Kitabı oku: «Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe», sayfa 12
V
De retour chez elle, Désirée trouva l'aïeule moins inquiète qu'elle ne le supposait, heureuse de lui annoncer:
– Petite, il est venu pendant ton absence une belle commande, douze chaises à rempailler finement, en blanc et noir: on dirait que le métier veut reprendre.
Désirée ne se faisait pas d'illusion à ce sujet, mais l'occasion n'en était pas moins bonne.
Dès le lendemain elle se mit au travail, toute reposée et renouvelée par cet après-midi de la veille. Elle dut sortir de l'appentis les gerbes de seigle trié, qu'un trop long séjour à l'ombre avait rendues humides, les délier et les étendre sur un coin fauché du pré, par jonchées régulières. Et, tandis que le soleil et l'air les séchaient, elle s'occupa à enlever les garnitures usées des chaises, à consolider leurs barreaux, à teindre quelques poignées de tiges qui feraient, sur les sièges nouveaux, des mouchetures régulières, comme des queues d'hermine sur une pelleterie claire. Cela lui prit deux jours.
Pendant ce temps, elle songea bien, plusieurs fois, à la rencontre qu'elle avait faite de ce meunier, sans déplaisir, mais sans trouble non plus, ainsi que nous pensons aux choses qui n'auront pas de suite. De la côte de l'octroi, en allant acheter ses provisions, elle chercha les ailes du moulin à l'horizon, et elle les aperçut qui tournaient, toutes petites, comme un jouet d'enfant.
Le troisième jour au soir, voyant que la paille était sèche et qu'elle avait repris sa belle teinte d'or pâle, elle jugea qu'il était temps de la rassembler. Par javelles minces, soigneusement, pour ne pas froisser les tuyaux droits du seigle, elle la relevait et la portait sous l'appentis. On eût dit une moissonneuse. Elle aimait à manier cette matière souple et frémissante que chaque pas faisait trembler sous son bras; il lui plaisait de courir ainsi dans la longueur du pré, dans l'herbe encore chaude de l'ardente rayée qu'elle avait bue.
La moindre circonstance qui la tirait du logis semblait une distraction à cette fille laborieuse. Au moment où elle ramassait les dernières brassées de paille, le soleil était depuis longtemps couché, le crépuscule envahissait le faubourg. Et voilà qu'en se redressant, Désirée vit la forme d'une tête d'homme au-dessus du mur qui se dessinait comme un ruban brun sur le couchant. Elle n'hésita pas une seconde: c'était lui. Une rougeur lui monta au visage. Elle se baissa vivement, saisit le reste de sa paille, et, sans se détourner vers la porte, rentra dans l'appentis.
Quand elle en sortit, le jeune homme, ou cette forme qu'elle avait pris pour lui, s'était effacé. Que venait-il faire? Depuis combien de temps la regardait-il? Oh! ceci était une chose grave. Pourquoi lui, qui l'avait appelée le premier jour par la fenêtre de son moulin, avait-il peur d'elle à présent? Car il avait disparu, sitôt qu'elle l'avait regardé. Disparu? Peut-être s'était-il caché? Toutes ces questions se pressaient dans l'esprit de Désirée.
«Après tout, se dit-elle, ce garçon ne peut me vouloir du mal. Je veux savoir ce qu'il est devenu, et j'irai voir.»
