Kitabı oku: «Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe», sayfa 8
Madame de Saint-Saulge eut un sursaut. Elle releva vivement les yeux, qui suivaient les saluts de huit danseurs de menuet, et prit son face-à-main pour mieux considérer M. de Rabelcourt. Toute sa jeunesse amusée, son large mépris de la finesse des hommes, son ravissement de trouver une occasion de berner un diplomate, l'espièglerie de l'enfant, persistante et vivante chez la femme de trente ans, s'épanouirent dans le regard dont elle fit le tour du visage inquiet de son interlocuteur. Et, ravie d'enfoncer M. de Rabelcourt dans sa méprise, penchant un peu la tête:
– Vous voulez parler de leur liaison? dit-elle.
– Justement!
– Bien forte!
– J'en étais sûr! dit M. de Rabelcourt en s'enhardissant. Je l'avais deviné à ses signes certains. Mais quel triste événement, madame, et invraisemblable!
– Invraisemblable? Non. Je m'y attendais, et d'autres avec moi, tout le monde…
Elle souriait. Il prit une physionomie plus grave encore pour ajouter:
– Vraiment? Est-ce que le voisinage se doute de quelque chose?
– Un soupçon, vague encore. C'est si récent!
– Deux mois, peut-être?
– Pas plus de trois, assurément, dit madame de Saint-Saulge en riant tout à fait.
– Je vous envie, madame, fit M. de Rabelcourt, de parler d'une situation pareille avec tant de détachement. Vous n'avez pas, comme moi, des liens étroits de parenté avec Guillaumette. Dites-moi: a-t-elle fait des reproches à son mari? Y a-t-il eu des scènes?
– Mais, je n'en sais rien! répondit la jeune femme, en ouvrant son éventail… Personne n'en peut rien savoir… vous me demandez des détails d'une intimité…
– Tant mieux! mille fois tant mieux, madame! Je suis heureux qu'il n'y ait pas de scandale. Un simple murmure dans le voisinage… Ma nièce est si brave qu'elle a dissimulé… On ne lui reproche rien, j'espère, pas la plus légère faute?
– Comment dites-vous?
– Je dis qu'Édouard est le seul coupable, et que c'est bien ce que je pensais!
– Mais non, monsieur, il ne l'est pas!
– Vous l'absolvez?
– Sans doute: un homme accompli, sérieux et gai, charmant, que tout le monde aime!
«C'est elle», pensa M. de Rabelcourt.
Il se leva, sévère, et, incapable de contenir son indignation:
– Madame, murmura-t-il, vous êtes très jeune. Mais dussé-je vous paraître appartenir à l'âge du fer ou de la pierre, je trouve la conduite de monsieur de Rueil inqualifiable.
La baronne de Saint-Saulge, luttant contre le fou rire, répondit après un instant:
– Quel drôle de dictionnaire vous avez, monsieur!
– Ce n'est pas une question de dictionnaire, madame; c'est le fond même de nos sentiments qui diffère… complètement… complètement.
Il salua, et la jeune femme suivit, de ses yeux où le rire diminuait, cet oncle singulier qu'elle n'avait pas encore catalogué dans sa riche collection de souvenirs mondains.
Il faisait chaud. La soirée manquait d'entrain depuis l'arrivée de ce personnage encombrant qui semblait accaparer, de loin, l'attention de madame de Rueil et, de près, celle de madame de Saint-Saulge. Elle se traîna une demi-heure encore, jusqu'au thé. Puis, le bruit des voitures, tournant une à une devant le château, fit crépiter les vitres. Les voisins se séparèrent avec des «Charmante soirée, à bientôt», qui n'étaient pas tout à fait aussi faux qu'ailleurs. Madame de Saint-Saulge, en prenant congé de son amie, lui dit à l'oreille:
– Exquis, ton oncle!
– Tu trouves?
– Impossible de s'ennuyer un instant avec lui. Il a inventé sur ton compte une histoire folle. Je l'ai emballé. Nous avons fini par nous dire des injures. Je viendrai te conter cela demain matin.
Guillaumette répondit, avec le sourire calme qui lui était habituel:
– C'est cela, chérie, à demain.
Et elle demeura au salon, seule avec M. de Rabelcourt, tandis que son mari reconduisait un groupe d'amis jusqu'au perron.
