne connais, quant à moi, aucun artifice de rhétorique capable de remplir l'âme d'aussi délicieuses émotions. N'y a-t-il pas de l'éloquence, la plus vraie de toutes les éloquences, dans la simple et claire exposition de l'harmonie qui préside aux mouvements des corps célestes? Quand il y a de la beauté et de la grandeur dans un sujet, plus l'auteur parvient à concentrer votre attention sur le tableau, en se faisant oublier lui-même, plus j'ose dire qu'il atteint aux pures sources de l'art.
M. Comte n'a qu'un but: exposer. Mais il expose avec tant de netteté les conséquences des actions humaines, qu'en ne s'adressant qu'à l'intelligence il parle au cœur. Peu d'écrivains communiquent à l'âme une admiration aussi sincère pour ce qui est bien, une haine aussi vigoureuse pour l'injustice et la tyrannie. Non qu'il déclame, il se borne à décrire; mais le sentiment qu'il ne conseille pas naît de la description, et je crois même, que si la vraie éloquence se fait sentir dans toutes ses pages, c'est que la déclamation en est sévèrement bannie. Quand le lecteur voit clairement l'enchaînement des causes et des effets, la sympathie et l'antipathie naissent à son insu dans son âme pour ne plus s'y éteindre, et sans qu'il soit nécessaire de lui dire ce qu'il faut haïr, ce qu'il faut aimer.
Je n'examinerai pas si le Traité de législation n'eût pas pu être conçu sur un plan plus méthodique; quand on l'a lu, on comprend qu'il n'est que le frontispice, d'une œuvre immense, interrompue par la mort et à jamais soustraite aux ardents désirs des amis de l'humanité.
Ce que je puis dire, c'est ceci: Je ne connais aucun livre qui fasse plus penser, qui jette sur l'homme et la société des aperçus plus neufs et plus féconds, qui produise au même degré le sentiment de l'évidence. Dans l'injuste abandon où la jeunesse studieuse semble laisser ce magnifique monument du génie, je n'aurais peut-être pas le courage de me prononcer ainsi, sachant combien je dois me défier de moi-même, si je ne pouvais mettre mon opinion sous le patronage de deux autorités: l'une est celle de l'Académie, qui a couronné l'ouvrage de M. Comte; l'autre est celle d'un homme du plus haut mérite, à qui je faisais cette question que les bibliophiles s'adressent souvent: Si vous étiez condamné à la solitude et qu'on ne vous y permît qu'un ouvrage moderne, lequel choisiriez-vous? Le Traité de législation de M. Comte, me dit-il; car si ce n'est pas le livre qui dit le plus de choses, c'est celui qui fait le plus penser48.
DE LA RÉPARTITION DES RICHESSES. PAR M. VIDAL 49
Ce livre se présente sous de tristes auspices. Son apparition dans le monde a réveillé, au fond de ces cavernes littéraires, un écho d'injures plus fait pour attrister que pour irriter ceux à qui elles s'adressent, et qui placent sous des préventions défavorables non-seulement le feuilletoniste, mais encore l'auteur qui a inspiré le feuilleton.
Que la haine se creuse au bas des grands journaux,
Par une coïncidence singulière, le jour même où je lisais dans la Démocratie pacifique ces épithètes accumulées sur la tête de nos plus illustres économistes: ignorants, orgueilleux, hérétiques maudits, sots, impies, fatalistes, plagiaires, marionnettes, traîtres, etc., etc., ce jour même, le hasard mettait sous mes yeux une galerie de lettres autographes, où l'on voit les plus grands hommes du siècle, les plus ardents amis de l'humanité, Jefferson, Maddison, Bentham, Bernadotte, Chateaubriand, B. Constant, et même Saint-Simon, venir rendre l'hommage le plus sincère et le plus spontané à la science et à la philanthropie de J. B. Say.
Mais ne cherchons pas une pénible solidarité entre M. Vidal et son compromettant commentateur, qui, je l'espère, rougira un jour de son injustice et de ses emportements.
Il me semble que c'est faire preuve d'un orgueil bien indomptable, quand on aborde une science, que de débuter ainsi: «Mes devanciers n'ont rien su ni rien vu. Vainement des hommes tels que Smith, Malthus, Say, ont consacré toute leur vie et de puissantes facultés à l'étude d'un sujet; ils ne l'ont pas même entrevu. Moi, j'arrive, j'ai vingt ans, et j'ai fait la science.»
