Kitabı oku: «Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe», sayfa 13
VII
La grand'mère avait raison de se réjouir, car il avait été convenu, de convention expresse, sur la demande de Désirée, que le jeune ménage habiterait la maison du pré. Sa vieillesse allait se trouver bien abritée entre ces deux mariés qui la soigneraient. Elle aurait assurément sa part de leur bonheur, comme dans un verger un vieil arbre étêté, sur qui d'autres pleins de sève laissent tomber leurs fleurs, si bien qu'on s'imagine encore qu'il a fleuri. Ce meunier du moulin blanc était un honnête garçon, accommodant et très amoureux, puisqu'il consentait à faire ainsi, chaque matin et chaque soir, la route qui séparait son moulin du faubourg.
De ce côté-là, tout était rose; il n'y avait point de gens si contents d'être jeunes que Désirée et son fiancé, ni de vieille femme moins triste d'être vieille que la grand'mère Le Bolloche. Mais, aux Petites Sœurs, un nuage assombrissait l'humeur de l'ancien sergent. Après quelques jours de parfaite satisfaction, il était tout à coup tombé dans une mélancolie noire. Qu'avait-il? Du chagrin de quitter sa fille? Eh non! le sacrifice était consommé. Même il s'habituait de plus en plus à l'hospice, aux camarades, au café abondant des Sœurs, à leurs soins, au farniente ensoleillé du champ de seigle. Son futur gendre l'avait-il offensé? En aucune façon. Le Bolloche souffrait de ce qui, dans sa vie, avait tenu et tenait encore une si grande place: du besoin du panache. C'était un glorieux. Dans sa pensée étroite d'ancien sergent galonné, chevronné, il roulait maintenant, à toute heure du jour, la même plainte qu'il ne contait à personne:
– Quelle mine aurai-je, à la noce de Désirée, nippé comme je suis, avec une veste loqueteuse, mon pantalon trop court, mes sabots, ma chéchia de zouave usée par plaques et sans fond? Est-ce là une tenue? Je ferai rire de moi les parents et les amis qu'on invitera en nombre, – car ce sera une belle fête; – ceux qui m'ont vu il y a vingt ans auront honte de me connaître, et Désirée elle-même, toute bonne fille qu'elle soit, ne sera pas flattée, elle, dans sa robe neuve de mariée, d'avoir à côté d'elle un tel bonhomme de père. Il vaut mieux n'y pas aller. Non, je n'irai pas!
Et il avait déjà commencé à préparer ses compagnons d'armes et de dernier asile à cette résolution désespérée.
– Je n'irai probablement pas, leur disait-il. J'ai un diantre de rhumatisme à l'épaule!
Mais ils n'en croyaient rien. Un rhumatisme, lui! Allons donc! Quand il se promenait seul, ils le voyaient de loin, faire le moulinet avec sa canne et couper d'un coup sec les têtes des laiterons poussées au bord du champ. La vigueur seule du moulinet avait suffi à prouver que Le Bolloche mentait; elle indiquait aussi un état violent de l'âme, que les Sœurs, naturellement, n'étaient pas sans remarquer.
– Je ne sais pas ce qu'a notre petit père Le Bolloche, disait Sœur Dorothée: il mange bien, il boit bien, il dort bien, il a eu, avant-hier encore, sa provision de tabac. Et il n'a pas l'air heureux!
En effet, d'ordinaire, les petits bonshommes, qui ont tous ces biens-là, ne se trouvent pas à plaindre. Comme elle était femme et très fine, – ce qu'aucun vœu n'empêche, – elle voulait savoir. Un matin qu'elle habillait un de ses compagnons d'armes, – car Le Bolloche s'habillait tout seul, – elle pressa celui-ci de questions adroitement posées. Elle ne lui demanda pas:
– Qu'avez-vous?
Non, mais soupçonnant bien que la peine avait pour cause le mariage de Désirée, elle dit:
– J'espère que vous serez content, mon petit père, de voir votre fille en mariée.
– Sans doute, grogna Le Bolloche.
– Et la noce, où se fera-t-elle! Dans le pré, je parie?
– Oui.
– On dansera?
– Oui.
– Et vous ouvrirez la danse, n'est-ce pas?
Le Bolloche ne se contint plus.
– F… comme ça, oui, n'est-ce pas? s'écria-t-il. Un ancien sous-officier de zouaves! Plus souvent que j'y danserai… Je n'irai même pas!
– Oh! mon petit père, dit la Sœur en riant, que vous êtes coquet!