A peine la porte fut-elle fermée, que M. de Rabelcourt, ressaisi par le sentiment de sa mission, s'approcha de la jeune femme et, serrant entre ses deux mains la main de sa nièce, lui dit tragiquement, à mots pressés:
– Nous n'avons qu'un moment, Guillaumette… J'en sais long… Tu me diras le reste… Nous agirons de concert, ma pauvre enfant!
Elle n'eut pas l'air de comprendre.
– Mais, je n'ai rien à vous dire, mon cher oncle!
– N'équivoquons pas. Rien ce soir, mais demain? Tu m'as appelé?
– Non.
– Ta lettre!
Guillaumette de Rueil rougit jusqu'à son auréole blonde. Embarrassée, hésitante, confuse, elle demeura un moment sans rien dire, se demandant s'il fallait ou non se confier à l'oncle si peu discret, qu'elle avait eu le tort d'alarmer. Elle se décida pour la négative, et, mettant ses deux bras sur les épaules du vieillard, rieuse et caressante, elle l'embrassa en disant:
– J'ai écrit cela dans un moment de folie. Vous saurez tout un jour, bientôt, je vous le promets. Ne vous alarmez de rien. Je ne pense plus rien de ce que je disais… Si vous voulez me faire plaisir…
– Certes oui!
– Eh bien! n'insistez pas. Oubliez la lettre. Surtout, n'y faites jamais allusion devant Édouard! Il serait furieux contre moi.
– Allons, mon cher oncle, dit Édouard de Rueil en entrant, une partie de billard, voulez-vous? Il n'est que onze heures!
– Je vous remercie, mon neveu, dit froidement M. de Rabelcourt. J'ai cent vingt-sept lieues de chemin de fer dans le corps, et beaucoup de soucis dans l'esprit. Je te prie de sonner le valet de chambre, Guillaumette; je me retire.
Un moment plus tard, sur la première volée de l'escalier, M. de Rabelcourt, très digne, suivi de son ombre agrandie qui tournait sur le mur, montait, en posant les deux pieds sur chaque marche, et par petites enjambées saccadées qui faisaient valoir la forme et l'élasticité de son mollet. Devant lui, le valet de chambre portait le bougeoir. Dans le grand salon, derrière la porte entre-bâillée, monsieur et madame de Rueil, pris d'un accès de gaieté, se disaient:
– Qu'est-ce qu'il a, votre bonhomme d'oncle, Guillaumette? Je le trouve d'un baissé! Comprenez-vous pourquoi il me fait une tête pareille?
– Pas encore. Je le saurai demain.
– Est-il de passage, au moins?
– J'espère…
– Vous ne l'avez pas invité?
– Oh! pas précisément!
– Délivrez-m'en, dites! Pour nos derniers jours, est-ce gai? A la fin de la semaine, nous réintégrons Limoges. S'il reste ici, je considère mon congé comme déjà fini!
Elle réfléchit un moment, et dit:
– Je trouverai en dormant.
Lui, habitué à ce qu'elle eût de l'esprit pour deux, il la regarda avec admiration, la crut sur parole, et déjà délivré, demanda:
– Si nous montions, nous aussi?
Et ils montèrent, sans valet de chambre et sans solennité.
III
M. de Rabelcourt dormit peu: la fatigue du voyage, le changement de lit, quelques cris d'enfant qui venaient de la nursery du deuxième, à travers le plafond, le tinrent éveillé une partie de la nuit. Il eut le temps de combiner son plan de bataille. Malgré tout, son esprit s'était reposé; ses idées se classaient d'elles-mêmes; sa vieille expérience lui conseillait, sans même hésiter, la conduite à tenir:
– Je me trouve en présence d'un cas bien simple, et bien connu. Une femme est trompée. C'est elle. Dans le premier moment de son indignation, elle cherche un sauveur, un homme qui soit un confident discret et un appui naturel. C'est moi. Cet ami, ce parent accourt. Elle s'affole à la pensée de compléter l'aveu, d'analyser elle-même son mal, elle hésite par pudeur, par crainte aussi des conséquences nécessaires, l'explication qui n'a pas eu lieu, la colère, la séparation probable. Que doit-il faire? Premièrement rester, afin d'augmenter les preuves qu'il possède déjà, et deuxièmement, quand il aura son dossier complet, l'ouvrir devant cette femme trop faible, lui dire paternellement: «Je n'ai besoin d'aucun aveu; la preuve est acquise; agissons!»