Elle remonta le pré dans le foin haut, longea le mur, et bravement, à l'endroit où l'apparition s'était évanouie, posant le pied sur une pierre en saillie, elle se haussa jusqu'à dépasser le mur de la moitié de son corps. La route fuyait, floconneuse et grise. Personne qu'un paysan, qui descendait la côte au trot de sa carriole. Pourtant elle ne s'était pas trompée. Elle considéra le sommet du mur: les barbes des mousses qui le couvraient, les rameaux étoilés d'une plante jaune qui y fleurissait, étaient couchés par place. Quelqu'un s'était appuyé là. Elle chercha encore, et, sur une ardoise nue, déchaussée de la muraille, au dernier rayon du jour, elle reconnut vaguement que des lettres avaient été tracées. Elle enleva la pierre, la tourna vers le couchant que bordait une dernière frange d'or pâle, et lut: «Désirée.» Quel autre que lui avait pu écrire ce nom-là? La rosée d'une seule nuit eût suffi à effacer les caractères tracés à la pointe du couteau, tandis qu'au contraire, sur le bord de chaque trait, un duvet de poussière enlevé par l'entaille restait encore. C'était donc lui qui, tout à l'heure, l'avait regardée quand elle levait ses javelles de seigle, et, pour lui faire entendre ce qu'il n'osait lui dire, pour lui montrer qu'il songeait à elle, avait écrit: «Désirée.» Ce mot-là, c'était une lettre, en somme.
Une lettre d'amour. Qu'est-ce que cela signifiait, «Désirée», sinon: «Je vous aime?»
Il l'aimait donc?
La jeune fille emporta l'ardoise, et rentra.
La grand'mère attendait.
– Tu as été bien longtemps, dit-elle. L'Angélus a sonné aux deux paroisses.
Désirée lisait pour la dixième fois, à la lumière d'une bougie, le mot écrit sur la pierre.
– Tu avais donc bonne envie de travailler ce soir? reprenait l'aïeule… Allons, mange un peu… Pourquoi ne réponds-tu pas? Tu es lasse?..
Mais elle ne répondait que des mots distraits.
Et l'aïeule, au son un peu altéré de la voix de sa petite-fille, se confirmant dans la pensée que l'enfant s'était surmenée, disait amicalement:
– Tu te donnes trop de tourment, ma pauvre petite, tu veilles trop tard dans l'appentis, et cela te change la voix.
Désirée déclara qu'elle était lasse, fatiguée, et la grand'mère fit semblant d'avoir sommeil plus tôt que de coutume ce soir-là.
Alors, libre de songer, d'étudier ce qui était arrivé et ce qu'elle éprouvait en elle-même, la jeune fille se laissa emporter par le rêve. Elle était donc aimée! Cela lui semblait très sûr et très doux. Le soupçon ne lui vint pas même qu'il eût voulu plaisanter. Le premier mot d'amour, incertain et voilé, le premier hommage rendu à son charme de jeune fille, avait atteint le fond de cette nature primitive. Elle y répondait déjà par de grands élans de cœur qui la surprenaient elle-même. Et, peu à peu, elle en vint à songer que ces idées qui la remplissaient maintenant étaient nées le jour même où elle avait rencontré ce garçon. Un trouble profond et délicieux s'en suivit. Demain, l'avenir, se marier, être heureuse: elle était remuée par ces lointains magiques et vagues, comme ces petites rivières aux bords pleins d'ombre, qui ressentent, jusqu'à leur source, la poussée de la mer invisible. Tous les détails de leur courte entrevue lui redevenaient présents. Elle se rappelait les questions qu'il lui avait faites, les moindres paroles qu'il lui avait dites, afin d'y découvrir aussi un sens nouveau. Elle n'y réussit que trop.
L'une d'elles, que Désirée n'avait point remarquée d'abord, commença à l'inquiéter. Quand elle avait répondu qu'elle n'allait jamais aux assemblées:
– Je vous crois, avait-il dit en riant, cela se voit sans que vous le disiez.
A quoi donc l'avait-il deviné? Sans doute il la trouvait trop pauvre et trop mal habillée? Les filles qui vont le dimanche en promenade, celles qui peuvent prétendre à plaire, sont autrement vêtues. Il l'en avait avertie.
– On voit bien que vous n'avez pas de belles façons, et que vous ne savez pas vous mettre.
