Kitabı oku: «Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe», sayfa 5
V
LE 12 AOUT
Evelyne tenait parole: elle ne pleurait pas; elle ne parlait jamais de l'épreuve si rude qui avait atteint sa jeunesse; elle ne se plaignait pas même de la vie en termes vagues, afin de ne point entrer, par cette large route, dans les chemins où chacun retourne si volontiers se blesser aux mêmes pierres et aux mêmes ronces. Quelque chose était mort, en elle: sa gaieté; malgré sa volonté si ferme, Evelyne ne riait plus.
Ses deux camarades de la banque Maclarey l'avaient remarqué dès le premier jour, mais elles ne s'étaient permis des allusions blessantes que le deuxième, en voyant que cela durait. Mademoiselle Raymonde avait fini par deviner qu'Evelyne souffrait d'une peine sans remède, comme elle souffrait, elle-même, de l'usure de la vie. Dans la première semaine d'août, à la fin d'une journée étouffante, elle avait ri avec mademoiselle Marthe des «amours orageuses» d'Evelyne Gimel. Celle-ci pianotait à la machine, et n'écoutait pas. Tout à coup, mademoiselle Raymonde, qui déchiffrait une page de sténographie, s'arrêta, froissa le papier, le jeta contre la muraille, et, s'épongeant le front, les yeux, le cou, resta hébétée et haletante sur sa chaise, comme une bête forcée. Elle fut une heure sans faire d'autre geste que celui de la main droite, qui agitait le mouchoir mouillé, comme un éventail, devant la face blême et tirée. Au moment où six heures sonnaient, elle dit, s'adressant à Evelyne:
– Je suis finie; je n'ai plus qu'à faire la noce, je n'ai plus de courage. Et vous?
– Oh! moi, quand je n'ai plus de courage, je fais comme si j'en avais.
La stupide Marthe avait ri. Mais Raymonde, comprenant que, seule, une douleur profonde pouvait dire ces mots-là, était sortie avec Evelyne.
– Ma pauvre amie, avait-elle dit, je connais les hommes, c'est tous des canailles. Le vôtre vous a lâchée? Contez-moi ça; vous me ferez du bien.
Evelyne n'avait rien raconté; mais, depuis ce jour-là, elle était rentrée en grâce auprès de la «première dactylographe» de la banque Maclarey.
A la maison, Evelyne et madame Gimel se retrouvaient, chaque soir, avec la même joie apparente et les mêmes mots que par le passé. La jeune fille avait repris l'habitude de dire: «Maman», et l'autre n'avait pas un instant cessé de dire: «Mon enfant, ma fille.» Elles mentaient toutes deux, elles ne pouvaient prononcer de tels mots sans songer à la vérité, qui était autre et cruelle. Deux solitudes voisines, voilà ce qu'était devenue, tout à coup, la vie familiale. Et nulle volonté ne prévalait contre le souvenir à chaque seconde rappelé. Evelyne se représentait les longs soins, la générosité, la tendresse de madame Gimel. «Je l'aime toujours autant», pensait-elle. Madame Gimel se demandait: «Ce qu'Evelyne a appris, moi, je l'ai toujours su. Nous continuerons d'être l'une pour l'autre ce que nous avons été.» Voisines, oui, mais déliées: l'air du dehors courait entre elles. La conversation était devenue moins libre. On ne se disait plus tout. Les deux peines, même, étaient différentes. Madame Gimel, qui avait plus de tendresse que d'invention, crut que le théâtre distrairait Evelyne. En cette saison de canicule, on ne pouvait aller qu'au Théâtre-Français, l'Opéra-Comique étant fermé. Mais Britannicus était bien sérieux, après une journée de dactylographie. Et puis, ce public d'étrangers et de minces provinciaux intéresserait-il Evelyne?
– Ce que je regrette Mignon, disait madame Gimel, et Lakmé!
Elle se rabattit sur les cinématographes et sur les petits théâtres encore ouverts. On organisa quelques parties de troisième galerie, ou de troisième loge de côté. Il fallut défoncer une tirelire en forme de pomme, où dormaient des économies destinées à un voyage à Dieppe. Evelyne s'amusa quelquefois, et, d'autres fois, parut si parfaitement étrangère à la pièce qu'elle était censée écouter, que madame Gimel songea:
– Pauvre petite, elle a sa pièce à elle, dans le cœur, et qui n'est pas gaie.