A l'heure du premier déjeuner, il trouva la famille rassemblée dans la salle à manger. Les enfants étaient sous les armes, en sarraux immaculés, rangés par taille décroissante, à côté de leur mère, Jean et Pierre en bleu, Louise en rose; la petite Roberte, soutenue par les deux bras de sa mère, se tenait debout, fléchissante sur ses chaussons de laine.
– Bonjour, mon oncle!
Trois voix fraîches saluèrent M. de Rabelcourt qui entrait, trois sourires l'accueillirent, le suivirent pendant qu'il s'approchait, et s'effacèrent lorsque, en récompense, l'oncle distrait, peu paternel, n'eut donné à chaque enfant qu'une petite tape sur la joue.
– Sont-ils gentils? demanda Guillaumette. A qui ressemblent-ils?
– Ma chère, dit M. de Rabelcourt, je n'ai jamais jugé les femmes avant vingt ans et les hommes avant trente.
Il serra la main d'Édouard de Rueil, qui s'était levé à moitié de la chaise où il était assis, et disait:
– Eh bien! mon oncle, avez-vous des projets pour aujourd'hui?
– Toujours, mon neveu.
– Je parierais que c'est de revoir madame de Saint-Saulge? Savez-vous que vous lui faisiez, hier soir, une cour assidue? Confidences, airs penchés, rires discrets, rien n'y manquait.
– Si ce n'est la sympathie, fit M. de Rabelcourt, en s'asseyant devant sa tasse de chocolat à la crème.
– Comment! s'écria Guillaumette, qui nouait la serviette derrière le cou de Roberte, Thérèse ne vous a pas séduit? Elle plaît à tout le monde!
M. de Rabelcourt lui jeta un coup d'œil de pitié, comme à une enfant qui ne comprend pas, et, fixant M. de Rueil, qui levait la tête, un peu étonné, de l'autre côté de la table:
– Une évaporée!
– Pleine de bon sens, pleine de cœur, dit Édouard.
– Sur ce dernier point, vous ne vous trompez pas, monsieur de Rueil: je crois qu'elle en a pour deux.
Il eut un de ces rires qu'il appelait sardoniques, mais qui ressemblaient à tous les autres.
– Votre meilleure amie? ajouta-t-il.
– Sans doute.
– Guillaumette me l'a dit, madame de Saint-Saulge me l'a confirmé; vous me le répétez; je n'en doute aucunement, mais je prétends que Guillaumette aurait pu mieux choisir. Cette intime amie – il appuya sur l'épithète – m'a tenu des propos…
– Légers, mon oncle? dit M. de Rueil, dont la forte et rude figure s'épanouissait d'aise. Mais vous avez dû les provoquer? Je vous connais: vous êtes ermite, mais pas de la stricte obédience. Avouez que vous avez raconté à madame de Saint-Saulge de ces histoires de l'Amérique du Sud…
– Non, monsieur, les histoires venaient d'elle. Il était question de ce pays-ci, de vos environs, de vos environs immédiats…
Il s'arrêta, pour juger l'effet, qui ne parut pas considérable. Et M. de Rabelcourt, haussant le ton, rouge, les lèvres serrées, ajouta:
– Sans insister davantage, pour le moment, je vous répète qu'elle a fait étalage devant moi d'une morale facile, plus que facile… Je n'ai pas la prétention d'être un modèle, mais enfin, entre sa morale et la mienne, il y a, Dieu merci, un abîme.
– Mon cher oncle, dit Guillaumette, inquiète de la tournure que prenait la conversation, je vous assure que vous vous trompez. Elle a pu plaisanter. Elle est fine. Elle aime la contradiction. Quand vous la connaîtrez mieux, vous verrez que l'abîme est un tout petit fossé.
– Toi, dit M. de Rabelcourt, tu es aveugle. Mais monsieur de Rueil doit mieux m'entendre. J'aimerais mieux voir votre baronne à dix lieues d'ici.
– Parlez pour vous! répondit Rueil, qui se montait.
– Je parle pour vous, au contraire, pour vous personnellement, dit M. de Rabelcourt. J'aimerais mieux la voir à cent lieues d'ici que dans votre maison!
