Kitabı oku: «Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe», sayfa 4
III
LE NUMÉRO 149 007
A huit heures, Evelyne était debout. Elle avait fait son lit, balayé la chambre, et mis à chauffer le lait que le laitier, à sept heures et demie, tous les matins, déposait sur le paillasson de la porte, dans un flacon cacheté, scellé avec une étiquette bleue: «Grand lait du château de Perray.»
Elle apportait les deux tasses sur un plateau, dans la chambre de madame Gimel.
– Merci, ma petite… Ne te presse pas. Tu as tout le temps. Là, pose le plateau sur le guéridon. Va chercher le croissant… Bien… Pourquoi as-tu mis ta robe noire, et ta cravate noire? Tu as l'air…
– En deuil. C'est ce que je veux.
– Oui, ma pauvre mignonne. Mais que diront-elles, à la banque, les dactys?
– Je n'y vais pas.
– Comment! tu n'y vas pas?
– Non, nous allons toutes les deux faire une course pressée, et j'envoie un mot à monsieur Amédée pour dire que je suis souffrante.
– S'ils apprennent que ça n'est pas vrai?..
– C'est plus vrai que si le médecin l'avait dit…
– En effet… Et où veux-tu?..
– A l'Assistance publique. Je vais redemander maman… Je veux savoir son nom, qui elle est, la retrouver si elle n'est pas morte…
– Tu ne sauras rien, ma petite, puisque, moi, je n'ai rien su…
– Parce que vous êtes timide! Parce que vous êtes de Romorantin, tandis que, moi, je suis Parisienne… Au fait, je ne suis plus sûre de rien… Mais je vous assure qu'ils me le diront!
Elle avait l'air d'une toute jeune veuve qui déraisonne.
– Oui, ma chérie, ils le diront peut-être. Tu as raison. Bois ton lait. Je vais mettre mon chapeau. Assieds-toi… Là, ne te dépêche pas… Nous avons le temps… Je suis toujours ta maman, mon Evelyne.
Elle mit plus de temps que d'ordinaire à piquer son chapeau, la pâle madame Gimel. Comme d'autres, quand elles ont un peu vieilli, elle cherchait des mots pour consoler le chagrin d'amour qui ne voulait pas être consolé, et qui s'avivait au bruit inutile. Evelyne, assise à contrejour, près du guéridon, regardait dans le vide, au-dessus des toits d'en face, qu'on apercevait par la fenêtre ouverte, et elle oubliait de toucher au bol de lait qui fumait en spirale inquiète.
En arrière, madame Gimel, tout armée pour la promenade, ayant même pris son ombrelle «habillée», qui avait une cerise au bout du manche, se tint droite pendant un peu de temps. Elle plaignait Evelyne; elle l'enviait, peut-être; elle travaillait sur la donnée de ce roman vivant qu'elle avait sous les yeux, comme elle faisait, dans les heures de solitude, quand elle avait achevé le feuilleton du Petit Journal. Mais, cette fois, elle se heurtait, de tous côtés, à l'inconnu et à l'impossible.
– Je suis prête, ma petite. Je t'attends.
Evelyne avala une gorgée de lait, et sortit la première.
Tant que les deux femmes marchèrent dans la rue, elles eurent les yeux distraits, et même un peu le cœur. Il était encore de bonne heure. Elles suivaient la rue de Rivoli, qu'elles avaient gagnée en remontant la rue Saint-Honoré. Madame Gimel avait fait exprès de passer sous les galeries des magasins du Louvre, afin de pouvoir dire des mots qui ont une puissance sur l'esprit des femmes, – elle le savait bien, – et où il y a de l'amour de soi, de l'autre, ou de l'enfant:
– Vois donc la jolie berthe en guipure; et cette robe de bains de mer, «robe de plage», crois-tu! Et l'adorable layette…
Malgré son chagrin, Evelyne regardait. Elle n'allait pas jusqu'à sourire, mais une petite caresse lui venait des choses qui lui plaisaient, à l'étalage. Le cœur n'était pas tout fermé à la vie, mais presque. Elle avait sa jupe noire, une ceinture de cuir souple, un corsage blanc, et le canotier de tous les jours, d'où se levait une aile de pigeon, une seule.