Une promenade chez une tante qui demeurait à Charenton, un dîner chez un ami de feu M. Gimel, du côté de Bercy, et des «surprises» au dessert, quand on dînait rue Saint-Honoré, et des fleurs, des roses, des œillets, une botte de réséda: rien ne ramenait plus le sourire ancien, celui qui disait: «La vie est bonne, maman! Regardez-moi vivre!»
Madame Gimel ne pensait plus à autre chose: «Un si beau parti! un bel homme! Et officier! Le mien n'était qu'adjudant. Il est vrai que c'était dans la garde! Tout cela manque, parce que le père et la mère manquent, je veux dire leurs noms. Je comprends le refus d'Evelyne. Car c'est elle qui s'est retirée, elle qui n'a pas voulu! Elle est fière, mais ça la tue.»
Elle était tellement pénétrée de cette idée, et tellement malheureuse de n'avoir personne à qui se confier, qu'elle alla, sans rien dire à Evelyne, causer avec madame Mauléon. L'ancienne première vendeuse, toujours «distinguée», et madame Mauléon, simplement plaisante et accorte, se convinrent rapidement et bavardèrent longtemps. Quand elle se retira, madame Gimel dit, d'un air assez pincé:
– Ma chère madame Mauléon, faites-le si vous l'osez; moi, je n'oserai jamais.
Le lendemain, cependant, elle retournait à la crèmerie de la rue Boissy-d'Anglas. C'était au milieu de l'après-midi, pendant les heures qui appartenaient aux mouches, au bruit de la rue et au sommeil léger de la patronne. Madame Gimel se mit à gauche du bureau blanc de la crémière, – où, si souvent, Evelyne s'était appuyée; elle tira de son réticule un papier qu'elle déplia, et se mit à lire, avec un peu de recherche et beaucoup d'émotion, articulant mieux qu'à la Comédie, baissant la voix et soupirant sans l'avoir voulu, ponctuant les phrases, quelquefois, d'un geste de sa main gantée de filoselle. Madame Mauléon, grave, le menton sur ses poings, les yeux vagues et prêts à se mouiller, écoutait. A mesure que sa nouvelle amie lisait, la crémière s'exaltait; un sourire de contentement, de dégustation, d'approbation, écarta ses joues et découvrit les dents, qu'elle avait belles.
Il se passa, ensuite, quinze grands jours, pendant lesquels madame Gimel fut étrangement agitée. Elle avait des distractions si longues en regardant «sa fille» que celle-ci lui demandait:
– Qu'avez-vous? Où êtes-vous? Je suis sûre que vous n'avez pas entendu un mot de ce que je vous ai dit?
C'était vrai. Elle dormait à peine, maigrissait, pâlissait, tellement qu'Evelyne, un dimanche, viola elle-même la consigne qu'elle avait imposée. Madame Gimel revenait d'une promenade assez courte, qu'elles avaient coutume de faire toutes deux, entre quatre et cinq, lorsque le temps était beau: Champs-Élysées, tour de l'Arc de Triomphe et retour par l'avenue de Friedland. A l'angle de la rue du Faubourg Saint-Honoré, elle s'arrêta, et, avisant un omnibus qui descendait:
– Prenons les Filles-du-Calvaire, dit-elle, je n'en puis plus.
Alors, entre les deux femmes, secouées l'une à côté de l'autre sur la même banquette, tout au fond de la voiture, quelques mots furent échangés, que les voyageurs n'entendirent pas:
– Voyons, maman, c'est à cause de moi que vous souffrez?
– Oui.
– Vous ne blâmez pourtant pas ce que j'ai fait?
– Non, pauvre mignonne! Tu as agi comme une…
Elle chercha la comparaison, cela fit un petit silence.
– Comme une sainte.
– Vous ne blâmez pas davantage monsieur Morand?
– Non.
– Alors, puisque rien ne peut être changé à ce qui est, il faut que vous guérissiez, comme moi. Vous devez vous soigner, d'abord. Nous sommes au temps des bains de mer. Je vous offre, sur mes économies et sur les vôtres, un billet pour Trouville. Vous y passerez une ou deux semaines, et vous reviendrez guérie.