– Madame la baronne de Saint-Saulge désirerait dire un mot à madame, dit le valet de chambre en ouvrant la porte. Je l'ai fait entrer dans le petit salon.
Guillaumette de Rueil, après un instant de surprise, se souvint du rendez-vous donné la veille au soir, et, se penchant vers ses quatre enfants, barbouillés, qui achevaient de manger, n'ayant pas soufflé mot:
– Mes mignons, fit-elle, vous demanderez à votre grand-oncle sa plus belle histoire d'Amérique. Voyez s'ils sont sages, monsieur le Ministre! ajouta-t-elle en riant. Gâtez-les pendant cinq minutes. Et ne dites pas de mal de mon amie derrière moi, ce serait la trahir.
Elle adressa à son mari un regard plein de recommandations prudentes, auquel Édouard de Rueil répondit par un haussement d'épaules qui voulait dire: «Je vais me taire, mais ne me laissez pas longtemps en présence de votre oncle: il m'exaspère!»
Puis elle traversa l'appartement et sortit.
M. de Rabelcourt regarda fixement son neveu, acheva son chocolat, ne prononça plus un mot, et remonta dans sa chambre.
Édouard de Rueil ne le retint pas.
IV
Après cinq minutes de conversation, les deux jeunes femmes se levaient et s'embrassaient.
Madame de Rueil avait des larmes au bord des yeux. L'autre riait.
– Vous êtes folle, Guillaumette, de pleurer parce que votre oncle n'est pas bon psychologue!
– Soupçonner mon mari! Inventer une histoire pareille! En parler dans un bal, chez moi! Faire un visage de justicier devant Édouard qui n'a pas un tort, que j'aime, que je… vous admettez cela?
– Pourquoi avez-vous écrit?
– Je ne savais pas ce que je faisais.
– Dites tout à votre mari!
– Il m'en voudra. Il trouvera que j'ai été sotte, et il aura raison. Et cependant, si je ne dis rien, nous aurons une scène de famille, Rabelcourt contre Rueil.
– Faites mieux.
– Quoi donc?
– Cédez-moi Édouard. Je l'invite à déjeuner. Tout s'arrange: ma voiture est au bout du parc; nous partons à l'instant, lui et moi; je le garde jusqu'à cinq heures; vous aurez le temps de mettre votre oncle à la raison, et, quand ils se rencontreront, il n'y aura plus de nuages pour faire l'éclair.
– Admirable! Mais ne dites rien de ma lettre!
– C'est promis.
Guillaumette essuya ses yeux, traversa le salon, entr'ouvrit la porte de la salle à manger, et, passant la tête dans l'ouverture:
– Édouard, dit-elle, bonne nouvelle! La maison est intenable avec ce pauvre oncle, qui me semble de plus en plus original. Madame de Saint-Saulge va vous sauver: elle vous invite à déjeuner.
– J'y cours! dit Rueil. Tâchez de le liquider! Qu'est-ce qu'il a donc contre moi?
– Je vais vous conter cela, dit madame de Saint-Saulge en lui prenant le bras.
Ensemble ils descendirent le perron, et madame de Rueil les vit s'éloigner doucement dans l'avenue ensoleillée, vers les bois qui commençaient à mi-pente. L'ombrelle cachait la tête de madame de Saint-Saulge, mais on entendait la note perlée de son rire. L'officier secouait la tête comme pour dire: «Ce n'est pas croyable!» faisait des gestes avec sa canne, se penchait pour entendre ce que racontait sa voisine, et les confidences devaient être amusantes, car elles modéraient l'allure de leur commune jeunesse. Ils formaient un joli groupe, lui, serré dans un complet d'étoffe bleue, qui faisait valoir sa haute taille, elle vêtue d'une robe claire, mousseuse, rayée de mauve, dont la jupe, à cent pas, traînant sur l'herbe et sur le sable, avait l'air d'un grand pavot blanc. Guillaumette les suivit du regard, à travers les vitres, et ils allaient atteindre le tournant de la futaie et disparaître sous les arbres, quand elle observa que son amie avait relevé son ombrelle, regardé une seconde du côté de la maison, et pris tout aussitôt une allure plus rapide Madame de Saint-Saulge fuyait avec son invité.
Devant qui?