Oui, voilà ce que signifiaient la phrase et le sourire qui l'accompagnait. S'il la retrouvait ainsi, quand elle retournerait voir son père et passerait près du moulin blanc, le caprice passager qu'elle avait pu lui inspirer disparaîtrait. Désirée Le Bolloche n'était pas assez bien habillée, pas assez coquette, non sûrement, pour qu'un homme fût fier de la promener à son bras. Lui surtout, car il devait être riche; il devait aimer les jolies robes, les gants, les plumes au chapeau, les petits souliers mordorés que portent les ouvrières de la ville, et même les jeunes laitières de la campagne. Tandis qu'elle! Oh! la pauvreté dure! Oh! le bonheur de celles qui ont un peu d'argent pour se faire belles!
Cette pensée triste remplaça bientôt toutes les autres. La chanson d'amour à peine commencée dégénérait en plainte. Désirée demeura éveillée une partie de la nuit. Puis, lentement, un projet lui vint. Elle hésita, le repoussa, le reprit…
Le lendemain, avant le jour, elle était au travail. Elle se hâtait si fiévreusement que jamais elle n'avait travaillé de la sorte. En moins de temps qu'on ne lui en avait accordé, les douze chaises purent être livrées et payées.
Désirée, en rapportant l'argent, dit à l'aïeule:
– Grand'mère, si tu voulais bien, j'irais demain à Jeanne Jugan.
– Demain, petite, c'est bien tôt. Il n'y a pas dix jours que tu ne les as vus!
– Grand'mère, j'ai fini l'ouvrage, laisse-moi aller.
L'aïeule répondit après un moment:
– Je vois bien que tu ne te plais plus ici, ma petite. Je suis trop vieille, et tu es trop jeune. Je le savais bien quand ton père est parti. Va donc comme il te plaira.
Et ni l'une ni l'autre ne causèrent plus de cette absence du lendemain.
Désirée tâcha d'être douce et prévenante. Elle aida la grand'mère à se déshabiller, et, assise près de la table, prétextant un ouvrage de couture à terminer, elle attendit.
Lorsque l'aïeule fut endormie, la jeune fille s'habilla, jeta une pèlerine sur ses épaules, sortit de la chambre avec précaution, et, traversant le pré, fut bientôt sur la route qui montait vers la ville. Elle hâtait le pas, un peu inquiète d'être seule à cette heure déjà tardive. Quelques ouvriers qui la croisaient, la regardaient effrontément. Elle avait peur des renfoncements obscurs des cours. A chaque moment, il lui semblait qu'on la suivait. Et cependant la pensée ne lui venait pas de retourner en arrière. Son projet lui donnait courage, et parfois la faisait sourire. Elle allait. Bientôt les rues devinrent plus éclairées. Des devantures de boutiques étincelèrent à droite et à gauche. Elle marcha plus tranquille. Les passants la protégeaient de leur nombre. Enfin, elle s'arrêta devant la porte d'un grand magasin de nouveautés, qui projetait aux deux angles du boulevard la lumière de ses lampes électriques.
C'était là. Avec un peu d'hésitation, elle s'avança, éblouie, les yeux à demi fermés. Il n'y avait pas beaucoup d'acheteurs dans le hall immense. Un employé vint à elle, et lui demanda, de cet air fat qu'ils prennent volontiers quand une fille est seule, pauvre et jolie:
– A quel rayon mademoiselle désire-t-elle que je la conduise: soieries, dentelles, trousseaux, layettes?
Quel rayon? Jamais Désirée n'était entrée dans un grand magasin.
– Oui, répéta-t-il, que demandez-vous?
Alors son secret lui échappa, et elle dit, non pas comme une réponse, mais se parlant à elle-même d'un ton de rêve et dans la vision d'une chose lointaine, étrangement douce:
– Je voudrais une ombrelle rose!
