Kitabı oku: «La Sarcelle Bleue», sayfa 6
Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé par ce conseil muet. Quand il est revenu, la jeune femme et son mari avaient disparu.
De la maison close du vannier, un cri montait par intervalles, et une voix, frêle comme le son d'une flûte lointaine, chantait:
Dodo minette,
Dodo poulette,
Dormez donc si vous voulez,
Je suis bien lasse de vous bercer.
Alors Claude a appuyé son front sur la vitre, et il a dit en lui-même:
«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai Thérèse, parce que je l'aime!»
VII
Vers deux heures, Claude entra au cirque, et prit place dans une des loges au fond de la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé vers ses seconds violons, leur conseillait des ténuités de sons infinies. On ne percevait qu'un faible murmure, sur lequel évoluait un cor. Le public varié qui se pressait sur les gradins, les auditeurs des fauteuils de parquet, écoutaient dans le même silence la Marche des Pèlerins, et le balancement des nuques sortant des cols de fourrures, la chute progressive des mains qui tenaient le programme, le regard circulaire des gens venus là par hasard et que le silence d'une foule étonne toujours, les violoncellistes pinçant leurs lèvres aux trémolos, indiquaient un beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi ces gens immobiles et vus de dos. Au troisième rang du parquet, il aperçut, sous un feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte, couronné de cheveux blonds, et qui se perdait un peu plus bas dans l'ombre d'un tour de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle autre qu'elle n'avait cette grâce parfaite. Elle se tenait bien droite, entre sa mère en toilette sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et Robert, penché en avant, tout pelotonné dans son plaisir de dilettante. Et les seconds violons semblaient prêts à rentrer dans le néant. Et le cor en profitait pour se plaindre amoureusement.
Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion d'une salle. Il y avait, aux secondes, un auditeur de race noire. Nul ne s'occupait de lui. L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son pardessus. Il y mit un peu de solennité. Quelqu'un près de lui le remarqua, et dit à demi-voix: «Tiens, il va reprendre son costume national!» Presque personne n'avait entendu. Mais une fusée de rire était partie. Elle fila le long des banquettes des secondes, passa aux premières, gagna le pourtour, envahit le parquet. Tout le monde se détournait, et se dissipait, même les abonnés, même les passionnés. Tous paraissaient reconnaissants d'avoir été distraits, de reprendre pied dans la vie. Cela ressemblait à un réveil général. Thérèse, elle aussi, avait tourné la tête. Elle souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme pour dire: «Que je voudrais bien savoir! Comme ce doit être drôle! Ce serait si bon de rire tout à fait!» Son regard, pur et vivant, errait sur la foule. Il arriva jusqu'à Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres s'allongèrent un peu, et la frange de ses cils blonds s'abaissa légèrement, en signe d'amitié. Cela ne dura qu'un éclair. Elle ramena les yeux, par degrés, vers sa mère qui n'avait pas changé d'attitude, – pas plus que Robert, – lui dit un mot à l'oreille, et l'aile rose reprit sa silhouette primitive au-dessus du chapeau noir, tandis que le chef d'orchestre, avec des gestes agrandis pour ressaisir le public, continuait à diriger la Marche de Berlioz.
Claude, retiré au deuxième rang de la loge, appuyé aux cloisons fumeuses, entre lesquelles peu de songes d'amour pareils au sien avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à Thérèse, et ne voyait plus qu'elle. Oh! le merveilleux concert, et comme, à certaines heures, la puissance créatrice de nos âmes transforme et fond en un seul hymne toutes les sensations diverses qui nous viennent du monde! Comme tout parle une même langue pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on maintenant? de quels maîtres étaient les symphonies qui se succédaient? quels numéros portaient-elles sur le programme tombé à terre? Questions vaines. Il n'y avait dans la salle qu'une enfant blonde, là-bas, et la foule, sans le savoir, et l'harmonie joyeuse ou plaintive de l'orchestre, et toute la lumière tombant des vitrages, tout cela n'était que pour cette petite tête fière, pour l'ovale aminci de ce visage de vierge. Et un seul homme comprenait et goûtait le sens mystérieux qui s'échappait de toutes choses: Claude Revel, immobile, au fond d'une loge de cirque.
