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Kitabı oku: «Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe», sayfa 9

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LE TESTAMENT DU VIEUX CHOGNE

Rien ne disait l'heure, si ce n'est le silence. On devait être au milieu de la nuit, ou un peu après, dans cette courte période, point mort du cadran, où les chiens de garde eux-mêmes s'éveillent difficilement. A peine s'il arrivait de l'étable, à de longs intervalles, un meuglement bref, la plainte d'une bête fatiguée par la chaleur que la neige des toits maintenait amassée. Pas de bruit; pas de lumière non plus dans la grande salle de la ferme. Deux hommes étaient cependant assis près de la table où mangeaient soir et matin les maîtres et les domestiques de la Grange de Beinost; tous les deux du même côté et regardant le lit dont les draps et l'édredon étaient immobiles et soulevés, dans toute la longueur, par une forme humaine. Autour du lit, à droite de la cheminée, des linges traînaient à terre; d'autres séchaient, étendus sur le dos d'une chaise, devant des tisons dispersés, que la cendre aveuglait. Ailleurs, le long des murs de la pièce, il y avait, comme dans toutes les fermes de la région, une provision de bois soigneusement empilée, un vaisselier, une armoire couronnée de paires de bottes dont les tiges s'évasaient, un coffre, deux ou trois sacs de pommes de terre ou de châtaignes. Ces choses, très vaguement, émergeaient des ténèbres. Le reflets des champs de neige, qui ne perdent pas toute clarté dans la nuit, entrait à travers les vitres des fenêtres opposées, et maintenait, pour les yeux habitués des témoins, un peu de la vie des couleurs et des reliefs. Les hommes parlèrent enfin, à demi-voix.

– Depuis une heure, dit l'un, il n'a pas bougé.

– Je n'entends plus le souffle, répondit l'autre.

– Il a passé si subitement, reprit l'aîné, qu'on n'a pas eu le temps de lui faire faire son testament. Ça ne se peut, pourtant, que Mélanie partage avec nous le bien du père.

– Non, ça ne se peut: le pré doit nous rester, et aussi la vigne d'en bas et toute la Grange.

– Alors, tu es d'accord avec moi, Francis?

– Oui.

– Tout à fait?

Le cadet répondit d'un signe de tête, accompagné d'un abaissement des paupières, qui signifiait: «Je sais ce que j'ai à faire, inutile de parler.» Il était jeune, maigre, sans teint, jaune de cheveux; il avait le nez aquilin, les yeux pâles et toujours errants. Quelques-uns le prenaient pour un être de peu de jugement: ils ne remarquaient pas le rire bref qui avait peine à détendre les lèvres et les joues, mais où transparaissait un esprit résolu et rusé.

Anthelme, l'aîné, lourd paysan, barbu, épais de visage et camard, donnait l'impression d'une force brutale et impulsive; mais il avait, lui aussi, sa part de ruse, qu'il dissimulait sous la violence des mots, du ton et du geste. D'habitude, on n'entendait que lui à la Grange de Beinost; le vrai maître était cependant le père qui venait de mourir, et après lui le cadet qui ressemblait au père. Francis se leva le premier.

– Va donc chercher le Biolaz, dit-il; moi je m'occupe des témoins, et du reste.

Un quart d'heure plus tard, la grosse poulinière noire dont la bouche, trop tôt tirée par le mors, était restée allongée par un rire stupide, attendait sous la neige, dans la cour de la ferme. Francis se tenait auprès du traîneau, il avait une dernière recommandation à faire, et, quand la porte de l'étable s'ouvrit:

– Anthelme, dit-il, tiens bien ta langue avec le Biolaz!

Et il rentra aussitôt, en secouant sa veste. Anthelme s'était enveloppé dans une limousine doublée, manteau de misère, qui servait depuis vingt années à tous les gardeurs de vaches de la Grange, et sa tête disparaissait presque dans l'entonnoir du col relevé. Il s'avança, portant devant lui la lanterne allumée, qu'il fixa dans une bague de fer, à droite du siège, et il partit. La montagne était entièrement blanche, sans arbre ni buisson jusqu'aux premiers plans de la vallée. Il tâchait donc, dans le rayonnement des pentes, de reconnaître le lacet qu'il n'aurait pu quitter sans risquer sa vie. Il neigeait mollement. Les villages, au-dessous, dans le brouillard glacé, dormaient. Aucun bruit ne montait des vallées. Rien ne remuait, dans cette nuit d'hiver, si ce n'est, très haut sur le Colombier, la flamme de la lanterne qui faisait, autour du traîneau, un halo minuscule, et qui descendait en zigzags à travers les champs de neige.