– Et toi?
– Moi? Je travaillerai, je n'ai besoin de rien.
A la grande surprise d'Evelyne, madame Gimel reprit, un moment après, en regardant à travers la vitre cintrée:
– Mon enfant, j'attends un remède que j'ai demandé, et qui ne vient pas.
Ce soir-là, elles se sentirent toutes les deux si lasses qu'elles se couchèrent sans avoir dîné. Et elles comprirent que le silence vaut encore mieux que les moitiés de confidences.
Jusqu'au lundi 12, aucun incident ne rompit la monotonie du travail à la banque ou de la vie à la maison. Evelyne avait déjeuné, comme d'habitude, chez madame Mauléon; mais, depuis que le projet de mariage était abandonné, elle évitait de causer avec la crémière, et se contentait d'un signe de tête amical, à l'entrée et à la sortie. Il était exactement trois heures quarante-cinq, quand le bruit d'une musique militaire s'engouffra dans la salle où travaillaient les dactylographes, et arrêta net l'autre musique. Mademoiselle Raymonde se leva la première, esquissa un pas de galop, en secouant sa jupe, et dit:
– J'y vais! je ne manque jamais d'aller les voir!
Mademoiselle Marthe dit:
– Je n'aime pas leur métier, mais j'y vais tout de même.
Evelyne hésita un moment, et suivit ses camarades. Les trois jeunes filles coururent jusqu'au fond du couloir, à gauche, et se penchèrent sur l'appui de la fenêtre. Un régiment passait, remontant le boulevard Malesherbes, tous les cuivres sonnant. Première compagnie; deuxième compagnie, les hommes marchaient vite, troisième compagnie: un officier placé en serre-file, et qui a l'allure nerveuse d'un alpin, un grand, à mâchoire carrée, la moustache courte et la joue plate, un jeune, qui regarde, comme l'ordonne la théorie, à vingt pas en avant, arrivé à la hauteur de la banque Maclarey, tourne la tête, aperçoit les trois jeunes filles à la fenêtre, salue de l'épée, et continue sa route. Le geste a été prompt; mais on l'a vu.
– Eh bien! ma chère, c'est vous qu'il a saluée?
– Mais non, c'est vous.
– C'est vous!
Un fou rire de Raymonde et de Marthe. La fenêtre est fermée. Qu'importe la fin du défilé?
On revient dans la salle des copistes. Mademoiselle Raymonde n'a pas de peine à deviner l'émotion d'Evelyne. Elle a surpris, au moment même où l'officier saluait, un geste de recul involontaire de sa voisine. Étonnement? protestation? colère? Preuve, en tout cas, et aveu.
– Vous ne le connaissez pas, Marthe?
– Non.
– Alors, c'est vous qu'il a saluée, Evelyne, il n'y a pas le moindre doute. Pourquoi vous défendez-vous? Il est fort bien, votre lieutenant.
– Vous nous le présenterez?
– Vient-il vous attendre à la sortie de la banque?
Evelyne nia effrontément. Elle eut de l'esprit, elle s'anima, – les machines ne claquaient pas vite, – et ses deux camarades commençaient à douter, quand, sous prétexte d'ordres à transmettre, de renseignements à donner au service de la dactylographie, M. Amédée, et un autre petit secrétaire, et M. Honoré Pope, le caissier aux cheveux gras, firent une apparition, l'un après l'autre, dans la salle des sténographes. Eux, ils ne doutaient pas. Ils avaient, à travers les barreaux de la fenêtre du rez-de-chaussée, remarqué le salut du lieutenant; ils avaient entendu les éclats de rire à la fenêtre de l'entresol; un instinct infaillible les avertissait qu'une seule des trois femmes avait pu être saluée de la sorte par un officier: cette Evelyne qui plaisait à tous et à qui personne n'avait l'air de plaire. M. Amédée, selon son habitude, arriva en glissant sur le parquet, – il était du monde; – il avait, entre les sourcils, le pli de l'homme chargé de gros intérêts, dans les yeux ce petit feu follet qui démentait la ride, et le sérieux, et l'allure affairée. Il se pencha au-dessus de la table de mademoiselle Raymonde, mais il observait Evelyne, appliquée et penchée; et, en partant, il murmura, impatienté de n'avoir pas été l'objet de la plus petite attention:
– Mes compliments, mademoiselle Evelyne: il est très bien.