Il remarqua enfin que la foule s'écoulait autour de lui, et se leva. M. de Kérédol, jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du regard dans la salle, et ne l'avait pas rencontré. Mais, en sortant du rang de fauteuils où il avait pris place, il se trouva tourner le dos à la scène, et aperçut Claude Revel, tout en haut, encadré dans l'étroite ouverture de la loge, les yeux fixés sur Thérèse qui commençait à monter vers lui. Soit qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance anxieuse de Robert, soit timidité de jeune fille, Thérèse passa près de Claude, sans détourner la tête. Sa mère la suivit, causant avec elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta un instant, au milieu de l'étroite coupure des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas un geste: seulement, de ses prunelles bleues, dures comme un reflet d'acier, jaillit un éclair de colère à l'adresse de Claude debout à trois pas de lui, un défi d'homme à homme, prouvant bien que désormais la certitude était acquise et la lutte résolue.
La lutte! Hélas! elle était bien dans la volonté de Robert, dans son cœur atteint au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même, en ce moment où il éprouvait une irritation violente, comme s'il en eût senti la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A peine avait-il descendu les marches du perron qu'il offrait le bras à madame Maldonne, et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé que d'ordinaire, tournant et dépassant les groupes noirs qui dentelaient la rue en pente. Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait indifférente, nonchalante, comme ceux qu'une pensée, même indécise et faible, isole de la foule. Aucun des trois ne parlait, si ce n'est à mots rompus, rarement.
De loin, Claude regardait diminuer l'aile rose. Bientôt, parvenu à la route qui filait droit sur les Pépinières, parmi les bandes d'ouvriers et de boutiquiers, Robert ralentit le pas. Il se trouvait dans l'horizon du domaine, il atteignait la sauve. Mais aucune embellie ne se manifesta dans son humeur.
Quand le portail du logis se fut enfin refermé derrière eux, il poussa un soupir de soulagement; puis, laissant les deux femmes entrer dans la maison, traversa tout le jardin, pour aller s'asseoir, au fond, sous la tonnelle de lauriers.
– Joli succès! dit-il en accrochant son chapeau à une branche et en s'épongeant le front. Tout ce que j'essaye tourne de la même façon… Depuis hier je redoutais cette rencontre-là. Elle était fatale… Et dire qu'il est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence que j'ai eue de bavarder avec Lofficial! On a toutes les chances à son âge, et toutes les malechances au mien!
Ses réflexions furent interrompues par Thérèse. Elle avait quitté son feutre noir, pris un chapeau de paille fanée, et elle venait, de son allure vive et décidée, nullement troublée, bien qu'elle eût des choses graves à demander.
– Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée de sa nièce prenait à court de résolution, dans le trouble des premières méditations.
– Mais oui, moi, répondit-elle. Nous avons à causer tous deux.
Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des treillages qu'enveloppaient les touffes de laurier, et s'assit en face de M. de Kérédol, un peu plus bas que lui.
– Mon parrain, dit-elle en arrangeant les plis de sa robe, je suis venue pour vous demander une preuve de grande affection.
– Je vous en ai tant donné, ma pauvre chérie! Vous devez bien savoir que je ne vous refuserai pas.
– Oh! reprit-elle sans lever les yeux, celle-là est d'une autre sorte. Je veux savoir de vous un secret.
– Un secret, Thérèse?
– Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis deux jours surtout, je vous trouve…
Elle semblait hésiter entre les mots.
– Comment me trouvez-vous?
– Triste, inquiet, je ne sais pas bien exprimer cela. Mais je vous trouve changé, comme si la maison n'avait plus le même charme pour vous.
– Oh! si! interrompit vivement Robert.
Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un peu pâle.
– Comme si, poursuivit-elle, vous portiez en vous-même une peine?
– Quand ce serait, ma pauvre enfant! Pouvez-vous comprendre ce qui passe quelquefois de sombre et d'ennuyé dans l'esprit d'un vieux comme moi?