Anthelme Chogne allait chercher le notaire.

Ces Chogne étaient connus dans la montagne pour une famille riche, processive, et de tout temps redoutable à ceux qui ne la servaient pas. Les voisins disaient: «On ne fait jamais une bonne affaire avec un Chogne, et ceux-là sont heureux, qui n'en font point une mauvaise.» Le vieux père ne descendait presque jamais de sa ferme, perchée à huit cents mètres en l'air, dans la partie du massif du Colombier, où les crêtes diminuent, et où la montagne élargit ses flancs. Autour de la Grange de Beinost, quand l'été avait fondu la neige, on n'apercevait que des pâturages maigres et semés de pierres, et quelques champs non limités, où l'écorce du sol, égratignée par la charrue et par la bêche, donnait de maigres récoltes de seigle, de fèves et de pommes de terre; mais il y en avait en bas, sur une ancienne moraine, que côtoyait un torrent, une vigne en forme de tortue, qui donnait un vin rouget, clairet, piquant, très renommé dans la contrée. C'était la richesse, le joyau des Chogne. Il y avait encore au-dessus de la ferme, montant toute noire, pressée, fût contre fût, jusqu'au sommet de la chaîne, une forêt de pins qui n'appartenait point aux Chogne, mais que les Chogne exploitaient, dévastaient, de père en fils, avec une audace contre laquelle le propriétaire n'avait jamais trouvé de défense utile. Si des arbres disparaissaient, personne n'avait jamais vu le bûcheron qui les abattait; s'ils étaient trouvés au bas de la montagne, dans les plis où les troncs d'arbres coulent, soit avec les avalanches, soit avec le torrent, les Chogne prétendaient toujours que le bois leur appartenait, qu'il venait d'une coupe achetée par eux, sur les lisières, et la preuve était impossible contre eux, dans ce pays vaste, peu habité, difficile d'accès, et où pas un témoin n'aurait osé dire: «Chogne a menti.» Sombre d'humeur, avare, très rude avec les siens, le père Chogne n'avait jamais pu supporter la présence d'une femme à la maison. Son unique fille, Mélanie, à l'âge de quinze ans, hébétée par l'abandon, et par le manque de nourriture, s'était placée comme domestique à Nantua. Elle avait à présent vingt-cinq ans. C'était elle qu'il fallait dépouiller de la vigne et de la Grange, et de tout ce que le père aurait pu lui enlever s'il n'était pas mort si vite, par cette nuit d'hiver.

Anthelme avait mis la jument au trot dès l'arrivée en plaine. Il traversa les bourgs, l'un après l'autre, sans arrêter, et c'est à peine s'il ralentit l'allure pour remonter la pente, de l'autre côté de la vallée et pour atteindre le col qui fait communiquer le Valromey avec Hauteville. La neige était molle et très épaisse sur les hauteurs. Heureusement, elle ne tombait plus dans cette région nouvelle. Le traîneau glissait sur une route large, balisée par des forêts ou des bouquets d'arbres. La seconde descente fut aisée et rapide. Le paysan s'arrêta dans la principale rue de la ville, vers le milieu, devant une porte à laquelle on accédait par quatre marches, munies d'une rampe, et il jeta sa couverture sur la jument dont tout le corps fumait comme une mare au petit jour.

– Allons, monsieur Firmin Biolaz! cria-t-il.

Et il tira, en même temps, la sonnette. Une musique aiguë et prolongée lui répondit, un grelottement de cuivre qui s'apaisa lentement et sans fruit. Au troisième appel seulement, les volets du premier étage, légèrement poussés sur la tôle de l'appui, chassèrent dehors un bourrelet blanc qui s'émietta en l'air, et une voix demanda:

– Vous ne pourriez pas sonner moins fort? Qui êtes-vous?

– Je viens vous querir pour un testament.

– Est-ce pressé?

– Oui bien.

– Alors, j'irai dans la matinée. Qui êtes-vous?

– Dans la matinée! Mais non! C'est tout de suite qu'il faut venir. Tout est prêt.

L'homme éleva la voix, de façon à être entendu jusqu'au fond des alcôves, où les voisins dormaient sous les rideaux tirés.

– Ouvrez, monsieur Biolaz; c'est dans la loi que les notaires ne peuvent pas refuser les clients! Ouvrez!