Evelyne rougit, tourna la tête: il avait reglissé, gagné la porte et disparu.
Ce fut le tour d'un second employé, qui sourit d'un air entendu, en disant:
– Mesdemoiselles, je vous salue.
Puis, le caissier en second, M. Honoré Pope, entra, pressant sous son bras d'athlète amoindri par la graisse une liasse de papiers.
– Voilà, voilà du travail pour vos quenottes, mes enfants! dit-il.
Avec intention, il déposa la liasse sur la table d'Evelyne, et mit longtemps à détacher la sangle, ce qui lui permit de pousser le coude d'Evelyne. A la deuxième fois, celle-ci se recula, sans cesser de travailler. Le gros homme, qui parlait avec la moitié de ses lèvres seulement, l'autre restant close, dit, en visant à gauche et au-dessous:
– Pas la peine de faire tant de façons, mademoiselle Evelyne: on vous connaît, maintenant!
– Vieux satyre! Vous n'avez pas honte!
– Vous dites?
– Je dis: vieux satyre!
– Très bien! vous aurez de mes nouvelles, mademoiselle Evelyne!
– Il est possible que j'en aie, mais je n'irai jamais en prendre, monsieur Honoré Pope, et, si monsieur Maclarey m'interroge, je lui dirai pourquoi vous sortez de votre boîte!
Elle se leva. Le caissier prit un air de dignité offensée, changea le dossier de place, et le porta à mademoiselle Raymonde, qui sourit agréablement. Mais, à peine l'homme avait-il disparu, que, de la table en avant qui était celle de Raymonde, et de la table en arrière où travaillait Marthe, les mêmes mots vinrent à Evelyne:
– Allons! Ne faites pas de coup de tête! Vous avez raison, il est odieux. Mais, tout de même, le travail, ce n'est pas facile à trouver.
Evelyne se remit à copier. Mais, à six heures moins un quart, elle prit son chapeau:
– Tant pis si on me voit; tant pis si on me congédie: je rentre!
Elle revint tout droit rue Saint-Honoré. Elle était furieuse contre Honoré Pope: mais furieuse aussi contre Louis Morand. Madame Gimel la fit éclater, en lui disant:
– Mademoiselle, j'ai une petite surprise…
– Et, moi, une invraisemblable balourdise de monsieur Morand à vous raconter, à moins qu'il ne faille dire une cruauté dont je le croyais incapable…
– Mais quoi, Evelyne? quoi encore? à quel moment?
– Trois heures quarante-cinq de l'après-midi… Une manière de me désigner qui a pu lui paraître une élégante plaisanterie, à lui, mais qui a lâché contre moi tout le chenil de la banque, jusqu'à ce gros imbécile d'Honoré Pope, à qui j'ai dit ma pensée…
– Oh! Evelyne!
– Toute ma pensée, si bien que, à cette heure-ci, je suis peut-être renvoyée de chez Maclarey.
Madame Gimel ne fut ni terrassée ni même très émue.
– Cela me paraîtrait fâcheux. Voyons, procède par ordre.
En cinq minutes, Evelyne raconta l'après-midi. Pendant qu'elle parlait et qu'elle se montrait fort vive en paroles, la jeune fille observait, avec stupéfaction, le visage de madame Gimel. Madame Gimel s'épanouissait. Cette femme malade, amaigrie, tourmentée, semblait écouter avec plaisir, en tout cas avec une espèce de placidité ironique, l'histoire que revivait Evelyne.
– Petite, interrompit-elle, tu ne pouvais pas comprendre. Il y a une explication. Je t'ai annoncé une petite surprise; c'était pour te ménager: elle est grande.
– Vous avez une obligation à lots qui gagne vingt-cinq francs?
– C'est mieux. Tu vas me pardonner…
– Allez toujours?
– Evelyne, j'ai pris sur moi d'écrire à madame Morand.
– A la mère de monsieur Morand qui est venu ici? A madame Morand qui habite le Bugey?