Lorsque madame Gimel tourna à droite, un peu avant l'Hôtel de Ville, il y avait bien deux minutes qu'elle n'avait parlé. D'anciens souvenirs et l'appréhension de ces bureaux, derrière lesquels est assis l'État, l'assombrissaient. Evelyne, l'impressionnable Evelyne, hautaine parce qu'elle avait honte, hostile d'avance à tout ce qu'elle allait voir et entendre, hésitait, la tête levée, entre les deux façades de monuments publics qui occupent presque toute la longueur de l'avenue Victoria.
– C'est au 3, l'Assistance publique, dit madame Gimel. Je me souviens, il faut entrer dans la cour… Ah! mon Dieu, voilà vingt-deux ans, j'étais si contente quand je suis sortie de là, avec toi dans les bras, et mon brave homme de mari qui ronchonnait en arrière: «Tu la tiens pas bien. Passe-la-moi donc!» Ça me rappelle tant de choses! Il y avait un employé, qu'est-ce que je dis, plusieurs chefs de bureau et le directeur qui nous ont fait signer les papiers, ce jour-là. J'en reconnaîtrais peut-être quelques-uns…
La mémoire du cœur n'est pas celle des yeux. Madame Gimel, entrée dans l'immeuble numéro 3, avait pris son face-à-main et considérait, sans pouvoir prendre parti, les perrons et les portes distribués autour de la cour, quand Evelyne se dirigea, à droite, vers la porte vitrée sur laquelle étaient inscrits ces mots: «Enfants assistés. – Nouvelles et renseignements.» Les deux femmes entrèrent, tournèrent à gauche, et passèrent devant un bureau où causaient et péroraient, rendant compte de leurs recherches, les employés enquêteurs de la banlieue de Paris. Elles arrivèrent alors devant un guichet pareil à celui d'une banque, et derrière lequel se tenait un homme gras, sérieux, rasé, qui avait les lèvres expressives et qui le savait. Il ne broncha pas, en voyant madame Gimel et Evelyne. Celle-ci ne s'approcha pas. Madame Gimel glissa le pied, comme elle faisait chez Revillon en s'avançant au-devant d'une cliente, et dit:
– Monsieur le chef de bureau?
Il répondit aussitôt:
– Vous avez le numéro de l'enfant?
– Non, monsieur, je ne l'ai pas sur moi, mais je me le rappelle très bien: 149 007.
L'employé se tourna vers une table inclinée sur laquelle reposait un registre. Madame Gimel voyait bien qu'il faisait erreur, mais elle n'osait le dire, à cause de la crainte révérencielle que lui inspirait tout fonctionnaire. L'employé écrasa sous son pouce et souleva d'un mouvement preste, en virgule, cinq ou six feuillets, puis les laissa retomber.
– Mais, dit-il, nous en sommes à 170 000. Il est vieux, votre numéro, madame.
Une voix ferme, jeune, dit:
– C'est moi, monsieur, le 149 007!
Le gros scribe fut frappé de l'accent de cette voix, et, quand il eut regardé Evelyne, qui s'était avancée à la droite de madame Gimel, son étonnement devint de l'admiration. Les lèvres expressives eurent une moue.
– Pardonnez-moi, mademoiselle, je ne pouvais pas me douter…
– Peu importe, interrompit la jeune fille. J'ai été adoptée, il y a vingt-deux ans, par madame.
– Oh! Evelyne!
– Évidemment. Comment voulez-vous que je dise?.. Je viens, monsieur, pour avoir des renseignements sur mon origine.
Elle était nerveuse et décidée à être impertinente.
