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Kitabı oku: «Le Blé qui lève», sayfa 15

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XIII
FAŸT-MANAGE

La nuit était claire. Ils suivaient une longue route, qui n'était ni de campagne, ni de village, ni de ville, tantôt bordée par des haies de champs, tantôt par des maisons basses et rapprochées, tantôt par des murs d'usines, ou par des grilles derrière lesquelles on devinait un bosquet, une petite futaie et le toit large ouvert d'un hôtel bourgeois.

D'autres routes pareilles coupaient celle-là. On montait, on descendait. Il y avait, dans les creux, des coulées de prairies qui se perdaient dans la brume. Puis, des logements ouvriers, des becs de gaz étagés sur une côte, la vapeur rousse d'une salle de café où se mouvaient des ombres, succédaient à ces courts fragments de bordures non bâties.

Deux heures plus tôt, au moment où ils entraient dans la gare de Quiévrain, pour prendre leurs billets de chemin de fer, Hourmel avait dit à son compagnon:

– Je ne veux pas vous emmener par surprise, mon pauvre Gilbert. Vous m'avez suivi de confiance, mais je dois vous dire ce que je vais faire à Faÿt. Depuis le mois de mai, j'ai promis de m'y rendre. Moi et d'autres, des centaines et des milliers de camarades belges, nous avons l'habitude d'aller, de temps en temps, passer trois jours dans une maison de retraite. Elle est belle, notre maison de Faÿt; on y est bien; on vit ensemble, on entend parler de religion; on pense à autre chose qu'à ses affaires. Moi, je n'ai jamais le cœur si content que dans ces jours-là. Mais si ça vous fait peur, tout de même, il ne faut pas venir?

– On verra bien, avait répondu Gilbert. Quand j'ai donné ma parole, je ne commence pas par reculer.

Hourmel avait ajouté en riant:

– Vous ne serez pas le premier Français que j'aurai emmené avec moi. On vous recevra bien. Il vous en coûtera peu de monnaie. Et puis, si vous voulez mon avis, triste comme vous l'êtes, vous avez besoin de voir du nouveau.

Il avait raison plus encore qu'il ne croyait. Qu'importait à Gilbert d'aller ici ou là? Sa plus grande crainte était de se retrouver seul, d'être ressaisi par les pensées d'abandon et de mort dont il sentait l'approche, au moindre moment de silence. C'est pourquoi, tout le long de la route, il avait paru presque gai, ne cessant d'interroger son compagnon. Un peu de reconnaissance l'attachait aussi à Hourmel. Il lui savait gré, non seulement de l'avoir recueilli et soigné, mais d'une autre chose encore, de ne pas lui avoir demandé: «Que s'est-il passé au Pain-Fendu? Avez-vous été chassé? Êtes-vous parti volontairement, et pourquoi?» Non; Hourmel s'était contenté d'un mot vague: «Là aussi, j'ai eu de la misère plus que je n'en peux porter».

Ils marchaient donc, depuis une demi-heure. En arrière, un groupe d'hommes venait. On pouvait deviner qu'ils étaient jeunes, à la joie de leurs voix qui sonnaient dans la nuit. Hourmel indiqua du doigt, sur la colline, un clocher parmi des arbres dépouillés.

– Voilà l'église, dit-il, la maison n'est pas loin.

A ce moment, les trois hommes qui venaient et qui allaient dépasser Hourmel s'arrêtèrent, et l'un d'eux dit:

– Ah! c'est toi, vieux? Tu n'as pas besoin de dire où tu vas: j'y vais aussi!

C'étaient trois ouvriers de la région, deux métallurgistes de la Louvière et un wattman de tramway. Ils avaient une petite valise ou un sac à la main. Après les avoir nommés, Hourmel désigna son compagnon:

– Un Français de mes amis, qui vient voir comment ça se passe, chez nous.

– C'est pas secret! répondit le wattman en riant.