Elle qui ne l'avait jamais été!
Le Bolloche prit mal la plaisanterie. Le pli de sa bouche, aux deux coins, se creusa.
– Je ne suis plus qu'un mendiant ici, dit-il; mon temps est fini, fini; je ne veux plus paraître en société, et voilà!
Il s'en alla à grands pas, en maugréant.
Sœur Dorothée le suivit des yeux. Un sourire allongeait ses lèvres, un sourire où il y avait de la pitié et du plaisir d'avoir été adroite, et aussi le rayonnement d'une jolie idée qu'elle venait d'avoir. Elle se hâta d'habiller le père Lizourette, lui fit un nœud de cravate, qu'elle s'amusa à disposer en ailes de papillon, et dit en lui donnant sa canne:
– Vous êtes beau comme un astre, allez vous promener!
Puis elle quitta la salle, et se dirigea vers la chambre de la supérieure. Le long des grands corridors silencieux, elle glissait légère, et comme portée sur les ailes de la pensée qui lui était venue…
Il se passa trois semaines, pendant lesquelles Le Bolloche fut de plus en plus triste.
Enfin, le jour fixé pour les noces de Désirée arriva.
Ce matin-là, Le Bolloche, qui avait à peine dormi, se leva un peu avant les autres, et descendit, sous prétexte d'aller bêcher son jardinet. Mais, à peine dehors, il s'arrêta, il chercha au loin la contrée où son pauvre esprit avait erré toute la nuit. De la colline de l'hospice, et ancien comme il était, il ne pouvait apercevoir la maison. Mais dans la brume bleue du matin il distingua la tache blanche que faisait le faubourg, et les verdures pâles qui étaient les vergers. Un souffle pur arrivait de là. Le pauvre vieux se sentit les yeux pleins de larmes. Et il crut entendre, apportée par le vent, une voix qui disait:
– Allons, père, levez-vous, venez, voici les noces! Grand'mère a une robe neuve, que mon fiancé lui a donnée. Moi, je suis belle comme le jour. J'ai une couronne en fleurs de cire, un châle à dessins et une broche pour l'attacher, j'ai le cœur en joie surtout, car dans trois heures nous partirons pour nous aller marier. Venez, je veux vous embrasser bien fort, pour m'avoir donné la vie, qui est si bonne à présent, la vie qui s'ouvre comme une fête. Venez me voir heureuse!
Le Bolloche, troublé, l'esprit à moitié égaré, hésita un moment: puis il reprit ses sens, branla la tête, regarda une dernière fois le faubourg, et répéta ce qu'il n'avait cessé de dire:
– Non, je n'irai pas!
Il se mit à descendre vers le fond de l'enclos où était le jardin. Mais il n'avait pas fait trente pas, que quelqu'un lui frappa sur l'épaule. Il se retourna.
C'était sa femme.
– Mon homme, dit-elle, viens-t'en avec moi.
– Où donc?
– Viens-t'en au parloir, avant d'aller chez nous.
– Il n'y a plus de chez nous.
– Viens-t'en tout de même, tu verras.
D'ordinaire, il ne cédait pas facilement aux demandes de sa femme, mais il était si abattu et elle avait l'air de si belle humeur, que, moitié par indifférence et passivité, moitié pour l'attrait d'une surprise entrevue, il la suivit.
Arrivé à la porte du parloir, près de la porterie, la mère Le Bolloche s'effaça le long du mur, et laissa passer son mari.
– Entre, Le Bolloche, dit-elle, et habillons-nous pour les noces.
Le bonhomme entra, et demeura stupéfait.
Il venait de découvrir, bien plié sur le dossier d'une chaise, un vêtement complet, plus beau que tous ceux qu'il avait portés depuis qu'il était dans le civil: un pantalon gris encore propre, un gilet, une redingote noire, une cravate claire à pois bleus et un chapeau de soie qui avait subi plus d'un coup de fer, mais droit encore sur sa base, suffisamment noir et d'une forme évasée par le haut, en tout semblable à celle de l'ancien shako, ce qui ne pouvait manquer de plaire à un vieux militaire comme Le Bolloche. Celui-ci, sans plus hésiter, commença à s'habiller. Tout allait bien. On aurait juré qu'un tailleur lui avait pris mesure. Quand il mit la main dans la poche de son pantalon, il retira une pièce de monnaie. Quand il croisa sur sa poitrine les larges ailes de la redingote, sa médaille militaire y brillait au bout d'un ruban neuf.