Le chef de bureau ne s'y méprit pas. Il fit l'économie d'un reste de sourire, qui attendait son tour, et répondit:
– Bien, mademoiselle; alors, adressez-vous au bureau des adoptions, escalier A, tout en haut.
Il saluait, avec une politesse administrative, et, cependant, avec une nuance de réserve, à cause de la brusquerie de cette jeune fille. Madame Gimel seule répondit. L'aile de pigeon avait déjà filé devant, et passait en bordure des enquêteurs, qui clignaient l'œil sur le sillage d'Evelyne.
Celle-ci, retraversant la cour, trouva l'escalier A, monta plusieurs étages, et suivit un couloir sur lequel ouvraient des portes numérotées. Elle frappa à l'une des dernières, et entra dans une cellule chaude dont elle venait de réveiller le titulaire.
– Je ne le reconnais pas non plus, souffla madame Gimel, en passant près d'Evelyne.
L'homme avait avancé deux chaises, les deux seules qui meublassent la pièce. Il était de l'espèce intelligente et ardente qui se rue aux emplois publics, invente, médite des réformes, fait des rapports, espère de l'avancement et, n'en recevant que fort peu, enrage quelquefois et, plus souvent, s'endort. Son large front, qui se prolongeait en calvitie aux tempes, son menton pointu et sa barbiche en virgule, lui faisaient une tête triangulaire. Il jeta un coup d'œil sur les petits rideaux d'étoffe rouge qui encadraient la fenêtre, sur la pendule Empire, – deux colonnes noires et un cadran d'or, – sur les dossiers alignés devant lui, afin de s'assurer que tout était en ordre, mit sur son nez, triangulaire aussi, un lorgnon d'écaille, et demanda:
– Qu'y a-t-il, madame, pour votre service?
Evelyne ne laissa pas à madame Gimel le temps de répondre.
– Il paraît, monsieur, dit-elle, que je suis le numéro 149 007. J'ai appris, hier soir, que je n'étais pas la fille de madame Gimel; que j'étais pupille de l'Assistance publique. Je viens vous demander de me nommer ma mère, de me permettre de la retrouver si elle vit… Je suis extrêmement malheureuse… Surtout, je vous en prie, pas de consolations et pas de banalités.
M. Heidemetz eut un regard approbateur, et répondit:
– Cela ne me paraît pas possible. Vous devez avoir, ou madame?..
– Gimel, monsieur; mon mari était adjudant dans la garde républicaine.
– Madame Gimel doit avoir un certificat d'origine, établi par l'administration.
– Oui, je l'ai vu, une pièce où il n'y a rien… Vous ne pouvez pas admettre qu'on abandonne un enfant sans que la mère se nomme?
– Mais je vous demande pardon, mademoiselle.
– Sans qu'elle fasse connaître quel motif l'a conduite?
– Cela se peut, au contraire.
– D'où l'on sort, de quelle misère ou de quel vice? Car je ne peux hésiter qu'entre les deux.
– Voyons, ma petite Evelyne… Calme-toi.
– Laissez-moi; je m'adresse à monsieur, qui voit que je veux savoir tout ce qu'il sait lui-même… Et je trouve que ma prétention n'est pas excessive…
La main de M. Heidemetz ôta le lorgnon, et eut l'air de le tendre.
– Elle l'est, mademoiselle. Vous n'avez droit qu'aux renseignements contenus dans le certificat d'origine de l'administration. Cependant, pour vous être agréable, je vais faire une chose exceptionnelle, tout à fait exceptionnelle, dont j'ai vainement demandé qu'on fît une obligation pour l'Assistance.
Il sonna un garçon de bureau.
– Allez demander, aux archives, ce dossier.
Il écrivit deux lignes sur un carré de papier, qu'il remit à l'employé.