Ce ne fut pas longtemps une question.
Se dégageant de l'ombre de la tour de droite, passant entre les verveines du massif central et la corbeille de pétunias qui bordait la pelouse, lancé à toute la vitesse que permettait la rondeur de son buste, M. de Rabelcourt apparut. Il filait dans la même direction. Sa tête, qu'il tendait en avant, ses yeux fixés sur le lointain de l'avenue, suivaient les fugitifs. Il les avait aperçus de sa chambre. Doutant de ses yeux, il avait examiné, avec ses jumelles d'opéra, ce couple de jeunes gens qui s'évadait si résolument et si gaiement dans la campagne. C'était lui! c'était elle! M. de Rabelcourt n'avait pas hésité. Il avait saisi sa canne, descendu l'escalier, ouvert la porte avec précaution. Il s'était juré de les rattraper, et, de tout son pouvoir, il s'efforçait d'accomplir sa promesse.
Madame de Rueil devina bien que les promeneurs, là-bas, hâtaient la marche à cause de lui. Mais elle hésitait à croire que son oncle cherchât à les rejoindre.
Elle étudia un moment la silhouette diminuante de M. de Rabelcourt. Bientôt le doute ne fut plus possible. «Ah! mon Dieu! pensa-t-elle, il court après eux!»
Elle ouvrit la fenêtre, et appela:
– Mon oncle! mon oncle!
Il n'entendit pas ou feignit de ne pas entendre. Ses épaules se trémoussant, ses jambes qui décrivaient des courbes inusitées et soulevaient à chaque pas une fusée de poussière, son chapeau de soie agité par la course et présentant au soleil toutes les faces du cylindre, continuèrent de s'éloigner vers les allées couvertes où venaient de disparaître madame de Saint-Saulge et Édouard de Rueil.
Guillaumette aurait voulu avoir un cheval, une bicyclette, des ailes, pour courir après lui, l'arrêter, prévenir un esclandre.
Agitée, inquiète, ne pouvant songer à empêcher désormais la rencontre des deux parties adverses, elle prit un chapeau de jardin, le piqua rapidement sur ses cheveux, et, s'engageant dans un sentier qui coupait la prairie et rejoignait les bois sur la droite, elle s'enfonça sous la futaie, afin de trouver au moins son oncle au retour, quand il reviendrait de l'extrémité du parc, et par le chemin le plus direct.
Elle avait marché vite, elle aussi. Elle s'assit sur un banc, dans une clairière d'où l'on voyait, devant soi, trois allées divergentes, pleines d'une ombre étoilée que berçait le vent. Madame de Rueil écouta, l'oreille tendue vers les lointains, là-bas, par où l'avenue principale trouait les massifs du bois, par où se poursuivait cette chasse du diplomate galopant une intrigue en fuite. Les grillons seuls chantaient. Elle entendit cependant, après quelques minutes, une voix assourdie par la distance et par les feuilles. La voix s'éleva trois fois, et, bien qu'on ne pût distinguer les mots, il était évident qu'elle était violente, qu'elle commandait. Puis tout se tut. Les bois s'endormaient de chaleur. Autour de Monant, dans les taillis et dans les futaies, on sentait diminuer même et mourir peu à peu ce long frissonnement des frondaisons que l'oreille confond avec le silence et qui défaille à certaines heures, comme le bruit de la mer.
Dix minutes s'écoulèrent. Madame de Rueil agita tout à coup son ombrelle, et fit signe:
– Je suis là! Venez!
Au bout de l'allée verte débouchait M. de Rabelcourt. Il avait vu sa nièce. Il s'avançait d'un pas moins rapide qu'en partant du château, mais encore ému et forcé. Il devait entretenir avec lui-même une conversation très vive, car sa canne faisait le moulinet, à intervalles rapprochés, et s'abattait sur des pousses de ronces, et il levait les épaules, et il se redressait par moments, comme s'il avait devant lui un contradicteur.
Quand il fut à portée de la voix, madame de Rueil lui cria:
– Les avez-vous rattrapés?
– Oui!
Elle devint toute pâle. Il s'approcha.
– Alors, qu'avez-vous fait? Mon oncle, que je suis inquiète! Qu'avez-vous fait?
– Mon devoir!