Les volets se rapprochèrent l'un de l'autre. Puis Anthelme perçut le bruit douillet des bourrelets de la fenêtre qu'on fermait. Il ne demeura dehors que le temps qu'il faut à un notaire pour allumer une bougie, pour expliquer à sa femme qu'il n'y a pas de danger, pour chausser des pantoufles, enfiler un pantalon, y insérer les plis amples de la chemise de nuit, et descendre un étage.

– Entrez vite, dit M. Biolaz; il fait diablement froid.

– Vous ne me l'apprenez pas!

– Par ici, dit le notaire, en poussant, à gauche, dans le corridor, la porte de son cabinet.

Il passa le premier, avança une chaise, dans l'ombre troublée par la bougie errante, fit le tour du bureau, et s'assit à la place accoutumée, en élevant le bougeoir, pour étudier le client. Celui-ci déboutonnait le col de sa limousine, en retirait sa barbe, sur laquelle coulaient des gouttes de neige fondue, enlevait sa casquette, et proclamait:

– Je suis Chogne, Anthelme, de la Grange de Beinost.

– Chogne, dit le notaire en posant le bougeoir; ah! très bien! Qui donc est malade, chez vous?

– Le vieux; il ne passera pas la nuit, c'est sûr.

– Très bien; très bien, répéta le notaire.

Les deux hommes s'observèrent l'un l'autre pendant une demi-minute de silence, chacun cherchant à lire et à ne pas être lu. Les visages restèrent inexpressifs, au cran d'arrêt. Néanmoins, par une communication directe, qui s'établit toujours entre deux esprits en lutte, Anthelme comprit, il vit nettement que M. Biolaz pensait: «Tous les Chogne sont des canailles; défions-nous.» M. Biolaz, de son côté, sut, à n'en pas douter, que Chogne, Anthelme, de la Grange de Beinost, songeait: «Le notaire a entendu parler de nous; il n'a pas bonne opinion, mais je suis plus fin que lui.» Cet homme encore jeune et tout rond, rappelait par sa figure tavelée de rouge, ses paupières abaissées, le tic nerveux qui tirait le coin d'une de ses lèvres, ses cheveux coupés en brosse et comme à l'ordonnance, par la gaucherie de son geste, le type légendaire du fantassin qui entre à la caserne: mais il avait toujours vécu dans le pays et approfondi ce qu'il nommait «la clinique notariale». Il demanda:

– Vous aurez des témoins, à cette heure-ci?

– Ils seront à la Grange, tous les quatre, quand vous arriverez. Ah çà!..

Le cou du paysan se tuméfia; ses yeux rosirent; il frappa du poing la table.

– Ah çà! vous déciderez-vous, à la fin?

M. Biolaz eut un papillotement de paupières et une sorte de salut de la tête qu'Anthelme prit pour un signe de peur. Il ne répondit pas, mais se leva, saisit une sacoche pendue le long de la tapisserie verte, y glissa du papier écolier, du papier timbré, des plumes, et, au dernier moment, un objet enfermé dans une gaine de cuir haute d'une main, rectangulaire, qui se trouvait sur le bureau.

– Vous savez, dit Anthelme d'un ton de moquerie, vous n'avez pas besoin d'emporter votre revolver: la maison est sûre.

Le notaire fit claquer le ressort qui fermait son sac.

– Passez donc le premier, monsieur Chogne; ce n'est pas un revolver que j'emporte, c'est un petit instrument avec lequel je prends des notes, quand j'en ai besoin.

Anthelme n'attendit pas longtemps dans la rue. M. Biolaz reparut, chaussé de bottes, enveloppé d'une peau de bique, traînant après lui une couverture de fourrure. Sans faire une observation ou une recommandation, il s'empaqueta dans ces pelleteries, se coucha à l'arrière du traîneau, la valise sous la tête, et murmura:

– A vos ordres, monsieur Chogne!

Pendant la plus longue partie de la route, et jusqu'à ce qu'il fût arrivé au bas de sa montagne, près de sa vigne, Anthelme sembla n'avoir d'autre préoccupation que de faire galoper sa jument déjà lasse. Le brusque changement de vitesse, quand le sol se releva, rendit la parole au conducteur. Anthelme se détourna à moitié, sur le siège du traîneau. Il vit, à l'aspect des brumes qui se formaient en paquets, que le jour approchait, et que la matinée serait claire.