– Parfaitement. Je lui ai dit que tu aimais toujours son fils.
– Mais vous n'en savez rien!
– Je lui ai dit que tu étais une femme remarquable, un cœur charmant, une laborieuse, et une pauvre enfant qui souffre trop…
Elle s'arrêta, ne pouvant prononcer les autres mots… Evelyne écoutait, blanche, effarée.
– La lettre était jolie, je t'assure; madame Mauléon me l'a répété… Ma petite, ce que je n'osais pas espérer est arrivé: madame Morand a répondu. J'ai trouvé une vraie mère. J'ai sa lettre. Tiens, lis, mon trésor! Moi, je ne pourrais pas.
Elle se mit à sangloter, le dos appuyé à la chaise basse, contente de pleurer enfin devant témoin, ce qui est un aveu, un partage; contente, à présent, qu'elle commençait à espérer, et qu'elle pouvait s'attendrir sur elle-même, sans risquer d'émouvoir par trop l'adorée Evelyne aux cheveux couleur de noisette, la petite qui lisait en face d'elle.
Evelyne lisait une lettre d'une écriture fine, penchée, sans ornement ni rature, sur une feuille de papier bordée d'un filet noir:
Le Haut-Clos, 10 août 190…
«Madame,
»J'ai été bien troublée en recevant votre lettre, d'autant plus que, presque au même moment, j'en recevais une de mon Louis, si malheureuse, si sombre et si résolue, hélas! que j'aurais voulu courir jusqu'à Paris pour le conseiller, le consoler, l'empêcher de prendre un parti bien digne de lui, mais dont je mourrai. Je le connais trop bien pour ne pas savoir que des paroles aux actes, avec lui, la distance est courte. Il veut permuter avec un officier du Congo Français ou du Soudan. Il a déjà fait des démarches. Je le perdrai, si je n'arrive point à rendre possible un projet qui est plein d'impossibilités. Lui, il ne cherche plus. Moi, je suis mère, je cherche encore. J'ai tant songé, et j'ajouterai, pour que vous sachiez mieux qui je suis, tant prié, que je ne veux pas désespérer. Je suis encore dans la nuit. Mais j'essaie d'en sortir. Je vous avouerai tout simplement, madame, que j'ai fait prendre, à l'insu de mon fils, des renseignements sur vous et sur mademoiselle Evelyne. Ils ont été aussi bons que je pouvais l'espérer, ou le redouter: je ne sais lequel des deux mots convient. Je veux voir cette enfant que des parents lâches ont abandonnée. Elle saura, si nous devons à jamais rester étrangères l'une pour l'autre, que je ne me crois pas le droit d'être dure, et que j'ai voulu voir, entendre et plaindre au moins celle que mon fils avait distinguée.
»VEUVE THÉODORE MORAND.»
«P. – S.– Mon fils ne sait pas ma démarche. Il ne sera pas chez moi. Mademoiselle Evelyne, si elle n'a qu'une journée à passer au Haut-Clos, peut arriver de très bonne heure: je me lève avec le jour.»
– Eh bien! Evelyne, que veux-tu que je réponde? Est-ce une femme, cette dame Morand, est-ce une mère?
– Vous aviez fait comme elle, avant elle, maman; et encore mieux: vous ne saviez pas quelle petite canaille je pouvais devenir, et vous m'avez recueillie. Cette dame ne veut de moi qu'une visite. C'est gentil tout de même.
Toute l'intimité d'autrefois, et la reconnaissance, en plus, se trouvaient dans ces mots que madame Gimel s'était penchée pour entendre, tout près, et qu'elle écoutait encore. Madame Gimel ne pleurait plus.
– Que veux-tu que je réponde?
Evelyne relut la lettre, et leva les yeux vers la clarté de la rue.
– Il faut aller, dit-elle.
– C'est mon avis. Quand partons-nous?
Les yeux qui erraient sur les toits d'en face s'allongèrent un peu, mais ne sourirent pas tout à fait.