N'inspirerait-on pas plus de confiance au public, si l'on disait: La science est de sa nature progressive. Mes prédécesseurs l'ont avancée; mais, aidé de leurs travaux, j'aspire à l'avancer encore. Forcés de creuser les idées élémentaires, d'analyser les notions de travail, utilité, valeur, capital, production, etc., ils me semblent n'avoir pas assez approfondi le phénomène de la répartition des richesses; je viens après eux, et mettant à profit les connaissances qu'ils nous ont transmises, prenant la science où ils l'ont laissée, j'essaye de lui faire faire un pas de plus.
Mais, pour que M. Vidal pût tenir un tel langage, il aurait fallu qu'il s'astreignît à la méthode de ses devanciers, à l'observation de la manière dont les faits se passent et s'enchaînent. Cette méthode, il la repousse. Selon lui, la science, ainsi limitée, n'est qu'un objet de pure curiosité. Il pense que sa mission est de donner des conseils, d'enseigner, peut-être même d'imposer des règles de conduite. – «La belle science, s'écrie-t-il, qui se résume en une négation: ne rien faire!»
M. Vidal se méprend. La science ne fait à personne un devoir de l'inertie, ou, comme on dirait aujourd'hui, de l'immobilisme. Elle éclaire toutes les routes, celle qui conduit au bien, comme celle qui mène au mal, et croit que c'est à cela que se borne sa tâche, parce que le principe d'action n'est pas en elle, mais dans les hommes. Si le penchant naturel de l'homme le pousse vers ce qui nuit, il est certain que jeter la lumière sur les conséquences des habitudes, c'est seconder cette triste direction. Mais si l'homme est porté au bien, il suffit que la science le montre, et il n'est pas nécessaire, pour l'y déterminer, qu'elle invoque la contrainte ni même le devoir.
Ce qui nous sépare complétement des écoles dites socialistes, fouriéristes, communistes, saint-simoniennes, etc., c'est précisément cela. Elles placent le principe d'action dans l'observateur, et nous le laissons là où il est, dans le sujet observé, l'homme.
Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils nous accusent de ne voir dans les hommes que des chiffres, des quantités abstraites. «Qu'ils cessent, dit M. Vidal, de faire abstraction de l'homme, dans une science, qui a pour but le bonheur de l'homme.»
Mais c'est vous qui faites abstraction de l'homme, de ce qu'il y a en lui d'intelligence, de moralité, de vie, d'initiative, de perfectibilité; car, pour vous, qu'est-ce que l'humanité, si ce n'est une matière inerte, une argile, que le savant, sous le nom de réformateur, organisateur, peut et doit pétrir à son gré?
L'économie politique, ainsi que son nom même le témoigne, admet que l'homme est un être sentant et pensant; que les facultés de comparer, de juger, de décider sont en lui; que la prévoyance l'avertit, que l'expérience le rectifie, qu'il porte avec lui le principe progressif.
Voilà pourquoi elle se borne à décrire les phénomènes, leurs causes et leurs effets, – sûre que les hommes sauront choisir.
Voilà pourquoi, comme celui qui place des écriteaux à l'entrée de chaque route, elle se contente de dire: Voici où conduit l'une: voilà où mène l'autre.
Mais vous, vous ne voyez dans les hommes que de la matière expérimentale, des machines qui produisent et consomment; et désirant, il faut vous rendre cette justice, que la richesse soit équitablement répartie entre eux, vous vous attribuez cette fonction, persuadé que vous êtes que la Providence n'y a pas pourvu.
«Suffira-t-il au mécanicien, dit M. Vidal, pour inventer la machine, d'observer, de recueillir des faits, puis de laisser faire les forces naturelles? Eh! non, sans doute, il faut encore qu'il trouve le moyen d'utiliser ces forces, qu'il invente sa machine…»
«De même, en économie… on peut inventer un mode particulier de production et de consommation, un système économique.»
Ailleurs, il compare la société à un régiment:
«Faudra-t-il donc laisser chacun manœuvrer à sa guise, permettre à chaque officier, à chaque soldat de faire et de suivre son petit plan de campagne? etc.»
Ailleurs, à un orchestre:
«Comme les musiciens d'un orchestre discipliné, chacun de nous a un rôle utile, indispensable…; mais pour qu'il y ait accord, unité, il faut que tous les exécutants obéissent à la pensée du compositeur et à la direction du chef d'orchestre.»
Mais quand un mécanicien a sous la main des rouages, des ressorts, il dispose d'une matière inerte, et son intervention est indispensable. Les hommes ne sont-ils donc que des rouages et des ressorts aux mains d'un socialiste?