Pendant ce temps-là, la petite vieille passait une robe de cotonnade à grands plis, épinglait sur sa taille un mouchoir jaune à raies brunes, éclatant et nuancé comme un œillet d'Inde, attachait les brides d'un bonnet ruché orné de deux coques bleues. Décidément Sœur Dorothée n'avait rien oublié. Pour elle, tant de belles choses représentaient bien des heures de travail, plusieurs veillées tardives, – puisque les Sœurs n'ont pas de loisir le jour, pour ces gâteries exceptionnelles.
Le Bolloche se sentit le cœur tout gros en y songeant. Il se rappela les paroles dures qu'il avait eues bien des fois. Une larme lui vint aux yeux, et il eut toutes les peines du monde à la retenir, car un ancien sergent ne pleure pas.
Mais quand ils sortirent du parloir, et qu'il vit dans la cour sa charrette nouvellement peinte, l'âne attelé, brossé, endimanché lui aussi, avec des pompons rouges aux œillères, le pauvre bonhomme n'y put tenir: la grosse larme roula sur sa joue. Il alla droit vers la Sœur Dorothée, qui se tenait à la tête de l'équipage, et lui prit la main.
– Ma Sœur! dit-il d'une voix étouffée.
– Quoi donc, mon bon petit vieux?
– Ma Sœur, ça, c'est de la religion, et de la bonne! Je m'y connais, vous pouvez me croire, car j'ai beaucoup voyagé! Eh bien vrai!..
Il ne put achever. Mais la Sœur comprit bien. Il monta, fit asseoir sa femme près de lui, et piqua l'âne.
Au bout de dix pas, avant de sortir de l'hospice, il arrêta la bête, se retourna, et dit encore, la mine épanouie cette fois:
– Sœur Dorothée, puisque ça avait l'air de vous faire plaisir, je danserai aux noces de Désirée.
– Soyez sage! répondit la Sœur.
Et pendant qu'ils s'éloignaient au trot menu de l'âne, entre les deux murs de la rue voisine, la Sœur avait envie de pleurer, elle aussi, sentant bien qu'elle avait gagné le cœur du vieux zouave, du plus rude de ses «petits bonshommes».
LE RAPHAËL DE M. PRUNELIER
I
Pourquoi se promenait-il au bord de l'Aulne, lui qui ne se promenait jamais? Pourquoi revenait-il à petits pas le long de la jolie allée bordée de hêtres qui va de Port-Launay à Châteaulin, le visage épanoui, et d'un geste paternel répondant aux laveuses qui de loin en loin, agenouillées sur la berge en pente, s'arrêtaient de battre leur linge pour dire:
– Bonjour, monsieur Piédouche!
C'est là un point que nul n'éclaircira. M. Piédouche, banquier depuis trente ans à Châteaulin, gros, riche et considéré, ne racontait ses affaires à personne. Une dépêche de la Bourse, arrivée dans l'après-midi, l'avait mis en liesse: voilà tout ce que savaient les plus avisés de ses commis. Il était sorti, il avait marché une heure, et maintenant il rentrait, satisfait de lui-même, du temps, du paysage, plein d'une sympathie débordante pour les mendiants du chemin. Sa joie prenait toutes les formes: aumônes, coups de chapeau, sourires, refrains de jeunesse fredonnés ou sifflés. Il était si content qu'il lui vint une irrésistible envie d'acheter quelque chose, et que, dans la rue du Tribunal, apercevant une gravure, il s'arrêta.
Cette gravure, exposée au milieu de plusieurs autres, derrière la fenêtre basse d'un vieil hôtel, était tout bonnement de Nicolas Berghem. Elle représentait un groupe d'arbres à demi dépouillés de leurs feuilles, un gué, une femme sur son âne, un ciel moutonné, tout cela de belle humeur et dans la note précisément où se trouvait l'âme de M. Piédouche.
«Je vais faire plaisir à deux personnes, pensa-t-il, à moi d'abord, et à ce pauvre M. Prunelier.»
Il monta les trois marches de granit moussues, usées aux extrémités, où tant de générations avaient posé le pied, et sonna. La maîtresse du logis vint ouvrir. Ce n'était sûrement pas une femme du pays. Ses cheveux blonds relevés par un peigne d'écaille en travers, je ne sais quoi de fin et de preste dans l'allure, de jeune malgré la quarantaine qui criblait sa figure rose de petites hachures, sa parole aussi, très rapide et sans accent, toute sa personne restait en dehors du convenu provincial. Quand elle eut fait entrer M. Piédouche dans le salon, elle s'assit à contre-jour, sur une chaise basse.