Et, aussitôt, il s'informa, auprès de madame Gimel, des circonstances de ce qu'il appelait: «Le placement sous réserve de tutelle.» Madame Gimel rappelait avec complaisance les longues discussions qu'elle avait eues avec M. Gimel avant de le décider à adopter; l'indécision du mari, qui ne savait s'il adopterait un garçon ou une fille; l'insistance qu'elle avait mise à demander «une petite»; les photographies de «candidates» comparées; puis, la comparution des deux époux, assistés d'un notaire, devant M. le directeur de l'Assistance publique lui-même, «dans ce beau cabinet où il y a des portraits de bienfaisants personnages de tous les temps».
Evelyne ne parlait pas, malgré les prévenances du jeune chef de bureau, qui lui fournissait des explications qu'elle ne demandait pas.
Quand le garçon de bureau rentra, elle se leva, et s'approcha vivement du meuble sur lequel il déposait un petit dossier jauni.
– Ah! laissez-moi voir!
– Voyez!
Evelyne était penchée, les mains appuyées sur la table. Elle suivait le texte que M. Heidemetz lisait à demi-voix, rapidement. C'était une feuille double, de grand format, couleur crème, qui portait, sur chaque feuillet, au recto et au verso, un questionnaire imprimé, et, en face, des cases, hélas! presque toutes vides:
«Bulletin de renseignements concernant un enfant présenté à l'hospice des Enfants Assistés… Sexe de l'enfant: féminin. Nom et prénom: Evelyne.»
– Alors, je n'ai pas de nom, monsieur?
– Evelyne, en tout, mademoiselle. Vous voyez. «Lieu et date de naissance, département: Paris, 1er octobre 1886.»
– C'est au moins cela, dit Evelyne: je suis de Paris.
«Est-il légitime ou naturel? Naturel. – Reconnu par le père? Non. – Par la mère? Non. – Lieu de l'accouchement? Néant. – Vœu des parents quant au culte? Néant…»
– Ah! par exemple, elle a été baptisée, monsieur! interrompit madame Gimel. J'ai eu soin de la faire baptiser, sous condition, comme on dit. Et même je puis dire qu'elle a beaucoup de religion pour une… Enfin, je sais ce que je veux dire: je l'ai élevée comme mon enfant.
«Date du dépôt.» – Vous aviez douze jours, mademoiselle. – «Explication détaillée des motifs qui ont amené l'abandon de l'enfant…»
Ici, M. Heidemetz eut une attention délicate. Il avait le sentiment que l'être jeune qui était là, tout près de lui, souffrait, et il ne lut pas tout haut le motif écrit dans la case aux réponses, le motif en un seul mot: misère. Evelyne lui en sut gré. Il tourna la page. La mère n'avait voulu donner aucun renseignement sur elle-même qui pût la faire connaître, et tout ce qu'elle avait consenti à dire, c'est qu'elle n'avait pas eu d'autre enfant que celui qu'elle abandonnait.
La troisième page devait être la plus rude pour Evelyne, et le silence fut complet, pendant qu'Evelyne lisait ces lignes cruelles:
« – A-t-on dit à la mère que l'admission d'un enfant à l'hospice des Enfants Assistés ne constituait pas un placement temporaire, mais bien un abandon?
» – Oui.
» – Et que les conséquences étaient les suivantes: ignorance absolue des lieux où l'enfant serait mis en nourrice ou placé?
» – Oui.
» – Absence de toute communication, même indirecte, avec lui?
» – Oui.
La jeune fille détourna un instant la tête du côté de madame Gimel.
– Ma mère devait être bien malheureuse! dit-elle. Accepter cela!
Madame Gimel avait les yeux rouges, et ne pouvait répondre. Evelyne lut cette dernière condition:
«Nouvelles de l'enfant données tous les trois mois seulement, et ne répondant qu'à la question de l'existence ou du décès.»
Et il y avait encore «oui» dans la colonne des réponses.