Elle n'eut que vingt pas à faire. On lui montra des ombrelles chères, d'abord, tendues en soie, frangées, montées sur des manches sculptés. Dans le nombre, il y en avait de roses. Mais Désirée n'avait pas beaucoup d'argent. Il fallut descendre jusqu'au plus bas prix. Enfin elle trouva ce qu'elle cherchait: une ombrelle d'étoffe commune, blanche par-dessus, doublée à l'intérieur de mauve assez vif qui pouvait passer pour du rose. Le manche en était blanc et recourbé. Désirée l'acheta. Elle fit encore l'acquisition d'une paire de gants de fil à jours, d'un dessin léger, ayant remarqué que, le dimanche, de pauvres filles comme elles commençaient à ne plus vouloir sortir les mains nues.
Et par les rues elle se remit à marcher vers la banlieue de moins en moins éclairée et peuplée de passants. Mais maintenant elle n'avait plus peur. Elle portait sous son bras l'ombrelle, roulée dans une gaine de papier gris. Elle n'aurait pas plus joyeusement emporté un trésor. Il s'agissait bien en effet d'un trésor, puisque c'était pour être plus belle, pour mieux gagner l'amour de ce jeune meunier, qu'elle avait dépensé, sans en prévenir sa grand'mère, une grande partie de son gain de toute la semaine. Comme elle serait élégante demain, lorsque, midi sonnant, elle s'en irait vers Jeanne Jugan, vers le moulin qui peut-être aurait encore ouvert sa fenêtre! Elle pensait à cela. La route du retour lui parut courte.
Elle rentra dans les ténèbres. La grand'mère ne s'était pas réveillée. Tous les grillons du pré chantaient autour de la maison, sous les épis du foin haut.
VI
Le lendemain, dans l'après-midi, Désirée se rendit à l'hospice. En si peu de temps, comme tout avait poussé! Les dahlias de la cour dépassaient d'un pied leurs tuteurs; des roses grimpantes, ouvertes toutes ensemble au soleil de juin, débordaient, à flots roses et jaunes, l'arête moussue des murs. En apercevant la visiteuse, son ancienne maîtresse, le coq de Barbarie, qui jouissait, vu sa petite taille, du droit de libre parcours, sortit de l'abri d'un fusain, et suivit la jeune fille, comme si elle eût eu encore du menu grain dans son tablier.
Désirée, qui était de bonne humeur, se détourna vers lui, et demanda:
– Petit, sais-tu où est le père Le Bolloche?
Il répondit un tel kirikiki, d'un ton si drôle et si décidé, qu'elle ne pût s'empêcher de rire.
– Sorti! reprit-elle, que chantes-tu là? Il est tout au plus dans le verger, n'est-ce pas, ma Sœur?
– Ma foi, mademoiselle, dit la religieuse qui passait, je ne sais trop: de ce temps-ci, tous nos petits bonshommes sont en l'air.
Le soleil vivifiait, en effet, les pensionnaires de Jeanne Jugan. A l'exception de quelques-uns, trop fanés pour reverdir, qui les aurait reconnus? Ils râtissaient les allées, sarclaient des massifs, se promenaient d'une allure double de celle d'hiver. Plusieurs faisaient des dessins sur le sable avec leurs béquilles. Il y en avait un qui cueillait des cerises, à califourchon sur une branche. Tous portaient une veste claire, faite en chiffons de coutil par des mains qui ne laissent rien perdre.
Jour de trêve, illusion que répand sur les souffrances humaines la grande lumière douce!
Désirée interrogea celui qui cueillait des cerises.
– Tu demandes le sergent, ma jolie fille?
– Mais oui, le père Le Bolloche.
– A faucher dans le pré!
– Vous dites?
– Je dis qu'il est à faucher dans le pré. Même il commande l'escouade. C'est qu'il est rudement jeune, lui!
Et, galamment, le bonhomme se laissa glisser à terre pour conduire la fille d'Honoré Le Bolloche.
– Tu ne sais pas la route, dit-il sérieusement, et nous autres, vois-tu bien, nous ne sommes pas à l'heure ici: on a toujours le temps de faire l'ouvrage.