Il était rouge et essoufflé. Le sentiment de sa victoire le remplissait encore. Mais il s'y mêlait de la pitié pour cette jeune femme qui, de si loin, le regardait venir et se troublait à mesure. M. de Rabelcourt s'arrêta, à deux pas d'elle, et dit:
– Ne t'alarme pas, ma pauvre chérie; ne t'agite pas; laisse-moi reprendre les choses à l'origine…
Mais elle l'attira, se recula un peu, le fit asseoir près d'elle.
– Vite, vite, dites-moi au contraire ce qui vient de se passer… Je suis si malheureuse!.. C'est ma faute… J'aurais dû vous expliquer ma lettre… Vous n'avez pas compris…
– Tout, mon enfant, tout…
– Mais non!
– Laisse-moi parler! Tu vas voir! Mais ne m'arrête plus! Oui, ta lettre m'a donné le premier soupçon, presque une certitude. J'accours à Monant; je te vois agitée; je vois ton mari gêné par ma présence! j'interroge madame de Saint-Saulge, elle avoue…
– Quoi donc, puisqu'il n'y a rien?
– Elle avoue cette trahison dont tu souffres, malheureuse enfant, et que tu voudrais me cacher maintenant! reprit M. de Rabelcourt, en levant les deux bras. Elle le fait avec un cynisme complet, à moi ton oncle, chez toi! Ah! je ne l'ai pas manquée, tout à l'heure! J'ai aperçu ton mari qui la rejoignait dans les allées, j'ai couru après eux, la colère me rendait la jeunesse, je les ai, non pas rejoints, car ils trottaient presque, mais approchés d'assez près pour que ma voix portât, et…
– Mon Dieu, qu'avez-vous dit?
– J'ai dit, de toutes mes forces: «Monsieur de Rueil, vous trahissez vos devoirs les plus sacrés, mais désormais, il y a un témoin, c'est moi!»
– Et qu'est-ce qu'il a fait? il s'est emporté?
– Non.
– Il a répondu, du moins, très vertement?
– En aucune façon: au lieu de s'arrêter, il a continué à courir, il a seulement tourné la tête, et il m'a jeté cette simple impertinence: «Au revoir, tonton!» pendant que sa complice, encore plus légère que lui, l'entraînait. Je les ai entendus rire, Guillaumette, rire, quand je ne les voyais plus!
– Ah! tant mieux! tant mieux!
Elle n'en put dire davantage. Des larmes, l'agitation de ses nerfs, le contre-coup de l'émotion qu'elle avait eue l'empêchaient de parler. Et, à demi tournée vers M. de Rabelcourt, elle faisait signe avec ses paupières, avec ses lèvres qui se relevaient aux angles, avec toute sa jolie tête blonde qu'elle agitait: «Ne faites pas attention, j'ai eu peur, j'ai un moment de faiblesse, mais je suis contente, enchantée, ravie, et je vais vous le dire!»
M. de Rabelcourt la crut folle. Il la considérait en silence, il étudiait ces jeux changeants de physionomie et ces gestes qui s'effaçaient l'un l'autre; il éprouvait un peu d'inquiétude et de remords devant sa nièce, comme devant un de ces jolis jouets fragiles, dont on a faussé le ressort sans le vouloir, et qu'on ne sait plus comment réparer.
Elle se répara toute seule.
Madame de Rueil cessa de pleurer tout à coup, saisit les deux mains de son oncle, et devenue grave, affectueuse même, ayant retrouvé cette limpidité du regard qu'elle avait plus que personne, elle dit:
– Mon cher oncle, c'est ma faute, mais vous avez commis une erreur énorme!
Elle ressemblait si bien en ce moment à la raison qui parle, elle avait un tel air de conviction, qu'il perdit toute la sienne. M. de Rabelcourt sentit qu'il avait erré, et rougit par avance de ce qu'il allait apprendre.
– Quelle erreur, Guillaumette? demanda-t-il. N'es-tu pas malheureuse?
– Je l'ai été vingt-quatre heures. Je ne le suis plus du tout.
– Ton mari ne te trompe pas?
– Il est le plus fidèle et le plus aimant des maris!
– Je n'ai cependant pas rêvé ma conversation avec madame de Saint-Saulge?
– Une plaisanterie!
– Elle m'a parlé d'une liaison d'Édouard!
– Avec moi.