M. Heidemetz replia la feuille, et le bruit de cassure du papier courut d'un mur à l'autre, et régna seul, pendant quelques secondes, dans cette mansarde, au-dessus du grand Paris, où trois personnes revivaient une histoire vieille de vingt-deux ans. Evelyne demanda, très bas:
– C'est tout ce que je saurai d'elle?
– C'est tout ce que nous savons, mademoiselle.
– Elle n'est pas venue demander des nouvelles de son enfant, après?
– J'ignore; il faudrait faire des recherches; pour vous obliger, je puis…
– Non, je vous remercie…
Elle se recula; le chef de bureau feuilletait, un peu par conscience, un peu pour cacher son émotion, le dossier 149 007.
– Ah! montrez ceci, monsieur, je crois me souvenir…
Madame Gimel, entre un rapport et le livret à couverture noire d'Evelyne, avait aperçu une note de service, envoyée par l'agent de Bourbon-l'Archambault; elle la saisit et la lut, pour consoler Evelyne, pour se consoler elle-même:
– Tiens, petite, comme tu étais gentille déjà! Voilà ce qui a décidé monsieur Gimel et moi. Oh! nous avons médité chaque mot: «Deux élèves me paraissent avoir des chances différentes pour être proposées en vue d'adoption: numéro 149 007. Belle enfant, blonde, forte pour son âge.»
Elle rayonnait.
Evelyne, en arrière, dit:
– Venez, voulez-vous? Au revoir, monsieur!
– Mademoiselle!
Elle eut le sentiment qu'il demeurait dans l'ouverture de la porte, sur le seuil, et qu'il suivait des yeux cette abandonnée qui souffrait, à travers les années, de la faute d'une femme inconnue. Pauvre Evelyne, la rieuse! Personne, du moins, ne l'avait vue pleurer; elle ne pleurerait pas; elle allait très vite pour éviter les questions de l'«adoptive», qui trottait en arrière. Dans l'escalier, deux infirmières, un employé de l'Assistance et trois péronnelles qui montaient en baguenaudant, s'écartèrent de la rampe, et se turent un moment pour laisser passer cette douleur. Une des femmes dit même:
– Pourquoi est-elle en demi-deuil? Ça doit être tout récent. Elle a le visage tout blessé par la peine.
Madame Gimel avait aussi sa large part de chagrin; elle souffrait surtout de cette diminution de tendresse et de respect qu'elle constatait, depuis la veille, chez la jeune fille.
– On essaie de faire la mère, songeait-elle; on se fait un cœur pareil à celui des mères, mais le dévouement ne compte guère pour les filles qu'on a seulement aimées: il faut les avoir portées…
Dans la rue, la conversation se borna à des mots échangés à la hâte:
– Prends garde à l'auto.
– Je vois.
– Il va pleuvoir.
– Probable.
– Pluie d'orage.
– Oui.
Evelyne et madame Gimel, ayant descendu l'avenue Victoria, prirent, pour rentrer chez elles, et sans y trop songer d'ailleurs, le quai de la Mégisserie et le quai du Louvre. Là, comme Evelyne obliquait à droite:
– Tu désires reprendre cette rue de Rivoli? C'est plus frais, ici.
– Non, je vais à Saint-Germain-l'Auxerrois.
Madame Gimel fut stupéfaite. Elle le fut plus encore quand elle vit Evelyne demander à un employé de l'église si le vicaire de service était là, quand elle la suivit dans la sacristie et qu'elle entendit cette conversation:
– Monsieur l'abbé, peut-on faire dire une messe pour une femme qu'on n'a pas connue, dont on ne sait pas le nom, rien, rien?
– Sans doute, mademoiselle, il suffit qu'elle ait existé et que votre pensée lui attribue le mérite.
– Alors, je vous prie de dire une messe pour ma mère inconnue.
– Bien, mademoiselle. Vous désirez un jour déterminé?
– Non.
Elle remit trois francs à l'abbé, qui dit:
– Mais c'est moins que cela, mademoiselle.