Ils remontèrent la pente, prirent à droite de l'hospice, et, par une barrière qui coupait le mur d'enceinte, pénétrèrent dans un pré long et tournant autour de l'enclos. Ce pré formait comme une couronne, comme un anneau vert enserrant le domaine des Sœurs, et confinait, par une haie vive, au tertre du meunier.
Arrivée là, Désirée vit un spectacle nouveau. Huit vieux, armés de huit faux, les manches de chemises retroussées, taillaient en ligne dans l'herbe haute. Au milieu, Le Bolloche, le plus grand de tous, sa jambe de bois en avant, travaillait comme un jeune homme. C'était merveille de voir l'ampleur de l'entaille circulaire qui se creusait devant lui, à chaque coup de sa faux. Il ne s'arrêtait pas, comme faisaient les autres, qui, sous prétexte de redresser une brèche, tapotaient un petit quart d'heure sur leur lame. Il était de corvée, et prenait la chose au sérieux. Chef d'escouade, songez donc! Il mettait de la vanité à paraître infatigable, à largement arrondir ses bras, à ne pas se laisser distraire surtout; non, pas même quand une vieille Sœur passait derrière la ligne des faucheurs, un pichet de cidre à la main, et disait:
– Allons, mes petits bonshommes, ne travaillez pas trop, buvez un peu, il fait si chaud!
Désirée s'approcha. Il la regarda d'un air contrarié.
– Tu vois bien, dit-il, que j'ai de la besogne à abattre! Va m'attendre là-bas. Le fauchage, mon enfant, c'est comme l'astiquage: ça ne s'interrompt pas!
Et, disant cela, il était superbe, la tête droite, la main appuyée sur sa faux relevée; il se sentait admiré par les camarades, ruines plus effrondées que lui.
– Là-bas! répéta-t-il.
Désirée gagna la place qu'indiquait le geste du bonhomme, un peu loin dans le pré, à côté de la haie.
Là, elle s'assit sur l'herbe, non sans avoir observé, en elle-même, que le moulin était proche, et qu'il ne virait pas. La pensée du meunier ne l'avait guère quittée. Elle l'avait occupée le long du chemin, à présent elle faisait battre son cœur, plus vite que de coutume, sous sa taille de coutil à fleurs. Et la pensée qui nous tient, vous le savez, nous pose et nous modèle à sa guise.
La jeune fille ne regardait pas la haie, sans doute, mais elle la surveillait du coin de ses yeux clairs errant sur la prairie. Elle attendait quelque chose qui devait venir de là. Elle se sentait toute voisine d'une heure grave et mystérieuse encore de sa vie. Pour un souffle d'air dans les ronces, elle tressaillait. La coulée d'un mulot sur les feuilles mortes lui paraissait un pas qui s'approche. Parfois elle fermait les yeux pour se ressaisir elle-même, pour ne pas céder à je ne sais quel vertige qui la prenait. Elle avait envie de dire aux marguerites, – voyez ces idées folles qu'elle n'avait jamais eues! – «Ne me regardez pas ainsi, toutes ensemble, avec vos yeux d'or. Je suis une pauvre fille dont vous ne vous souciez pas d'ordinaire.» Il lui semblait que ces milliers de témoins observaient son air troublé. Elle serrait alors, de sa main gantée, l'ombrelle qui baignait ses joues, son front, toute sa blonde personne, d'un reflet rose. L'idée que son ombrelle la rendait plus jolie, qu'elle lui donnait l'air d'une demoiselle, lui traversait l'esprit. Et, souriante, heureuse et inquiète à la fois, parmi les herbes qui l'enveloppaient de leurs fleurs, ou semaient sur sa robe le duvet de leurs graines, elle était plus charmante encore.
La grande rayée de deux heures chauffait le pré. Le parfum du foin s'en élevait comme l'encens de l'été. Et les faucheurs s'avançaient, en balançant leurs bras. Combien de temps elle demeura ainsi? Elle n'en savait rien. L'amour ne compte pas la durée de ses rêves. Tout à coup, sans qu'elle eût perçu le moindre bruit de pas ou de feuilles remuées, elle entendit une voix qui disait, de l'autre côté de la haie:
– Désirée!