Quelques pas plus loin, ils furent rejoints par quatre mineurs du Borinage, qui arrivaient de l'autre côté de la colline. La route commençait à descendre. A gauche, dans le mur qui suivait la pente, un large portail était ouvert à deux battants. Les Belges entrèrent en peloton, comme chez eux, sans attendre, encadrant Gilbert Cloquet qui regardait curieusement. Il se trouvait dans un jardin montant. Une allée sablée tournait autour d'une pelouse ronde. Au delà, il y avait, barrant le jardin, un grand château de pierre blanche, à double étage. Au bas du perron, des ombres s'agitaient, – sans doute des arrivants, – et en haut, une autre ombre tenait à bout de bras une lampe que le vent faisait fumer terriblement.

– Par ici, Chermant!.. Ah! vous voilà, Henin, et vous, Derdael! Bonjour! Il fait froid, hein? Entrez vite…

– Qui est celui-là, qui éclaire? demanda Gilbert.

– Un Père jésuite: c'est eux qui prêchent ici.

– Je n'en avais jamais vu. Ça ressemble aux autres curés.

Il monta les marches du perron, et fut présenté par Hourmel, sans être nommé, simplement comme un ami français, au prêtre qui portait la lampe, et qui n'en demanda pas plus long.

– Parfait! mon cher Hourmel. Vous le logerez à côté de vous. Salut, monsieur… Ah! en voilà d'autres qui arrivent!..

Et il se pencha, de nouveau, au-dessus de la balustrade.

Gilbert pénétra dans un hall très éclairé et plein d'ouvriers en costume du dimanche, presque tous jeunes comme ceux qu'il avait rencontrés sur la route, et qui parlaient, s'appelaient, sans aucune gêne, et couraient bruyamment dans les couloirs.

– Ah çà! dit-il, combien serez-vous donc ce soir, à coucher ici?

Entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix, répondit Hourmel en l'entraînant. On ne peut pas en loger plus… Venez, je vais vous montrer votre chambre.

Ils montèrent au premier. La visite de l'intérieur étonna moins Gilbert que l'aspect de la façade. Les chambres étaient bien propres, c'est vrai, mais sans glaces dorées, sans grands rideaux, sans courtepointes à fleurs, comme il en avait vu chez M. de Meximieu ou chez M. Jacquemin: on y voyait un lit de fer avec des draps blancs et une couverture, une table, une toilette en fer peint, une chaise, des murs clairs. L'impression la plus agréable qu'il ressentit fut celle de la chaleur. C'était bien chauffé chez les Belges. Les camarades étaient bruyants, mais ils paraissaient tous d'accord et de belle humeur; ils se connaissaient; ils se faisaient des farces d'écoliers; la plupart étaient venus plusieurs fois à Faÿt. «Voilà mon ancienne chambre; dites, père, je la reprends? – Non, elle est déjà donnée.» Les prêtres lui parurent gais, eux aussi, et lui, il était triste et seul de son espèce. «Qu'est-ce que je suis venu faire ici?» Il se sentait un commencement de colère contre lui-même, et il se dit que le lendemain, tout au moins le lendemain soir, il pourrait partir sans être impoli. La préoccupation de ne pas être grossier et un peu de curiosité le retenaient. Il soupa, dans une grande salle, au-dessous de la chapelle, et écouta sans comprendre grand'chose, avec une stupeur causée par la nouveauté de ce mélange de lecture et de repas, un ouvrier en jaquette, qui lisait tout haut, éclairé par une lampe, et juché dans une chaire, le long du mur de gauche.

– Eh bien! Gilbert, demanda le boucher, quand le souper fut fini, tandis que les ouvriers de la terre et des fabriques de Belgique s'installaient dans une vaste pièce attenante à la salle à manger, et allumaient une pipe ou un cigare, eh bien! vous ne m'en voulez pas de vous avoir emmené?

– Je n'en sais rien, pour aujourd'hui; mais pour demain, ça se pourrait.

L'autre se prit à rire, et les groupes, formés, dissociés, reformés sans cesse autour du bûcheron nivernais, leur grosse gaieté, leur camaraderie, leur foi, creusèrent de nouveau en lui la douleur de la solitude.

Bonnes gens, sans doute, – l'un d'eux vint causer avec Gilbert, et l'interrogea sur les fermes françaises, – mais si différents de ceux qu'il connaissait!