Mais ces soldats, que vous nous proposez pour exemple, quoiqu'ils soient des hommes, en tant que soldats, ne sont plus hommes, ils ne sont que des machines. Le principe d'action n'est plus en eux. Soumis, selon cette énergique expression, à l'obéissance passive, ils ne s'appartiennent plus, ils tournent à droite et à gauche au moindre signe. Aussi faut-il tirer au sort à qui ne sera pas soldat. Croyez-moi, l'humanité ne se laissera pas aisément réduire à ce rôle passif que vous lui réservez.
Enfin, vos musiciens, nous en convenons volontiers, arriveront à l'accord, à l'harmonie, si la direction du chef d'orchestre est imposée.
Eh! mon Dieu, ce n'est pas en économie seulement; et qui ne sait qu'en toutes choses le despotisme infaillible serait la meilleure solution?
Mais où est-il ce chef d'orchestre social en mesure de faire reconnaître son titre d'infaillibilité et son droit à la domination?
En son absence, j'aime mieux laisser les musiciens eux-mêmes s'organiser entre eux, car, comme vous le dites, ils sont trop intelligents pour ne pas comprendre que sans cela l'harmonie serait impossible!
Vous voyez donc bien que nous commençons à nous entendre, et que vous êtes amené, comme nous, à laisser, bon gré mal gré, le principe d'action là où Dieu l'a placé, dans l'humanité et non dans celui qui l'étudie.
Quand nous exposons les phénomènes, leurs causes et leurs conséquences; quand nous nous contentons de montrer comment telle action vicieuse conduit inévitablement à telle conséquence funeste; quand, par exemple, nous disons: La paresse conduit à la misère, l'excès de population à une diminution et à une mauvaise répartition du bien-être, vous vous écriez que nous sommes fatalistes.
Entendons-nous. Oui, nous sommes fatalistes à la manière des physiciens, quand ils disent: «Si une pierre n'est pas soutenue, il est fatal qu'elle tombe.»
Nous sommes fatalistes à la manière des médecins, quand ils disent: «Si vous mangez outre mesure, il est fatal que vous ayez une indigestion.»
Mais reconnaître l'existence d'une loi fatale, est-ce bien du fatalisme? Après tout, avons-nous fait des lois, comme vous nous en accusez, quand vous reprochez aux économistes tous les maux de la société, faisant abstraction des mauvaises habitudes, des préjugés, des erreurs et des vices par lesquels elle a pu se les attirer?
Le vrai fatalisme, ce me semble, est au fond de tous vos systèmes, qui, quelque opposés qu'ils soient entre eux, s'accordent seulement en ceci: le bonheur ou le malheur des hommes, indépendant de leurs vices et de leurs vertus, et sur lequel, par conséquent, ils ne peuvent rien, dépend exclusivement d'une invention contingente, d'une organisation imaginée, en l'an de grâce 1846, par M. Vidal.
Il est bien vrai qu'en l'an 1845 M. Blanc en avait imaginé une autre. Mais, heureusement, les trois milliards d'hommes qui couvrent la terre ne l'ont pas acceptée; sans cela ils ne seraient plus à temps d'essayer celle de M. Vidal.
Que serait-ce si l'humanité s'était pliée à l'organisation inventée par Fourier, qui offrait au capital 24 pour 100 de dividende au lieu des 5 pour 100 qu'assure la nouvelle invention?
Pour se faire une idée de l'esprit de despotisme qui fait la base de toutes ces rêveries, il suffit de voir combien on y est prodigue de formules comme celles-ci:
«Il faudra proportionner la production aux moyens de consommation.
«Il faudra organiser puissamment le travail.
«Il faudra appeler toutes les activités et toutes les intelligences, etc.
«Il faudra distribuer les produits d'après la justice.
«Il faudra élever chaque travailleur au rang de sociétaire.
«Il faudra lui fournir les moyens de satisfaire ses besoins, etc.
«Il faudra établir l'équilibre entre la production, la consommation et la population.
«On peut combiner un bon mécanisme industriel.
«On peut inventer un mode particulier de production et de consommation.
«Il faut constituer avant tout la solidarité effective.»
Tout cela est bientôt dit. Mais quand on demande aux socialistes: Qui donc fera toutes ces choses? qui donc, si l'humanité est passive, l'animera du souffle de vie? chacun d'eux se pose et répond: Moi.
Il faut être juste envers M. Vidal. Il ne dit pas moi; il dit: le pouvoir, l'autorité.
Mais ce n'est là que reculer la difficulté; car si tous les hommes sont des ressorts, des soldats, de la matière inerte; si toute pensée d'ordre et d'organisation émane d'une autorité, à quel signe pouvons-nous la reconnaître?