Tout le sang de ses veines reflua vers son cœur. Elle resta immobile, pâle comme si elle allait s'évanouir. A travers l'aubépine, la même voix répéta:
– Désirée!
Alors elle se leva doucement, et se détourna.
C'était lui. Il était venu, ainsi qu'elle l'avait pressenti. Il la regardait, à moitié caché par la haie. Et dans ses yeux il y avait l'aveu de son amour, et la fierté de se sentir aimé. Un brin de genêt pendait au ruban de son chapeau. Il n'avait pas fait toilette. Il était accouru en l'apercevant, lui riche, dans ses vêtements de travail, comme un brave garçon, qui ne cherche pas à en imposer.
Chose étrange, ce fut ce contraste entre elle et lui qui frappa d'abord Désirée, et son trouble s'en augmenta. Elle s'était attifée, elle qui gagnait à peine sa vie, elle dont les parents, faute de pain, avaient dû recourir à la charité des Sœurs. Son ombrelle et ses gants de fil, deux luxes qu'elle n'avait jamais eus, lui firent l'effet d'un mensonge. Elle en fut gênée. Elle eut honte. Sa joie de tout à l'heure, sa gloriole d'être bien mise, lui parurent ridicules, coupables même. Elle se prit à se détester. Sans cesser de regarder vers la haie, sans rien dire, elle enleva ses gants de fil, et les laissa tomber à terre. L'ombrelle rose échappa à ses mains, et roula sur l'herbe. Puis, quand elle fut redevenue la simple ouvrière, aux mains nues, les joues exposées au soleil, dans la robe qu'elle portait depuis longtemps, sans plus rien d'apprêté, la vraie fille enfin du pailleur de chaises, un seul mot lui monta aux lèvres, un mot d'amour humble et triste.
– C'est que je suis très pauvre! dit-elle.
Mais lui se prit à sourire, d'un bon sourire tendre. Pauvre? il savait bien qu'elle l'était. Il la voulait ainsi. Et comme elle demeurait immobile, toute rouge à présent, dans la joie grandissante de l'amour accueilli, il écarta les branches, pour la mieux voir, et dit:
– Viens, Désirée!
Elle obéit, comme s'il eût été en droit de la commander. Elle lui appartenait déjà. A quelques mètres de là elle trouva une brèche, il lui tendit la main, elle passa la haie. Toute une volée de papillons passa devant elle.
Une fois de l'autre côté, Désirée ne retira pas la main qu'elle avait donnée, et, se tenant ainsi, tous deux, elle et son ami commencèrent autour du moulin une promenade, la meilleure qu'ils eussent faite l'un et l'autre.
Cependant Le Bolloche, arrivé à l'endroit du pré qu'il avait désigné à sa fille, s'arrêta devant l'ombrelle qui n'abritait plus, posée sur son manche et deux de ses baleines, qu'une touffe de marguerites et de boutons d'or. Il en conclut naturellement que Désirée n'était pas loin, chercha dans le pré, n'y trouva rien, regarda par-dessus la haie, et l'aperçut au bras du meunier. Il ne s'en émut pas plus que de raison, sachant que sa fille était sage, et trouvant à l'autre l'air honnête. Son premier mouvement fut de les héler. Mais il y avait trop de monde autour de lui. Il préféra les aller trouver. Si bien que, cinq minutes après, le père Le Bolloche, Désirée et le meunier causaient tous trois.
Dix minutes plus tard, il en était de même. Une heure s'écoula sans que le sujet, paraît-il, fût épuisé. L'ombre du moulin s'allongeait sur le tertre. Les sept faucheurs restants se reposaient de plus en plus. Le chef d'escouade ne rentrait pas. Il fallut qu'une Sœur le rappelât en disant:
– Eh bien! eh bien! père Le Bolloche, ce n'est pas jour de sortie, aujourd'hui!