Il suivit la foule, vers huit heures et demie, à la chapelle, où les quatre-vingts retraitants chantèrent un cantique et répondirent la prière du soir, récitée par un Flamand, carré de visage, large d'épaules, jeune, qui disait les mots d'une voix qui pense, d'une voix qui exprimait une croyance de toute la jeunesse, et qui se glissait dans les cœurs.

– Qui est celui-là? demanda Gilbert

– Un employé de laiterie, répondit le voisin, un gars qui tire à la perche comme Guillaume Tell. Il a abattu le perroquet dimanche dernier.

L'autel central était en bois de chêne, que Gilbert jugea de bonne qualité, et bien assemblé. Au bas du tabernacle, il y avait écrit, en lettres d'or: Sanctus! Sanctus! Sanctus!

Le bûcheron de France écouta avec attention, avec étonnement plus d'une fois, la première méditation qui fut faite, ce soir-là, dans la chapelle de Faÿt. Le prédicateur était un homme très grand et très gros, assis derrière une table, et qui, dès le début, s'épongeait le front, avec un large mouchoir blanc qu'il ne lâchait pas. Mais comme il parlait bravement et fortement! Il avait l'âme peuple, celui-là, et quand il se taisait, on croyait entendre son cœur qui continuait de dire. «Je vous aime, mes pauvres, et ma vie est à vous».

Gilbert se coucha cependant sans joie, et s'endormit. Le vent de Belgique secouait les vitres.

Le lendemain soir, ayant écouté encore trois fois le religieux qui prêchait la retraite, chanté en commun, et essayé avec ennui de songer dans la solitude de sa chambre, pendant les «temps libres», Gilbert prit la résolution de s'en aller. Après le souper, il s'approcha d'un prêtre qui causait avec des retraitants belges, homme de cinquante ans, qui avait dans le visage beaucoup de creux, beaucoup de souffrance sculptée, et cette transparence d'âme qui embellit la ruine et l'explique. Il ne le connaissait pas. Il ne le cherchait pas. Il le rencontrait. C'était un des jésuites – de la petite troupe de missionnaires de Faÿt-Manage, mais non celui qui avait prêché. Gilbert le regarda seulement, sans faire aucun signe, sans se mêler à la conversation, qui était gaie et banale, comme il faut qu'elle soit, après un jour de fatigue inusitée de l'esprit. Le Père se sépara du groupe, et vint à Gilbert.

– Toi, dit il, tu veux me parler?

– Oui, monsieur le curé.

– Viens dehors: il fait beau, cette nuit.

Il ouvrit la porte du corridor où il se tenait, dans le courant des hommes, comme une balise qui arrête des brins de jonc au passage, et il sortit avec Gilbert. La nuit était bleue, étoilée, écouteuse. Des voix rares la traversaient, venant des rampes de maisons bâties du côté de Jolimont. Près du bûcheron, le prêtre s'engagea lentement dans l'allée d'un parc, qui montait doucement au delà du «château», et qui paraissait immense dans les demi-ténèbres.

– Tu me pardonneras si je te tutoie: c'est une habitude, avec ceux qu'on aime. Dans ce pays-ci, on ne se formalise pas.

– Oh! pour ces choses-là, je ne suis pas délicat. Monsieur le marquis de chez nous me tutoie, et aussi monsieur Michel. Il y en a à qui ça fait quelque chose: pas à moi.

– Eh bien! mon ami, que veux-tu me dire?

Le sable craquait sous les pieds largement chaussés des deux hommes; le vent froid tourmentait quelques nuages éperdus, et il aurait été rude aux promeneurs, sans l'abri du mur. Gilbert attendit, pour parler, qu'il fût loin de la maison.

– Je vas vous quitter demain matin, dit-il.

– Déjà?

– Je ne suis pas venu pour faire la retraite, moi. Je suis venu pour faire honneur au boucher de Quiévrain, et, pour dire vrai, je ne sais pas pourquoi…

– La main de Dieu est plus douce que celle des hommes, dit le prêtre. Elle t'a conduit sans te contraindre. Maintenant, tu veux t'en aller? Je le regrette pour toi, mais tu es tout à fait libre. Seulement, tu prendras ton café, demain matin. Je ne veux pas que tu partes à jeun?

– Vous êtes bien honnête, c'est pas de refus: mais combien que je vous dois?