– Monsieur Biolaz, est-ce que vous connaissez bien mon père?

– Pour l'avoir rencontré, une ou deux fois, dans des foires.

– Il vous reconnaîtra sûrement, lui; il a une mémoire!.. Dites donc, monsieur Biolaz, et mon frère Francis, le connaissez-vous bien?

– Pas du tout.

Le paysan fouetta la jument qui n'en pouvait plus, et ajouta:

– Il sera peut-être là; il n'y sera peut-être pas: il est allé au médecin, rapport au père, n'est-ce pas?

De la Grange de Beinost, on guettait les voyageurs. Dès que le traîneau vira sur l'espèce de plate-forme qui s'étendait en arrière de la ferme, la porte de la grande salle s'ouvrit, et un homme s'avança dans la nuit, en disant:

– Salut! Entrez donc! Il n'est pas mort, mais il faut faire vite; il se plaint tout le temps.

Le notaire entra. La salle n'était éclairée que par une lanterne d'écurie, à verre bombé, qu'on avait placée au milieu de la table. Il aperçut le lit, mais il ne put voir du malade, caché entre les oreillers et les draps, qu'un bonnet de coton et un profil fuyant, tourné du côté de la venelle. Il s'échappait de là une plainte ininterrompue. Le notaire fit le grand tour, et s'arrêta dans les environs de la cheminée parmi les chaises chargées de linge. Les rideaux étaient à moitié fermés.

– C'est moi, monsieur Chogne; c'est moi, le notaire. Vous m'entendez bien?

Une voix assourdie répondit:

– Oui, oui, monsieur Biolaz, de Hauteville. Ah! là, là, que je suis malade, mon pauvre monsieur!

– Pas tant que vous le croyez, monsieur Chogne… regardez-moi?

Au fond de la pièce, plusieurs voix d'hommes protestèrent:

– Faut le laisser… Il est assez malade comme ça… Puisqu'il ne veut pas remuer, cet homme, pourquoi le tourmenter?

On entendit la voix traînante du notaire:

– Passez-moi la lanterne?

Les quatre mots tombèrent dans un silence aussi profond que s'ils avaient été prononcés au milieu des champs de neige et de la brume de l'aube. M. Biolaz les répéta, du même ton tranquille. Alors, l'homme qui était venu au-devant de lui, dans la cour, un très grand, qui avait son chapeau enfoncé jusqu'aux yeux, prit la lanterne par l'anse de cuivre et la leva, sans quitter le milieu de sa chambre. M. Biolaz n'insista pas; mais il observa, en se penchant, le testateur qui s'était remis à geindre, puis il se détourna vivement. Au fond de la pièce, sur un banc, le long du mur, trois autres paysans écoutaient et regardaient, respirant à peine, le buste tendu en avant. Le mouvement du notaire les fit se redresser, comme s'ils avaient été pris en faute. L'un d'eux dit avec humeur:

– Faites donc votre métier, monsieur Biolaz, au lieu de vous dandiner comme ça dans votre peau de bique.

Le notaire n'hésita plus: il eut le sentiment qu'il était seul contre cinq, car Anthelme rentrait, après avoir dételé la jument, et il disait:

– C'est ça; approchez vos papiers de la lanterne, monsieur Biolaz; là, vous serez bien pour écrire; nous n'avons plus de pétrole, malheureusement; on a tout dépensé ces jours-ci, vous comprenez.

Puis, comme M. Biolaz commençait à demander aux témoins leurs noms, prénoms et professions:

– Dommage que mon frère Francis ne soit pas revenu pour le testament du père, reprit Anthelme; ça sera un chagrin pour sa vie.

Le notaire n'avait plus l'air d'écouter; il rédigeait. Ayant étalé une feuille de papier timbré sous le rayon de la lanterne, il s'appliquait, le front plissé d'une ride unique, à combiner ses formules, et à peser ses mots. Les témoins devenaient expansifs. Ils causaient entre eux. «Par-devant Me Firmin Biolaz, a comparu M. Mathieu-Napoléon Chogne, lequel, se croyant gravement malade, a requis ledit Me Biolaz de dresser son testament.» Le notaire relevait ensuite, avec minutie, les circonstances de date et de lieu, décrivant la salle de la Grange de Beinost, et le malade lui-même, «pour le peu que j'en ai vu», disait-il. Puis il demanda au testateur de lui dicter ses volontés. Le vieux Chogne, dont la parole était coupée par de fréquents soupirs, plaintes et accès de toux, dicta quand même quelques phrases qui décelaient une longue expérience des affaires. Il léguait, «par préciput et hors part, à ses fils Anthelme et Francis, tout ce qu'il pouvait enlever à sa fille Mélanie, et ce, pour les remercier des bons soins dont ils avaient entouré sa vieillesse.» Il exprimait le désir «qui serait sacré pour tous», que la vigne appartînt à Francis et la Grange de Beinost à Anthelme.