– Vous venez pour monsieur Prunelier? dit-elle.
– Non, madame.
– Quel dommage! continua-t-elle sans entendre la réponse: mon mari est sorti. Je ne crois pas qu'il rentre avant six heures, ce soir. Mais vous savez qu'il se rend à domicile. Les conditions sont des plus douces: pour un simple crayon, cinq francs seulement la séance, ressemblance garantie; l'huile est plus chère, naturellement. Je vous conseille beaucoup l'huile. C'est la spécialité de monsieur Prunelier. Il a tant de talent, Félix!
– Vous vous méprenez, interrompit le banquier. Je n'ai aucunement l'intention de faire faire mon portrait. Je venais vous demander le prix de cette gravure exposée là-bas.
La pauvre femme avait espéré mieux de la visite du banquier. Susceptible comme ceux qui ont connu des jours meilleurs, elle redressa la tête, et répondit d'un air quelque peu offensé:
– Le Berghem de monsieur Prunelier n'est pas à vendre, monsieur.
L'autre, qui était un bon homme, se leva, et, voulant sortir sur un mot aimable, désigna trois tableaux pendus au-dessus du canapé de cretonne usée.
– Un spécimen de votre fameuse collection, madame Prunelier? Jolie peinture!
– Ce sont des Lancret, répondit-elle négligemment, école française. Lancret est un maître recherché dans les ventes.
– Très recherché, répéta le banquier, sans trop savoir, mais toujours désireux de bien finir.
– Voulez-vous visiter la galerie? dit aussitôt madame Prunelier.
Il accepta. Il n'était pas fâché de voir cette collection, qui avait une réputation dans tout le Finistère, et qui faisait dire à Châteaulin: «Vous savez, quand les Prunelier voudront se faire des rentes, cela leur sera facile.»
Madame Prunelier monta devant lui, le laissa un instant devant une porte, pendant qu'elle allait chercher la clef, revint, ouvrit, et s'effaça pour que le banquier entrât le premier, et reçût mieux «le choc des maîtres».
C'était, en effet, de prime abord, un éblouissement. Des quatre murs de la salle, couverts de tableaux aux cadres dorés, des gerbes d'étincelles jaillissaient, éparpillement d'or rouge et d'or jaune, et, mêlées aux petites flammes des vernis, aux reflets des draperies éclatantes tombant par plaques des toiles penchées, s'allongeaient sur le parquet brun et blond, un beau parquet en fougère où les trois fenêtres de façade se dessinaient comme des miroirs.
Un second étonnement succédait à celui-là. Chaque tableau portait, sur un cartouche, le nom de son auteur. Et quels noms! les plus grands de toutes les écoles et de tous les temps, groupés par une baguette magique qui n'en avait oublié aucun. Ruysdaël coudoyait Hobbéma; un mendiant de Ribéra invoquait une vierge de Léonard; deux Pérugin flanquaient un triptyque du vieil Holbein. Les moindres toiles étaient de Téniers, de Terburg, de Potter, de Fragonard. Quelques-unes, très rares, confuses d'un anonymat qui les diminuait tant, se tenaient dans les coins avec la mention: «École vénitienne, école florentine, école flamande.»
– Tout cela découvert, restauré, retouché par monsieur Prunelier, dit la dame après un instant: il a tant de talent, Félix!
Puis, remarquant le peu de discernement artistique de M. Piédouche, qui ne s'arrêtait que devant les cadres sculptés:
– Tenez, dit-elle aimablement, notre Poussin, école française: le Baiser de saint Dominique et de saint François.
Le banquier trouva bien que les deux saints avaient l'air de deux guêpes; mais il ne commit pas l'impolitesse de l'avouer.
– Ici, maintenant, continua son hôtesse: un tableau de premier ordre, le Combat, par Salvator Rosa. Voyez, quel relief, quelle vie! Il y a longtemps qu'il serait chez Rothschild, si nous l'avions voulu.
Cela parut frapper beaucoup M. Piédouche. Il s'approcha très près: trois croupes de chevaux occupaient le premier plan, et derrière ces rondeurs gris pommelé, il se passait, paraît-il, une terrible lutte de partisans.
– Alors, vous n'avez pas voulu? dit-il.
– Naturellement.