– Rien, mon brave. Les camarades payent vingt sous par jour, en tout. Toi, tu n'es resté qu'un jour: je ne veux pas que tu payes. Tu as été un invité, un cher passant, que je regrette.

Les mots entraient dans le cœur de Gilbert, par la porte fermée, celle des tendresses humaines. Depuis longtemps, personne ne lui avait parlé ainsi. Il était arrivé au point où l'avenue tourne et va passer devant un bosquet, où il y a une statue de la Vierge avec l'Enfant. Gilbert regardait, de l'autre côté, la longue pelouse presque blanche sous la lumière de la lune, et au delà, derrière des retombées de branches sans feuilles, la façade de la maison et toutes les fenêtres, vivantes dans la nuit. Des éclats de voix et de rires s'élevèrent et moururent.

– Dis-moi, tu ne t'es pas trop ennuyé ici?

– Oh! pour ça non! Vous pouvez le dire au prédicateur. J'ai vu qu'il n'avait pas de mépris pour les pauvres. J'ai vu qu'il avait de l'amitié pour nous. Ça me manque bien, allez!

– Tu es malheureux?

Le bûcheron eut un sanglot, qui fut toute sa réponse. Il se raidit, mécontent de cette faiblesse, et toussa, pour bien montrer qu'il ne pleurait pas.

– Ne dis rien, si tu veux, mon pauvre. Mais si causer de ton chagrin peut te faire du bien, parle-m'en. Nous ne nous reverrons sans doute jamais. Et puis, tu sais, tu ne m'apprendras rien: toutes les misères de la vie, je les ai entendues.

– Je suis tout seul, dit Gilbert, je suis à bout de mon espérance.

– Ta femme t'a lâché?

– Non, elle est morte. C'est ma fille, qui a été si ingrate, et si mauvaise, que je ne voudrais pas même vous raconter ce qu'elle a fait. J'en ai honte.

– Avais-tu d'autres enfants?

– Non, elle était la seule. Et même avant qu'elle m'eût quitté, mes camarades m'ont tourné le dos, je les ai aidés pour leur syndicat; j'ai travaillé pour avoir la justice…

– Et ils t'ont mal récompensé, naturellement?

– Ils m'ont battu. Je ne suis pas avec eux pour faire le mal, et ils disent alors que je suis vieux.

– Tu ne l'es pas. Tu as l'air jeune encore!

– A vous je peux dire, monsieur le curé, qu'ils ont raison: je sens que je vieillis.

– Est-ce tout? Tu as des parents?

– Non. Il y a seulement un homme qui ne m'a jamais trahi. Je ne peux pas dire que j'aurais voté pour lui, non, c'est un noble: mais je l'aime tout de même. Et quand je suis parti pour le pays des Picards, avec les bœufs, vous comprenez, il était déjà si malade que je ne sais pas s'il n'est pas mort.

– Alors, que te reste-t-il?

– Rien, monsieur le curé: je suis tout seul.

– C'est là ce qui te trompe, mon bon ami! Dieu te reste, et il t'attend.

– Où est-il?

– Entre toi et moi. Tu ne le connais pas, et il t'a fait venir ici pour que tu entendes son nom. Écoute-moi, car je devine que tu as l'âme droite. Je vais te quitter; je suis attendu; je dois m'occuper de plusieurs autres, et toi cependant, je ne veux pas te laisser aller dans la tristesse, vers la mort. As-tu une bonne mémoire?

– Oui, malheureusement: je me rappelle tout.

– Même les mots?

– Tous ceux que je comprends.

– Alors, après la prière, ce soir, dans ton lit, ne t'endors pas tout de suite. Repasse en esprit les choses que tu as entendues et qui t'ont touché le cœur; dans le silence tu comprendras mieux; et quand tu nous auras quittés, je penserai qu'au moins ce n'est pas sans une petite lumière, et sans un peu de consolation.

Ils étaient revenus près de l'aile droite de la grande maison. A travers les fentes des volets, la lumière des lampes rayait le sable. L'abbé s'arrêta; il étendit les bras, comme ceux d'une croix; il dit:

– Mon frère et mon ami, embrasse-moi!

Gilbert sentit battre contre son cœur un cœur qui l'aimait. Il ignorait le nom.