Alors, le groupe se sépara: le vieux revint vers l'hospice, Désirée reprit le chemin de la ville, et le meunier monta son échelle…
Quand la nuit fut arrivée, et que les petits vieux furent couchés, Le Bolloche, qu'un rayon de lune empêchait de dormir, éveilla son voisin de lit pour lui dire:
– Père Lizourette, je marie ma fille!
– Désirée? avec un zouave?
– Non.
– Avec un cavalier, alors?
– Non.
– Ce n'est qu'un lignard? reprit le voisin avec un air de commisération. Tu la maries dans la ligne?
– Pas même. Il n'a fait que deux mois comme fils de veuve. Je sais bien que ce n'est guère. Mais, que veux-tu, il joue du fifre dans une musique, où il y a beaucoup d'anciens soldats.
– Ah! il joue du fifre!
– Oui.
– Joli instrument!
– Un peu petit, répondit Le Bolloche. Seulement les enfants se convenaient. J'ai vu ça, et alors…
– T'as bien fait, dit Lizourette sentencieusement, faut pas être dur avec la jeunesse.
Et les deux vieux braves, satisfaits, ayant épuisé toutes leurs idées s'endormirent. Le rayon de lune qui donnait sur Le Bolloche se promena sur Lizourette, puis sur les lits voisins dont l' alignement avait l'air d'une rangée de pierres blanches. Quand la Sœur Dorothée, en tournée d'inspection, passa près de Le Bolloche:
– Ce bon petit vieux, pensa-t-elle, a-t-il l'air content! Ça fait plaisir!
A la même heure, le jeune meunier, accoudé à sa fenêtre ronde, songeait, la tête baignée dans l'air vif qui soufflait de la rivière, et si joyeux d'être au monde que lui, tranquille et taciturne de nature et pas poète du tout, il avait envie de chanter. Il regardait au loin, par-dessus la ville, un point de l'horizon où les petites lumières des becs de gaz, plus espacées qu'ailleurs, indiquaient le commencement de la campagne. Là, son cœur lui montrait, radieuse, étendant la paille au soleil, la fille qu'il avait choisie, celle qui tantôt lui avait donné la main, celle qui bientôt serait sa femme.
Et cependant il faisait tout nuit, et dans l'enclos, Désirée n'éparait point la paille de seigle. Elle était debout, près du lit de la grand'mère, qui avait bien voulu se coucher comme à l'ordinaire, mais qui ne voulait pas dormir.
– Raconte-moi encore quelque chose de lui, disait l'aveugle. Est-ce qu'il est blond de cheveux?
– Plutôt brun, répondit en riant Désirée.
– Un visage réjoui?
– Assez.
– J'aime ça, reprenait la vieille. Mon défunt était de même. Cause-t-il beaucoup?
– C'est selon. Avec moi, il ne s'arrêtait guère.
– Voyez-vous, cette petite, comme c'est fier d'être jeune! Et tu dis qu'il a du bien?
– Oh! beaucoup, grand'mère, bien plus que nous.
– Mais sais-tu que je n'en reviens pas, ma fille! Comment as-tu fait pour lui plaire!
Désirée riait de tout son cœur, d'un rire qui signifiait: «Dame, grand'mère, si vous pouviez me voir!» Et, de fait, elle était belle ainsi, toute rayonnante de joie profonde et calme, l'humble pailleuse de chaises. Et quand la grand'mère eut cessé de bavarder, quand elle-même, aux premières heures du matin, parvint à s'endormir, elle rêva des rêves charmants: que le moulin avait des ailes neuves, qu'il y avait au bout quatre bouquets d'oranger, qu'elle se tenait, en beaux habits, sur le seuil de la porte, et qu'en sortant de l'école les enfants passaient devant elle, et la saluaient disant:
– Bonjour, madame!