– Maman, je préfère avoir toute la responsabilité de ce qui arrivera. Si je me trompe, si je ne suis pas bien jugée, je n'aurai à m'en prendre qu'à moi-même. Laissez-moi aller seule. Vous serez au courant des moindres détails, je vous le promets. L'Assomption est jeudi prochain. Je demanderai un congé à monsieur Maclarey. Au besoin, monsieur Honoré Pope m'appuiera, pour avoir l'air d'un brave homme sans rancune. Maman, nous passerons la fête ensemble, je partirai jeudi soir… J'espère qu'il y a un train, le soir, pour le Bugey? Où est-ce au juste, le Bugey?
– J'ai ta petite géographie de l'école, dit madame Gimel, et j'ai aussi un Indicateur de l'an dernier.
Elles passèrent la soirée à combiner le voyage que ferait Evelyne, et à prévoir, et à craindre que ce ne fût pas une joie. Mais, l'inconnu, presque toujours, se résout en espérance. Elles finirent par espérer un peu. L'avenir, les images, les mots de bienvenue, les interrogations probables, les objections, tout cela sonnait dans la chambre où deux pauvres femmes causaient, l'une jeune et l'autre vieille, et s'empressaient autour d'un amour qui avait l'air de revivre.
VI
LE HAUT-CLOS
Le vendredi 16 août, à six heures du matin, Evelyne descendait du train de P. – L. – M., à la gare d'Artemare. Elle était seule; il faisait de la brume; on ne voyait qu'une petite butte pierreuse à gauche de la route, des prés à droite et des silhouettes de peupliers dans le brouillard. Evelyne, en remettant son billet au chef de station, demanda:
– La route de Linot, s'il vous plaît, monsieur?
– C'est là-haut, mademoiselle. Vous traverserez la ville, – ils ont la ville facile, les gens qui habitent les bourgs, – tout droit, puis vous trouverez un lacet qui monte à Don; Linot est sur le molard, au-dessus de Don.
Il suivit des yeux, un moment, la jeune fille vêtue d'une robe très simple, mais si bien coiffée, si bien chaussée, et qui marchait si finement, portant l'ombrelle couchée sur le bras gauche, et, de la main droite, tenant un sac. Le chapeau canotier garni de tulle, le chignon blond, le cou mince et droit, la robe, qui ondulait à droite, à gauche, au rythme sûr du pas parisien, ne furent bientôt qu'une ombre en mouvement parmi d'autres qui ne bougeaient pas. L'employé rentra. Evelyne traversa le bourg d'Artemare et prit le chemin qui monte, en pente raide, de la vallée de Virieu jusqu'à la haute vallée de Valmorey. Le chemin s'élevait, d'abord au flanc des roches à pic qui soutiennent le poids de la haute plaine et qui barrent en ligne droite, comme le barrage d'un grand fleuve tari, tout l'espace entre le mont du Colombier et la montagne de Colère; il tournait; il passait au milieu du village de Don, tournait encore, et aboutissait à la lisière du plateau. Lorsque Evelyne fut arrivée là, elle sentit que l'air était plus léger et la brume mêlée de soleil. Autour d'elle, une route, deux routes, des sentiers escaladant des vignes: plus de maisons. Elle demanda Linot à un cantonnier entre deux âges, à genoux devant un tas de cailloux, et qui, pour la mieux voir, releva ses lunettes et s'assit, d'un mouvement lent, sur le talon de ses sabots.
– Ma mignonne, vous n'avez qu'à filer droit sur la gare du tramway. Là, vous trouverez le chemin. Vous gâteriez votre ombrelle et vos beaux petits souliers jaunes à vouloir monter le molard, comme nous autres, par la traverse.
Un rire qui n'était pas du pays, un rire léger, qui avait de l'esprit comme une ligne de musique, s'envola dans le matin tranquille.
– Quel bien ça fait à la poitrine, l'air de chez vous! dit Evelyne, flattée. Si j'en pouvais boire de pareil, à Paris, je me priverais de lait tous les matins.
– Alors, vous êtes de Paris?
– D'où voulez-vous que je sois? Est-ce loin encore, le Haut-Clos?
– Une promenade de demoiselle. Ah! ce sacré Paris! J'ai un fils qui aurait pu y aller, s'il avait voulu. Mais, voilà: il a une place à Montpellier. Ce sacré Paris, tout de même!