Dans le silence de la maison de retraite, à neuf heures et demie, quand les lumières furent éteintes, et que, tout le long des corridors, dans les chambres, les compagnons eurent commencé leur somme, Gilbert Cloquet se ressouvint de ce qu'il avait entendu.

Les phrases lui revenaient telles qu'elles avaient été dites, avec leur accent, avec la vie fraternelle et divine qu'elles enfermaient.

«Mon pauvre frère, pourvu que tu le veuilles, tu es riche. Ton travail est une prière, et l'appel à la justice, même quand il se trompe de temple, en est une autre. Tu lèves ta bêche, et les anges te voient; tu es enveloppé d'amis invisibles; ta peine et ta fatigue germent en moisson de gloire… Oh! quelle joie de ne pas être jugé par les hommes! Lui, il est la grande pitié, la grande bonté! Il cherche toute âme droite. Il a pardonné les aveuglements de l'esprit. Il a pardonné surtout les fautes du cœur et des sens. Il n'a été sévère que pour les hypocrites. Tous les autres, il les attire à lui. Dieu n'injurie pas. Son reproche tient dans un regard. Lève seulement tes yeux, mon frère, et tu liras le pardon avant même le reproche.»

Gilbert pensa:

«Cela est beau! Je suis donc quelque chose de grand, moi qui me croyais le rebut?»

Et d'autres mots passèrent dans sa mémoire comme une marée:

«Nous sommes dans l'épreuve. La cloche qui chante a été dans le feu. Vous luttez pour gagner votre vie, et cela est un devoir bien beau; on va dès le matin à l'ouvrage, on est dans le bruit, dans la poussière, ou dans l'ombre de la mine, ou dans la pluie et le froid. Celui d'entre vous qui pense à la paye et au repos qu'il prendra le soir n'a pas tort. Celui qui pense aux enfants et à la ménagère a plus de courage. Si vous pensiez à Dieu, vous en auriez beaucoup. Vous ne souffririez même plus. Mais cela passe peut-être votre compréhension aujourd'hui. En tout cas, vous ne seriez plus des violents, mais des forts; plus des envieux, mais des ambitieux, et plus des asservis, mais des libres. Est-ce que vos pères n'ont pas eu leurs syndicats, leurs corporations, leurs bannières, et leurs luttes aussi? Ils ont conquis la liberté; ils ont, sur leurs épaules fraternelles, porté leurs syndics jusqu'à la noblesse. Après une belle vie, ils faisaient une belle mort. Vous n'êtes que des moitiés d'hommes, parce qu'on vous a renfermés dans la vie présente avec défense d'en sortir par la pensée. Et vous l'avez souffert! Vous êtes bien plus pauvres que vous ne le supposez. Vous n'avez pas la terre, et vous n'avez plus le ciel. O mes bien-aimés, je veux vous rendre votre âme, votre belle âme ouvrière qui travaillait en chantant, qui s'enrichissait dans la justice, et qui s'envolait à Dieu dans la clarté.»

Dans une autre méditation, le prêtre avait dit:

«Les ennemis de l'Église se demandent toujours jusqu'à quel point ils peuvent lui faire du mal sans s'en faire à eux-mêmes. Mais à vous, ils en font toujours. Vous êtes ceux que la mauvaise parole blesse les premiers, parce que vous n'avez pas grande défense contre l'erreur; vous êtes l'herbe toujours coupée, sur laquelle ils promènent encore leurs chariots pleins de foin. Dès qu'ils voient la pointe de votre esprit se lever vers le ciel, ils vous fauchent, ils vous rapetissent, ils ne vous laissent que votre racine et le droit de repousser. Mais ils veillent jalousement, et l'herbe n'est jamais haute…»

Il disait encore:

«Je vous appelle, comme saint Vincent de Paul, qui parlait ainsi:

» – Mon cœur brûle du feu de la charité. Pauvres du monde, je vous porte dans mon cœur. Venez à moi, votre pauvreté m'attire. Fils du vice, venez, enfants sans mère, rebuts du péché, cœurs en péril, venez!