La rédaction achevée, M. Biolaz relut l'acte à haute voix, et se leva pour faire signer le malade. Deux des quatre témoins et Anthelme se dressèrent en même temps, et se placèrent entre le notaire et le lit. Les deux autres passèrent dans la venelle.

– Je ne peux pas signer, gémit le malade, je ne peux pas.

– Encore le tourmenter! Vous l'entendez! grognèrent les hommes. Monsieur Biolaz, il faut coucher sur le papier qu'il ne pouvait pas signer… Monsieur Biolaz, n'approchez pas comme ça; il a peur de vous, vous voyez… Laissez la lanterne sur la table… Ça lui fait mal, la lumière…

Le notaire était au pied du lit, que cachait une couverture qui tombait jusque sur le sol. Les hommes s'agitaient, aux deux côtés du malade, et se courbaient pour lui parler, tellement qu'on ne le voyait plus.

– N'est-ce pas que tu ne peux pas signer, vieux père? Répète-le! Il faut qu'il s'en aille, à présent, le notaire… On ne doit pas contrarier comme ça les malades, monsieur Biolaz.

Pendant ce temps, le notaire relevait, avec précaution, et sans qu'ils y prissent garde, la couverture sur laquelle il marchait. Il avait senti, à travers la laine, quelque chose de résistant et de mou à la fois; il en avait suivi le contour, du bout de ses bottes, et sans baisser les yeux un seul moment.

Si les témoins et Anthelme n'avaient été si violemment occupés de défendre le vieux Chogne, ils eussent vu que M. Biolaz pâlissait. Le notaire tourna la tête vers la fenêtre qui était toute proche. La lumière de l'aube était vive au dehors, et, relancée par la neige, elle entrait dans la salle. Il se recula.

– J'ajouterai la formule légale, messieurs; je mettrai que le testateur ne peut signer. Venez, et terminons.

Ils se placèrent aussitôt et tous devant lui, de l'autre côté de la table. De la main droite, il écrivit la formule; de la gauche, il fouilla dans le sac de voyage, et prit la petite boîte enveloppée de cuir qu'il posa debout sur le bois de la table.

– Qu'avez-vous à faire de ça? cria Anthelme. Je ne permets pas!.. Empêchez-le!

– C'est moi qui ne permets pas que vous empêchiez les témoins de signer! A moi, témoins!

Les témoins écartèrent Anthelme, qui se débattait. M. Biolaz orienta la boîte vers le pied du lit, pressa un ressort muet, et enfouit l'objet dans la poche de sa peau de bique.

A ce moment, l'aîné des Chogne bondit sur le lit, se baissa, ramena jusqu'à terre la couverture qui avait été relevée, et accroupi, les poings tendus, chercha du regard le compagnon qui l'aiderait à faire un mauvais coup. On pouvait aisément se jeter sur M. Biolaz, le fouiller, le ligotter s'il résistait. Mais le notaire paraissait si calme, et si bien occupé à contrôler les signatures, que les yeux auxquels s'adressait Anthelme répondirent, d'un clignement expressif: «Inutile; il n'a rien vu; ne compromets rien».

– Imbéciles! dit Anthelme tout haut, en se redressant, et en prenant faction au pied du lit.

– Anthelme, dit simplement M. Biolaz; c'est le premier témoin qui me reconduira. Faites atteler un autre cheval au traîneau.

Nul n'aurait pu deviner, quand le notaire s'étendit, pour la seconde fois, dans la cage de bois qui devait le ramener à Hauteville, qu'il venait, dans la même heure, de découvrir un crime et d'en commettre un autre.

L'enterrement du vieux Chogne eut lieu le surlendemain. Le cinquième jour, dans la matinée, les deux fils se présentaient à l'étude Biolaz. Le notaire s'attendait à leur visite. Il les fit asseoir devant son bureau, et resta debout de l'autre côté. Il avait son air naïf et le ton traînant de tous les jours, mais les lèvres tiquaient plus fort que de coutume.