Il ramena ses lunettes sur son nez, et se remit à casser les pierres; le bruit du maillet et celui des talons d'Evelyne sur la route sèche et bombée sonnèrent ensemble un peu de temps. Evelyne modéra bientôt son allure de Parisienne, non pas qu'elle fût lasse, mais de peur d'être rouge en arrivant. Il était sept heures et demie quand elle atteignit le sommet du molard de Linot, et elle reconnut tout de suite, au delà d'un groupe de fermes et de vergers, sur une partie rase et légèrement relevée du plateau, le logis où elle était attendue. C'était bien celui dont elle avait vu la photographie, et dont Louis Morand avait parlé, avec tant d'amour, chez madame Mauléon. On n'apercevait que la façade latérale, inégalement percée d'une porte, d'une grande fenêtre et de trois petites. Même de ce côté, le toit d'ardoise rabattu, à cause de la neige, faisait un triangle bleu barrant la pointe du pignon blanc. La façade du midi, vers la plaine d'Artemare et de Virieu, devait être la principale. Elle ouvrait sur un jardin en pente, entouré d'une palissade, et au bas duquel il y avait une vigne, la vigne, sans doute, d'où venait le nom de Haut-Clos. En arrière, du côté du nord, Evelyne reconnut aussi le noyer où grimpait un lierre. Il poussait isolé, protégeant la maison, dans une terre inculte, une sorte de pâture, à laquelle faisaient suite, encore voilées de brume, des bandes d'herbes de hauteurs différentes, les unes vertes, les autres blondes, et dont Evelyne n'aurait pu dire les noms. Elle s'avança jusqu'à cinquante mètres, et, le cœur battant, elle écouta. Malgré la lettre qui disait: «Je me lève avec le jour», comment oser frapper, ou sonner, à la porte de cette maison? Aucun bruit. Sept heures trente-cinq. A pareille heure, les compagnes de dactylographie commençaient à peine à s'éveiller, et madame Gimel n'avait pas encore mis la bouilloire sur le fourneau à gaz.
Evelyne sentait son cœur battre moins vite et la fraîcheur de l'air courir dans sa poitrine, dans les veines de son cou et de ses tempes. Elle respira trois fois, ses poumons tout ouverts et goûtant la brume de montagne, et elle répéta:
– Que c'est bon, l'air d'ici!
Et, la troisième fois, elle entendit un pas derrière elle. Une dame venait, par un sentier de culture, à peine tracé, entre une luzerne et une planche de chaume. Elle était petite, assez forte, vêtue d'un costume de deuil dont l'étoffe ne devait pas être neuve et dont la coupe était ancienne; elle avait des yeux bleu vif sous des sourcils châtains, et, en marchant, elle regardait Evelyne. Elle la considérait depuis quelque temps sans doute, et d'une façon si attentive et si ferme, que son visage n'avait pas d'autre expression que cette curiosité et cette application. Elle ne se préparait pas à sourire. Quand elle fut à quelques pas de la jeune fille, elle s'arrêta, et elle respira, elle aussi, mais avec effort, et, en pâlissant beaucoup, comme ceux que l'émotion étreint et étouffe, elle dit:
– Je comptais être ici avant vous, mademoiselle… Vous avez dû monter vite… Comme vous ressemblez à la description qu'il m'a envoyée!
Alors seulement, elle s'approcha tout à fait, et elle tendit la main, mais sans pouvoir sourire. Ses yeux, qui regardaient Evelyne, s'efforçaient de voir tout un avenir en elle, et ils étaient dans l'angoisse. Elle ajouta:
– Est-ce que je vous fais peur? Vous êtes toute pâle.
– Je crois que nous le sommes toutes les deux, madame. Cela n'est pas étonnant, pour moi surtout. Et c'est vrai que j'ai peur de vous…
– Une Parisienne! Je les croyais plus braves que nous.
– Oh! il n'y a pas de Parisienne, quand…
– Dites?
– Quand on aime, madame… Je ne suis pas timide, d'ordinaire; mais, aujourd'hui, c'est autre chose. Je viens peut-être pour apprendre que je vous déplairai.
La vieille femme répondit sérieusement:
– Je vous le dirai, si cela est. Venez. Vous devez avoir faim.
L'une près de l'autre, les deux femmes se mirent à marcher vers la maison.