»Vous êtes une merveille qui me confond, ouvriers venus ici pour la retraite! Quand je songe à tant de difficultés que vous avez pour entrevoir la vérité religieuse, à tant d'autres que vous avez pour venir ici, je me sens votre admirateur autant que votre ami. Vous avez un si mince bagage quand vous arrivez: une valise en carton, une paire de souliers, et une chemise au bout d'un bâton. Mais le bagage de vérité que porte votre esprit est encore bien plus petit. Et ses voleurs ne se comptent pas. Savez-vous ce que je crois? C'est que vous êtes les précurseurs, les premiers appelés, des foules qui se lèveront de partout, de la mine, de l'usine, de la campagne, des taudis, des galetas, redemandant leur ciel dont ils ont soif. Vous le demandez à Dieu, vous! Les autres, ils le demanderont aux hommes, à coups de fusil et d'incendies, dans la révolte, les hurlements, les ruines, les blasphèmes; ils pétriront la terre pour voir où on l'a cachée, la parcelle de joie infinie, le petit bout de radium qui ne s'épuise pas; ils détruiront ce qu'ils convoitent pour voir ce qu'il y a de plaisir dans l'abus de la puissance; ils répandront dans les rues l'argent qui aurait dû servir à l'aumône; ils auront tout, excepté ce qu'ils cherchent. Vous croyez que c'est le pain qui vous manque? Un peu. Mais le creux est plus profond. C'est Dieu qui vous manque. Priez-le avec moi.»

Le prêtre avait parlé de beaucoup d'autres choses: du péché et de la mort, de la rédemption, de la famille. Dans la dernière méditation, ce soir, il avait exalté l'espérance, comme s'il avait deviné la peine secrète de Gilbert.

«Mes bien-aimés, qu'est-ce que la vie sans la foi au paradis? Une horreur. On souffre; on se déteste; on se le dit les uns aux autres; on se le prouve; on se bat pour cinq francs que le voisin a mis de côté, pour une peau de lapin qu'il aurait de plus que nous. L'intérêt est triste, toujours; il est mécontent, toujours. Mais avec l'espoir du paradis, toute la figure du monde est changée! On cherche bien encore à rendre la vie plus aisée, et c'est le droit de chacun. Mais comme on la domine! Comme elle perd sa douleur! La gueuse! Tant mieux si elle rit, mais si elle pleure, la gêne même a son prix. Nous n'avons plus peur d'elle, ni de la mort. Avez-vous pensé à cela? Nous retrouver tous, non seulement avec nos parents, nos enfants, nos amis, mais avec l'élite de toutes les races, de tous les temps! L'assemblée plénière de tous les courages, de toutes les bontés, de toutes les noblesses d'âmes, chantant le même alleluia! Quels héritiers vous êtes! Je vous conseille d'en être fiers, moi, et de ne mépriser personne. Il y en aura, de vos camarades, que vous serez stupéfaits de rencontrer là-haut. Vous irez à eux: «Dis donc, tu as été une fameuse canaille!

– Je l'ai été, une seconde m'a racheté.» Si bas que vous soyez, tant que vous vivez, l'espérance est là; elle descend avec nous jusqu'au fond de l'abîme; vous n'avez qu'à l'appeler, et ses ailes sont à vous.»

Tout cela, tout ce qu'il avait entendu revenait dans le silence, et pénétrait le cœur du bûcheron. Couché dans son lit, les yeux clos, il n'avait jamais eu tant de pensées à la file, tant d'élans de tendresse, de regrets, tant de souvenirs qui luttaient les uns pour, les autres contre. Enfin, il dit: «J'irai». Les larmes lui montèrent aux yeux, et elles coulèrent, très doucement. Une heure matinale sonna. Sans savoir pourquoi, il se redressa, il se mit à genoux, en chemise, sur son lit, et il chercha quelque chose à dire. Ne trouvant rien, il fit un grand signe de croix. C'était la seule prière dont il se souvînt. Elle l'endormit, comme si le sommeil avait attendu ce signe-là pour descendre.

Le lendemain matin, il se leva, mais il ne partit pas.