La difficulté est grande, et il fallait bien que M. Vidal se donnât la peine de la résoudre.
Voici comment il s'exprime:
«Nous supposons à priori un pouvoir normal régulièrement constitué. Nous laissons à chacun la faculté de comprendre sous ce nom le système qu'il préfère, qu'il désire, qu'il conçoit ou qu'il rêve. Le gouvernement, quel qu'il soit, c'est pour nous la protection, la prévoyance sociale, le représentant de l'ordre pour tous et dans l'intérêt de tous, etc.»
Si vous supposez à priori un pouvoir normal et infaillible, nous sommes d'accord. Seulement montrez-moi son certificat d'infaillibilité, et je suis prêt à me laisser organiser.
Mais si, dans l'embarras de trouver ce phénix, vous admettez une autorité quelconque, telle que chacun la préfère, la désire, la conçoit ou la rêve, je crains bien que nous n'ayons autant d'autorités qu'il y a d'hommes, ce qui nous replace justement au point de départ.
Ici, M. Vidal a recours à la grande ressource des socialistes, l'organisation. Il ne s'agit que d'organiser le pouvoir.
«Un mauvais gouvernement, dit-il, peut abuser de la force; cela est vrai. Mais un bon gouvernement, loin de gêner en rien la liberté véritable, peut en favoriser le développement…; il ne s'agit donc pas d'amoindrir ou de supprimer le pouvoir, mais de lui donner une bonne organisation.»
C'est fort bien. Mais qui est-ce qui organisera le pouvoir? La société sans doute. – Point du tout, puisque c'est le pouvoir qui doit organiser la société. – J'entends; M. Vidal, ou tout autre socialiste qui préfère, désire, conçoit ou rêve, organisera le pouvoir, lequel organisera la société. Reste toujours à savoir comment est organisé le premier organisateur.
Il y a, dans le livre de M. Vidal, un chapitre vers lequel on se sent attiré par la séduction du titre: Conclusion pratique. Il y a si longtemps que nous désirons voir les socialistes formuler une conclusion! Enfin, me disais-je, la nouvelle invention sociale va nous être déroulée dans tous ses détails, avec les moyens d'exécution propres à faire fonctionner l'appareil.
Malheureusement M. Vidal, se fondant sur ce que nous ne sommes pas en état de le comprendre, ne nous dit rien.
La société actuelle est une masure que nous refusons obstinément d'abandonner. Il a bien dans sa poche le plan de constructions nouvelles; mais à quoi bon nous les montrer, puisque nous ne voulons pas en entendre parler, et que nous nous obstinons à maintenir la maison délabrée, l'édifice vermoulu? Il n'y a donc pas pour aujourd'hui de restauration possible. Reste tout au plus à placer des arcs-boutants au dehors et à gâcher du plâtre dans les crevasses.
Notre obstination nous prive donc de l'avantage de connaître le nouvel appareil social imaginé par M. Vidal. Tout ce qu'il nous laissera voir, ce sont quelques étançons et un peu de plâtre, qu'il veut bien appliquer à retarder la chute du vieil édifice.
Le problème ainsi circonscrit, M. Vidal en revient à ses formules favorites:
«Il faut organiser, sur tous les points du royaume, dans chaque département, des ateliers où tout homme de bonne volonté puisse toujours trouver à gagner sa vie en travaillant; où tout ouvrier inoccupé, déplacé par la mécanique, puisse utiliser ses bras; des ateliers qui ne fassent point concurrence aux ateliers existants, car autrement on créerait autant de pauvres d'un côté qu'on en soulagerait de l'autre.
«Des ateliers permanents, qui soient à l'abri du chômage et des mortes-saisons, à l'abri des crises commerciales, industrielles et politiques.
«Des ateliers où l'introduction d'une machine perfectionnée profite aux travailleurs, sans pouvoir leur porter préjudice…
«Des ateliers où l'on puisse établir un équilibre constant entre la production et les besoins de la consommation; des ateliers où la population surabondante des villes puisse se déverser.
«Des ateliers où le travailleur trouve le bien-être, l'indépendance et la sécurité; une occupation permanente, une rétribution convenable et toujours assurée.»
Certes, nous rendons justice aux bonnes intentions de M. Vidal, et nous désirons que ses vues philanthropiques se réalisent. Comme lui, nous voudrions qu'il n'y eût pas un homme sur la terre qui ne trouvât toujours du travail assuré, du bien-être, de la sécurité, de l'indépendance; qui ne fût à l'abri de toute crise commerciale, industrielle, politique et même atmosphérique; qu'il y eût parfait équilibre entre la production, la consommation et la population.