Evelyne était déjà sortie de la sacristie. A la porte, elle s'arrêta sur les marches, devant la grille, et, quand elle se sentit rejointe par l'ombre maternelle:
– Maman, – madame Gimel trouva doux le retour de ce mot-là, – je vous demande pardon si je vous ai blessée, peinée, étonnée. Je n'ai pas bien eu mon cœur ni ma tête à moi, depuis hier… Je vais me retrouver… Je vous demande seulement de ne pas me plaindre. Ça diminuerait mon courage… Et de ne pas même me demander à quoi je penserai…
Madame Gimel l'embrassa, là, debout sur les marches, et ce fut sa réponse, et sa manière de prêter serment.
IV
SUR LA PELOUSE DE BAGATELLE
Sur la pelouse de Bagatelle, à six heures du matin, le 12 août, trois compagnies d'infanterie manœuvraient. Elles étaient fort réduites, et l'un des trois témoins qui suivaient les évolutions des troupes, – je ne parle que des témoins manifestes, – venait de compter, en tout, cent cinquante-trois hommes, et il inscrivait ce chiffre sur un calepin, au milieu de quelques notes en abrégé. C'était le colonel Ridault. Les deux autres observateurs, qui ne prenaient pas de notes, étaient deux apaches, couchés à l'entrée de la pelouse, les jarrets ployés, l'espadrille faisant drapeau au bout des pieds balancés.
Le colonel, venu sans être attendu, ni invité, et qui avait laissé son cheval sur la route, s'était placé en bordure de l'avenue qui monte vers le château. Debout et de face, il avait encore une belle tournure militaire; de profil, on voyait trop l'accent circonflexe. Il grossissait, et le déplorait.
Mais il ne faisait rien pour ne pas grossir, et continuait de dîner beaucoup en ville. On le recherchait. M. Ridault supportait le régime, et n'en souffrait que dans ce qu'il appelait «sa ligne». Il savait que ses opinions, surtout celles qu'on lui prêtait, l'arrêtaient dans sa carrière. Quelles opinions avait, au juste, le colonel Ridault? Il eut été lui-même embarrassé de le dire. Doué d'un esprit de contradiction qu'il n'avait pas exercé sans perdre quelque chose de ses idées les mieux raisonnées et les plus chères, on aurait pu dire qu'il n'avait qu'une conviction, qu'une passion, qu'une idée dont il n'eût jamais fait lui-même la critique: l'armée. Cela lui nuisait, auprès des civils qui disposent des grades. Il était trop soldat dans un temps où l'on ne se bat pas. Ce vieux garçon, qui ne manifestait qu'une sympathie discrète pour les épreuves des gens du monde, devenait paternel, ridiculement bon quelquefois, quand il s'agissait d'un de ses officiers ou de ses soldats. Sa solde passait en prêts, c'est-à-dire en dons. La tête ronde, la moustache droite, grise et blonde, l'œil bleu, le menton toujours un peu haut, le colonel Ridault ne riait jamais en tenue. Il ne se permettait d'avoir de l'esprit que le soir, jugeant que c'était là, comme la bonne chère, le repos d'un homme fort. On avait dit de lui, longtemps: «C'est un futur grand chef.» On disait, à présent: «Dix-huit de ses jeunes ont passé devant lui. Dans quinze mois, il sera retraité comme colonel. C'est fini.«M. Ridault avait plus de mal que l'opinion publique à en prendre son parti. Cependant, il commençait à exposer, entre amis, ses projets pour cette époque prochaine. N'ayant d'autres parents que des cousins éloignés, avec lesquels il s'était brouillé pour des questions de chasse, le colonel se retirerait dans un bastidon, au soleil, près de Villefranche, et, là, il ferait des économies relatives, pour pouvoir passer trois beaux mois à Paris, au printemps. «En attendant, disait-il, je continuerai le devoir de ma vie, qui est de faire de la discipline.»