– Elle vient de l'emmener chez elle.
– De mon plein consentement: il déjeune aux Roches.
– Alors, pourquoi diable m'as-tu appelé?
– Je n'en ai rien fait!
– Par exemple! Et ta lettre?
– Mon cher petit oncle, dit Guillaumette de sa voix la plus douce, il ne faut pas m'en vouloir; vous avez trop d'expérience pour ne pas savoir que les jeunes femmes, même les plus heureuses, ont des moments où elles maudissent la vie, où leur jeunesse ne leur est pas une consolation, au contraire. J'ai passé par une de ces crises-là. Ma lettre a été écrite par votre Guillaumette, déjà chargée d'une assez lourde famille…
– Jean, Pierre, Louise, Roberte, compta l'oncle.
– En six ans, reprit-elle. La mère souhaitait un peu de liberté, des vacances… Elle a eu la surprise désagréable…
– Tu serais?
– Oui, mon oncle: un petit cinq!
– Avec ta taille fine?
– Nous le baptiserons cet hiver, à Limoges.
– Et c'est tout!
– C'est bien assez! Ne vous fâchez pas!
– Et tu as eu le front de m'écrire, pour si peu, que tu voudrais partir avec moi pour Buenos-Ayres?
– Je l'ai regretté le lendemain!
– Et tu me donnes trois semaines d'angoisses en ne m'expliquant rien! Tu me fais faire cent vingt-sept lieues. J'arrive, je te crois trompée, je soupçonne madame de Saint-Saulge, j'offense ton mari, je risque de brouiller deux ménages, j'aventure gravement ma réputation d'homme du monde et de diplomate, et quand le mal est fait, tu veux bien m'apprendre que tout ce beau désespoir te venait de ce qu'on appelle une espérance! En vérité, non, ma chère, ce n'est pas pardonnable!
M. de Rabelcourt retira ses deux mains que, jusque-là, Guillaumette de Rueil avait retenues entre les siennes, et, froissé, redressé contre le dossier du banc, il se mit à regarder vaguement les futaies.
La jeune femme n'essaya pas de se défendre. Elle se sentait en faute, mais, se souvenant des recommandations d'Édouard et de l'heure qui s'écoulait, elle s'efforça de deviner les intentions de M. de Rabelcourt.
A l'autre extrémité du banc, les yeux vagues aussi et devenus songeurs:
– Je me charge de vous réconcilier, dit-elle, avec madame de Saint-Saulge…
Il ne répondit pas.
– Le plus difficile, continua-t-elle, ce sera de faire entendre raison à mon mari. Vous, mon oncle, il vous excusera sans peine;… mais il faudra lui avouer que j'ai écrit cette lettre fâcheuse, ridicule… Et je m'en inquiète un peu… Il ne sera que trop disposé à penser comme vous, que j'ai manqué d'esprit ce jour-là en ne me taisant pas, et que j'en ai manqué hier soir, en me taisant… Il est si bon pour moi, que ses reproches me sont infiniment durs.
M. de Rabelcourt la laissa continuer son monologue, sans l'interrompre.
Au bout d'un quart d'heure, il soupira, ses traits se détendirent, il regarda sa nièce avec des yeux où il y avait beaucoup d'indulgence et un peu de regret.
– Allons! dit-il, Guillaumette, rentrons au château. Je vais te rendre l'explication toute facile: ne crains rien. Es-tu de force à revenir à pied?
Ils se levèrent tous les deux.
En montant les marches du perron, M. de Rabelcourt, qui recouvrait de moment en moment sa belle humeur, ajouta:
– C'est égal, le voyage n'aura pas été sans profit pour moi. Il m'aura rappelé ce que nous sommes toujours tentés d'oublier, nous autres hommes: qu'il ne faut pas se hâter de secourir une femme qui se plaint. Fais atteler, ma petite Guillaumette.
Quelques minutes plus tard, comme la Victoria qui faisait le service de Monant à la station voisine emportait M. de Rabelcourt et tournait l'angle du château, le diplomate allongea la tête hors de la voiture, et, complètement rasséréné, souriant déjà aux ombrages de Wimerelles, saluant sa nièce qui se penchait à une fenêtre basse:
– Au revoir, cria-t-il, au revoir, Guillaumette! Ne me dérange pas pour le sixième!