Mais au lieu de penser, comme M. Vidal, qu'il y a un être abstrait qu'on appelle l'État, qui a les moyens de réaliser ces beaux rêves; au lieu de faire dériver exclusivement le bonheur individuel d'une organisation inventée par un journaliste et imposée du dehors aux travailleurs, nous croyons qu'il dépend surtout des habitudes et des vertus des travailleurs eux-mêmes. Si les uns sont actifs et les autres paresseux; s'il y a parmi eux des prodigues, des économes, des avares, des gens ordonnés et des gens débauchés; si les uns se marient à seize ans, et sont chargés de famille à l'âge où les autres s'établissent, – nous ne voyons pas d'organisation qui puisse empêcher l'inégalité de s'introduire dans votre colonie.
S'il y a des hommes qui se livrent à des entreprises hasardeuses, des gens qui empruntent sans savoir comment ils pourront rendre, et d'autres qui prêtent sans savoir comment ils seront payés; si la colonie est saisie, par exemple, de passions guerrières qui la mettent en hostilité avec le genre humain, – nous ne croyons pas que votre organisation la mette à l'abri de toute crise commerciale et politique.
Vous aurez beau nous dire que nous sommes fatalistes parce que nous croyons que le mal lui-même a sa mission, celle de réprimer le vice dont il est le produit; oui, nous devons l'avouer, nous croyons à l'existence du mal. Nous n'y croyons pas seulement, nous le voyons; et, au physique comme au moral, nous n'avons pas d'autre alternative à proposer à l'humanité que de l'éviter par la prévoyance ou de le subir par la douleur.
À moins donc que vous ne chargiez votre organisateur d'avoir de la prudence pour tout le monde, de l'ordre, de l'économie, de l'activité, des lumières et des vertus pour tout le monde, vous nous permettrez de continuer à croire que l'humanité ne peut être heureuse qu'autant que ces causes de bonheur soient en elle-même.
Et certes, si vous me permettez de supposer seulement l'existence d'un vice dans la colonie dont vous tracez le plan; si vous raisonnez dans l'hypothèse qu'elle est affectée de paresse, ou de débauche, ou de faste, ou d'ambition, ou d'humeur conquérante, vous arriverez à voir qu'elle suivra bientôt la destinée commune et qu'il n'est pas au pouvoir de l'organisation la plus ingénieuse d'empêcher l'effet de sortir de la cause.
Ainsi les ordres sociaux, que chacun de vous invente chaque jour, supposent la perfection dans l'inventeur d'abord, et ensuite dans l'humanité, cette même matière inerte dont s'amuse votre féconde imagination.
Eh! monsieur, accordez-nous seulement la perfection de l'humanité, et croyez que les économistes feront des plans sociaux tout aussi séduisants que les vôtres.
Les socialistes nous reprochent de repousser l'association. Et nous, nous leur demandons: De quelle association voulez-vous parler? est-ce de l'association volontaire ou de l'association forcée?
Si c'est de l'association volontaire, comment peut-on nous reprocher de la repousser, nous qui croyons que la société est une grande association, et que c'est pour cela qu'elle s'appelle société?
Veut-on parler seulement de quelques arrangements particuliers, que peuvent faire entre eux les ouvriers d'une même industrie? Eh! mon Dieu, nous ne nous opposons à aucune de ces combinaisons: société simple, en commandite, anonyme, par actions et même en phalanstère. Associez-vous comme vous l'entendrez, qui vous en empêche? Nous savons fort bien qu'il y a des conventions plus ou moins favorables au progrès de l'humanité et à la bonne répartition des richesses. Pour l'exploitation des terres, par exemple, avons-nous jamais dit que le fermage et le métayage, par cela seul qu'ils existent, exercent pour toutes les classes agricoles des effets identiques? Mais nous pensons que la science a rempli sa tâche quand elle a exposé ces effets; parce que, encore une fois, nous pensons que le principe d'action, l'aspiration vers le mieux n'est pas dans la science, mais dans l'humanité.
Mais vous, vous qui ne voyez dans l'espèce humaine qu'une cire molle aux mains d'un organisateur, c'est l'association forcée que vous proposez; l'association qui ôte à tout les individus, hors un, toute moralité et toute initiative, c'est-à-dire le despotisme le plus absolu qui ait jamais existé, je ne dis pas dans les annales, mais même dans l'imagination des hommes.