Il eut un mouvement de sourcils qui montrait qu'il ne comprenait pas le moins du monde pourquoi M. Prunelier n'avait pas cédé aux instances de Rothschild.
– Où est-il donc signé? demanda-t-il. J'ai si peu l'habitude des tableaux que je ne sais pas même s'il faut chercher la signature à droite où à gauche.
Le pauvre homme ignorait que ces recherches de paternité sont, en général, du plus mauvais goût dans les collections particulières. Madame Prunelier le lui fit sentir.
– Vous devriez savoir, dit-elle, que Salvator ne signait presque jamais… La belle affaire qu'une signature! C'est la pâte, monsieur, le dessin, la couleur, qui sont la vraie signature, celle qu'on n'imite pas.
Sous la pluie d'apostrophes, M. Piédouche longeait toujours le même mur! seulement il se hâtait davantage.
Madame Prunelier se tut, et le laissa trotter. Mais quand elle vit que le visiteur approchait du dernier panneau, qu'il allait passer, peut-être sans le remarquer, devant cette merveille qu'enchâssait un cadre de bois noir ajouré, elle ne put résister à la tentation de le rejoindre et de reprendre son rôle de cicerone.
– Raphaël! murmura-t-elle d'une voix de songe, lente, troublée par l'émotion.
Et elle attendit.
Si résolu que fut M. Piédouche à ne plus laisser paraître la moindre marque de scepticisme, il eut, à ce nom, un léger mouvement de recul.
– Vous êtes frappé! Tout le monde l'est comme vous! continua madame Prunelier, de la même voix suffoquée. Oui, monsieur, Raphaël Sanzio; la copie de cette madone est au musée de Naples.
Le banquier s'inclina.
– Je dis bien: la copie. Des amateurs de Châteaulin sont récemment allés à Naples, ils l'ont vue, cette copie, et ils m'ont déclaré au retour, ici, à la place où vous êtes: «C'est joli, mais ça n'est plus ça, madame Prunelier; chez vous, on se sent en présence de l'original. C'est justement ce que vous venez d'éprouver. Je l'attendais, ce mouvement d'épaules, ce frisson de l'authentique, comme dit mon mari.»
Le brave homme, devenu prudent, ne soufflait mot. Elle le considéra un instant, et conclut par cette phrase qui était un avertissement:
– D'ailleurs, le Raphaël de monsieur Prunelier n'a jamais été discuté!
M. Piédouche n'avait aucune envie de discuter le Raphaël. Il descendit, et il allait prendre congé de madame Prunelier, lorsque la porte de la maison s'ouvrit, et M. Prunelier entra comme un coup de vent, grand, déhanché, le chapeau sur la tête. Les deux yeux de M. Prunelier vivaient éloignés l'un de l'autre, ce qui lui donnait un air farouche. Il fixa l'un d'eux sur le banquier, et son regard demandait: «Qu'est-ce que ce monsieur? Huile? Crayon? Simple badaud!»
– Monsieur vient de visiter notre galerie, répondit sa femme.
M. Prunelier leva les épaules, outré sans doute de s'être arrêté si longtemps pour un bourgeois, poussa du poing la porte du salon, et disparut en criant:
– J'ai à te parler, Valentine!
Puis, quand il fut seul avec elle, accourue et attentive, dans la salle à manger attenante au salon, il lui dit, toujours tragique:
– Valentine, il y a une exposition des beaux-arts à Châteaulin!
Elle devina la pensée inexprimée du maître. Quelque chose de douloureux et d'attendri passa sur son visage, et, voulant être sûre, elle dit:
– Eh bien, Félix?
Il était encore théâtral quand il répondit:
– C'est une décision. Je l'exposerai. Je veux le vendre. Ne me le défends pas!
Mais elle fut naturelle et touchante quand elle le remercia en disant, les yeux mouillés de deux grosses larmes:
– Tu es généreux, Félix, tu es brave, c'est bien!
L'émotion, d'ailleurs, leur passa vite à tous deux. Ils se mirent à table devant une tranche de pâté et une assiette de cerises, trouvèrent qu'ils avaient appétit, et se prirent à causer et à rire de M. Piédouche, des bourgeois, de la province, comme ils n'avaient ni causé ni ri depuis vingt ans, depuis l'âge d'or où, le dimanche, dans un coin de Clamart ou de Meudon, las d'une longue course à travers les bois, des noisettes plein leurs poches et de l'espérance à plein cœur, ils dînaient sous les treilles ensoleillées, en face de Paris brumeux.