Elle le pressait, et l'interrogeait de ses yeux clairs fixés sur lui.
– Mon père et ma mère, continua-t-elle, ne sont-ils pas les meilleurs amis du monde pour vous?
– Les meilleurs, oui, Thérèse.
– Ai-je été moins prévenante à votre égard, moins obéissante?
– Non, mon enfant, je n'ai rien à vous reprocher.
– Alors?
Il ne put supporter l'interrogation prolongée de ces grands yeux d'enfant qui plongeaient au fond de lui-même, et se détourna vers les lauriers à droite. Une de ses mains pendait le long du banc. Thérèse la prit entre les siennes, et, la caressant comme elle avait fait souvent, pour obtenir une gâterie:
– Vous voyez bien, vous n'avez pas assez de confiance en moi pour me dire un secret, et cela me peine, allez, plus que vous ne pouvez croire!
Elle laissa échapper la main, qui retomba le long du banc. Robert se retourna. Son regard, quand il rencontra celui de Thérèse, exprimait une souffrance si profonde et si vraie, que la jeune fille en fut toute saisie. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.
– Qu'avez-vous? demanda-t-elle.
– Thérèse, fit Robert, qui se contenait pour ne pas montrer toute sa faiblesse devant elle, Thérèse, répondez-moi franchement!
– Oh! bien sûr.
– Thérèse, m'aimez-vous?
– Mais oui, je vous aime!
– Beaucoup?
– De tout mon cœur! Pourquoi en doutez-vous?
– Thérèse, si quelqu'un venait pour vous enlever à nous, est-ce que vous nous abandonneriez?
– Quelqu'un?
– Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour vous nous laisseriez là, votre père, votre mère, moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer tout le bonheur, toute la tendresse que vous avez eus?
Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir de batiste, le passa sur ses yeux, et dit:
– Est-ce qu'il est venu quelqu'un?
– Non, Thérèse, dit rapidement Robert, mais s'il venait?
– S'il venait?
– Oui, un jour lointain, plus tard?
La jeune fille se leva, et lui la suivit du regard qui se dressait, souple, non plus émue, mais affectueuse, filiale comme il la trouvait chaque jour.
– S'il venait, reprit-elle, un jour, plus tard, je lui dirais que j'appartiens d'abord à ceux qui m'ont toujours aimée.
– Oh! Thérèse!
– Je lui dirais encore autre chose!
Elle se pencha vers lui.
– Je lui dirais: «Adressez-vous à mon parrain, à mon meilleur ami!»
Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la tonnelle.
– Était-ce bien la peine de faire tant de mystères? dit-elle. Vous voyez, nous nous sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout entre nous, qu'un «plus tard», un jour lointain, et qui dépendra de vous. Voilà pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous donc ce que vous m'avez si souvent répété: «La tristesse sans raison est la grande ennemie de la jeunesse.» Est-ce ainsi que vous disiez?
– Oui, quand vous étiez mon élève.
– Mais je le suis, je le serai toujours.
Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par l'allée en face. Après une vingtaine de pas, une gentille pensée lui vint. Thérèse se retourna, fit une révérence de pensionnaire, et redit, avec la plus jolie mine, futée et tendre à la fois:
– Toujours!
Robert essaya de lui répondre par un sourire. De loin elle put s'y tromper. Mais quand elle eut disparu, il se sentit en proie à une tristesse noire. Tant que Thérèse avait été là, Robert s'était contenu, pour ne pas pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait pas! C'était indigne d'un homme. A présent il était seul. Il mit sa tête dans ses mains, et se laissa emporter par ses pensées. Pour la première fois peut-être de sa vie, dans cet élan désordonné de son âme, il tutoya l'enfant, dont l'image était encore là, présente devant lui. «Pauvre chère petite, disait-il à demi-voix, c'est ta jeunesse que je pleure, parce qu'elle est exquise et que nous allons la perdre. Je le pressens, je le devine à ton charme même. Tu dis que tu resteras mon élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais tu ne sais pas, pauvre enfant, le changement profond que l'amour fait dans nos amitiés. En peu de semaines, quand tu aimeras, ton père et ta mère deviendront une affection pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne serai plus rien, tu entends, rien! Et voilà le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne plus te voir qu'avec l'assentiment d'un étranger, par intervalles, par faveur, découvrir en toi des pensées que je n'y aurai pas vu naître, y reconnaître la main d'un autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!»