Le soir de ce même jour, qui était un lundi, il alla trouver le prêtre avec lequel il avait fait le tour du parc, et il reçut le pardon de tout ce qu'il y avait à absoudre dans sa pauvre vie. Il était tard. Comme d'autres, il avait remis au dernier moment cet aveu qui lui coûtait beaucoup. En quittant la cellule du prêtre, il se sentit léger comme un moucheron d'été. Avant d'ouvrir la porte, il se frotta les mains de contentement. Il l'ouvrit, et vit quatre compagnons qui attendaient et leur dit:

– A votre tour! C'est pas la peine de vous faire du tracas, vous savez!

– Bravo, le vieux! répondirent-ils.

Il suivit le corridor jusqu'au bout, entra dans sa chambre, et ouvrit la fenêtre qui donnait sur le parc. L'air, qui était froid, lui parut doux. Une allégresse flottait sans doute et passait dans la nuit. Les étoiles parlaient à Gilbert, et lui disaient bonjour. Il respirait amplement, pleinement, la tête levée, et il lui semblait qu'il avait encore son cœur d'enfant dans la poitrine. Et c'est justement à des temps très lointains qu'il songea d'abord, au temps de la Vigie, quand la mère Cloquet attendait son gars, tous les dimanches, sur la plus haute marche de l'église. «J'ai mis bien du temps à venir, maman, dit-il, mais me voilà.» Puis il pensa au lendemain, et son visage se rembrunit. Il alluma la lampe, et se mira dans le petit miroir tout rond qui pendait le long du mur. «Ça n'est pas possible, murmura-t-il, ça n'est pas digne.» Et, sortant de sa chambre, il alla frapper à la porte de Hourmel.

Le boucher commençait à se déshabiller.

– Qu'est-ce que vous voulez, Gilbert?

Le bûcheron montra sa cravate, verte autrefois, mais déteinte et fanée par la grande pluie qu'elle avait reçue, et dit gravement:

– Je crois qu'il n'y a pas moyen, avec une cravate pareille.

– Elle n'est pas belle, pour sûr. Voulez-vous la mienne?

– Non. Chez nous, on est glorieux, Hourmel. Quand ma fille à moi, qui s'appelle Marie, a fait sa communion, elle était la mieux habillée de tout Fonteneilles… Et moi, voyez-vous, mes Pâques, ça doit ressembler à celles de Marie: il y a plus de dix ans, et même plus de vingt que je les fais attendre.

– C'est juste, dit Hourmel, pour ne pas contrarier son ami.

Il chercha à rassembler ses souvenirs, – tous les muscles de son épais visage se tendirent en avant, – et il se rappela qu'un de ses camarades, avant de venir à Faÿt, avait assisté à un mariage.

– Il va vous prêter sa cravate blanche, mon vieux, et vous aurez l'air d'un prince. J'y vais tout de suite.

Il y alla. Le lendemain, au milieu des quatre-vingts hommes groupés dans la chapelle de Faÿt, il y en eut un qui portait une cravate blanche pour «faire ses Pâques de novembre». C'était le fils de la mère Cloquet.

Quand on le vit rester à Faÿt, quand on apprit surtout qu'il était revenu à la foi, les camarades de Belgique lui marquèrent une amitié qui s'exprimait de plusieurs manières, en sourires, en paroles, en poignées de main, délicatement, fraternellement. «Eh bien! disait l'un, tu dois être content!» Puis, ayant peur d'avoir offensé le bûcheron: «C'est comme moi, tu sais, j'étais en retard de quelques termes, pour mon loyer, et me voilà quitte!» Un autre disait: «Dites donc, vous qui êtes de l'autre côté de la frontière, vous ne trouvez pas que c'est drôle? Voilà trois jours, je ne vous connaissais pas, et aujourd'hui, c'est comme si nous avions toujours vécu ensemble.» Gilbert répondait: «Oui, quand nous sommes arrivés ici, nous étions de toutes les sortes; maintenant, il n'y en a plus que d'une sorte.» Le plus grand nombre l'invitaient; ses voisins de chambre, ses voisins de table, un mineur, un métallurgiste de la Louvière:

– Venez donc faire un tour chez nous?

Mais Gilbert remerciait, et répondait:

– Je ne peux pas. Je rentre avec Hourmel, et après, j'ai mon pays que je dois revoir.

Toute la nuit qui avait précédé ses «Pâques de novembre», il avait réfléchi à ce qu'il devait faire.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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