– Voici mon domaine, disait madame Morand; il n'est pas grand…
– Mais le pays doit être joli.
– Vous en jugerez: dans une demi-heure, le brouillard sera haut. Chez moi, les choses n'ont pas changé depuis cinquante ans et plus. Mais ceux qui ont habité la maison avec moi m'ont laissée seule; je l'aime encore à cause d'eux; ailleurs, je serais un peu plus seule. Ma chambre a une petite fenêtre de ce côté, et une grande du côté des vallées basses. Quand il fait beau, je puis apercevoir de là, presque depuis Virieu, mon fils qui monte à Linot. Il vient passer trois semaines avec moi, chaque année. C'est ma provision de joie pour les onze mois qui suivent… pas toute, cependant: je ne m'ennuie jamais.
– Ni moi, madame, excepté quand mademoiselle Raymonde se plaint de la destinée.
– Qui est-ce?
– Une dactylographe comme moi, chez Maclarey.
Evelyne était plus grande, d'une demi-tête au moins, que madame Morand. Elle vit un commencement de sourire sur les lèvres ridées. Elle observait, sans danger d'être découverte et du coin de l'œil, celle qui lui montrait la maison, et le jardin, et la vigne.
– A côté de la haie, mademoiselle, voyez-vous la tonnelle? C'est là que…
Evelyne étudiait cette figure un peu trop pleine, ridée en cercle et réduite à un seul ton, que le sang ne vivifiait plus, mais qui pouvait encore pâlir; les lèvres gercées; le nez rond et commun; le regard et le front admirables: un de ces fronts transparents, au travers desquels on devine la flamme droite de l'esprit, un regard calme, ménager de la tendresse de l'âme, et devant lequel le monde est comme une chose déjà passée. Elles firent ainsi une centaine de pas; madame Morand entra, par la barrière, dans la partie de l'enclos qui enveloppait la façade latérale du logis, et, de là, dans la cuisine, où la servante, une fille de l'Isère, haute sur jambes et accorte, s'effaça devant la Parisienne, en s'inclinant sur la hanche pour mieux voir la toilette. Madame Morand allait devant, ouvrant et fermant des portes qui avaient de grosses ferrures.
– Entrez ici, mademoiselle Evelyne, dit-elle enfin; votre café au lait doit être servi… Oui, parfaitement… Mangez d'abord, et puis nous causerons… Le soleil vous rend visite, tenez, tout le jardin est clair.
Le jardin était clair, en effet; il venait jusqu'au seuil du salon, – une large pièce tapissée d'un papier fané, et meublée de meubles d'acajou tendus de cretonne à ramages; – il entrait même un peu de chaque côté de la porte-fenêtre, qui était grande ouverte: les plates-bandes envoyaient en reconnaissance, jusque sur le parquet, quelques branches aventurières, comme il y en a dans tout massif; du coin de droite, venait une poignée de réséda; de la gauche, une tige de mauve. L'allée centrale descendait en face, bordée de rosiers dont pas un n'était rare, mais qui étaient féconds comme du petit peuple heureux.
Evelyne s'assit devant le guéridon bas où madame Morand avait coutume de placer son panier à ouvrage, et où étaient disposés, ce matin, la cafetière, la tasse, le sucrier, du beurre, des confitures, et le pot à crème, sur un napperon blanc. Et elle commença de croquer une tartine, qui lui donna le courage de rire, pour la première fois.
– De quoi riez-vous? demanda la vieille dame, qui allait quelquefois jusqu'au bourg, pour voir rire un enfant.
– Je ris d'une expression que j'entends souvent, dans les crèmeries: «Il n'y a de beurre franc qu'à Paris.» Maman dit cela aussi; madame Gimel, je veux dire… enfin, vous savez, celle qui m'a élevée.
Le rire n'avait pas duré. Evelyne était devenue rouge. Deux larmes montaient au coin de ses yeux. Elle eut l'air de s'intéresser à la tonnelle de buis, au fond du jardin. Et madame Morand, qui aurait pu parler, écarter le souvenir, consoler, n'en fit rien; mais elle regarda en silence les yeux gris de lin que la lumière éclairait jusqu'au fond, jusqu'à l'âme douloureuse, qui cherchait à se ressaisir.