Le colonel inspectait attentivement les trois compagnies, depuis dix minutes, lorsque, profitant d'un temps de repos, il cria:
– Lieutenant Morand?
Le lieutenant se détacha d'un groupe d'officiers et de sous-officiers, et vint, au pas de course, la main gauche tenant le sabre. Ce fut vite fait. Il sauta de la pelouse sur le sable de l'allée, et prit la position de l'inférieur devant le chef.
– Vous faites fonction de commandant de compagnie?
– Oui, mon colonel, je suis le plus ancien.
– Combien d'hommes?
– Dans ma compagnie, quarante-huit; dans les trois, cent cinquante et un.
– C'est une erreur; j'en ai compté cent cinquante-trois; vous avez des malades?
– Cinq en tout, mon colonel; mais le service de place, les corvées, les bureaux…
– La carotte aussi, n'est-ce pas? Vous m'enverrez, dès que vous serez de retour, la situation d'effectif.
Le lieutenant fit un signe d'assentiment. Le colonel lui tendit alors la main.
– Monsieur Morand, vous n'avez pas fait de pertes au jeu?
La physionomie grave du lieutenant se détendit une seconde.
– Non, mon colonel.
– Pas de difficultés avec vos chefs?
– Aucune.
– Rien dans le métier qui vous chagrine?
– Rien.
– Vous avez de la chance!.. Tout de même, vous avez vos ennuis, cela se voit, tout le monde le voit; votre capitaine m'a raconté que vous ne disiez plus un mot en dehors du service… Je sais que ça ne me regarde plus, les chagrins civils… Je n'ai pas de remède contre eux, à moins que l'amitié d'un vieil homme puisse servir à quelque chose… Et c'est rare.
Morand, qui avait un grand pouvoir sur lui-même, ne laissa d'abord rien deviner de ce qu'il pensait. Puis, les yeux, tant surveillés, s'adoucirent, quelque chose de glacé, un revêtement de fermeté et de réserve tomba.
– J'ai, en effet, un conseil à vous demander, mon colonel.
– Venez, mon cher.
Il fit signe aux officiers, qui observaient, à cent pas, sur la pelouse, de continuer l'exercice, et il se mit à marcher, sur le sable de l'allée encore déserte, à droite du lieutenant, qui parlait en regardant les lointains. Ils firent deux cents pas du nord au sud, revinrent, repartirent. Le sous-lieutenant Léguillé, l'adjudant Prat, le lieutenant Roy, se disaient, de loin: «Il en a une chance, ce Morand! Et, le pire, c'est qu'il ne nous la racontera pas. On ne saura jamais si le colon lui a confié le secret de la mobilisation, ou demandé des nouvelles de son grand-père.»
M. Ridault ne racontait rien, ne demandait rien: il écoutait. Ni l'un ni l'autre ne faisait de gestes. Un observateur attentif aurait noté certaine parenté de tenue et d'allure, entre ce jeune homme svelte et cet homme alourdi, mais entraîné encore, et surtout cet instinct qui faisait lever la tête tantôt à l'un, tantôt à l'autre, et qui les portait à chercher à l'horizon les points où des yeux tristes peuvent errer, sans danger de larmes ou de trahison. C'est à peine si M. Ridault relançait quelquefois Morand, d'un mot ayant un sens déterminé. «Et après? Que dit votre mère?» Le plus souvent, il n'avait qu'un monosyllabe encourageant: «Bien.»
Morand se tut et attendit le jugement, comme s'il avait été devant le Conseil de guerre. Rien ne vint. Les mots restaient dans la gorge du colonel et l'étranglaient.
– Je vous répète ma question, mon colonel: n'est-ce pas votre avis qu'il n'y avait rien à faire, que je ne réussirais pas à faire admettre une enfant trouvée dans le monde du régiment?
– Non, rien à faire que ce que vous avez fait. Je vous plains. Donnez-moi la main. Et reprenez des fiançailles avec l'armée. Au revoir!