– Eh bien! dit-il, qu'est-ce que vous me voulez?

Il s'en doutait.

– Savoir si vous avez fait enregistrer l'acte, répondit l'aîné.

– Car ma sœur Mélanie, ajouta le cadet, accepte tout ce que le père a voulu; elle ne fera pas d'opposition.

M. Biolaz se recueillit, baissa très bas les paupières, coula les yeux vers Anthelme au museau de loup, puis vers Francis au museau de fouine, et dit, en détachant les syllabes:

– Le testament n'a pas été enregistré, et il ne le sera pas: il est nul!

– Nul! dit Anthelme en repoussant violemment sa chaise. Il ne l'est pas. Je l'ai vu, et je m'y connais!

– Il faudrait le prouver, qu'il est nul! ajouta Francis.

Les deux frères étaient debout, les mains appuyées sur le bord du bureau.

– Voilà la pièce, dit le notaire en prenant une feuille de papier qu'ils reconnurent. Elle est trois fois nulle. D'abord ceci, vous voyez: «lequel a requis Me Biolaz de dresser son testament».

– Eh bien?

– Il fallait mettre à la suite: «et l'a dicté». La mention que le testament a été dicté est une mention nécessaire. Je l'ai omise.

– Exprès?

– Oui.

– Misérable!

– Attendez avant de dire ce gros mot-là, Anthelme; nous verrons qui de nous trois le mérite.

– Et après, monsieur Biolaz? demanda Francis.

– J'ai négligé, en outre, d'indiquer que j'avais lu le testament au testateur et aux témoins, et enfin, troisième nullité, j'ai bien écrit que le testateur était trop faible pour signer, mais je n'ai pas constaté qu'il me l'avait lui-même déclaré.

La petite feuille tomba sur le bureau, sans bruit, comme la neige. Une émotion égale étreignait les trois hommes, et leurs trois colères se heurtaient dans l'étroit espace qui séparait les visages, les bras, les poitrines.

– Dites donc, Biolaz, cria Anthelme, cela s'appelle un faux en écriture publique!

– Je le sais.

– Cela conduit un homme aux galères! dit Francis.

– Parfaitement, riposta M. Biolaz, cela conduit un officier public aux galères, quand il n'a pas, pour se justifier, le petit document que voici.

Il tendit un petit papier carré et brun.

Les deux Chogne se reculèrent.

– Oh! vous pouvez prendre; j'ai vingt épreuves pareilles, et le cliché est en lieu sûr.

Ce fut le cadet qui prit la photographie, et qui l'approcha de la fenêtre. L'épreuve était floue; les rideaux du lit, les draps, les oreillers, s'arrondissaient en volutes de brume autour d'un profit très typique, mais imprécis et sans âge. Au premier plan seulement, à l'endroit où la fenêtre avait versé plus abondamment la lumière, on voyait sous le lit, on distinguait deux surfaces blanches, évasées, accolées, qui se terminaient par une dentelure.

– J'ai étudié le cliché à la loupe, dit M. Biolaz, et il n'y a pas de doute, ce sont des pieds humains, les pieds du mort, entendez-vous, les deux Chogne, de votre père mort que vous aviez jeté sous le lit!

Anthelme et Francis ne se retournèrent pas; ils se regardèrent l'un l'autre, et, dans ce regard, il y eut l'ordre à Anthelme de ne pas parler, et l'aveu d'un moment de désarroi. Francis retourna la photographie, la considéra de près et de loin, pour se donner du temps. Enfin il dit:

– Personne ne pourrait jurer que c'étaient les pieds d'un mort, monsieur Biolaz. Personne non plus ne reconnaîtrait la figure qui est dans le lit; elle est trop petite… Non, il n'y a aucun danger pour nous. Seulement, le monde est si jaloux: ces choses-là feraient du bruit; on raconterait des histoires… Tenez, mon frère et moi, nous laisserons tomber le testament.

Le notaire ne répondit pas, et montra la porte. Ils la prirent. Au moment de saluer, avant de descendre les marches du perron, Anthelme se détourna, et dit, comme s'il confiait un secret:

– Vous êtes tout de même fort dans votre partie, monsieur Biolaz; je ne dis pas qu'on ne reviendra pas chez vous, quand même.

– Tu ne peux donc pas te taire! dit Francis.

Et il l'emmena.

M. Biolaz poussa la porte, et il écouta, avec satisfaction, le bruit du ressort qui terminait la visite.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
230 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
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