Dans ce moment d'angoisse, Robert se sentait seul. Il avait vécu dans l'intimité de Guillaume et de Geneviève, et cependant ni l'un ni l'autre ne paraissait éprouver la moindre alarme. Rien n'était changé dans la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs conversations à table témoignaient de la même confiance dans la perpétuité de ce bonheur menacé! Comment ne souffraient-ils pas à la pensée que, d'une heure à l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie? Etrange aveuglement! Ils ne devaient rien soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir, leur dire: «Allons-nous-en! Partons pour un voyage, n'importe où, loin s'il se peut. Maldonne demandera un congé. Nous emmènerons Thérèse, et nous éviterons qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu puisqu'elle n'aime pas encore. Allons-nous-en! Ou bien, aidez-moi. Écartez doucement les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes et de moi. Car je sens que la branche plie sous l'oiseau.»
A qui parler ainsi? A Geneviève? Une timidité singulière lui fit repousser cette idée. Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle, se dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela comme nous. Ma sœur ne comprendrait pas. Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup de cœur. J'irai le trouver.»
Robert se leva, suivit la grande allée, aux deux tiers tourna à gauche, et se dirigea vers une petite construction en tuffeaux couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de Guillaume Maldonne, une sorte d'étouffoir aux murs mansardés, se trouvait au-dessus d'un réduit de jardinage. On y accédait par un escalier raide en bois blanc. M. de Kérédol en monta les marches avec une lenteur involontaire. Cela lui coûtait, la confidence qu'il allait faire, et cela l'effrayait presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient entretenus d'un sujet aussi grave et intime. Pourtant, il ne voulut pas reculer, poussa la porte, légère comme de l'amadou à force d'être sèche, et entra.
Guillaume Maldonne, en veste blanche, écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à tabatière.
– Attends! attends! dit-il en faisant signe de la main gauche, tandis que, de la droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée. Tu vas voir! tu vas juger!
Il avait l'air si heureux, si naïvement content de lui, que Robert l'enveloppa d'un regard d'envie.
La plume d'oie cria quelques secondes, et M. Maldonne radieux, ébouriffé, se retournant sur sa chaise:
– Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien faire, il faut bien que je travaille seul!
– Au catalogue?
– Non, mon ami: un mémoire! je le destine à la Société linnéenne. Écoute-moi ça: «Mémoire sur les rapports qui existent entre la coloration de l'œuf et celle du jeune oiseau en duvet.» Est-ce une trouvaille? Est-ce une assez jolie question?
– J'en ai une aussi, moi, dont je veux te parler, dit Robert, qui s'était appuyé au montant de la porte. Elle est également importante, bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire naturelle.
– Ah! dit Guillaume avec un désappointement visible, et laissant retomber sur la table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il?
– De Thérèse. J'ai peur que son imagination ne commence à travailler. Je crois avoir des preuves qu'elle n'est pas insensible, – sans trop le savoir, la pauvre petite! – à l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle paraît. Des nuances encore, tu comprends bien, mais, en pareil cas, tout est grave.
– Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son droit! Depuis que le monde est monde, les jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi veux-tu que Thérèse fasse exception?
– Guillaume, reprit gravement Robert, il y a plus que cela, et tu as tort de prendre légèrement mon avis. Suppose que, par notre faute, parce que nous n'aurions pas assez veillé…
– Ah! par exemple! s'il y a une fille bien gardée, c'est la mienne!
– Soit! je ne discute pas pour l'instant. Plus tard, si tu es de mon avis, je t'indiquerai les moyens…
– Les moyens? dit Guillaume, dont les yeux devinrent tout grands de surprise.
– Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je suppose, Guillaume, que ta fille ait été remarquée par un jeune homme.
– Après? demanda tranquillement M. Maldonne.
– Cela ne t'émeut pas?
– Mais si, Robert, cela me toucherait, certainement.
– Je suppose donc que ta fille, libre, sans conseil, en vienne à aimer à son tour…
– Eh bien?
– Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons pas, cette supposition-là peut être une réalité demain, oui, demain, entends-tu, nous pouvons la voir demandée en mariage, épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu pensé à cela, Guillaume, emmenée?
– Quelquefois.
– Et tu peux admettre cette idée, que demain nous ne l'aurons plus?
– Que veux-tu, Robert…
– Que nous nous trouverons face à face tous trois, aux Pépinières?
– Comme autrefois, mon bon ami.
– Non, pas comme autrefois: vieillis, usés!
– C'est un peu vrai.
– Et sans Thérèse! Tu peux supporter cela, toi, sans Thérèse?
– Mon Dieu, mon ami, si je la savais heureuse! Les enfants, on les élève pour d'autres, en somme, et il faut savoir être heureux quand ils le sont, par ricochet..
M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille, levant par instants les épaules, en signe de résignation et de passivité. Robert le considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait pas à rencontrer si peu de sensibilité, une imagination si froide et si bornée. Ah! certes, il se sentait d'une autre espèce, lui, de l'espèce qui souffre et se révolte! Il ne comprenait pas la vie de cette façon moutonnière. Quelque chose d'orgueilleux et de méprisant se soulevait en lui, à la vue de cet homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux, que le sort de Thérèse, l'abandon possible des Pépinières, ne parvenaient pas à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert avec étonnement.
– Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant par la main, tu te bats contre des moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées. Thérèse ne court aucun danger, je t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là, je vais te lire le passage que je terminais, quand tu es entré. Veux-tu?
Robert s'assit, du même air offensé, près de la table. Déjà Guillaume avait saisi le cahier de papier qui contenait son mémoire. Il passa la main sur sa barbiche, ses yeux s'animèrent d'une flamme vive.
– Je suis rendu, dit-il, à la famille des Longirostres. Je viens de traiter du chevalier Gambette, et j'arrive au bécasseau combattant.
Et il lut, scandant la phrase avec amour: «Bécasseau combattant, Tringa pugnax. Quand le petit bécasseau, avec son bec et le secours de sa mère, vient à briser la coque qui le tenait captif, la couleur de l'œuf, jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt disséminées, tantôt groupées, se trouve reproduite avec une exactitude telle sur la tête, le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit ressemble à un œuf animé.» A la lettre, mon cher! regarde! Est-ce une découverte?
Il désignait, sur la table, à côté d'une coquille, un poussin vêtu de poils, monté sur de hautes pattes.
– Qu'en penses-tu? demanda-t-il.
Robert sourit amèrement.
– Je te félicite, dit-il.
– N'est-ce pas?
– Oui, je te félicite d'être à ce point absent de la vie!
Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules la porte à demi retombée, et descendit l'escalier.
«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il. Il ne comprendrait pas. Est-il résigné à tout! Quelle sécheresse de cœur! Et moi qui le croyais capable d'énergie! Sommes-nous différents l'un de l'autre!»
Et, comme il se demandait: «Quand donc a commencé notre divergence de vues?» Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs années, de l'époque où Thérèse avait commencé à grandir; que, depuis lors, malgré la communauté de vie, il avait eu bien peu de réelle intimité avec Maldonne, et que toute sa puissance d'aimer s'était concentrée sur Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait plus son ami… Ils ne se comprenaient plus.
Cette pensée se transforma bientôt, et se fondit en un élan de tendresse pour l'enfant. M. de Kérédol songea que cette situation même lui imposait des devoirs. Puisque lui seul apercevait le danger, ne devenait-il pas, de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il pas obligé de protéger Thérèse, de la garder pour ceux mêmes qui ne voyaient pas comme lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume fière, qu'il n'avait plus que Thérèse au monde, et il ne se dit pas, mais il fut tenté de croire qu'elle aussi n'avait plus que lui.